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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation et la Découverte : 13
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE


2ième partie :

III - 8.13 Guerre, sacrifice, différence des sexes

(suite :)

Le corpus considéré, constitué par les récits que des voyageurs et des missionnaires ont donné des guerres des Indiens du Brésil, nous paraît en mesure de découvrir une conception de la guerre et du sacrifice qui expose un partage et une collaboration du masculin et du féminin dans le travail de la culture. L'intention est ici est de "mettre en scène" un invariant dans la représentation de la différence des sexes. Le cadre de référence – implicite : cette opposition est consacrée – de cette présentation pourrait être la conception Nuer, choisie pour sa simplicité, selon laquelle la femme crée le sang, mais n'en contrôle pas le flux, tandis que l'homme exerce un tel pouvoir dans les activités qui spécifient son sexe : à la guerre, en sacrifiant, en saignant son bétail (recension dans Hutchinson,1980). On pourrait requérir aussi la théorie hylémorphique pour vêtir d'habits neufs une opposition dont le paléolithique supérieur a produit une sténographie ou une codification qui a donné à la sagacité d'André Leroi-Gourhan l'occasion de s'exercer. En écho à cette présentation du rite tupinamba, on fera donc état de données qui mettent en évidence l'intrication de la relation frère-sœur, de la guerre et du principe cosmologique.

Que la guerre et la quête d'épouse soient une dans la distance et la disposition de la sœur – articulation de la différence des sexes et de l'évitement de l'inceste – c'est le sens d'un thème mythique relevé chez les Indiens d'Amérique du Nord et analysé par Claude Lévi-Strauss dans l'Origine des manières de table (1968 : 284 s.), thème comportant deux séries opposées mettant en scène respectivement des frères en quête d'épouses et des sœurs en quête de maris. Ces mythes exposent et précisent une connexion entre le scalp ou la tête coupée de l'ennemi et le sexe féminin.

Une "inconnue" vient un jour tenir le ménage de frères célibataires. Le plus jeune l'épouse. Elle s'enfuit. Il part à sa recherche et, finalement, ramène les sœurs de l'inconnue au village. Leur nombre est égal au nombre des frères... La signification de l'"inconnue" s'éclaire par une notation complémentaire qui figure dans une autre version du mythe. L'inconnue (comme Apala, la "non-protégée" du Rig-Veda, VIII, 91) est une femme sans frère, dont le frère, plus précisément, contaminé par le premier sang menstruel de sa sœur, se trouve réduit à l'état d'une tête trophée qu'elle promène dans un sac de cuir, la tête émergeant de l'ouverture froncée autour du cou. Inversion spectaculaire, quand c'est le scalp ou le trophée qu'un homme conquiert aux dépens de l'ennemi qui l'habilite au mariage. Dans l'histoire citée, il faut que la tête soit replacée sur le corps du frère pour qu'aboutissent les péripéties matrimoniales. Le mariage implique que l'homme se sépare de sa sœur et parte à la "conquête" de son épouse. Le facteur diacritique de cette séparation est constitué par les premières règles de la sœur, dont le scalp ennemi est le répondant : le moyen pour le frère de répondre en homme aux règles de sa sœur. Lévi-Strauss rappelle qu'en Amérique du Nord "presque partout les scalps passaient immédiatement aux mains de femmes ou d'hommes dont la parenté avec le conquérant s'établissait par les femmes. Aussi bien chez les Algonkin des bois que dans les Plaines et chez les Pueblo, les femmes exécutaient la danse du scalp, le visage noirci et souvent costumées en guerriers ; à la fin de la danse, elles s'emparaient des trophées." (Lévi-Strauss : 329) L'intérêt manifesté par les femmes pour les scalps, cette affaire d'hommes, expose le partage dialectique des sexes dans le même devoir de vie. La conquête du scalp rend la sœur disponible en même temps qu'elle habilite le frère au mariage. Les sœurs qui dansent avec (ou en l'honneur) des scalps conquis par les frères affichent la disponibilité et la disposition de leur féminité, quand leurs frères ont prouvé la réalité de leur masculinité. "Si un brave t'épouse, dit l'Indien Dakota à sa fille, tu pourras chanter et danser pour ses scalps." (Walker, cité par Lévi-Strauss : 329) Chez les Cheyenne, les danses du scalp étaient l'occasion d'intrigues amoureuses : "Au cours d'une figure chorégraphique, chaque danseuse faisait mine de capturer son cavalier. Il incombait à la sœur de celui-ci de le libérer contre des présents." (p.331)

II peut y avoir équivalence entre le sexe de la sœur ou de l'épouse et la tête trophée, non seulement parce qu'ils sont tous deux sanglants, mais aussi parce que cette identité formelle (règles = tête trophée ; femme costumée en guerrier = homme "sanglant") permet de mettre en scène la définition et le travail respectifs de chaque sexe ; la femme est intéressée à la guerre dans la mesure où sa féminité ne peut s'exprimer que dans l'éloignement (viril) du frère ou du mari, dans la division des sexes ; l'homme est impliqué dans la menstruation dans la mesure où s'y joue, ou s'y répète, la question de sa propre distinction. Les premières règles de la sœur éloignent le frère – ou le réduisent à l'état de tête trophée. Il n'en neutralise l'effet qu'à la condition de conquérir une tête sur l'ennemi. Alors cette sœur indisposée peut être échangée ou valoir une épouse ; elle devient disponible. Les règles de l'épouse la rendent indisponible à son époux. Il se trouve alors dans la position d'avoir à marquer à nouveau sa distinction et à réaffirmer son droit à l'épouse, non plus, cette fois, en vue de la disposition matrimoniale de la sœur, mais à l'égard de ceux dont il a reçu épouse, afin de pouvoir disposer à nouveau de cette femme dont l'indisposition rappelle l'état critique (toujours à redéfinir) de la masculinité. L'homme ne peut posséder épouse que pour autant qu'il se possède, qu'il respecte la règle de la distinction des sexes. C'est ce devoir que la menstruation lui rappelle en lui soustrayant périodiquement son épouse.

Condition du mariage et du frère et de la sœur, la tête-trophée ou le scalp peuvent signifier l'épouse, s'échanger contre elle, honorer une belle-mère et permettre au gendre de regarder celle-ci en face. "Un Hidatsa qui souhaite pouvoir parler à sa belle-mère lui apporte un scalp pris au combat en disant : 'Voici une canne pour une vieille femme.' Et il lui offre le scalp en guise de cet objet. La belle-mère aura le droit de parader dans les danses guerrières avec ce trophée." (Beckwith, cité par Lévi-Strauss : 329 ) Si un tel scalp a le pouvoir de soutenir la vieillesse d'une belle-mère, n'est-ce pas que, compensant le don qu'elle a fait de sa fille (don de son pouvoir de fécondité en la personne de sa fille), annulant une "dette de sang" du gendre en même temps que la ménopause de la belle-mère, il réactive sa féminité ? Le pouvoir de discrimination du scalp, répondant masculin des règles, est ici pouvoir de vie.

Transformer une proximité naturelle en dispositif d'échange

Un mythe winnebago expose que le chef de l'expédition guerrière qui "institue la prise des scalps stipule que les quatre premiers trophées devront provenir de deux couples de jeunes mariés si épris qu'ils ont quitté le village pour prolonger sans limite leur lune de miel respective." (Radin, cité par Lévi-Strauss : 330) Lune de miel : conjonction à laquelle le 28° jour met fin. Que la chasse aux scalps exerce bien une fonction de séparation des sexes et exprime une déontologie du mariage, c'est ce qui se marque ici, le but général de cette chasse étant signifié par son objet immédiat, les quatre premiers trophées devant être conquis aux dépens de deux couples faisant fi de la règle de la division des sexes. C'est dire que la conjonction illimitée des sexes qu'est la lune de miel illimitée équivaut à ce contact de l'homme avec la femme menstruée, contact que la chasse aux scalps a précisément pour but de conjurer. Cette équivalence est explicitement formulée par un informateur de Boas alors qu'on lui demande pourquoi les nouveaux mariés sont interdits de visite aux malades : "On pense, répond-il, qu'ils sont toujours au lit ensemble, et ceci est la même chose que la menstruation."


Lithographie de Carl Bodmer
dans Travels in the Interior of North America, de Maximilien de Wied,
Londres, 1838-1843.

