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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation et la Découverte : 15
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


3ième partie :

III - 8.15 Que signifie "Porter la bonne parole" ?
Mission et colonisation

(Une version de cette page a été présentée au colloque :
"Idées et représentation coloniales"

2 au 5 octobre 2007
organisé par l'université de la Réunion (CRLHOI et CRESOI)
et l'université de Paris IV-Sorbonne (CRLV)
et publiée aux Presses Universitaires de Paris-Sorbonne,
Idées et représentation coloniales dans l'océan indien, PUPS, 2008.)

*

Coloniser, c'était, pour les anciens Grecs, répondre à ce qu'ils appelaient la stenochôria, à l'étroitesse des terres et à la multiplication des hommes (vide supra : chapitre 8.14 : Le triomphe des fermiers, init.). Platon voyait dans cette "exportation des pauvres" le moyen de limiter les risques de guerre civile : “Tous ceux, écrit-il, que le manque de ressources destine à suivre en armes les meneurs qui convoitent les biens des possédants constituent une sorte de mal intérieur de la cité. Pour s’en débarrasser sous un prétexte honorable, on procède, comme on dit, à une colonisation (onoma apoikian tithemenos) forme de déportation la plus bienveillante qui soit” (Lois, 735 e - 736 a).

L'idée que nous nous faisons de la colonisation est autre – bien que l'expansion européenne soit aussi une expansion démographique. Coloniser c'est, pour nous, la représentation, nourrie par cinq siècles d'histoire, d'une violence militaire et culturelle exercée à la faveur de la disproportion des armes et des outils et de la déconsidération de l'autre homme que cette disparité engage.

Mais tous les étrangers ne sont pas des soudards, des colons ou, comme on dit dans les pays concernés, des “opérateurs économiques”… En effet, certains sont désintéressés, prêchent la charité, et même, parfois, la mettent en pratique. Ceux-là apportent la "bonne parole".

Certes, ces derniers étrangers – les missionnaires – arrivent en général en même temps ou peu après les colons – ils les précèdent d'ailleurs quelquefois, comme s'ils préparaient le terrain. Et, de fait, l'autochtone voit le missionnaire et le colon comme des associés. Même quand ils s'opposent : quand le missionnaire s'élève, par exemple, contre les exactions de l'occupant. Mais il arrive aussi, à l'inverse, que là où l'administrateur ou le colon laissent faire la coutume (quand elle ne choque pas trop le chrétien) et se montrent assez peu regardants si l'ordre public (imposé), la paix civile (la pacification) et l'activité de rente (l'exploitation économique) ne pâtissent des usages locaux, le missionnaire, lui, se montre beaucoup moins tolérant. Que signifie cette apparente surrérogation – alors que l'essentiel (contenu dans mes trois parenthèses) est assuré ?

Quand le fracas des armes s'est tu et que le nouvel ordre règne, le missionnaire s'intéresse aux âmes, on le sait. C'est ce for intérieur qu'il a charge d'enlever. Je souhaite rappeler que, contrairement à ce qu'affirme la parole évangélique qui énonce que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde, il existe une relation essentielle entre la représentation qu'une société se fait du "monde d'en haut" et son expérience du "monde d'en bas" ; que ce rapport d'expression peut se résumer dans sa pratique de la parenté ; que l'entreprise colonisatrice engage (notamment) une conversion au système de parenté du colonisateur et que c'est cela, au fond, "porter la bonne parole".

La constitution pastorale "Gaudium et Spes, sur l'Église dans le monde de ce temps" (promulguée par Paul VI le 7 décembre 1965) déclare : "L'Église n'est liée d'une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente." S'agissant du "genre de vie" et de la "coutume", cette déclaration témoigne d'une illusion anthropologique dont l'explication peut permettre d'évaluer ce que signifie "coloniser" et la bonne conscience des colonisateurs.

Je vais m'appuyer sur deux expériences ethnographiques en prenant pour objet d'étude les systèmes de parenté quand ils distinguent les sociétés stratifiées d'où sont issus les colonisateurs et les sociétés homogènes que sont, dans les deux cas présentés, les sociétés colonisées.

La parenté, en effet, ne porte pas seulement nos évidences familiales et comportementales : elle fonde nos croyances religieuses.

Soit un exemple simple et démonstratif :
Les Trobriandais sont connus dans la littérature ethnologique pour ignorer – ou pour récuser – le rapport de cause à effet entre les relations sexuelles et la conception. Autrement dit, ils ne reconnaissent pas la paternité physiologique. Chez les Trobriandais, le père d'un enfant, son père social, n'est pas son père biologique. C'est le frère de sa mère, son oncle maternel. Le jeune Trobriandais apprend que ses droits et ses devoirs ne sont pas attachés au village et aux intérêts matériels du mari de sa mère, celui que nous appelons son père (dans le village où il passe les premières années de son existence), mais à ceux du frère de sa mère – qui habite dans un autre village, puisque le mariage Trobriandais est patrilocal. L'enfant hérite de la position sociale, non de son père, mais de son oncle maternel.

Voici donc le problème tel qu'il s'est posé aux missionnaires :
Comment traduire la Bible en Trobriandais, comment traduire "Dieu le père ", si le paternité physiologique n'est pas reconnue par les Trobriandais ? Faut-il traduire "Dieu l'oncle maternel" ? Non, d'évidence. Car on ne peut concevoir un oncle maternel sans une sœur – et une mère commune. Ce qui ne fait pas un commencement propre à représenter l'origine du monde et des choses. Enfin, la relation d'expression entre père et fils qui soutient la croyance chrétienne du rachat du monde par l'Incarnation du fils, nouvel Adam, est impensable en trobriandais...

Dieu le Père en majesté
avec Sainte Marie Madeleine et Sainte Catherine de Sienne
par Fra Bartolommeo
(1509, huile sur bois, Pinacoteca Lucca)

Il faut donc commencer par convaincre les Trobriandais de leur erreur et leur enseigner les rudiments de la paternité physiologique. – Autrement dit, les convertir. Ce à quoi les missionnaires se sont employés.


On voit par ce contre-exemple que la divinité est une extension de notre conception de la paternité. Ce n'est pas Dieu qui est premier, mais la représentation que nous faisons de la reproduction. Ou, plus exactement, nous nous faisons une représentation de la puissance divine en extrapolant la puissance, mâle et patriarcale, de la génération.


Dieu le Père
Clef d'un portail de l'église Saint-Nizier

Notre-Dame de Paris


Les pompiers de Paris évacuent par la voie des airs
une jeune touriste chinoise victime d’une violente chute dans les escaliers de la tour de la Cathédrale Notre-Dame.
(Sipa : Le Figaro du 20 juillet 2009)

La conversion à cette religion portée par la conscience de l'universalité bute sur un banal problème de traduction qui révèle… un abîme culturel. La famille de type européen n'est pas plus universelle que ne l'est le fameux "complexe d'Œdipe"...

Dieu le Père, calcaire polychrome, Moisdon-la-Rivière (44), fin XIVe (0,81 x 0,49 x 0,30 m, 859.3.1)

La religion entre en politique par la parenté. Comment conquérir les âmes ? En imposant un nouveau système de parenté. Les conséquences de cette conversion ne sont pas que spirituelles. On pourrait les résumer par une formule attribuée à un membre des Panthères Noires, Stokely Carmichael, dans les années 60.

"Au début nous avions la terre, ils avaient la Bible. Aujourd'hui, ils ont la terre, nous avons la Bible."

Je ne vais pas faire une interprétation gauchiste de cette déclaration : selon laquelle la Bible ne serait qu'un stratagème – comme la pacotille des explorateurs – pour s'emparer des richesses des peuples conquis. La réalité est plus complexe. Mais il y a bien une relation entre la Bible et le régime de propriété, régime qui bouleverse radicalement le système de parenté des populations colonisées.

