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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 15

Le juge, de quel droit ?

le conflit du politique et du juridique : quand la chronique judiciaire
révèle une donnée archéologique du droit

(Communication présentée au congrès mondial de l’Association Française d’Anthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de l’Europe et la Présidence de M. Robert Badinter, le 25 novembre 1994 à l’École Nationale de la Magistrature à Paris : Le juge : approches anthropologiques d’une figure d’autorité.)

IV - 15

À la Réunion, département français, la classe politique est locale, comme il se doit, et le personnel judiciaire national. Situation commune. Mais, du fait d’une histoire marquée par l’économie de plantation, la servitude, l’engagisme et, depuis la départementalisation (votée en 1946, celle-ci commence à produire ses effets dans les années soixante), par la multiplication par cent du nombre des métropolitains, cette donnée ordinaire de l’administration de la justice fait question. Quand le président du Conseil Général, sénateur, est incarcéré pendant l’instruction d’une affaire de marché public - s’étant rendu à la justice après être “parti marron”, alors que le maire d’une des principales villes de l’île, fils du président de l’influent Parti Communiste Réunionnais, est, lui, toujours en fuite - quand un maire est, lui aussi, incarcéré avant jugement pour les besoins de l’instruction et de nombreux élus mis en examen, c’est aussi la culture politique locale qui est inculpée.

Sans doute, depuis que j’ai proposé ce sujet de communication au comité scientifique du Colloque, en décembre 1993, l’exception de la Réunion, dont un hebdomadaire avait alors comparé la situation à celle de la Sicile, est-elle devenue beaucoup moins exceptionnelle. C’est d’ailleurs l’enquête, au siège parisien d’une entreprise métropolitaine, d’un “petit juge”, comme on dit, affecté à la Réunion, qui a permis la mise en examen de responsables d’une entreprise désignée, par un autre “petit juge” (devenu grand), comme “le plus grand corrupteur de France” et dont l’activité est précisément le marché public. Ce n’est donc pas du dysfonctionnement des marchés publics qu’il sera traité ici, mais de la mise en cause, telle que la révèle la chronique judiciaire, de la justice lorsqu’elle s’en prend aux élus.

“Corruption et ingérence” ? “justice de classe” ? “justice coloniale” ? l’application de la loi à la Réunion met en évidence une opposition entre une légitimité locale représentée par des politiques et une justice “une” administrée par des fonctionnaires “de passage”. On retiendra de cette controverse, quelle que puisse être la part de calcul dans les arguments déployés, ce qui perce d’un problématique universel du droit qui lie la capacité à dire le droit à l’appartenance territoriale et qui trouve dans cette exception de magistrats “venus du froid” pour emprisonner les élus un déni exemplaire. Zistis makro zoreil déor. La récurrence des expressions qualifiant l’extranéité de la justice et des juges ne doit pas seulement être comprise, en effet, comme une tentative pour dédouaner le droit commun par le politique si elle révèle aussi une donnée de l’archéologie du droit où se nouent les attendus de la reproduction de l’identité, de la religion et du politique.

Dire que les juges devraient être des juges du cru, et non “de passage”, signifie que la légitimité à dire le droit s’autorise, non pas seulement d’une spécialisation et d’une technique, mais bien, d’abord, d’une appartenance à un territoire donné. “Nous sommes sur la planète Code Pénal” déclarait, avant sa mutation pour la métropole, un juge mis en vedette par les “affaires réunionnaises”, paraissant répondre à l’argument ici développé en territorialisant le droit à telle extrémité qu’il en annule toute exception territoriale et toute juridiction des limites. Puisqu’il s’agit ici d’“identifier les anthropologiques à l’œuvre dans la justice”, on peut tenter de présenter quelques données qui paraissent établir la permanence ou la rémanence d’un “droit naturel” que les idéaux du droit ont relégué dans le champ du non signifiant ou de l’insignifiant. Il n’est pas entendu par là un particularisme lié à une histoire propre, mais bien la souveraineté d’un “naturel” sur “son” territoire.