La conception indigène, qui met en avant la valeur fondatrice de la guerre dans la division des sexes et le partage cosmique – le soleil endommage un manteau que sa sœur a confectionné à un homme avec un poil pubien de celle-ci, il confectionne un lacet pour étrangler le soleil : les rayons du soleil dissocient le frère et la sœur, le poil pubien de la soeur s'oppose à cette dissociation = nuit... Lévi-Strauss : p. 322 – exprime, par cette équivalence (la conjonction excessive des sexes, c'est comme le contact avec le sang menstruel), en marquant la faute par sa signification extrême, une théorie des devoirs telle qu'on n'imagine pas un Winnebago dire qu'un héros "peut rester près de sa sœur à la condition qu'il se transforme en tête-trophée" (p. 333), comme si un destin si funeste pouvait se représenter comme une tranquille transformation structurale, mais bien plutôt : qu'un homme qui resterait auprès de sa sœur se verrait fatalement changé en tête-trophée. C'est la même chose, au signe près. Signe qui contient le sens pédagogique d'un mythe qui met en scène des valeurs et des attitudes avec les conséquences cosmologiques, physiques et psychologiques qui en résultent.


Lithographie (détail et crayon) de Carl Bodmer,
peintre de l'expédition de Maximilien, prince de Wied,
d'une danse du scalp exécutée le 11 février 1834 par des femmes Minnetarees, pour célébrer la mort d'un ennemi abattu la veille. (Le scalp est suspendu à une longue baguette flexible, tenu par une pie empaillée aux ailes étendues.)
Wied-Neuwied, 1976.

Le roi-médiateur sépare : il instaure et fait passer la communication

Chez les Luba, c'est en décapitant son oncle maternel que le fondateur de la royauté, Kilala Ilunga, sépara le ciel et la terre. L'oncle maternel représente ici la confusion originelle, le mariage incestueux, l'ouverture non contrôlée synonyme de stérilité et de mort (de Heusch, 1972 : 34-35) "Nkongolo" signifie "arc-en-ciel", phénomène conçu par les Luba comme un serpent à la fois mâle et femelle ; "Nkongolo" désigne aussi un être androgyne ou un couple stérile (p.197) – C'est en divisant son oncle serpent, en séparant dialectiquement le masculin et le féminin, que Kilala Ilunga institue une communication réglée entre les principes : feu rituel, pluie, mariage exogamique. Après avoir décapité Nkongolo, Kilala Ilunga accède au trône contre le fils incestueux de son oncle et contre son demi-frère dans les circonstances suivantes : Le peuple refuse de reconnaître l'autorité du premier et décide d'opposer dans un combat à mort Kilala et son demi-frère, Kisunga, pourvu d'une sœur jumelle, Shimbi (ce dernier trait est caractéristique des naissances primordiales ; le pays fut peuplé par des couples de jumeaux incestueux - p.20). Shimbi, qui était très amoureuse de son demi-frère, trahit son frère jumeau qui l'emportait physiquement. Au moment où Kilala allait succomber, elle se précipita sur Kisunga en poussant un cri et le força à lâcher prise en le saisissant d'"une façon embarrassante". Mettant cette diversion à profit, Kilala n'eut aucune peine à tuer son rival (p.42). Dans son résultat, la valeur "Shimbi amoureuse de son demi-frère" s'entend : "Kisula vulnérable par sa sœur jumelle"; c'est l'attachement de sa sœur – elle le retient par le sexe – qui le disqualifie pour le trône. Kilala, au contraire, fils d'un chasseur parti de son foyer à cause, de sa sœur (p. 24), est libre de jumelle. Opposé à un géant à l'esprit lent, probablement fils incestueux de Nkongolo, (Nkongolo avait eu des relations sexuelles avec ses sœurs), il est le "légataire universel" des usages de la culture et de la royauté.

La tête boucanée des chefs luba était gardée dans un panier secret et leur corps inhumé dans une rivière ou sous le lit d'une rivière, à l'instar du traitement opéré sur le corps de Nkongolo dont la tête fut placée dans une hutte rituelle et dont les partisans enterrèrent le corps dans la Lomani, après en avoir détourné le cours (p.44). Quand s'ouvre la succession, une guerre oppose les demi-frères qui prétendent au trône. Le prince vaincu est décapité et sa tête, conservée dans un panier, est exposée au soleil tous les quatre jours (p.45). Le corps du prince vaincu ou du roi "usé" est la matière que divise et ordonne le pouvoir royal ; soleil et terre, sécheresse et pluie, loi et nature. Dans la lutte pour la succession, la position de la sœur des prétendants est déterminante. Cette position a une valeur politique et rituelle ; elle symbolise le clan maternel du candidat ainsi que la relation critique du frère et de la soeur dans le cadre spécifique de la royauté sacrée. Si l'investiture comporte un rite d'inceste, c'est dans l'esprit, non d'une confusion primordiale des principes – Kilala Ilunga l'emporte sur son demi-frère retenu par sa jumelle – mais d'une appropriation symbolique de la terre. (Voir sur la royauté sacrée : notamment : chapitre 2.1 : Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois... et chapitre 3 : Dessin du dessein : esquisse d’une représentation spatiale de la royauté sacrée.)

"Heur et malheur du guerrier"

Le dossier constitué et analysé par Georges Dumézil concernant la mythologie de la guerre chez les peuples indo-européens (Heur et malheur du guerrier, 1969) permet de lire une relation critique entre la guerre et la position de la sœur dans l'échange matrimonial, centrée ici sur l'opposition, à l'intérieur du système matrimonial, entre parenté et alliance. Cette opposition engage le sort du monde ou de l'histoire.

Indra, "tueur de monstres"

Dans la tradition indienne, l'exploit du dieu "tueur de monstres" est entaché d'une souillure diversement interprétée. "Les Brahmana et la littérature épique retiennent surtout le crime de brahmanicide, un des plus graves qui soient : le Tricéphale était, en effet, brahmane. Et non seulement brahmane, malgré ses affinités démoniaques, mais chapelain des dieux. C'est justement dans cette fonction et grâce à elle qu'il les trahissait : "Publiquement, dit la TaittiriyaSamhita, II, 5, I, c'est aux dieux qu'il affectait le bénéfice du sacrifice, mais, secrètement, il l'affectait aux démons" – et seule compte liturgiquement, l'affectation secrète. "Mais, fils de Tvastr, il avait avec les dieux un autre rapport qui diminue l'étrangeté du précédent : ce chapelain des dieux était leur neveu, leur "fils de sœur", svasrya ; il était lui-même un de ces êtres qu'une double parenté unit aux deux grands partis qui se disputent le sacrifice et le monde, les asura et les deva, les démons et les dieux. "Le Rg veda ne prononce pas de mot si précis, mais la théologie des hymnes admet bien une alliance entre Tvastr et les dieux, et le résultat est le même : le meurtre du fils de Tvastr perpétré par Trita à l'instigation d'Indra, ou par Indra lui-même, s'accomplit en violation des liens qui auraient dû l'exclure." Le Tricéphale est qualifié de "(fils) de l'être lié d'amitié" (R V. II, II, 19). "Ce dernier mot, sakhya, adjectif d'appartenance dérivé de sakhya "amitié", concerne probablement Tvastr, à la fois apparenté par alliance aux dieux, et pourtant leur rival. La traduction "amitié" est d'ailleurs insuffisante, mais il est difficile de préciser la variété de rapport social que note le mot sakhi – de même racine sans doute que le latin socius." (Dumézil : 25-26)

Qui est Tvastr ? Père du Tricéphale et de Vrtra, ce personnage est dit aussi "maître des créatures"; quelquefois doté d'un chignon d'ascète (forme gauche de la divinité), il est le "fabricant" ou le "charpentier" à l'industrie duquel les dieux ont parfois recours. De par ses productions spontanées qui menacent la création – ainsi du Tricéphale : "Dans son hostilité contre Indra, Tvastr vient de créer un être à trois têtes extrêmement fort qui convoite aussitôt la place du dieu... Avec une bouche il récite les Veda et boit le soma réservé aux dieux ; avec une autre, il boit la liqueur alcoolique, la sura ; et il regarde toutes les directions du monde, les disah, avec une telle expression d'avidité, qu'il semble prêt à les boire, elles aussi, par sa troisième bouche." (Dumézil : 134) – la puissance de Tvastr s'apparente à la magie démoniaque. Indra abat le Tricéphale sans effort, en lançant son vajra, mais le monstre émet toujours son éclat avec l'apparence du vivant ; ce n'est qu'après qu'un charpentier qui passait sur les lieux de l'action eût accepté de couper les trois têtes du monstre – de même que Vrtra avait été "ouvert", coupé en deux (Renou : 118-120) (vide :
Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne) – qu'Indra peut regagner le ciel. "De chacune des trois têtes coupées s'échappe un oiseau ou une troupe d'oiseaux" – classique division sacrificielle... Le Tricéphale était brahmane (ou magicien) et neveu de dieux : on voit que dans la guerre qui les oppose aux démons pour la possession du sacrifice, les dieux même sont vulnérables par leur fils de sœurs. Le Tricéphale affectait le bénéfice du sacrifice à ses pères et non à ses oncles, duplicité qui signe son origine ainsi que la véritable nature de son magistère et de son industrie. C'est dans un sacrifice refait et redéfini, dans la division du Tricéphale (qui répète celle de Vrtra - mais la résurgence est le propre de l'Omniforme) que réside le salut du monde.