Produire le discours biblique et le mettre en pratique exprime un autre rapport à la terre et au semblable. Ceci ne signifie pas que la Bible serait une verroterie de belles paroles que les Occidentaux auraient échangé contre des biens précieux. Car on peut dire que c'est en toute bonne foi (à tout le moins sans – trop de – mauvaise conscience) que les Occidentaux se sont mis à exploiter, à l'occidentale, des terres et des ressources qui, pour eux, étaient inexploitées. C'est le choc des sociétés stratifiées et des sociétés non stratifiées. (voir supra : 8.14)

Certes, et comme on peut s'en douter, le militaire, le colon et le missionnaire, malgré les positions contraires qu'ils peuvent prendre et bien qu'ils puissent s'opposer, partagent fondamentalement, je l'ai dit, les mêmes valeurs. Ces valeurs, les colons en sont la réalisation matérielle quand les missionnaires en sont les médiateurs culturels. Je voudrais rappeler en effet que ce qui nous apparaît relever de la morale – cette "bonne parole" auxquels les hommes de Dieu se consacrent – engage en réalité bien autre chose.

Avant de présenter les deux cas annoncés, voici l'explication générique qui soutient l'analyse que je soumets à la critique (c'est une idée simple que j'ai déjà exposée en d'autres circonstances : e. g. chapitre 13.2 : Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction ; La parenté dans les contes (domaine malgache) : programme de recherche) :

La parenté des sociétés colonisées est souvent de type classificatoire (c'est le cas des deux sociétés dont je vais parler). Dans le système de parenté de ce type, mes oncles sont des pères et mes cousins sont des frères. Le colonisé donne aux termes "père", "mère", "frère", "sœur", "fils", "fille" une extension beaucoup large que ne le fait le colonisateur, dont le système de parenté est de type descriptif. Il existe une relation nécessaire entre le système de parenté, la structure de la famille, la structure sociale, le mode de dévolution des biens et ce que j'appellerai ici, faute de mieux, la morale sexuelle. La première leçon de morale du missionnaire (il se distingue immédiatement, partout où il passe, par une conception répressive de la sexualité) est, en réalité, je vais essayer de le montrer, une leçon d'économie.

Il faut garder à l'esprit l'idée que le substrat juridique sur lequel se développe le message chrétien (celui du temps de Jésus, comme celui des sociétés missionnaires porteuses de la “bonne parole”) est celui de sociétés inégalitaires dont l'économie repose sur l'unité domestique et non sur le lignage.

Il y a cohérence entre la parenté classificatoire où tous mes oncles sont des pères et tous mes cousins des frères, l'héritage horizontal et la propriété collective.
Quand il y a propriété individuelle, en revanche, et qu'il s'agit de transmettre ses biens, la terminologie de parenté est nécessairement descriptive (les termes de parenté renvoient à une seule position généalogique) et non plus classificatoire. Il faut distinguer les fils et les filles des neveux et des nièces. L'héritage – horizontal, pour autant qu'il y ait matière, dans la parenté de type classificatoire – devient vertical.

Qu'apporte la colonisation ? Avec le discours biblique, la colonisation apporte la monogamie, c'est-à-dire un idéal de famille nucléaire. Dans cette conception, la sexualité n'est ni mystique, ni ludique, c'est une activité réfléchie, un dispositif fonctionnel et mesuré qui permet de transmettre les biens, appropriés ou produits, de l'unité domestique...

Voici ce qu'énonce Gaudium et spes :

"Dans le devoir qui leur incombe de transmettre la vie et d'être des éducateurs (ce qu'il faut considérer comme leur mission propre), les époux savent qu'ils sont les coopérateurs de l'amour du Dieu Créateur et comme ses interprètes. Ils s'acquitteront donc de leur charge en toute responsabilité humaine et chrétienne, et, dans un respect plein de docilité à l'égard de Dieu, d'un commun accord et d'un commun effort, ils se formeront un jugement droit : ils prendront en considération à la fois et leur bien et celui des enfants déjà nés ou à naître; ils discerneront les conditions aussi bien matérielles que spirituelles de leur époque et de leur situation; ils tiendront compte enfin du bien de la communauté familiale, des besoins de la société temporelle et de l'Eglise elle-même."

La leçon du missionnaire, on le voit, c'est une leçon de mesure qui se justifie de considérations économiques propres aux sociétés stratifiées, une leçon d'économie théologisée, délivrée avec la bénédiction de Dieu et de son Église.

Mon premier exemple concerne une population côtière du Sud du Cameroun, les Douala.

(René Bureau
Le peuple du fleuve. Sociologie de la conversion chez les Douala,
Karthala, 1996)

Le scénario est, si j'ose dire, classique. Les premiers contacts avec les Européens ont pour objet la traite. D'une manière générale, les missionnaires (il s'agit ici de Pallotins) apparaissent comme les alliés des nouveaux maîtres, en l'occurrence allemands. Ils posent côte à côte dans les cérémonies officielles et les militaires allemands prêtent main-forte aux pères pour recruter les élèves récalcitrants. Certains missionnaires portèrent les armes contre les Bulu à Kribi aux côtés des soldats du Reich… (p.23)

[– Même si un missionnaire baptiste, qui fonde une mission en 1845, "sape le marché" ce qui permet à la population de la côte de faire la connaissance du Blanc allié des faibles, et dont la puissance reposait non pas sur la force des armes mais sur un discours se réclamant de la parole de Dieu.]

"A Edéa et à Kribi [...] les stations missionnaires furent ouvertes l'année même où s'installèrent le poste militaire et la succursale de la firme Woermann qui drainait le commerce à cette époque." (p. 23)

La collaboration de l'économie, de l'éducation et de la religion s'observe dans l'enseignement des écoles qu'ouvrent les Pallotins. Ils y dispensaient des cours d'agriculture en vue de favoriser l'exploitation de certains produits d'exportation comme le cacao et l'huile de palme… (note page 24). Mais c'est sur les pratiques matrimoniales que les missionnaires font porter ce qui constitue sans doute l'essentiel de leur sacerdoce, et notamment sur la pratique de la compensation matrimoniale (que l'auteur dénomme, suivant l'usage mais improprement, la dot). René Bureau, ethnologue d'obédience chrétienne si je l'ai bien lu, écrit ceci :

"La dot et son évolution sont particulièrement révélatrices de la résistance que la société archaïque a opposé à l'action chrétienne. Comme souvent dans les phénomènes d'acculturation […] il subsiste un noyau culturel auquel les groupes se cramponnent désespérément car ils sentent qu'un lâchage sur ce point entraînerait leur dépossession culturelle complète. Ce noyau nous semble être, chez les Douala et apparentés, comme d'ailleurs dans nombre de tribus africaines, le système de parenté et la structure clanique." (pp.131-132)

Pour un Occidental, obédient de la parenté descriptive, la dot ne peut être qu'un achat. Et c'est avec la conscience de défendre la dignité de la femme que l'évêque de Douala, s'adressait en ces termes en juillet 1955 au jocistes (JOC : Jeunesse ouvrière chrétienne) féminines : "… Je vous entendais dire hier que vous ne vouliez plus être des chèvres..." Selon ce point de vue, la compensation matrimoniale réduit le mariage à une transaction marchande et la femme à du bétail.

Mais ce qui, dans un système individualiste, apparaît comme une transaction marchande prend un tout autre sens dans un système classificatoire. Si l'on sait : - que la langue Douala n'a pas de mot pour désigner ce que nous appelons la famille élémentaire ; - que la notion de personne, telle qu'elle nous paraît dans son évidence morale et juridique, est inconnue en parenté classificatoire ; - que notre représentation de l'égalité des sexes, issue d'une tradition de parenté descriptive et d'une histoire économique spécifique, est inadaptée aux sociétés lignagères ; on voit que le terme d'"achat" est tout à fait inadéquat pour traduire les échanges matrimoniaux en cause : il trahit cette perception ethnocentrique, au mieux paternaliste, qui caractérise la domination coloniale.