Sans doute, “dire le droit” est-il une mission attachée à l’unité et à l’indivisibilité du territoire de la République et que n’entament pas la reconnaissance de spécificités (domaine des droits “spéciaux” pour les DOM) ou le pluralisme des jurisprudences régionales. Une étude ethnologique des pratiques notariales peut ainsi mettre en évidence, par exemple, la force des usages dans les pratiques successorales. À la Réunion, par excellence, la pluralité des coutumes que le juge mesure à la légalité n’en divise pas l’unité d’application. Ce que vise le propos n’est pas la spécificité que l’unité de la loi républicaine couvre de son manteau protecteur, mais celle qui entend s’y soustraire. Peut-être faut-il commencer par considérer, avec humilité, que l’homme, animal politique disait Aristote, est un mammifère territorial et qu’il n’est pas difficile de repérer, dans les proclamations ou les protestations d’identité, des expressions, des attitudes, des gestes qui, eux aussi, sans doute de manière archaïque, disent un droit, disent ce droit. La question n’est pas de savoir si ce droit est légitime et s’il mérite même le nom de droit. Elle se limite à savoir s’il y a là un donné anthropologique. Il semble que le droit et l’anthropologie procèdent ici à l’inverse : le droit se consacrant par privilège aux codes les plus achevés et les plus compréhensifs de l’ingénierie sociale alors que l’anthropologie porte un regard, parfois exclusif, sur les limites, sur l’origine, sur les langages les moins élaborés. On peut pourtant, par une apparence de paradoxe, au moins pour ce qui concerne les textes écrits avant que le droit ne devienne une science séparée, montrer que le juridique et l’anthropologique, tel qu’il en est ici traité, ne sont pas dissociables.

Le caractère chinois qui signifie “habiter” s’analyse étymologiquement : “un homme qui est maître là où il vit”, ce qui se marque par la représentation d’un autel et de la flamme du sacrifice. La qualité banalement sacrée du sol de la patrie - l’amour sacré de la patrie - montre l’activité d’une religion naturelle de l’habiter que l’institution religieuse ritualise. À la Réunion, par exemple, il peut paraître opportun d’édifier un temple privé pour échapper à l’expropriation. La prise de possession du sol se légitime par l’autel avant de s’articuler dans le droit. Le “grand différend” qui oppose, en Inde, les fondamentalistes hindous aux musulmans a pour objet la reconstruction des temples sur les ruines desquels des mosquées ont été édifiées. La cathédrale de Pondichéry mériterait, pour les mêmes raisons les honneurs de la reconstruction : c'est sous la pression des jésuites que le temple qui la jouxtait a été détruit, sous prétexte qu'il gênait la défense de la ville, alors que débutait le siège de Pondichéry de 1748. (Quand "la femme de Dupleix, commente Maindron, fidèle à ses origines lusitaniennes, obtenait de la faiblesse infatuée de son mari la permission de ruiner [...] le grand temple de Vishnou Péroumale." - Maindron, I, p. 129. Les circonstances et les enjeux de cette destruction sont exposés au chapitre "Rues de Pondichéry, le contact des religions".)



La cathédrale de Pondichéry (crépuscule)

Dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, le gouvernement a fait voter une loi qui interdit toute nouvelle construction religieuse, disposition qui vise principalement la minorité musulmane et ses écoles coraniques. L’idéologie de l’“hindutwa” (le pays hindou) énonce que tout Indien descend d’un hindou, qu’il soit musulman, chrétien, bouddhiste ou jaïn. L’Inde abrite donc deux types de culture. La culture indic, qui définit les cultures et religions nées sur le sol indien, c’est la seule qui soit “véritablement indienne” : les religions importées, elles, séjournent en Inde. La destruction, en 1992, de la mosquée d'Ayodia, construite sur un temple dédié à Rama procède de cette doctrine.