Dans son combat contre le démon Namuci, Indra a commis une faute : il a tué en dépit de la convention faite avec un "ami". "Dès le RgVeda, Namuci est qualifié de démon. "Pourtant, note Bloomfield ( 1893 : 147), à côté de ces faits qui le placent nettement dans la position d'un ennemi naturel qu'Indra devra finalement tuer, des témoignages certains établissent que, pour une raison ou pour une autre, un accord amical, de la nature d'une alliance, d'une trêve, ou d'un pacte, a d'abord existé entre eux." Leur entente est fondée sur une convention : Indra et Namuci, disent beaucoup de textes, sam adadhatam, "ont fait convention"... Par exemple MaitrayanîSamhita, IV, 3, 4, dit que tous deux se sont d'abord battus, ou plutôt qu'Indra a essayé d'attraper Namuci sans y réussir et que Namuci a proposé : sakhaya asava "Soyons tous deux des socii !" En suite de quoi Indra promet : "Je ne te tuerai pas !" Et il ajoute : "Je vais convenir une convention avec toi ; que je ne te tue ni de jour ni de nuit, ni avec du sec ni avec de l'humide!"... Quant aux circonstances qui précèdent le pacte, elles sont variables : ou bien, comme on vient de voir, il y a eu lutte, et c'est Namuci qui, étant le plus fort, a fait la proposition ; ou bien, dans l'épopée, c'est Indra qui, se voyant inférieur, a pris l'initiative. En tous cas, les deux personnages sont dorénavant liés par leur accord."

"Namuci abuse un jour de la confiance qui résulte de cet accord... Profitant de ce qu'Indra a été mis en état d'infériorité par Tvastr, irrité du meurtre de son fils le Tricéphale, il semble qu'il l'achève à l'aide de la mauvaise liqueur surâ et le dépouille de tous ses avantages ; force, virilité, soma, nourriture (SatapathaBrâhmana, XII, 7, 1, 10-11)." "Dans cette détresse, Indra s'adresse aux divinités canoniques de la troisième fonction... Ces divinités interviennent doublement : d'une part, les Asvins, qui sont médecins, et Sarasvati "la médecine" même, soignent Indra et lui rendent sa force...; d'autre part, informés par Indra de la convention qui le lie et protège Namuci, les mêmes divinités, jouant le rôle du klugen Ratsellôser des contes, lui enseignent le moyen de ne pas la respecter tout en la respectant : il peut assaillir Namuci à l'aube,qui n'est ni le jour ni la nuit, et avec de l'écume , qui n'est ni du sec ni de l'humide. Ou bien c'est elles-mêmes qui fabriquent l'arme d'écume, par exemple dans SatapathaBrâhmana, XII,7,3,3 : "Les Asvin et Sarasvati versèrent en forme de foudre l'écume des eaux et dirent: ce n'est ni du sec ni de l'humide..." Muni de cette arme étrange, "à la sortie de la nuit, mais avant la montée du soleil" (id., ibid.), Indra tue Namuci à l'improviste, "en se promenant avec son socius", dira le Mahâbhârata. La convention est ainsi tournée, non violée. Et, pour bien souligner qu'elle est respectée, l'acte du meurtre est noté de préférence, dès le Rgveda, par des verbes inusuels, propres à cette aventure: "baratter" (manth- : RV, V, 30, 8 ; VI, 20, 6), "faire tourner" (causatif de vrt- : V, 30, 7; avec préverbe ud : VIII,14,13). Il est difficile de se représenter ce barattement, ce tournoiement, mais, remarque Bloomfield avec humour (1893 : 157) : "Pourquoi pas ? L'acte d'enlever une tête avec l'écume des eaux n'est pas moins inusuel. Si la tête a été barattée, enlevée par barattement dans une masse d'écume, le procédé est après tout aussi naturel que le serait n'importe quelle autre manière d'enlever la tête avec de l'écume." (Sur la valeur de ce tournoiement :
Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne)

"Indra est ainsi débarrassé de son perfide ennemi. A-t-il bien agi ? La conscience exigeante de ses fidèles, des prêtres, s'est posé la question et l'a résolue dans un sens sévère, qui peut surprendre... "Quelques Brâhmana et le Mahâbhârata (remarque Bloomfield, id. ibid. : l60) saisissent l'occasion pour moraliser, accusant Indra d'avoir tué un ami." De fait, le blâme sur le dieu est devenu un lieu commun de la littérature. Dans le TaittiriyaBrâhmana, I, 7, 8, la tête coupée de Namuci exprime l'opinion courante quand, poursuivant le meurtrier, elle lui crie : "Mitradruh, menteur, traître à l'amitié !"" ( Dumézil, 1969 : 34-36)

Opposition et alliance : Horaces et Curiaces

Dans la légende romaine des Horaces et des Curiaces, l'opposition s'entrecroise avec l'alliance. "Dans Tite-Live, écrit Dumézil, les Horaces et les Curiaces ne sont signalés que comme futurs beaux-frères, l'un des Albains étant fiancé à la sœur des Romains. Mais Denys d'Halicarnasse, et il n'y a pas de raison de penser que ce soit là son invention, double cette alliance d'une consanguinité : les trois Horaces et les trois Curiaces sont cousins germains, leurs deux mères étant sœurs, filles de l'Albain Sîcinius ; les Curiaces sont, pour leurs adversaires Romains, des êtres ambigus représentant et soutenant la puissance ennemie de Rome, et cependant unis à eux privément, du côté des femmes, par la plus proche parenté". L'exploit des champions de Rome n'est donc pas dénué d'une ambiguïté morale que le récit de Denys s'emploie à circonvenir. "Lorsque le dictateur d'Albe Mettius Fuffetius dit à Tullus que la providence divine a préparé aux deux cités, pour être leurs champions, ces deux groupes de cousins trijumeaux, égaux par la beauté, la force et le courage, le roi romain répond que l'idée est bonne, mais rencontre une objection de principe : cousins, nourris du même lait, il ne serait pas conforme à la loi divine, qu'ils prissent les armes les uns contre les autres ; et si leurs chefs respectifs les contraignent à ces meurtres sacrilèges, la souillure produite par le sang familial retombera sur les responsables. Mettius Fuffetius a prévu la difficulté : pour éviter la souillure aux chefs et aux cités, il faut et il suffit que les combattants soient volontaires; il a donc déjà consulté les Curiaces, qui ont accepté d'enthousiasme. (15, 3-4) Tullus, à son tour, s'adresse aux Horaces, les laissant entièrement libres. Ils soumettent la question à leur père, qui leur remet également le choix. Alors l'aîné des trois Romains fait cette réflexion : "Ce sont les Curiaces, et non pas nous, qui, les premiers, ont défait le lien familial à l'égard des cousins ; maintenant que le destin a voulu qu'il fût défait, nous accepterons; puisque les Curiaces ont attaché moins de prix à la parenté qu'à la gloire, les Horaces ne regarderont pas la famille comme un bien plus précieux que la vaillance." (17, 4-5) Ainsi, en dernière analyse, les seuls porteurs de (la souillure), ce sont les Curiaces. Non seulement Rome et son roi, en ne forçant pas leurs champions, mais les champions eux-mêmes, en constatant juridiquement que le lien a déjà été rompu par le choix de leurs partenaires, échappent à la souillure. Ce qui n'empêche d'ailleurs pas la foule spectatrice, moins habile aux sophismes, de blâmer les chefs (18,3), au moment où les champions s'avancent, pour "avoir clos le conflit des cités au prix d'un sang familial et d'un sacrilège contre la parenté, alors qu'il était possible de confier à d'autres la décision du combat." "On sait quelle revanche, dans la suite de l'histoire, trouvera le sang familial. Vainqueur, le jeune Horace tuera sa sœur, coupable autant que le Tricéphale indien d'un comportement ambigu, romaine de race et de nom, albaine de coeur de paroles et de larmes. (21,6) (Dumézil,1969 : 26-27)

Irlande

Le drame du monde – l'histoire – se noue dans le drame de l'alliance. C'est la nécessité d'épouser ailleurs qui jette les "beaux-frères" les uns contre les autres ; c'est la distinction qui les habilite aux tractations matrimoniales. La vulnérabilité de l'homme est dans sa sœur : qu'elle l'accapare dans ses sentiments, ou qu'elle le trahisse pour ses alliés. Le nerf de la guerre résiderait dans la duplicité de l'exogamie. La fureur guerrière s'éteint au fur et à mesure que le héros se rapproche de la femme incestueuse : telle la ferg de Cuchulainn devant la nudité des femmes de la capitale (ou celle de sa tante paternelle, la femme du roi), après qu'il eût combattu la triplicité ennemie aux marches de l'Ulster.