Ce que nous nous représentons comme un choix imposé – une absence de choix – nous est d'autant plus difficile à imaginer que nos idéaux et notre religion intime (notre religion tout court) nous font de ce choix – quoi qu'il en soit en réalité – une sorte de but ultime ou de but rêvé de nos vies... "Pour un Occidental, et a fortiori pour un missionnaire chrétien, écrit Bureau, le vice foncier de ce système est d'avoir l'air de sacrifier les droits de la personne aux intérêts de la collectivité." (p. 156) Mais s'il n'existe pas de sujet sans appartenance au groupe (donc pas de sujet isolé, pas de sujet), penser les individus en termes de personnes indépendantes est un contresens. "La survie du groupe est liée au sentiment collectif de cette unité fondamentale : ce qui compte c'est d'avoir même sang, même nom, mêmes intérêts." (p. 150) De fait, le mariage traditionnel [Douala] engage un ensemble de prestations et de contre-prestations qui s'inscrit dans un ensemble juridique, économique, social et religieux de l'alliance. (p. 157)

La dot n'est donc pas une transaction unilatérale. Elle a pour effet de maintenir des relations durables entre groupes. Tous les membres de la parentèle sont intéressés au contrat matrimonial (p. 151) et le consentement personnel est un consentement de fidélité au clan. "...Les femmes n'ont nullement le sentiment d'être traitées comme de simples objets : leur consentement leur est demandé", et de même que le paiement de la compensation matrimoniale sanctionne la maturité sociale de l'homme, l'ampleur du processus de leur 'concession' au clan de leur mari leur confère, à elles aussi, une dignité que la dot vient renforcer." (p. 159) A l'inverse du système européen où le mariage est supposé sanctionner l'inclination et le choix individuel, le mariage douala apparaît "comme le berceau de l'affection conjugale". (p. 152)

Bureau rappelle Mauss : Le don est un échange, non pas d'objets, mais de la substance même de celui qui donne et de celui qui reçoit. C'est l'échange lui-même qui est essentiel dans le contrat. (p. 153) Et conclut sous forme de question : "N'est-ce pas les détériorations subies par le mariage traditionnel sous le coup de l'évangélisation et de la colonisation qui permettent d'affirmer que la dot est devenue un simple prix de vente ?"

On entre alors dans le cas de figure que j'énonçais plus haut qui permet de cerner la fonction spécifique de la mission dans l'entreprise de colonisation. Avec l'administration française, en effet, le fossé se creuse entre le gouvernement et les missionnaires. "L'administration laisse appliquer la coutume fétichiste, ce qui ne satisfait point les missionnaires qui ne cessent de protester contre elle. Pratiquement même, ils y mettent obstacle en recueillant, dans leurs œuvres de femmes, ces veuves et filles et chrétiennes qu'ils déclarent vouloir garder jusqu'à ce qu'un célibataire chrétien puisse en payer la dot…" Les colonisateurs ont cherché à ménager la culture propre des sociétés africaines, d'une manière assez illogique puisqu'ils contribuaient aussi par les transformations économiques et politiques à sa dégradation. (p. 185) La mission révèle ici sa véritable fonction de conscience de la colonisation.

L'évêque Vogt réagit vigoureusement contre les accusations de "séquestration" et de "traite des Noires". "On nous accuse d'être révolutionnaires, écrit-il à un administrateur. Remarquez bien que cette accusation n'est pas nouvelle. L'Église catholique en effet a opéré une révolution des mœurs là où elle s'est implantée…" (p. 185) C'est bien la famille qui constitue la cible des missionnaires. Dans le Supplément au Cameroun catholique du 30 juillet 1942, le Dr Aujoulat écrit : "S'il y a une cellule sociale qui donne par son comportement la température chrétienne d'un pays, c'est bien la cellule familiale." (p. 186) La première condition de la conversion imposée par les apôtres de toutes les confessions a été la renonciation à toutes les femmes sauf une. ("On se rappelle encore à Grand-Batanga l'insistance des premiers presbytériens américains Dry et Good, en 1885, sur ce point précis.") (p. 171) Mgr Graffin écrit en 1937 : "On nous accuse de saper la famille indigène en changeant délibérément les coutumes du pays. Jusqu'à un certain point l'accusation est fondée… Nous demandons qu'on veuille bien ne plus étayer l'édifice vermoulu qui s'écroule." Mgr Le Mailloux écrit de même : "On nous reproche d'aller trop vite, de détruire de vieux cadres et de ne pas les remplacer. Le reproche est injustifié : même si la religion n'était pas là, la vieille société indigène périrait quand même sous la poussée d'indépendance qu'apporte la civilisation matérielle…" (Bulletin des missions, Abbaye de Saint-André-lès-Bruges, 16 (1937), p. 14.)

On ne saurait mieux dire : il faut en conclure que le missionnaire est un travailleur social d'un genre particulier : qui porte le concept (quand l'administrateur peut laisser faire) de l'union monogamique et qui anticipe les transformations. Il est une sorte d'intégriste de la structure de parenté.


"Catéchisme à domicile"

Quelques missionnaires ont, certes, des scrupules :
"Nous sommes obligés en conscience de respecter les structures sociales d'un pays dans toute la mesure où celles-ci ne provoquent guère de conflit de conscience avec les principes fondamentaux de la morale. Personne n'a conféré au missionnaire la tâche ni les pouvoirs d'introduire des réformes de structure sociale […] En voulant supprimer sans plus les dots et contre-dots, les cadeaux et les visites, on s'exposerait souvent à ruiner la solidité de l'entraide clanique et familiale…" (pp. 192-3)

Madagascar

En m'aidant de l'ouvrage de Françoise Raison-Jourde sur l'invention de l'identité chrétienne à Madagascar, avant la colonisation française, je vais montrer que cette identité chrétienne se forge dans la refonte (et dans la subversion) des conceptions de l'économie, du système de parenté et des pratiques matrimoniales. Les écrits de missionnaires, leur prêche quand il a été consigné, leurs journaux, leurs mémoires ou leurs écrits privés permettent de reconstituer leur univers mental et la manière dont ils perçoivent à la fois leur action et l'autre homme… En complément à l'exemple Douala, je vais essayer de montrer comment la mission invente en même temps un modèle économique et un modèle familial.
(Françoise Raison-Jourde : Bible et pouvoir à Madagascar au XIXe siècle, Invention d'une identité chrétienne et construction de l'État (1780-1880) Karthala, 1991)
[Pour un autre champ de recherche, voir :
La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
Ce trait est constitutif de la mission chrétienne. Autre champ, même philosophie : les premiers "codes de lois missionnaires" à Tahiti (1818-1838) montrent comment les lois chrétiennes bouleversent les valeurs de parenté (Tuheiava-Richaud, 2009, p. 33-56 in : Fer, Y. et Malogne-Fer, G. Anthropologie du christianisme en Océanie) : modèle de la "famille chrétienne", imposition de la monogamie et création de "sociétés de tempérance", création de registres de mariage, désaffiliation généalogique par utilisation d'un nouveau mode d'appellation, bouleversement du code de propriété – engagement des missions dans les activités commerciales.]