Autre exemple significatif, celui de la mosquée de Cordoue. Les conquérants arabes mirent en œuvre, dans les villes qui s’étaient rendues sans résistance, un partage des églises entre musulmans et chrétiens. Une moitié de l'église Saint Vincent fut ainsi occupée par les musulmans. Mais quand Abd al-Rahman 1er s'installe à Cordoue pour faire de la ville sa capitale, il s'approprie l'autre moitié et fait construire une mosquée. Quand Ferdinand III reconquiert la ville, en 1236, celle-ci est rendue au culte chrétien. On aménage des chapelles à l'intérieur de la mosquée jusqu'à ce que l'évêque Manrique décide, en 1523, d'ériger une église au centre même du sanctuaire musulman... Dans le même esprit, Shah Abbas (1588-1629) autorisa les maçons chrétiens d'Alep qui avaient édifié palais et mosquées à construire leur église à condition que celle-ci épouse les formes d'une mosquée et que son clocher soit discret. À un lecteur du Monde qui s’étonnait que les pays occidentaux acceptent et parfois subventionnent la construction de mosquées sur leur sol alors que l’Arabie Saoudite interdit l’édification de toute église sur le sien, un musulman répondit par ce théologème : “L’Arabie Saoudite est une mosquée”.



Le minaret de la mosquée de Cordoue, conservé, est englobé par le clocher de la cathédrale

Les plus grands livres de l’humanité sont des manuels de boucherie. Je pense, avec cette proposition paradoxale, au Lévitique ou aux manuels des liturgistes védiques, entre autres, rappelant par une telle assertion que la civilisation se marque par l’interdit ou la codification de l’acte de donner la mort, que cet acte concerne premièrement les animaux dont l’homme fait sa nourriture et que la religion et le droit sont un. Le rituel juif et le rituel musulman comportent un tel objet et l’Occident a connu des procès d’animaux qui montrent que la séparation radicale que nous opérons aujourd’hui, avec la bonne foi de l’évidence, entre conscience et insensibilité est rien moins qu’évidente. De la même façon, on peut poser que le droit moderne se constitue sur une dénonciation d’évidences anthropologiques (si l’on considère son exception statistique dans la généralité des cultures) de ce type.

Nous sommes prêts aujourd’hui à reconnaître d’autres droits. Mais il s’agira de droits - minoritaires, même quand ils sont moralement majorés - de minorités. Nous sommes prêts à accepter l’existence d’autres formes d’humanité. À distance. Et tout est pour le mieux quand l’ethnologue fait salon ou, davantage, quand l’autre homme débat à la télévision. Mais qu’advient-il quand cet homme lointain est produit par notre propre culture ? Quand la propagation planétaire de la civilisation s’accompagne de la résurgence de la barbarie dans nos murs ? Quand l’extrême-droite, par exemple, réclame la “préférence nationale”, un droit commandé par l’appartenance au sol ? Ce qu’on veut rendre manifeste par cet exemple, c’est que l’évolution de nos évidences morales, qui va de pair avec celle de nos évidences juridiques, n’entraîne pas une transformation automatique de notre patrimoine génétique et que, pour reprendre un mot de Julien Benda, “la rançon d’une éducation rationaliste c’est de nous rendre étrangère à peu près toute l’espèce humaine”.

Autrement dit qu’il existe un “universel de territorialité” que notre droit met sans doute en échec au bénéfice d’autres voies d’appropriation du sol, mais qui n’en continue pas moins d’exister sous le vernis de la convention et qui se découvre et se proclame en situation de crise. La morale, d’ailleurs, soumission, par connaissance intuitive, à la loi du plus faible, nous commande et de jeter l’anathème sur le compatriote qui entend faire jouer un droit au sol contre l’immigré et - la question a été débattue à propos du vote en Nouvelle-Calédonie - de faire exception à l’égalité formelle des hommes qui fait notre loi. En 1855, le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie expliquait : “Lorsqu’une puissance maritime se rend souveraine d’une terre non encore occupée par une nation civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs [...] En conséquence, les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances n’ont jamais eu, ni ne peuvent avoir le droit de disposer de tout ou partie du sol occupé par eux en commun ou comme propriété particulière.” Pour corriger l’injustice de la dépossession des Canaques, la pertinence d’une “injustice” correctrice faisant exception à l’application du principe “Un homme, une voix” (supposé ne pas permettre la restitution de la souveraineté au premier occupant), a été, on s’en souvient, discutée. Avec cette conséquence paradoxale que les socialistes, auteurs de cette proposition d’un vote séparé, se sont alors vu accuser d’avoir réinventé l’apartheid. “Faire une différence selon la couleur de la peau, l’origine ethnique ou le droit assez discutable du “premier occupant”, pouvait-on lire dans Le Monde du 19 décembre 1984, est inacceptable, même si ce racisme fonctionne pour une fois au profit de ceux qui ont la peau la plus foncée”. Que réclament, en effet, ceux qui se veulent les “indigènes” de nos métropoles, sinon une impossible “reterritorialisation” de la démocratie dont la morale veut faire profiter les indigènes de Nouvelle-Calédonie ? Ces deux exceptions, d’inspiration contraire, au formalisme démocratique révèlent la démocratie comme une entreprise d’expropriation.