"Après la victoire qu'il a remportée à la frontière de l'Ulster, sa patrie, sur les trois frères, fils de Nechta, l'enfant Cuchulainn et son cocher regagnent Emain Macha, la capitale, apportant les trois têtes. Dans la ville, la sorcière Leborchann signale avec inquiétude son approche : "Un guerrier arrive en char, dit-elle, sa venue est effrayante... Si l'on ne se met pas en garde contre lui cette nuit, il tuera les guerriers de l'Ulster." Le roi Conchobar renchérit : "Nous connaissons ce voyageur qui arrive en char, c'est le petit garçon, fils de ma sœur. Il est allé jusqu'aux frontières de la province voisine, ses mains sont toutes rouges de sang ; il n'est pas rassasié de combat et, si l'on n'y prend garde, par son fait périront tous les guerriers d'Emain." Et voici, conclut le texte, la décision que prirent Conchobar et son conseil : " Faire sortir des femmes, les envoyer au-devant du petit garçon, trois fois cinquante femmes, ou dix en sus de sept fois vingt, impudiques, toutes nues (mot à mot : rouges-nues), avec leur conductrice Scandlach à leur tête, pour lui montrer leur nudité et leur pudeur". "La jeune troupe des femmes sortit donc et elles lui montrèrent leur nudité et leur pudeur. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char afin de ne pas voir la nudité et la pudeur des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer sa colère, on lui apporta trois cuves d'eau froide. On le mit dans la première cuve, et il donna à l'eau une chaleur si forte qu'elle brisa les planches et les cercles de la cuve comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l'eau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur fut de celles que certains hommes supportent et que d'autres ne peuvent supporter. Alors la fureur (ferg) du petit garçon diminua et on lui passa ses vêtements". Dans une autre version, sensiblement concordante, "c'est le guetteur du roi qui donne l'alerte ; le jeune Cuchulainn, sur le point de pénétrer dans Emain Mâcha, jure "par le dieu par lequel jurent les Ulates", que, si aucun guerrier ne vient lui offrir le combat, il versera le sang de tous ceux qui sont dans la ville. Le roi ordonne alors aux femmes de se mettre nues devant le garçon ; elles obéissent, conduites non par Scandlach, mais par la propre femme de Conchobar, la reine Mugain : "Voici, dit Mugain (variante : Férach) au héros en lui montrant ses seins, voici les guerriers qui vont combattre contre toi..." Pudique, Cuchulainn se couvre le visage. Les hommes d'Emain profitent de ce mouvement pour le saisir et le tremper dans les trois cuves. Quand il est calmé, Mugain lui passe un vêtement magnifique, et il prend place aux pieds de Conchobar." (Dumézil,1969 : 121-122)

La fureur guerrière est éteinte par la nue-féminité, par l'exposition de la nudité des femmes de la capitale ou de la nudité de la reine, comme le feu est éteint par l'eau. Le lieu naturel de la guerre et l'ennemi désigné, ce ne sont pas la capitale et les guerriers du roi, mais le lointain et l'étranger qui symbolisent la distance de l'exogamie. L'exhibition des femmes prochaines annule le guerrier. La "rouge nudité" des femmes fait pendant aux "mains rouges de sang" du héros ; le sang de la guerre et les têtes-trophées que Cuchulainn rapporte à la capitale trouvent leur objet et leur terme dans la féminité. Devant le sexe féminin, Cuchulainn se cache ou se couvre le visage. On imagine que, si ce n'était la nécessaire réintégration du guerrier dans l'ordre social, Cuchulainn, au refus actif de ce spectacle, au lieu de se voiler la face, repartirait, tel un ludion, vers d'autres lointains combats...

Ce que serait un homme né sans le péché originel de l'alliance (et de la féminité), l'histoire de Batraz, héros des légendes nartes, en donne une illustration. "Batraz naît miraculeusement. Alors que sa mère le porte dans son ventre, elle se juge un jour offensée. Avant de quitter pour toujours le pays des Nartes, et de se retirer chez ses parents, elle crache sur le dos de son mari Xaemyts et transfère ainsi l'embryon dans un abcès qui se forme entre les épaules de l'homme. Satana, la sage maîtresse de maison des Nartes et en outre sœur de l'infortuné père, surveille la croissance de l'abcès et compte les jours. Quand le temps est venu, elle prend un coutelas d'acier et conduit Xaemyts au sommet d'une tour de sept étages au pied de laquelle elle a fait placer sept chaudrons pleins d'eau. Puis elle ouvre l'abcès. Comme une trombe, emplissant tout de flamme, l'enfant, un enfant d'acier brûlant, se précipite en bas où les sept chaudrons d'eau ne suffisent pas à le refroidir. "De l'eau, de l'eau, s'écrie-t-il, pour que mon acier se trempe !" Sa tante Satana court, avec dix cruches, pour puiser de l'eau à la source, mais elle tarde à revenir car le diable ne consent à lui laisser prendre de l'eau que si elle se livre à lui, ce qui demande quelque temps. Elle revient enfin, arrose l'enfant, à qui le Narte Syrdon peut alors donner un nom : Batraz. l'enfant vivra dorénavant au ciel, d'où il descendra en trombe, incandescent comme à sa naissance, quand un péril ou un scandale menacera les siens. Dans un autre récit tout proche, le petit Batraz réclame aussi de l'eau, mais ce n'est pas pour tremper son acier : "Plus vite, plus vite ! Couvrez-moi d'eau ! Je sens en moi une flamme de feu, un incendie inextinguible qui me dévore..." Et la bonne Satana va, comme précédemment, à la source où elle doit se prostituer, non pas au diable, mais à un dragon à sept têtes qui prend successivement les formes peu appétissantes d'un chien puis d'un vieillard. Calmé, Batraz peut commencer sa carrière héroïque." (Dumézil, 1969 : 124-125)

Comme l'observe Dumézil (p. 125) "l'ardeur qui consume Batraz (n'est) pas pour lui une acquisition, mais sa définition, il est tel avant tout exploit, dès le premier moment de sa vie". Si l'initiation vise une seconde naissance et l'extraction du cercle des femmes proches, et si le héros naît ici "tel quel", pour ainsi dire, sans vice d'alliance, recours auquel sont réduits les mortels pour perpétuer leur lignée, alors c'est un "deux fois né" que fabrique presque parthénogénésiquement le père de Batraz. L'alliance avec la "mère" de Batraz est récusée par elle-même et c'est d'une tripartition du travail génésique que naît le héros : conception après contact sexuel avec l'épouse, grossesse sur le mari, surveillée et menée à son terme par la sœur. La tante paternelle ne réussit à tremper – c'est-à-dire à l'incarner – son héros de neveu, tout de feu céleste (il naît du haut d'une tour), qu'en se prostituant aux puissances démoniaques pour en obtenir l'eau et l'affecter ainsi d'un coefficient terrestre. Trempé, mais non refroidi malgré l'eau exprimée par la honte de sa tante, Batraz, étant rien que masculin, sans mixtion de féminin, remonte en son lieu naturel, le ciel "d'où il redescendra en trombe, incandescent comme à sa naissance, quand un péril ou un scandale menacera les siens." Mais, bien que viable, Batraz n'est pas vivable, "il finit, pour le soulagement de son peuple, par mourir volontairement sur un bûcher plus colossal que celui de l'Œta." (p. 96) II y a dans le destin du guerrier une attirance fonctionnelle pour la mort qui l'arrache, son œuvre accomplie, à la pesanteur terrestre.