Premier étonnement. Alors que le royaume de Dieu, je le rappelais tout à l'heure, n'est pas de ce monde, le révérend Charles Jukes de la L.M.S. constate ceci : "La société missionnaire, dans l'esprit d'un grand nombre [c'est-à-dire dans l'esprit des Malgaches], n'est qu'un autre nom pour la Monnaie (Mint), d'où coule un flot de richesse inépuisable. » (Rapport sur Ankadibevava pour 1875, B2 F1. p. 661) Le révérend James Sibree, lui, note : « Là où s'introduit le christianisme, se développe aussi une demande de produits manufacturés étrangers et le commerce marche dans les pas du missionnaire…, à Madagascar… on peut estimer que chaque missionnaire représente une valeur de 2 000 à 3 000 livres par an de produits importés." (The Great African Island, p. 354 et p. 668) Comme au Cameroun, le commerce va avec la mission, quand ce ne sont pas les missionnaires eux-mêmes qui entretiennent l'économie ou qui sont le commerce. De fait, la transaction économique change de nature et change d'outils. "Les étrangers étaient les seuls à payer comptant, cependant que les opérations en milieu malgache obligeaient au crédit et que les débiteurs se protégeaient derrière l'écran de solidarités familiales et de groupe pour retarder les remboursements." (FRJ p. 664)

Le christianisme développe deux jugements contraires sur le commerce : activité du diable ou moyen de diffusion de la bonne parole. C'est François-Xavier maudissant Malacca, temple du commerce et de la cupidité (de la "rapine", écrira-t-il), après avoir demandé l'excommunication d'Alvaro de Ataïde, le quatrième fils de Vasco de Gama versus Antonio Vieira, lui aussi jésuite et missionnaire. Quand François-Xavier fustige "ceux qui inventent quantité de modes de temps et de participes à ce malheureux verbe rapio, rapis" (lettre écrite de Cochin le 27 janvier 1545 (Henri Bernard-Maitre, 1960 : 79), Vieira justifie : "S'il n'y avait pas des marchands pour transporter les trésors de la terre aux Indes orientales, qui transporterait les missionnaires avec leurs trésors célestes ? Les missionnaires portent l'Évangile et les marchands portent les missionnaires". En réalité, dans les trousses de l'expansion coloniale, ce n'est pas une simple aumônerie mais bien un équipage complet de conversion qui suit le militaire et, généralement, précède le commerçant. Ce dernier n'est pas seulement, en l'espèce, un simple convoyeur, car les "trésors" respectifs en cause sont, d'évidence, en relation : en rapport d'expression. Le navire de commerce transporte le fait et son droit. L'opposition des "marchands du temple" et des porteurs de la bonne parole étant fonctionnelle. [voir : La fonction missionnaire : sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674).]

J'ai écrit dans mon projet de communication, avant la rédaction de ce texte, que les missionnaires étaient sans le savoir des disciples d'Adam Smith. C'était inexact : les missionnaires sont parfaitement conscients d'être des disciples d'Adam Smith. Les questions d'économie politique traitées dans Mpanolo-Tsaina, entre 1877 et 1879, sont directement inspirées de cet auteur. Une nouvelle conception du rapport à la nature et au travail s'y enseigne. "Il faut produire plus, sur les mêmes terres, mettre en culture de nouvelles surfaces, traiter autrement l'élevage : faire des fourrages et mettre des bêtes en enclos. Le travail devrait être mis à l'honneur dans une société où tout le monde semble penser que travailler est honteux." (id) "Le capital (ny kapitaly) provient de l'épargne, de l'accumulation, à condition qu'on réinvestisse cette épargne." On lit dans un numéro de janvier 1879 : "Les richesses thésaurisées sans objet ne constituent pas un capital." (pp. 1-8). L'éthique protestante se reconnaît ici dans cette forme de salut qu'est la réussite économique.

La condamnation de l'esclavage procède, de même, de son aberration économique : l'esclavage stigmatise le travail – alors que l'homme libre est supposé s'y accomplir – et enferme la société dans un destin sans progrès : “Une communauté ne peut être prospère, écrit Ellis (Madagascar revisited, 1867, p. 495), que si l'activité individuelle et l'entreprise sont libres et si leurs fruits légitimes vont à ceux qui les ont produits." Le principal apport du christianisme, c'est donc le progrès. "On note dans Teny Soa, instrument de vulgarisation de la science occidentale, remarque Raison-Jourde, une manière étonnante de placer sous le chapeau ecclésial des rubriques devenues depuis longtemps profanes en Europe, qu'il s'agisse de problèmes de santé, d'hygiène, d'école, de suggestion pour améliorer l'habitation, la nourriture, ce qui confirme le discours sur l'Église comme seule source de progrès." (639) Le révérend Stribling mettra au nombre des biens qu'apporte la connaissance du christianisme "la promotion qu'apporte aux gens la civilisation (ny civilization)", parlant, à l'inverse, des "calamités qui frappent les pays qui ne reçoivent par la Bonne Nouvelle." (639) "Un État où la Bible n'est pas prêchée ne prospère pas." (Andriamifidy, id.)


"Une leçon de choses"...

Pour résumer cette approche de la mission civilisatrice que la L.M.S. s'est assignée à Madagascar, on pourrait dire que l'invention de l'identité chrétienne (pour reprendre la formule de Raison-Jourde) se rêve dans un modèle économique. C'est la vision du révérend William Edward Cousins lors de l'inauguration du Kolejy : "Je vois les choses à venir et je découvre ce que sera la situation du royaume quand de nombreuses années auront passé ; et cette vue me réjouit. Toutes les terres cultivables sont travaillées [...] les marchandises à vendre sont affichées à leur juste prix, sans qu'il y ait nécessité de marchander. L'argent n'est pas coupé et ne doit plus être pesé, car on fait de la monnaie frappée à l'effigie du souverain de Madagascar." (id. : 644)

Il existe un document "endogène" qui montre comment la société dirigeante malgache, avant même la conquête française, avait déjà assumé une part de l'idéologie missionnaire, c'est le "Code des 305 articles", promulgué en 1881. Ce Code présente un mélange de tradition et de valeurs inspirées du christianisme. Son premier article condamne à la peine de mort la "fabrication ou l'usage de sortilèges pour tuer le souverain", mais sous le titre "Mariage" apparaît une rupture avec la tradition : "La polygamie est interdite dans le royaume" (article 50) ; les "fiançailles forcées qui ne seraient pas au gré des futurs époux" deviennent illégales (51) ; "les mariages ne peuvent plus être forcés entre beaux-frères et belles-sœurs" (52). Cette dernière interdiction met fin à une coutume, entin-doloha, qui faisait obligation à la veuve d'épouser le frère de son mari décédé – c'est le lévirat qui exprime l'unité des frères dans la transaction matrimoniale. Il devient aussi interdit de répudier sa femme (56). Cet ensemble de lois voisine avec les interdits traditionnels sur les relations matrimoniales entre castes (59 et sq.) ainsi qu'avec des prescriptions concernant les "Lépreux" et les "Varioleux", la réglementation des poids et mesures ("Le gouvernement ne reconnaît comme donnant l'heure exacte que l'horloge du palais de Manjakamiadana" - 80), de la voirie et des forêts. Les lois concernant l'héritage (223 et sq.) et la définition des degrés de parenté (251) restent conformes aux pratiques ayant cours dans l'aristocratie Merina (je simplifie).