L’idée ici soumise à la critique est la suivante : que l’exception à “la capacité à dire le droit se mesure à l’appartenance territoriale” (exception qui fait de cet universel une exception au droit) ne peut prospérer que dans une dérogation cultivée et réglementée à un donné coextensif à la “nature humaine”. Et c’est en ce sens, peut-être, que l’anthropologie (dans sa vocation à comprendre la diversité des sociétés humaines) et le droit moderne sont ici liés comme l’eau et le feu. Constat qui vérifie la formule de Lévi-Strauss : “Pour se donner à toutes les sociétés, il faut se refuser au moins à une, la sienne”. Avec cette réserve, sans doute, que ce refus, parfois ce sacerdoce, n’est objectivement que de méthode, la distance nécessaire à la mise en perspective de ses propres évidences.

La pertinence analytique de cette mise en perspective de la légalité par la résistance d’une hypothétique “nature humaine” se signale, croyons-nous, par sa capacité à évaluer une donnée constitutive d’une passion qui a aussi le droit au sol pour système : l’antisémitisme. La reconquête de la souveraineté élémentaire de naturels sur leur territoire ne résume pas seulement, en effet, l’histoire de la décolonisation, elle nourrit l’antisémitisme moderne et son tragique achèvement. Parlons donc de ce “droit assez discutable du ‘premier occupant’” dont il vient d’être question. Quand Léon Poliakov écrit, par exemple, que “Monsieur Lévy a autant de chances que sa concierge, Madame Dupont, de descendre de Vercingétorix” (cité dans le Nouvel Observateur du 22 septembre 1983), il met certes en évidence le peu de consistance historique des mythes de souveraineté. Mais il en démontre en même temps la vérité, puisque la rationalité de son argument attise précisément une conviction qui préexiste à tout argument et qui est au principe même de l’antisémitisme : ce ne sont pas des quartiers de noblesse dont il est en réalité question dans cette généalogie imaginaire de la souveraineté, mais du fait premier que Madame Dupont, qui s’estime chez elle, se trouve en position de service, voire de “servitude”, par rapport à Monsieur Lévy, qu’elle estime chez elle. Cet exemple, qui fait Madame Dupont bien dérisoire, réunit les conditions de la tragédie qui la fait criminelle. On sait le rôle des concierges dans la dénonciation des Juifs. Monsieur Dupont, d’ailleurs, (Edouard Frédéric-Dupont), “député des loges”, justement, s’est fait réélire aux législatives de 1986 sur la liste Le Pen à Paris. La distinction que l’antisémite Drumont opère, dans la France juive devant l’opinion, entre la “Possession” et la “Propriété” (infra, chapitre 15) repose évidemment sur ce “droit du premier occupant” que le droit met en échec et qui est supposé rendre sa souveraineté au légitime “propriétaire” : “- Je possède parce que je suis légitimement propriétaire. Voilà la formule de la justice. - Je suis propriétaire parce que je possède, même illégitimement. Voilà la formule de la friponnerie. Toute la question se résout donc, vis-à-vis du capital possédé par les Juifs, dans l’origine légitime ou non de cette possession”. Un dessin de Caran d’Ache, qui fut un des militants les plus constants de la caricature antisémite, intitulé “Pourquoi on a fait la révolution”, entend illustrer la situation du paysan avant 1789 et après. “Avant” : labourant son champ avec le fardeau d’un aristocrate juché sur les épaules ; “Après” : labourant son champ avec le fardeau de trois personnages, dont un banquier, sur le dos.