La nécessité selon laquelle le héros ou le dieu accomplit son destin de guerrier est diversement appréhendée par la tradition. L'acte qui a sauvé la patrie ou le monde a été l'occasion d'une faute. Indra a rompu un contrat ; il a tué son adversaire par ruse ; en la personne du Tricéphale, il a tué un parent. Pareillement, Horace a "clos le conflit des cités au prix d'un sang familial et d'un sang sacrilège contre la parenté" (Denys,18,3). Ou encore, le héros a tué et tout meurtre implique souillure ; moralement et physiquement diminué par cet acte, il doit être restauré. Mais les mêmes faits peuvent souffrir un autre type d'explication. Le scénario de la création, tel qu'exposé dès le Rg-Veda, explique l'univers comme résultant du démembrement de l'homme cosmique (RV. X, 90) et les Brahmana répètent : "Après avoir créé, Prajâpati était vidé" (vide: Note sur l'acte sacrificiel en Inde ancienne) Après le meurtre de Vrtra, Indra "a connu une terrible dépression, tantôt attribuée à une frayeur post euentum, tantôt considérée comme le choc en retour de l'effort physique et moral qu'il venait d'accomplir" (Dumézil, 1969 : 112) . Le RgVeda (1,32,14) interpelle le dieu en ces termes : "Qui as-tu vu comme vengeur du serpent, pour que la peur soit entrée dans ton cœur après l'avoir tué, et que, les quatre-vingt-dix-neuf cours d'eau, tu les aies traversés comme un faucon apeuré (traverse) les espaces ?..." Dans le Mahabharata, après avoir vaincu, Indra s'enfuit au bout des mondes où il vit caché dans les eaux comme un serpent rampant."(p.113) Cette disparition est un véritable malheur cosmique : "Ciel et Terre, dieux et hommes, craignent cette destruction du monde que le meurtre de Vrtra avait justement pour objet de leur éviter" (p. 118) Agni, le Feu, chargé de retrouver le dieu, le découvre "réfugié dans une fibre de lotus, le corps réduit à la dimension d'un atome." Le rappel de ses exploits redonne progressivement force à Indra. "Ainsi couvert de louanges, il s'accrut peu à peu ; il prit son corps et se munit de force." Il demande alors : "Quel besoin nouveau vous presse maintenant que j'ai tué le grand Asura, fils de Tvastr et Vrtra au grand corps qui menaçait les mondes de mort ?" Indra procède ensuite à une "distribution de récompenses au cours de laquelle l'ordre du monde s'établit." (p.114) Comme Prajâpati après avoir créé, Indra a besoin d'être recomposé, et c'est par le rite – l'incantation de louanges est faite par Brhaspati, maître du rite – ou par le sacrifice,en un processus inverse de celui de la création, que le dieu peut être restauré.


Le lien nécessaire entre la disparition, la dépression, le mal, la faute du dieu et la création, le Markandeya Purana en donne l'analyse systématique suivante : (Dumézil, 1969 : 71-72)

A- Le premier péché.
1. Jadis, quand il eut tué le fils de Tvastr..., ô brahmane, la majesté (tejah) d'Indra, accablée par ce brahmanicide, subit une diminution considérable ;
2. Elle entra dans le dieu Dharma, cette majesté de Sakra
(=Indra), à cause de cette faute; et Sakra se trouva privé de majesté (nistejâh), quand sa majesté s'en fut
allée dans Dharma.
B- Le second péché.
3- Alors Tvastr, maître des créatures, apprenant que son fils avait été tué, arracha un de ses chignons d'ascète et dit :
4. "Que les trois mondes avec leurs divinités voient aujourd'hui ma force! Qu'il la voie, le brahmanicide aux mauvaises pensées, le punisseur du démon Pâka (=Indra),
5. par qui a été tué mon fils, dévoué à son devoir !" Ayant ainsi parlé, les yeux rouges de colère, il mit son chignon en offrande sur le feu.
6. de là surgit Vrtra, le grand asura, avec des guirlandes de flammes, avec une grande stature et de grandes dents,
semblable à une masse de collyre broyé.
7. Ennemi d'Indra, d'une essence non mesurable, fortifié par l'énergie (ou majesté: encore tejah) de Tvastr, chaque jour il s'accrut d'une portée d'arc, lui, l'être à la grande force.
8. Voyant que ce grand démon Vrtra était destiné à le tuer, Sakra, souhaitant la paix, malade de peur (bhayâturah) lui envoya les sept Sages,
9. lesquel firent, entre lui et Vrtra, amitié (sakhyam) et conventions (samayân) - eux, les Sages à l'âme béate, dévoués au bien de tous les êtres.
10. Quand, en violation de la convention..., Vrtra eut été tué par Sakra, alors, de celui-ci, accablé par le meurtre (commis), la force physique (balam) se défit.
11. Cette force physique, échappée du corps de Sakra, entra dans Maruta (autre nom du Vent, Vayu) qui pénètre tout, invisible, divinité suprême de la force physique...
C- Le troisième péché.
12. Et lorsque Sakra, ayant revêtu l'apparence (rûpam) de Gautama, eut violé Ahalya, alors, lui, 1'Indra des dieux, fut dépouillé de sa beauté (même mot que pour "forme, apparence": rûpam) :
13- La grâce de tous ses membres, qui charmait tant les âmes, quitta l'Indra des dieux, souillé, et entra dans
les deux Nâsatya.
14- Ayant appris que le roi des dieux était abandonné de sa justice et de sa majesté, privé de force physique, sans beauté, les (démons) fils de Diti firent un effort pour le vaincre.
15- Désireux de vaincre l'Indra des dieux, les Daitya, extrêmement forts, ô grand muni, naquirent dans des familles de rois à la vigueur démesurée.
16. A quelque temps de là, la Terre, oppressée par son fardeau, alla au sommet du mont Meru, où est le séjour
des habitants du ciel.
17. Ecrasée par tant de fardeaux, elle leur conta l'origine de sa peine, causée par les Daitya, fils de Danu:
18. "Ces asura à la vaste force, qui avaient été abattus par vous, sont tous venus naître dans le monde des hommes, dans des maisons de rois;
19- leurs armées sont nombreuses et, affligée par leur poids, je m'enfonce. Faites donc en sorte, vous, les Trente (=les dieux), que je trouve soulagement."
20. Alors, avec des parties de leur énergie (tejah), les dieux descendirent du ciel sur la terre, pour le service des créatures et pour enlever le fardeau de la Terre.
A- 21. La majesté (encore tejah) qui lui était venue du corps d'Indra, le mâle (=Dharma) la libéra lui-même et, en Kunti (la reine, femme de Pându), naquit le roi Yudhisthira à la grande majesté (mahatejah).
B,B'- 22. Le Vent alors libéra la force physique (balam) et Bhima naquit; et de la moitié de (ce qui restait de) la vigueur ( vîryam) de Sakra, naquit Parthi Dhananjaya (c'est-à-dire Arjuna).
C- 23. Vinrent au monde les deux jumeaux (yamajau) (Nakula et Sahadeva, engendrés par les Nâsatya) dans (le sein de) Madri (deuxième femme de Pându), doués de la beauté (rûpam) de Sakra, ornés d'un grand éclat ;
D- 23 (suite). Ainsi le bienheureux Satakratu (c'est-à-dire Indra) descendit (et s'incarna, avatîrnah) en cinq parties,
24. et son épouse très fortunée Krsnâ (c'est-à-dire Draupadî), naquit du Feu : (par conséquent) elle fut l'épouse du seul Sakra et de nul autre.


"Une décomposition en trois temps d'Indra, consécutive à trois péchés" (Dumézil : 73) détermine donc les trois formes de la réalité et de la souveraineté des mondes. Le lien nécessaire entre la faute et la création est le suivant : la faute est le passage de la potentialité en dieu (ou de la réalité en dieu) à l'existence hors de lui. Pour qu'une faculté ou une réalité advienne à l'existence, il faut que le dieu s'en sépare ; c'est ce qui appert effectivement et manifestement quand il pèche contre cette réalité. La faute du dieu est le processus d'expression du monde, la garantie de sa substantialite et de son ordre (sans cette faute, rien ne répondrait de la divinité du monde). Il faut qu'Indra ait véritablement perdu l'esprit pour commettre le plus haut forfait qui soit contre l'esprit : le meurtre du brahmane, et cette nécessité enferme la puissance de l'âme d'Indra dans le Dharma. Il faut qu'il ait abdiqué tout courage et qu'il ait fait preuve de la plus évidente lâcheté pour que sa vertu physique, son courage, prennent corps hors de lui. Enfin, il faut qu'il abandonne sa forme et la perfection de sa forme (la beauté étant associée à la fécondité) et qu'il pèche contre la fécondité réglée par adultère pour que soit fondé dans le monde le pouvoir réglé de la genèse des formes.