L'autre nouveauté tient aussi dans l'obligation de l'enregistrement. Tout acte civil doit être déclaré et consigné dans les livres de l'administration : mariage (53), naissance (108), décès (109), l'adoption et ou la non reconnaissance d'un enfant (229), les dispositions testamentaires (232). La proximité et la protection familiale ainsi que la responsabilité collective s'effacent progressivement devant cet investissement administratif de l'écriture qui diminue le crédit de la parenté, du voisinage et du témoignage et qui déplace le cœur de l'existence de la famille à la communauté, plus abstraite et plus lâche, des sujets. Si la "réforme de l'État, est inspirée de la comptabilité missionnaire", la "société religieuse, indifférente à l'espace qualifié et au passé porteur de singularités pourrait bien être le modèle de référence du nouveau fanjakana." (FRJ : 674)

S'agissant d'un domaine que je n'ai pas eu le temps d'aborder ici, l'habitat, on voit bien que la maison de type Cameron, conçue pour un pasteur anglican et sa famille – et qui passe aujourd'hui pour être représentative de l'habitat traditionnel des Hauts-Plateaux – matérialise l'acculturation en cause en inscrivant l'existence de l'homme malgache dans un espace désacralisé, alors que la maison malgache traditionnelle est un temple. Elle est orientée selon l’axe Nord-Sud, l’opposition essentielle étant l’opposition Est-Ouest. La porte d’entrée est située sur le flanc Ouest. Une ouverture symétrique, à l’Est, considérée comme la voie de communication avec les ancêtres, n’est jamais franchie. Cette orientation se réfère à la course du soleil et à sa signification religieuse. Le côté du soleil levant étant auspicieux, sacré, masculin. Les sacrifices et les rites de propitiation sont effectués avant que le soleil atteigne le zénith. Le couchant à l’inverse est inauspicieux, profane, féminin. Les rites funéraires se déroulent toujours l’après-midi. Tout ceci excède largement le domaine de la simple croyance, puisque cela détermine et reflète la place de chacun dans la société. Ainsi, les femmes et les enfants occupent-ils la partie Ouest de la maison et les hommes la partie Est, les plus vieux se trouvant au plus proche de la porte aux ancêtres. La maison malgache est un temple dont les différentes valeurs spatiales accompagnent la destinée de l'homme : un passage de l'Ouest à l'Est qui se parachève dans l'ancestralité. La maison n'est pas seulement une société en petit, elle est à la société ce que le noyau est à la cellule. C'est elle qui contient les moyens de sa reproduction.

Je citerai ici en appui la page de Claude Lévi-Strauss sur le village bororo dans Tristes tropiques :

"La distribution circulaire des huttes autour de la maison des hommes est d'une telle importance en ce qui concerne la vie sociale et la pratique du culte [traditionnel], que les missionnaires salésiens de la région du Rio-das-Graças ont vite appris que le plus sûr moyen de convertir les Bororo consiste à leur faire abandonner leur village pour un autre où les maisons sont disposées en rangées parallèles. Désorientés par rapport aux points cardinaux, privés du plan qui fournit un argument à leur savoir, les indigènes perdent rapidement le sens des traditions, comme si leurs systèmes social et religieux [...] étaient trop compliqués pour se passer du schéma rendu patent par le plan du village et dont leurs gestes quotidiens rafraîchissent perpétuellement les contours." (Chapitre XXII, "Bons sauvages", pp. 250-251, Paris, Plon, 1955.)

Conclusion

J'ai énoncé en commençant que la leçon du missionnaire était une leçon de parenté dispensée à travers le filtre d'un discours moral et je crois avoir montré que cette leçon de parenté était une leçon d'économie.

L'opposition en cause – la colonisation – c'est ici le choc entre des sociétés stratifiées, inégalitaires et des sociétés homogènes, où le "peuple", presque indifférencié, a pour vis-à-vis la royauté et où la parenté est classificatoire, la propriété collective et l'héritage horizontal. De fait, au village, les convertis se singularisent par le retrait des formations collectives fondées sur la parenté classificatoire et la propriété commune. La mission atomise la société traditionnelle en unités domestiques séparées. Là où il y avait des pères, la mission fait des oncles ; là où il y avait des frères, la mission fait des cousins. Le missionnaire enseigne l'individualisme. On pourrait dire : le missionnaire apprend l'égoïsme – bien sûr, tempéré de charité, comme on sait : "Regardez-vous comme des frères" ; "Fais comme si ton cousin était ton frère…" Il enseigne l'individualisme économique et adhère à l'idée que la somme des égoïsmes particuliers fait la prospérité générale, selon le credo partagé, en réalité, par toutes les sociétés stratifiées.

Les formes du mariage et la structure de la famille sont dépendantes du mode d'exploitation des terres. Dans les sociétés stratifiées, il a propriété individuelle quand la propriété est collective dans les sociétés homogènes. Cette contrainte – cet idéal – de la transmission des biens à l'identique en ligne descendante entraîne un certain nombre de règles juridiques et de règles de conduite, un droit et une morale (qui nous sont familiers) :
- Le nombre des héritiers est nécessairement mesuré : ce qui implique un contrôle des naissances et l'observation de principes de dévolution limitant le partage du patrimoine parental ;
- Alors que la polygynie multiplie les bras et la descendance, la monogamie caractérise cette unité de production qui se transmet au fil des générations.
- La production d'héritiers légitimes engage également : virginité des filles et fidélité des femmes, soit diverses formes d'abstinence sexuelle.
Contrôle des naissances, monogamie, abstinence sexuelle caractérisent ainsi l'unité domestique des sociétés où les gens “ont du bien”.
Ce que nous identifions comme la “morale chrétienne” se révèle être aussi, et peut-être d'abord, un mode de reproduction patrimonial. Pour accéder au Paradis, les époux doivent arriver vierges au mariage, n'avoir qu'un seul partenaire et mesurer leurs étreintes. Le couple idéal doit s'abandonner avec le souci de ne pas disperser son bien. Cette ascèse matrimoniale serait donc en réalité la conséquence de pratiques notariales. La chasteté est sans doute réputée être une vertu chrétienne, mais on ne nous a pas appris au catéchisme que c'était un moyen de ne pas avoir à partager. Ces pratiques réservées sont évidemment dénuées de sens dans les sociétés où les biens se transmettent horizontalement.

Ces préceptes de "morale bourgeoise", comme on dit, sont en réalité caractéristiques des sociétés stratifiées où la différenciation sociale est constitutive. Voici ce qu'écrit Hésiode, huit siècles avant notre ère :
"Travaille pour toi, ta femme et tes enfants, n’aie jamais à mendier ton pain à un voisin” (Travaux, v. 399-400), "Alors tu achèteras le patrimoine d’autrui au lieu de vendre le tien” – v. 341),
Hésiode, ennemi de la guerre et ami de la concurrence :
"Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur", "cette lutte-là est bonne aux mortels" (v. 23-26).
Dans les termes de cette vision du monde où l’Émulation, seule (qui "éveille au travail même l’homme au bras indolent" – v. 20, qui se réalise dans la justice et qui fait prospérer le bien) – et non la guerre – , est "profitable aux humain”, la transmission du patrimoine est le premier souci :
"Puisses-tu n’avoir qu’un fils pour nourrir le bien paternel, conseille Hésiode, […] et mourir vieux en laissant ton fils à ta place" (ibid. v. 375-378).


Cette structuration du monde par la parenté informe si intimement notre vision des choses (économie, morale et religion confondues) que les blagues qui visent les histoires de famille permettent aussi de brocarder la religion :

Dieu le Père à Saint-Pierre :
– Je ne me reconnais plus dans mon fils.
Saint-Pierre :
– Qu'allez-vous faire ?
Dieu le Père :
– Écrire un Nouveau Testament.

– Quelle est la meilleure preuve que Jésus était Juif ?
– A trente ans, il habitait encore chez ses parents, il adorait sa mère et celle-ci était persuadée que son fils était un dieu.



La Sainte Famille, Herbert jr
(cette famille a pour modèle l'enfant unique – quand la langue populaire pour désigner l'enfant dit : "l'héritier".)

Il faut remarquer que la morale chrétienne, la charité, est bien nécessaire dans les sociétés inégalitaires, constitutionnellement fondées sur l'“injustice”, mais superflue dans les sociétés égalitaires où il n'y a pas, ou peu, de biens à transmettre et où les parents n'ont pas attendu le précepte évangélique pour vivre comme des frères puisqu'ils sont, en vertu du système de parenté classificatoire qui les identifie, déjà des frères.