On pourrait compléter ce développement par une citation de J.M. Le Pen : “Le peuple de France a compris que les grands prêtres de la religion de 89 sont devenus des marchands du temple et que leur commerce a fait d’eux les nouveaux accapareurs, les nouveaux profiteurs de la Révolution [...] Les Français savent [il est des sous-entendus lourds d’imprécations] quelles sont les bastilles à conquérir et les privilèges à abolir” (Le Figaro du 27 décembre 1988). Le caractère archaïque de ces revendications se vérifie dans son délire.


Sous le régime nazi, un juif rencontre à la terrasse d'un café un ami en train de lire Der Stürmer [journal antisémite qui parut de 1923 à 1945].
– Comment peux-tu lire ce journal bourré d'insanités, lui demande-t-il ?
– Quand je lis un journal ordinaire, explique l'ami, je ne vois que catastrophes. Dans ce journal au contraire, j'apprends que nous tenons la banque, la presse, le commerce..., que nous dominons le monde. N'est-ce pas plus réjouissant ?...


À quelles conditions le politique et le juridique peuvent-ils s’accorder sous la question qui nous occupe ? Dans les configurations issues de la colonisation où, comme à la Réunion, l’économie de plantation a déplacé des populations dites “de couleur” sous le contrôle d’entrepreneurs se représentant comme “blancs”, la loi du nombre oblige à une représentation en conséquence. Représentation à laquelle la capacité à dire le droit ne saurait a priori faire exception. Pour expliquer l’échec des partis de droite aux élections cantonales de mars 1994, le député-maire de Saint-Denis, socialiste, explique (en réponse à des “lecteurs choqués” par sa déclaration que leurs candidats ne correspondaient pas à la “réalité réunionnaise” qui est “une réalité métisse et colorée”) que “le RPR local a commis une erreur de marketing en présentant huit candidats blancs sur les huit cantons de Saint-Denis. Ce choix, qui n’est pas le fait du hasard, révèle une forme de myopie politique, une vision décalée par rapport à la réalité. La société réunionnaise est bien entendu blanche, mais aussi métisse et colorée. Dans une démocratie représentative, il est opportun que chacun se retrouve dans la représentation politique”. En 1989, le même s’était “félicité” d’être “le premier maire cafre de la plus grande ville française de l’outre-mer” (Le Quotidien du 6 avril 1994).

La question est de savoir si la justesse de cette représentation, évaluée au mélanographe - ici instrument de marketing politique - ou tout simplement à la sensibilité identitaire, doit avoir pour effet une exception au cadre réglementaire républicain. À l’évêque qui souligne la contradiction qu’il y a à réclamer l’égalité des droits en vertu de l’appartenance à la République et fustiger en même temps des juges “venus d’ailleurs”, “refusant l’égalité dans le fonctionnement du Droit et de la Justice” (Église à la Réunion, avril 1994), un prêtre allié au Parti Communiste Réunionnais répond sous un “Rebelle ?... Pas assez, hélas !” : “Des gens qui méconnaissent notre histoire, qui ne comprennent pas notre langue, qui ignorent totalement conditions de vie et mentalité ne peuvent pas rendre une justice qui soit vraiment humaine. Nous rejoignons là la fameuse sentence “Summum jus, summa injuria” autrement dit : tout le droit et rien que le droit, ça peut engendrer les pires injustices” (Le Quotidien du 6 avril 1994). Comble de justice, comble d’injustice : où est la difficulté en réalité ? Suffit-il de juges parlant créole, licenciés en histoire et ayant quelque teinture de folklore réunionnais ? D’évidence, non. Car le défaut ici dénoncé n’est pas celui d’une connaissance adéquate du “terrain”, mais d’une appartenance à cette communauté organique dont procéderait la continuité sans rupture du peuple, de ses institutions et de ses représentants. Voilà pour le fond. Mais comment ce divorce s’exprime-t-il dans les faits ? Les “affaires” mettent en scène des élus mis en examen ou condamnés pour infraction aux lois sur les marchés publics et la question, au-delà d’une histoire de la dépossession et de la sujétion que ravive la mise en cause des élus est celle des privilèges de leur charge. Que peut, que doit l’élu ? Quand les “mis en examen” ou les condamnés sont réélus alors que leur faute est avérée au regard de la loi républicaine, cela ne signifie pas seulement que l’électeur a choisi son représentant contre les représentants d’une justice lointaine. Cela signifie peut-être aussi qu’une autre représentation du pouvoir est à l’œuvre où la fonction et les prérogatives du chef sont différemment entendues.