Perdre l'esprit, perdre l'honneur, perdre sa forme – se perdre – c'est aussi la triple scansion du destin d'Héraclès (Dumézil, 1969 : 90 s.) Ces fautes, garantes de l'effectivité des pertes créatrices et de leur réalisation dans les trois ordres de la souveraineté constituent un sacrifice du dieu ou du héros. Absolument parlant, le sacrifice du créateur (le sacrifice créateur) n'emporte aucune faute, c'est une pure et simple expression qui fait advenir le monde. Mais en tant que passage de l'Un au multiple, de l'immortel au mortel, la création comporte nécessairement une dégradation d'être et c'est pourquoi une seconde "création" est nécessaire pour la sauver. Le meurtre d'une anarchia primordiale, expression de la création en tant que celle-ci engage une nécessaire dégradation de l'Etre dans ses créatures, représente la mise en ordre du monde. Que le créateur doive être recomposé signifie qu'il n'est pas transcendant à ses créatures, mais divisé en elles. Cette immanence, point d'Archimède du sacrifice – car la mort, le mal, la quantité démentent la complétude des êtres créés – est leur viatique. Le principe psycho-noétique qui pose le Créateur en tant que vérité dernière des choses se développe dans une théorie du salut de la création. Le Créateur ne s'est pas perdu dans ses créatures, il s'est divisé en elles et y demeure comme la vérité de chaque chose singulière : il y a une partition de chaque être, (phénoménologiquement une double nature), qui rend compte et de sa limite (son incapacité à signifier le Tout), et de sa participation au premier principe (sa capacité à tendre vers le Tout). La part mauvaise de la création n'exprime pas, dans ce scénario cosmologique, la malignité d'un mauvais principe, mais la pesanteur ou la matérialité que le Créateur a dû susciter pour exprimer et fixer des êtres. Ce monstre qui résume et symbolise la passivité, l'inertie ou la souveraineté démoniaque du monde est donc aussi une émanation du divin. Il est de même ascendance que le tueur de monstre. La division selon laquelle ces deux "frères" s'opposent est la division intérieure à chaque unité significative, la double postulation qui explique le déchirement de la créature entre ses deux "natures" – déchirement ou division eu égard à l'unité du composé. "Frère âne, mon corps" : fondamentale fraternité des opposés. Significativement, cette opposition-dédoublement (supportée par une identité des opposés sans laquelle il n'y aurait pas purification de soi sur la victime : l'ennemi meurtri est le suppôt de mon propre mal), opposition cosmologique, peut se dire opposition de "beaux-frères", car elle a pour objet la séparation et la disposition de la nature et de la sœur, de la nature de la sœur.

Apocatastase et "compassion de l'Impassible"

Le monde n'est pensable que s'il y a du divin dans les choses singulières, de l'Un dans le multiple. La singularité individuelle, l'existence,ne peuvent être rédimées que si elles participent du divin. Pour que l'Un puisse exister dans les choses, il est nécessaire qu'il s'y incarne ; c'est ce qui a lieu s'il meurt en elles. Le sacrifice du dieu est une propriété formelle des théogonies. Pour que surgisse un monde, il faut un démembrement de l'Un – nécessaire à la création des choses en même temps qu'à leur rédemption – une division du divin dans ses créatures, qu'il s'enfonce au plus profond des ténèbres (le droit canon interdit de construire l'église au-dessus d'un édifice déjà existant afin que le divin puisse communiquer sans intermédiaire avec le centre de la terre). C'est cette dialectique qui est mise en scène dans l'opposition des héros solaires et des dragons. Mais les démons sont des anges révoltés et vaincus qui participent d'un même principe naturant. Leur déchéance, ou chute, résulte de la catabase du divin. Le Titan vaincu, comme le fait remarquer Plutarque, à propos du démembrement de Dionysos, n'est autre que l'être fait de terre (titanos est le gypse ). De cette glaise foudroyée par Zeus, seront faits les hommes : froide argile et feu divin.

Sur le plan de la simple cohérence théologique, il faut bien que le mal soit quelque chose de divin si rien n'existait que Dieu qui a créé les choses. Quand les démons auront fait soumission (en hébreu, "Satan" signifie "l'adversaire"), la polarité nécessaire à la manifestation n'existera plus et le monde disparaîtra. On lit, par exemple, dans Samkya Samita, III, 47 : "Depuis Brâhma, jusqu'au brin d'herbe, la création est pour le bénéfice de l'esprit jusqu'à ce qu'il ait atteint la connaissance suprême". Le monde phénoménal n'existe ici que parce que l'esprit le soutient en se reconnaissant en lui. La rétraction psycho-mentale du monde extérieur réaliserait sa pure et simple annulation : à l'instant où le dernier esprit aura réintégré l'Esprit, la création se résorbera. La création, comme le mal, ne peut être qu'une polarité du divin, une dégradation ; la nature s'éloignant de Sa ressemblance, comme dit Saint Thomas. Ecoutons Bossuet sur cette question dans son 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême : "Chaque créature a ses caractères propres avec ses qualités et ses excellences... Mais Dieu étant une lumière infinie, il ramasse en l'unité simple et indivisible de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dispersées deçà et delà dans le monde... J'admire dans les anges damnés les marques de la puissance et de la libéralité de notre Dieu... Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! comment s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient révoltées contre Dieu ?... Les fous marcionites, et les manichéens encore plus insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les démons étaient méchants par nature : ils n'ont pu se persuader que s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu jamais se séparer de Dieu volontairement... Pourquoi vous tourmenter, ô marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe mauvais qui précipite les créatures dans la malice ? Ne comprenez-vous pas que Dieu étant lui seul la règle des choses, il est le seul qui ne peut être sujet à faillir : et sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez de vous dire que les anges étaient des créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étaient pas impeccables ? "Il n'y a donc pas de principe mauvais, mais une nécessaire dégradation de l'Etre dans ses créatures, processus de la création.

Que les ennemis soient en réalité des frères, c'est le paradoxe dont rend compte le concept origénien d'apocatastase en définissant un renouvellement final de l'univers, une restauration des âmes à l'innocence primitive. Pour Guillaume Pétersen, au dix-huitième siècle, la fin des temps verra la conversion de Satan lui-même. L'abbé Lamy, curé de la Courneuve, disait : "N'oubliez pas que Lucifer est un archange ! Ne discutez pas ! Respect à Lucifer !" Concilier le monisme et le dualisme est une des croix de la tradition. Pour sauver les existences, il faut sauver la matière et la rédemption n'est possible, absolument parlant, que si l'on pose que le composé humain est fait de dieu céleste et de dieu "déchu". Il n'y a pas alors d'irréductibilité du divin à la matière ; pas de dualisme, mais un Un.

Si, pour une théologie de l'Un, le Combat est le processus qui libère l'Un de ses potentialités, un pur et simple dédoublement, phénoménologiquement, c'est une purification. Les anneaux du Serpent, le Python que vainct l'Archange, le Constricteur, se donnent à comprendre génériquement comme "Sphinge" (de sphiggein : étreindre). S'arracher à l'étreinte est alors l'acte essentiel de la création : "Par la séparation de ce qui était en premier, ce qui vient ensuite apparut." (R.V. X, 27, 23) et c'est quand le sacrifiant fait une offrande que le Ciel Père s'arrache à l'étreinte (R.V. I, 76, 6). Le dieu-héros s'oppose à une figure maternelle-masculine (son double impur), car le sacrifice d'une figure féminine n'aurait que le résultat d'une simple suppression, alors que ce qui est visé est une rédemption ou séparation de son féminin. Cette opposition qui divise le masculin (exogamie) prend ici tout son sens d'alliance : dans une version de Parsifal, par exemple, le roi Karados est sauvé d'un serpent par son beau-frère ; ce serpent a été suscité par sa propre mère pour le perdre. L'alliance matrimoniale est alliance contre un féminin fantasmatique. Ainsi l'anthropophagie rituelle des Tupinamba pourrait-elle être grossièrement définie : "Finir dans l'estomac d'un ennemi-partenaire, pour ne pas finir dans le giron d'une femme". Le rocher que frappe Indra pour libérer le bétail, les fleuves et toutes choses qui y étaient encloses est dit giri : montagne. Cette montagne est la caverne, le giron où se gire Soma enseveli. L'extraction de soma in divinis est la signification ; le Sens consiste en l'acte de conversion du Serpent (vide : Note sur l'acte sacrificiel en Inde ancienne).