Les cousins, Jésus et Jean, par Sassoferrato (c. 1600)
(système de parenté dit "descriptif", par opposition à "classificatoire", où les cousins sont des frères)



"L'évolution du concept de famille est illustré par ce qu'on dit de la Sainte Famille. Dans toutes les éditions du Furetière, de 1690 à 1732, dans les cinq premières éditions du Dictionnaire de Trévoux – de 17014 à 1752 – et dans les deux premières du Dictionnaire de l'Académie, la Sainte Famille comprend "notre Seigneur, la Vierge, S. Joseph et S. Jean". Ensuite la présence de saint Jean ne va plus de soi et paraît faire problème : le Trévoux en 1771, l'Académie en 1740, 1762, 1798 et 1835 appellent Sainte Famille "un tableau qui représente Notre-Seigneur, la Vierge, saint Joseph, et quelquefois saint Jean." Aujourd'hui, dans le Petit Robert, saint Jean a totalement disparu."

(Jean-Louis Flandrin, Familles : Parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Seuil, 1984, p. 15)


Le missionnaire se révèle ici comme un médiateur (et un médiateur peu porté à transiger) du système de parenté colonisateur. Il impose une organisation de la famille – de la Sainte famille – dans des sociétés où la structure de la famille est autre, un autre credo : Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant [...] et en Jésus-Christ, son Fils unique...


Le christianisme ou le crypto-christianisme des Japonais (voir : Martin Nogueira Ramos, La foi des ancêtres. Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoise japonaise XVIIe-XIXe siècles, Paris : CNRS éditions, 2019) ne bouleverse ni la structure familiale ni la structure sociale traditionnelle. Comme celui des missionnaires, le système de parenté japonais est de type dit « eskimo ». Un rapport de mission définit la famille japonaise comme étant composée « des deux parents, des enfants et parfois de proches (frère, sœur, grand parent) » (p. 339). Le rôle de l’assemblée de village est de répartir l’impôt dû à l’autorité féodale, d’administrer les terres communales et le système d’irrigation. « A la fin du XVIIe siècle [la] couche de petits propriétaires terriens est majoritaire » relève Nogueira Ramos (p. 21). La réaction du shogunat aux conversions est celle d’une puissance féodale qui doit soumettre le spirituel au temporel pour assurer son emprise sur la captation des richesses. Le catholicisme a ainsi été assimilé par les autorités aux ligues bouddhistes qui souhaitaient établir par les armes une « théocratie » sous la responsabilité des moines (p. 35). Les révoltes paysannes comme celle de Shimabara-Amakusa, à la fin des années 1630, ont parfois une expression religieuse, certains révoltés « auraient [ainsi] agi pour obtenir l’abrogation de l’édit d’interdiction du christianisme » (p. 79). Après les édits d’interdiction du christianisme, les chefs de famille ont obligation de se rattacher à un « temple-paroisse » qui est chargé de veiller à leur fidélité.           

Le contenu doctrinal du christianisme en cause, faute de missionnaires, est modeste : « la forme prime sur le fond » (p. 221). La récitation collective de prières, le calendrier liturgique et la possession d’objets chrétiens constituent l’essentiel du culte. « Pour les chrétiens cachés qui étaient convaincus de l’efficacité des rites légués par les ancêtres, le salut était d’abord une affaire des respect scrupuleux des aspects formels de la religion » (p. 227). « Ils n’avaient aucune idée du dogme central du christianisme, celui de la rédemption par le sang du Christ » (p. 228). Un préfet rapporte que les paysans d’Urakami « transmettent de génération en génération leur religion sans même savoir de quel type de croyance il s’agit » (p. 238). Dans la vie des paysans japonais de l’époque pré-moderne, la figure de l’ancêtre est omniprésente, chaque maison entretenant un autel domestique. L’esprit des défunts est supposé rester dans un état d’impureté et de dangerosité pendant une certaine période, justifiant des rites propitiatoires. La foi aux ancêtres prime, en l’espèce, le contenu de la croyance. Nogueira Ramos rapproche cette observance de la fidélité confucéenne des chrétiens chinois poursuivis après la proscription du christianisme en 1724 (p. 239). Ce christianisme « métissé » (p. 17) apparaît en réalité annexé à la tradition.



Images d'Épinal


La Sainte Famille, Rembrandt (c. 1633)

"Au début, nous avions la terre, ils avaient la Bible. Aujourd'hui, ils ont la terre, nous avons la Bible..."

Je vais terminer sur une image qui me paraît synthétiser tout cela, certes de façon métaphorique et avec pas mal d'approximations et de raccourcis – mais c'est le propre de l'image d'enjamber les lignes.



C'est une photographie prise en 1937 par Margaret Bourke-White, après les inondations qui ont ravagé Louisville dans le Kentucky.
[On peut la voir comme une anticipation du cyclone Katrina en août 2005 sur la Nouvelle-Orléans. Rien n'a changé entre 1937 et 2005 : contrairement à ce qu'a pu soutenir George W. Bush pour qui "la tempête n'a[vait] pas fait de discrimination", cette catastrophe qui a fait environ 1600 victimes a crûment mis en évidence les inégalités de classe et de race. "Enfin, les cités de La Nouvelle-Orléans ont été nettoyées. Ce que nous n'avons pas su faire, Dieu s'en est chargé." ("We finally cleaned up public housing in New Orleans. We couldn't do it, but God did.") a déclaré Richard Baker, républicain du Congrès, représentant de Baton Rouge (cité par le Wall Street Journal du 9 septembre 2005).]

Voici donc une image rayonnante (toutes dents dehors, voir 12.8) de la parenté descriptive sous les espèces de l'American way of life : un couple, reproduit dans ses deux enfants (un garçon et une fille), le petit chien de la famille et une voiture individuelle propre à convoyer cette unité domestique. Et voici, sous cette icône de la réussite, une file d'hommes et de femmes, tous afro-américains, faisant la queue pour une distribution de pain. On pourrait considérer qu'il y a là, sinon une représentation de la parenté descriptive et de la parenté classificatoire, du moins une représentation des conséquences lointaines du choc de cette rencontre brutale que nous désignons par le mot "colonisation".

APOSTILLE

L'utopie missionnaire

« La conversion des Madécasses au christianisme est le plus grand bien que nous puissions désirer.
Elle naturaliserait en quelque sorte notre police et notre politique parmi ces peuples. »

Philibert Commerson,
Mémoire sur Madagascar
(Muséum d'Histoire naturelle, mss. 888, f° 55)


Naturaliser la police et la politique du colonisateur, autrement dit convertir, c'est à cette utopie tangible (pour autant que ces deux termes peuvent coexister) que cet exposé est consacré. Il a pour matière, non pas des textes d'imagination, mais des écrits pragmatiques : apologétiques, juridiques, épistolaires… qui sont l'expression d'une histoire bien réelle, celle du contact de la mission avec l'autre homme. Il souhaite illustrer l'idée, banale, que l'utopie, loin d'être un antimonde, représente, en réalité, la quintessence du monde topique. C'est ce qui sera vérifié ici dans l'environnement colonial en observant que ce que vise la religion, à travers un discours qui concerne l'au-delà, c'est une transformation sociale bien réelle, savoir l'adoption par les autochtones des mœurs du colonisateur : mariage monogamique, système de parenté, héritage vertical. Dans une conférence sur les idées de Gibbon (Daedalus, n° 105, 1976, p. 73-88 "Gibbon's Views on Culture and Society in the Fitfh and Sixth Centuries"), Peter Brown note : "The rise of the Christian church is the story of the rise to great power in this world of an institution whose basis was a claim to be interested only in the other world" ("L'essor de l'Église chrétienne est l'histoire de la réussite dans ce monde d'une institution bâtie sur l'allégation de ne s'intéresser qu'à l'autre monde" - p. 79). Il est plus simple de considérer que cette postulation deux fois millénaire n'est en rien une allégation et qu'en réalité le dogme chrétien, mythifiant l'organisation sociale (stratification, monogamie, travail…) en déplaçant son ingénierie dans le monde de l'au-delà, assume une fonction sociale bien réelle. C'est ce rapport d'expression qui sera analysé en mettant en évidence la cohérence de la mystique chrétienne en mission avec la sociologie des nations colonisatrices.