Que dit le juge cité tout à l’heure, après avoir répété qu’il n’était pas venu à la Réunion “pour courir après l’élu” ? Eh bien, il “tient à dire” que “là où il y a corruption, il n’y a pas jeu économique libéral qui est le moteur du progrès de nos sociétés depuis deux siècles. Lutter contre la corruption, c’est lutter pour le progrès, puisque celle-ci biaise la règle du jeu économique et démocratique” (L’Enjeu économique, n° 68, décembre 1993). Même si la plupart de nos gouvernants sortent de l’Ecole Nationale d’Administration et partagent une même culture politique qui fait de l’administration des choses et des hommes l’objet principal de leur spécialisation, il est pourtant évident que la représentation démocratique ne s’épuise pas dans cette capacité réputée “technocratique”. Au-delà des partages politiques, les élus se signalent à l’électeur par une écoute, une capacité à traduire et à anticiper, à résoudre dont on peut certes apprendre les recettes à Sciences Po, mais qui a certainement pour modèle un processus qui doit peu à l’idée démocratique. On opposera, sans doute, que cette donnée primitive, la réglementation des charges publiques a précisément pour objet d’en contrôler l’irrationnel et les dérives. Mais cette dernière configuration où l’élu est une sorte d’auxiliaire technique de ceux qui l’ont mandaté ne constitue-t-elle pas, précisément, une exception dans le gouvernement des hommes là, et seulement là, où il y a “jeu économique libéral” ?

Une anthropologie des formes du pouvoir est-elle en mesure d’apporter ici des éléments d’information ? Dans un court article qui devait inspirer les théories de l’ethnologue Pierre Clastres, Robert Lowie décrit chez les indigènes américains deux figures de la chefferie, dont celle du chef pacificateur et justicier, ne possédant rien en propre, ou presque, car sa fonction est de redistribuer, et dont le seul privilège est la polygamie. (Les puritains qui ont exterminé ces indigènes n’autorisent plus de tels privilèges puisqu’il y a là, on le sait, à l’inverse, une espèce d’empêchement). Faisant face à ce titular chief, il existe un strong chief, selon une dualité qui n’est pas sans évoquer l’opposition du leader et du dominant dans la psychologie des groupes. Or, qui l’homme politique trouve-t-il sur sa route dans les “affaires” ? Un autre magistrat, bien que celui-ci se défende de faire autre chose qu’appliquer la loi que les politiques ont votée et qui se voit à la fois opposer par le politique son “absence de mandat du peuple souverain” et soupçonner du désir coupable de “se voir à la télévision” (griefs exprimés par un industriel italien de la télévision entré en politique). De vouloir faire le politique à la place du politique, en somme. “L’argent public, c’est sacré !” déclarait récemment un ministre, rappelant le dirigeant moderne à sa religion. Cet intégrisme de la dépense publique fait l’impasse sur une donnée fondamentale de la représentation politique dans laquelle, à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs, le politique et le juge ne font qu’un. Il n’est peut-être pas indifférent, en effet, pour nourrir le débat, de considérer les moyens rituels et institutionnels que les sociétés humaines ont mis en œuvre pour régenter leurs chefs et résoudre la tension du pouvoir et de la justice.

(Communication présentée au congrès mondial de l’Association Française d’Anthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de l’Europe et la Présidence de M. Robert Badinter le 25 novembre 1994 à l’École Nationale de la Magistrature à Paris : Le juge : approches anthropologiques d’une figure d’autorité.)




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