Cette dialectique de l'Un et du multiple dans le processus créateur est mise en œuvre dans un certain nombre de mythes sacrificiels, tel celui de Dionysos-Zagreus. Et c'est dans cette conception que les néo-platoniciens comprenaient la passion de Dionysos. Proclus, par exemple, dans sa discussion du Timée de Platon, estime que ce dernier n'a fait qu'interpréter la doctrine orphique. Le mythe est alors interprété comme une solution au paradoxe du monisme et du dualisme : le corps démembré de Dionysos représente l'ordre dispersé au sein de l'univers ; les Titans sont le principe de division hostile à l'unité et le cœur de Dionysos est l'esprit indivisé. Les Titans s'étant incorporé le divin et Zeus ayant fait surgir l'homme de leurs cendres, l'homme paie par l'existence le crime titanique, mais, substantiellement, il recèle du divin.

On voit que le mythe de ce type (dont la passion christique est une variante) constitue un renversement par rapport aux procédures que nous avons évoquées jusqu'ici. Ce n'est plus une puissance céleste qui triomphe d'une puissance terrestre, mais des Titans qui triomphent du fils divin. La réversibilité des rôles et la polarité du divin étaient le dispositif qui permettait au divin de pénétrer la matière, c'est ici à la suite d'une lutte inégale (le sacrifié est un enfant leurré, le Christ tend la joue gauche... ) où le vainqueur est le vaincu, la victime le héros, que le créateur va rédimer les existences. Un tel dispositif ne peut être opératoire qu'à partir du moment où le divin s'affranchit de la dualité. "Le divin, dit Empédocle (frag. 134), n'est pas équipé de membres et d'une tête humaine... il n'a ni pieds, ni genoux rapides, ni sexe couvert de poils. Non, il est seulement un esprit saint, inexprimable, qui, par ses pensées agiles, parcourt le monde en un clin d'œil". "Ce par quoi le Père engendre est la nature divine" écrira Saint Thomas (Somme, 1, 27, a, 2). Le Père n'est plus un opposé, un frère ennemi, terme d'une polarité réversible ou rétractable, mais une transcendance qui a absorbé la dualité. Dans la théogonie orphique, le démembrement de Dionysos est précédé de plusieurs royautés issues de coups d'états parricides (celles d'Ouranos, de Cronos et de Zeus). On peut comprendre le sacrifice du fils comme la solution d'un problème cosmologique : c'est en faisant sacrifier son fils et en le ressuscitant, et non plus en sacrifiant son double chthonien, que le divin pénètre le monde terrestre. Le bénéfice de cette solution a pour contre-partie l'éloignement, l'"incompréhension", du divin et du mal (manichéisme). L'acte créateur n'est plus le fait d'un héros céleste qui terrasse un dragon ("Du souffle de sa bouche [Dieu] précipita [Satan] au fond des abîmes. Il tomba du ciel ainsi qu'un éclair" (Bossuet, sermon cité) mais – on voit que les deux scenarii coexistent dans la pensée chrétienne – participe du démoniaque : c'est le Titan qui met à mort le fils de Dieu. Alors que c'était l'opposition qui soutenait l'ordre cosmique, s'affirme ici le caractère démoniaque de la violence vitale, passion terrestre qui vise, comme l'exprime la guerre primitive, l'arraisonnement du féminin.

Il y a dans la guerre, dans le sacrifice, une passion du sang qui répond à la nature féminine. Nier le sang par le sang, superposer le flux masculin au flux féminin, régulariser les flux, c'est s'attacher à la nature. Il y a là contradiction ("Ils tentent de se purifier du sang en se souillant de sang", dit Héraclite) dès lors que les fonctions féminines peuvent être pensées et reprises sans être imitées. La prise de conscience des processus conceptuels ouvre une telle voie. Le sacrifice du dragon était le moyen de féconder la terre – réinterprétation de la féminité ; production du sacré – quand on comprend que c'est la représentation (la "pensée agile" d'Empédocle) qui est à l'origine du monde, hypostasiée en un Dieu Un, l'homme peut s'arracher au cycle sans fin de la violence qui organise la circulation des femmes, fonde le statut d'homme et justifie la promesse d'immortalité. L'homme n'a plus besoin de s'opposer à l'homme, l'opposition n'a plus qu'une face, celle de l'amour ; elle est le regard du même. De la transmission de l'humeur virile (vide infra : chapitre 9.3 : La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie) naît une nouvelle forme de l'unique religion conception de l'homme par l'homme – si l'on résume la religion à la théorie du vivant et à la revendication par l'homne du meurtre significatif (du sacrifice) : le mouvement par lequel l'homme s'arrache à la nature est homologue au mouvement par lequel l'homme se sépare de la femme, posée comme l'indifférencié de la nature. Cette représentation justifie l'appropriation de la culture par l'homme.

Dans la pensée chrétienne, le Christ substituant l'amour à la violence, l'immortalité individuelle (la conception en vérité) résulte de la fécondation de l'âme du croyant par l'ingestion du corps désincarné (non-violent) du Christ : "Quiconque hait son frère est un homicide. Nous savons que nous sommes passés de la vie à la mort parce que nous aimons nos frères". "Celui qui n'aime pas demeure dans la mort". (Jean, 3, 14, 15) Assimilation qui arrache d'un même mouvement l'homme à la femme et l'âme au corps démoniaque. Si le Christ se contentait de faire des miracles, il ne serait qu'un banal héros solaire. "Il éclaire aveugles-nés, dit Bossuet dans le 1er sermon pour le dimanche de la Quinquagésime, il fait marcher les paralytiques, il délivre les possédés, il ressuscite les morts"; cécité, absence de pieds ou boiterie, possession ou corruption physique sont autant de traits classiques de la forme chthonienne, pythienne ou non-manifestée de l'être. Mais "ce n'est pas là qu'il nous sauve. Jésus-Christ est livré à ses ennemis et se laisse écraser". "Comme un ver de terre", poursuit Bossuet en une expression remarquable, "c'est là qu'il devient notre Rédempteur". Il sauve l'incarnation et se montre fils de Dieu en récusant la positivité de la violence, en s'assimilant à la forme la plus passive et la plus informe du vivant, ce ver de terre qu'aucune structure n'arrache à l'indistinction. Si cette souillure vivante, ce non-manifesté, cet im-monde dont est issue la vie et à quoi elle retourne peuvent être sauvés, si Dieu les sauve par l'incarnation-rédemption de son fils, alors toute créature peut remonter à son origine. La souillure passive est ici sauvée sans dédoublement du dieu ; plus exactement, il s'agit d'une division sans perte qui fera l'objet du dogme de la Trinité. Car la "compassion de l'Impassible" (Origène) n'engage pas le Père dans l'incarnation du Fils, contrairement à ce que soutint l'hérésie patripassienne (= le Père souffrit). La passion christique rachète la polarité existentielle, le dédoublement qui fut (et qui reste) nécessaire à la manifestation et sauve ainsi, par rétroaction jusqu'au premier homme et, par anticipation, jusqu'au dernier.

L'apothéose d'Héraclès

La faute est re-créatrice et non, à proprement parler, créatrice. L'œuvre de salut de la création ne peut être menée à terme que par une émanation du Principe, une incarnation qui s'oppose à une autre incarnation qui, elle, assume et synthétise le "mal". Héros solaires et puissances des ténèbres, aigle et serpent, "beaux-frères". Dans le texte visé plus haut, Indra assume une double fonction de création et de mise en ordre de la création, il est dieu et héros, le principe cosmologique de la distinction contenu dans l'acte du meurtre jouant le rôle de principe créateur. Non-contradictoirement d'ailleurs, si le principe cosmogonique peut être considéré comme l'hypostase du principe cosmologique. La création ex nihilo est le processus d'un auto-sacrifice, elle ne comporte aucune faute. Mais, phénoménologiquement, la réalité première est celle du devoir de distinction, péché d'origine dont l'Un est, par hypothèse, absout. La réorganisation du cosmos étant lié à la disparition du tueur, il y a là une consécution logique qui associe la faute (meurtre d'un "frère", double impur) au salut du monde. La faute du héros, fils du divin, tel Héraclès, signe son incarnation : ses pertes l'organisation du monde et son ultime perte, retrait de sa forme, son apothéose ou retour à l'origine. Le destin du guerrier est gouverné par une même loi : attirance fonctionnelle pour la mort, sacrifice, qui l'arrache, son ou ses exploits accomplis, à la nature terrestre.