Une remarque préalable : ce qui singularise immédiatement l'utopie missionnaire - u-topie dans le sens où le message chrétien parle d'un ailleurs, d'un non-lieu et non pas de ce monde topique, carrière de la vanité humaine - c'est son succès. Utopie réalisée, établissement d'un monde meilleur dans des pays « neufs », si elle reste utopie dans la mesure où l'effet social, ce qui est agi, n'est pas ce qui est représenté (démontrant l'utilité des utopies par cette possibilité de fléchir le réel par la fiction) il faut, à ce titre, la retirer de la liste canonique des utopies… Si l'utopie consiste, avec l'intention de créer ailleurs un idéal ici dénié, soit, en réalité, dans l'« exportation » des fondamentaux de la société dont l'utopie est issue, la diffusion planétaire du christianisme peut constituer un cas de figure de l'utopie réalisée digne de réflexion.

Vincent de Paul, fondateur de l'ordre des lazaristes qui sera l'un des principaux ordres missionnaires, alors que la chrétienté se déchire, constate : "N'avons-nous pas occasion de croire que Dieu n'abandonne l'Europe à la merci des hérésies qui combattent l'Église depuis un siècle, et qui ont fait de si grands ravages qu'elles l'ont réduite comme un petit point ; et, par un surcroît de malheur, ce qui reste semble se disposer à une division, par les nouvelles opinions qui pullulent tous les jours. Que savons-nous, dis-je, si Dieu ne veut pas transférer la même Église chez les infidèles, lesquels gardent peut-être plus d'innocence dans leurs mœurs que la plupart des chrétiens, qui n'ont rien moins à cœur que les saints mystères de notre religion ? Pour moi, je sais que ce sentiment me demeure depuis longtemps. Mais quand Dieu n'aurait pas ce dessein, ne devons-nous pas contribuer à l'extension de l'Église ?" (cité par Froidevaux, H., Les lazaristes à Madagascar au XVIIe siècle, Paris : Ch. Poussielgue, p. 44-45). La mission serait donc, conformément au concept d'utopie, un secours de l'extra-territorialité…

Maintenant, quelle relation entre cette utopie atopique qu'est la religion chrétienne en mission et l'ingénierie sociale ? Pour approcher cette question, on prendra comme fil directeur la remarque d'une auteur peu suspect de positivisme, éditeur du tome IX des Mémoires des missions lazaristes (Mémoires de la Congrégation de la mission, 1866), consacré à Madagascar, Gabriel Perboyre, neveu de Jean-Gabriel Perboyre (1802-1840), lazariste martyrisé en Chine et canonisé en 1996. Cette remarque fait référence, après l'échec de l'évangélisation de Madagascar au XVIIe siècle, au succès de la deuxième vague de colonisation européenne. « Mais près de deux siècles devaient encore s'écouler avant que la Providence eût préparé les moyens extérieurs de cette Propagande nouvelle ; moyens qui ne sont autres que le progrès commercial et industriel d'une civilisation, trop souvent hostile à l'Église, et offrant le singulier spectacle de travailler, sans le savoir ou sans le vouloir, au triomphe de la Foi catholique » (IX, p. 187). Autrement dit, selon Perboyre, l'économie (le capitalisme) est en réalité le masque ou le vecteur de la foi chrétienne. On considérera ici, sans préjuger de la priorité, que la foi chrétienne et l'économie sont, de fait, en rapport d'expression.

Partout où le missionnaire pose sa bible, il se singularise dans un domaine avec lequel on finit par l'identifier, celui des mœurs. Son enseignement fait apparaître que le salut dans l'au-delà est conditionné par des normes spécifiques touchant l'« acte de chair ». Pourquoi le message chrétien s'administre-t-il à travers le contrôle de la sexualité ? Parce que le refus du monde terrestre est son objet et que celui-ci s'exprime substantiellement dans la sexualité, les religions traditionnelles faisant participer l'homme au mystère de la nature dans leurs rites de renouvellement du monde avec cette « fange teintée d'érotisme », humus et eros dont la doctrine chrétienne de l'incarnation a pour objet d'annuler l'éternel retour. Nier la sexualité, c'est mettre un terme à cette appartenance des fils d'Adam au règne animal – à la sexualité, donc à la mort. La croyance gnostique militera pour cette conception en vertu de laquelle la venue du nouvel Adam doit mettre fin au cycle des reproductions qui apparente l'homme à l'âne aux yeux bandés qui actionne la meule (Évangile selon Philippe, trad. fr. J.-E. Ménard, 52, p. 71).

Mais concurremment à cet intégrisme, la pensée chrétienne développe une conception plus civile de la sexualité. « En s'attaquant à la génération, argumente Clément d'Alexandrie (150-220), l'hérésie [gnostique] se soulève contre la volonté du Dieu, et blasphème le mystère de la création. De là, un Cassien, soutenant que nos corps sont de vaines apparences ; de là, un Marcion, un Valentin, affirmant qu'il n'y a dans l'homme rien que d'animal, parce que, selon eux, en touchant à l'œuvre de la chair, il s'assimile aux animaux. Assurément, lorsque précipité en aveugle par la passion, il se rue sur des voluptés étrangères, il descend véritablement au niveau de la brute. » « La génération est donc sainte, puisque par elle le monde existe ; par elle les essences, par elle les nations, par elle les anges, par elle les puissances, par elle les âmes, par elle les préceptes, par elle la loi, par elle l'Évangile, par elle, enfin, la connaissance de Dieu » (Stromates, III, 17).

L'histoire de l'Église primitive, faite d'une dialectique qui oppose ces philosophies contraires, développe un message unique touchant la reproduction sociale. En réalité, la morale chrétienne ne révolutionne pas la morale sexuelle. Elle rencontre les principes de vie des stoïciens et des néoplatoniciens. La réussite de son prosélytisme ("En l'an 300, il n'y avait sans doute pas moins de cinq millions de chrétiens éparpillés à travers le monde romain" écrit R. MacMullen, Christianizing the Roman Empire, p. 32, p. 135-136, note 26) tient dans son assomption des valeurs matrimoniales dominantes : en leur conférant un modèle théologique, elle en rationalise - si l'on peut dire - la mise en œuvre. Si cette norme s'impose sans révolution politique, c'est bien qu'elle est en osmose avec la société.

[N. B. Cette version abrégée de l'exposé ne comporte qu'un exemple de terrain, celui des Douala du Cameroun.]

Avec les pallotins, l'utopie chrétienne se présente aux Douala du Cameroun avec un réalisme cru (voir supra pour un développement plus circonstancié). Même si un missionnaire baptiste, qui fonde une mission en 1845, permet à la population de la côte de faire la connaissance du Blanc allié des faibles et dont la puissance reposait non pas sur la force des armes, c'est associée au militaire et au marchand que se laisse entrevoir le royaume de Dieu. "A Edéa et à Kribi [...] les stations missionnaires furent ouvertes l'année même où s'installèrent le poste militaire et la succursale de la firme Woermann qui drainait le commerce à cette époque" (René Bureau, Le peuple du fleuve. Sociologie de la conversion chez les Douala, Karthala, 1996, p. 23). La collaboration de l'économie, de l'éducation et de la religion s'observe dans l'enseignement des écoles qu'ouvrent les pallotins, dispensant notamment une formation en agriculture en vue de favoriser l'exploitation de produits d'exportation comme le cacao et l'huile de palme… (note page 24). D'une manière générale, les missionnaires apparaissent comme les alliés des nouveaux maîtres, en l'occurrence allemands. Ils posent côte à côte dans les cérémonies officielles et les militaires allemands prêtent main-forte aux pères pour recruter les élèves récalcitrants. Certains missionnaires portèrent les armes contre les Bulu à Kribi aux côtés des soldats du Reich… (p.23).

Significativement, pour ce qui intéresse ici, c'est sur les pratiques matrimoniales que les missionnaires qui succèderont aux pallotins feront porter ce qui constitue sans doute l'essentiel de leur sacerdoce et qui se révèle en l'espèce par la volonté d'éradication de la pratique de la compensation matrimoniale chez les Douala (que René Bureau dénomme, suivant l'usage mais improprement, la dot). Avec cette question de la compensation matrimoniale la parole évangélique paraît jouer sur du velours, si l'on peut dire, puisque dans la logique occidentale, le mariage - et quoi qu'il en soit - n'est pas une transaction économique, ce que paraît être le mariage à compensation matrimoniale. C'est avec la conscience de défendre la dignité de la femme que l'évêque de Douala, s'adressait en ces termes en juillet 1955 au jocistes (JOC : Jeunesse ouvrière chrétienne) féminines : "… Je vous entendais dire hier que vous ne vouliez plus être des chèvres..." Selon ce point de vue, la compensation matrimoniale réduit le mariage à une transaction marchande et la femme à du bétail.

Dans cette bonne conscience de la défense des personnes apparaît l'opposition cardinale qui fonde l'utopie chrétienne en droit civil quand les normes sociales, en effet, se justifient d'une morale et celle-ci d'une téléologie. En l'espèce, la leçon de morale commune du missionnaire touche à l'ascèse sexuelle. Elle définit une norme matrimoniale exprimée par la monogamie et le contrôle des naissances. Le pape François vient d'ailleurs, le 20 janvier 2015, d'en rappeler la substance en déclarant que les bons catholiques n'étaient pas des lapins (« Certains pensent, excusez-moi du terme, que pour être de bons catholiques, il faut se comporter comme des lapins, mais ce n'est pas le cas »). En réalité, cette norme répond à des contraintes économiques et successorales. La « paternité responsable » prend en compte le coût de l'éducation des enfants, mais aussi la consistance de la transmission générationnelle. On voit donc apparaître dans la métaphysique antinaturelle évoquée des nécessités matérielles et notariales. Or, ce qui constitue pour les occidentaux des évidences culturelles : l'appropriation individuelle et la transmission de son bien à ses enfants ne sont nullement des pratiques universelles. Il suffit de remarquer que les appellations de parenté sont différentes pour le colonisateur et pour le colonisé pour soupçonner que les enjeux sociaux sont d'une autre nature ici et là. La propriété individuelle et sa transmission requièrent en effet des distinctions qui sont généralement absentes en terre de mission. Dans la parenté en cause, les termes équivalents à « père », « mère », « frère », « sœur » ont une tout autre extension que dans le lexique du colonisateur (où ces termes sont restrictifs, alors qu'ils désignent une classe d'individus chez le colonisé). Comme l'a relevé Lewis Morgan en 1871, je dois distinguer juridiquement mes fils et mes filles de mes neveux et mes nièces si je souhaite leur transmettre mes biens. L'appropriation individuelle et sa transmission appellent un tel système de parenté fondé sur la concurrence des unités domestiques.

« Ailleurs », le vrai monde est déjà (au moins juridiquement) tel que le missionnaire, sans qu'il le sache, en dresse l'idéal : fraternel, et l'utopie chrétienne consiste en réalité à imposer dans des sociétés où la propriété est collective une organisation sociale fondée sur la propriété individuelle, exportant avec son expansion économique un système de parenté restrictif et exclusif (un « égoïsme » corrigé de charité, en effet spécifiquement « chrétienne », puisqu'elle est systémique et inutile ailleurs). Maintenant pourquoi cette réussite quasi universelle de la doctrine chrétienne ? C'est que son utopie valide en métaphysique une structure familiale qui a fait le succès de l'expansion des nations occidentales : la stratification sociale et l'économisme - structure soutient aussi le mouvement planétaire des peuples vers la « modernité ». Le christianisme n'est évidemment pas la seule doctrine à enseigner les vertus du système eskimo (appellation conventionelle de la nomenclature de parenté européenne). Il existe, dans le sud-ouest de la Chine communiste, une société matrilinéaire, les Na, dont le système social, fondé sur la lignée maternelle, ne reconnaît pas le mariage (Rock, J. F., 1947, The Ancient Na-Khi Kingdom of Southwest China, Harvard ; Cai Hua, 1997, Une société sans père ni mari, Paris). Dès la fin des années 50, le gouvernement communiste s'est employé à y imposer la monogamie, convaincu de « la supériorité […] de la monogamie socialiste » sur tous les autres régimes matrimoniaux (Cai Hua, op. cit., p. 290 sq.). Il y a donc, selon un rapport officiel de 1978, sept péchés capitaux, ou sept « crimes », de la civilité Na qui vont à l'encontre de la morale officielle, fondée sur la fidélité du couple, l'éthique du travail et la perpétuation de l'unité domestique constituée par le mari et son épouse, leurs ascendants et leurs descendants…

Fondant l'unité domestique sur des préceptes saints, la supériorité historique du christianisme tient dans sa théologisation de la sexualité. Le christianisme apporte un sens nouveau à une institution profane essentielle à l'organisation des sociétés stratifiées : le mariage. Cette utopie se révèle ainsi le médium le mieux adapté pour assumer cette transformation sociétale en quoi consiste le passage du communisme primitif à l'individualisme économique.

ANNEXE

Sonate d'automne. C'est un spectacle d'une rare beauté. Presque au même instant, les feuilles des arbres de cet immense lotissement d'Overland Park, dans l'Etat américain du Kansas, se sont parées des couleurs de l'automne. Comme dans un gigantesque jeu de Monopoly, ces maisons installées côte à côte offrent une splendide illustration de l'American way of life…Des demeures cosy au sein d'un grand parc arboré, accessibles à la circulation mais proches de la nature. De belles constructions, mais pas trop ostentatoires. De beaux volumes familiaux qui appellent un feu de cheminée l'hiver et un petit jardin bien tondu pour le barbecue l'été. Bref, un lieu idéal pour profiter des teintes chaudes de l'été indien qui, chaque année, illuminent la région. Crédits photo : John Sleezer/AP/SIPA/John Sleezer/AP/SIPA
(commentaire : 24 heures photo, lefigaro.fr, publié le 22/10/2012)

Plan du chapitre 8 :

III - 8.1 Introduction
III - 8.2 Maîtrise technique et maîtrise politique : l’assimilation
III - 8.3 “Levi’s, Lacoste, Lénine” : la dialectique des “3 L”
III - 8.4 Le retournement : les limites de la foi
III - 8.5 Malaise civilisateur, aise de l’homme sauvage : la subjectivité de l’homme objectif
III - 8.6 Une aptitude néo-corticale à créer un monde hors du monde
III - 8.7 L’original et son cadre
III - 8.8 Renoncer à la vérité
III - 8.9 L’invention est un jeu d’enfant
III - 8.10 “Il y a de la superstition à ne pas croire à la superstition”
III - 8.11 Leçon de l’objectivité
III - 8.12 La découverte de l’autre homme
III - 8.13 Ethnographie Tupinamba (1)
III - 8.131 Ethnographie Tupinamba (2)
III - 8.132 Guerre, sacrifice, différence des sexes
III - 8.14 L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers
III - 8.15 Que signifie "Porter la bonne parole" ?
III - 8.16 Aux origines de l'anthropologie





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