Le mal terrassé, englouti, assimilé et transformé – processus dont le cannibalisme est la lettre – le héros doit assumer les conséquences d'un acte dont les bienfaits se développent dans la création. Il entre dans un état qui est à l'opposé de celui dans lequel il était quand on l'a vu triompher. L'exécuteur tupinamba, lui aussi, "disparait". Suspendu entre ciel et terre, soumis à des prescriptions identiques à celles qui marquent les premières règles d'une fille, il est déconnecté de la vie sociale. Après sa retraite, il renaît, publie un nouveau nom et accède à un nouveau statut, terme d'une initiation. Cosmologiquement, en portant le coup mortel, le héros a libéré la puissance ordonnatrice qui se répand à nouveau librement dans la création. La libération de cette force impliquant le meurtre de la puissance qui la contenait, il doit neutraliser le "mal" que comporte cet acte. Thevet explique, à propos des précautions dont s'entoure le tueur : "Ayant ceste folle persuasion, que faisant autrement, il tomberoit en quelque malheur, et peut estre il y laisseroit la vie ; je pense que c'est le ver de la conscience, qui, sans qu'ils le cognoissent, les afflige ainsi de ceste opinion." (p. 201) II s'agit probablement davantage d'un problème de physique que d'un problème de morale – au moins au sens où Thevet l'entend – sauf à considérer que le cœur de la morale est dans la représentation, ce qu'indique notre terme de "conscience". Un indéfectible lien enchaîne le tueur à sa victime. Ainsi, la tête coupée de Namuci poursuit-elle Indra ; ainsi, Indra, "apeuré", s'enfuit-il pour avoir vu un "vengeur du serpent" (R.V. I, 32, 14) Le meurtrier, dit-on, finit toujours par mourir des conséquences de son acte. En réalité, la mort est le destin du guerrier (Clastres, 1977 : 96-98), mort sensée, forme même de la signification : destin de l'homme brave, disaient les Tupinambas. Qu'il s'agisse, d'ailleurs, de la vengeance du mort, qui se manifeste par des maladies – lèpre, éléphantiasis... – qui défont la forme du tueur, ou de la mort héroïque, "apothéose" du guerrier, toutes deux signifient disparition de l'avatar terrestre du héros. Mais, dans le premier cas, celui-ci est repris par la terre, tandis que dans le second, il est enlevé au ciel. Cette dernière assomption, négation de la nature, est la négativité créatrice qui se donne comme fondement de l'ordre naturel. La conflagration des principes qui réalise la deuxième création – mise à mort de l'ennemi, puis abattement du héros ; ces deux temps signifiant l'appropriation ou le retournement du mal – n'est concevable que s'il y a assomption finale du héros.

La mort d'Héraclès est liée au mariage avec Déjanire (Tueuse d'homme) conquise par le fils de Zeus sur le dieu-fleuve Achéloos doué du pouvoir de métamorphose. Au moment de traverser 1'Evénos en crue, le passeur -le centaure Nessos - tente de violer Déjanire ; de l'autre côté du fleuve, Héraclès lui décoche en plein cœur une flèche empoisonnée du venin de l'Hydre. Avant d'expirer, Nessos confie à Déjanire le secret d'un philtre propre à lui conserver l'amour d'Héraclès : "Si tu mélanges la semence que je viens de répandre sur le sol avec du sang de ma blessure... et que tu en enduises secrètement la chemise d'Héraclès, tu n'auras jamais à redouter ses infidélités." (Apollodore, II, 7-6 ; Sophocle,Trach. 555-577 ; Diodore, IV, 46). En vue d'un sacrifice en action de grâces à Zeus pour la prise d'Oechalie, Héraclès envoie Lichas à Trachis où se trouvait Déjanire pour lui demander la tunique et le manteau dont il se servait dans ces solennités. Instruite par Lichas de la passion que son époux nourrissait pour Iole et voulant regagner sa préférence, Déjanire frotta la tunique avec le philtre que le centaure lui avait malignement donné. Ou bien : après avoir tissé une chemise de sacrifice, elle la frotta de la mixture secrètement gardée dans un récipient scellé. Elle remit la chemise à Lichas en lui demandant de ne pas l'exposer à la lumière. Ayant revêtu la tunique et jetant de l'encens sur le feu, Héraclès ressentit tout à coup une vive douleur comme s'il venait d'être mordu par un serpent : la chaleur avait fait fondre le poison du philtre qui se mélangeait maintenant à son sang. Hurlant de douleur, renversant l'autel, il essaie d'arracher la tunique ; mais celle-ci lui colle au corps et c'est sa propre peau qu'il s'arrache par lambeaux tandis que son sang jaillit en bouillonnant.

Héraclès demande qu'on le transporte sur un bûcher dressé sur le plus haut sommet de l'Œta. Quand le bûcher, allumé par Philoctète "le pur", commença à crépiter, il s'étendit, faisant de sa massue un oreiller pour sa tête. Son visage était maintenant empreint de la sérénité heureuse d'un convive, couronné de fleurs, entouré de coupes emplies de vin. La foudre alors tomba du ciel sur le bûcher et, d'un seul coup, le réduisit en cendres. Elle avait consumé la partie mortelle d'Héraclès. Sa ressemblance avec Alcmène s'était détachée de lui comme la mue d'un serpent et toute la majesté de son divin père se répandit sur lui. Un nuage enveloppa la scène tandis que Zeus, dans le fracas du tonnerre, l'enlevait au ciel sur un char tiré par quatre chevaux.




L'apothéose d'Héraclès. (Louvre)


Formellement, la mort du héros est un sacrifice (Héraclès construit lui-même son bûcher) qui lui permet de remonter à l'origine. Selon un oracle, seul un être issu de l'Hadès pouvait tuer Héraclès : sa mort consiste dans la séparation de son engeance mortelle par exacerbation sur son corps de la nature sauvage et titanique (le sang de l'Hydre, le sperme du centaure) et de la féminité (la passion "déjanirienne" ) qui vaut purification de son être héroïque et dont le terme est l'apothéose. L'écorchement d'Héraclès, c'est l'arrachement de cette tunique de peau en suite du poison que la passion féminine communique à son sang et qui le précipite au bûcher :
"Ce filet tissé par les Erinyes et dont je meurs, attaché à mes flancs et qui dévore ma chair. . . C'est une femme au corps de femelle, sans rien d'un mâle qui m'aura ainsi terrassé... Sous tel coup, je me révèle, hélas (pleurant comme une fille) une simple femme".
Tel est le "lamentable état" du corps héroïque qui a "abattu le lion tapi à Némée, fléau des bergeries, bête formidable et féroce ; et l'Hydre de Lerne ; et le troupeau des centaures monstres hybrides et farouches, tout d'orgueil, de brutalité et de violence folle ; et la bête de l'Erymanthe ; et le chien à trois têtes de l'enfer souterrain ; monstre invincible né de l'horrible Echidna ; et le dragon gardien des pommes d'or aux frontières du monde." (Sophocle, Trach. 1046 s.)

C'est divisé, purifié de son corps, que le héros atteint le zénith de sa gloire. Cette mort, destin du guerrier, n'est la part tragique de son existence que référée à la passion de la vie, souche naturelle de l'existence. Se livrer à la vie ou se délivrer d'elle et lui donner sens. Ainsi s'expose une unité des cultures sous le concept de sacrifice et l'unité, au sein des cultures, de la voie guerrière et de la voie religieuse telle que l'énonce, par exemple, cette phrase de la grande épopée indienne : "L'homme qui rejette son corps soit dans la forêt (c'est-à-dire comme ascète) soit dans la bataille, après avoir célébré de grands sacrifices, celui-là va à la gloire." Rejeter son corps, c'est la guerre sensée, c'est la religion – c'est le sacrifice. Apparaît ainsi une fonction spécifiquement masculine du sacrifice, concurrente, complémentaire ou homologue aux fonctions féminines, et leur donnant sens. Les Aztèques pensaient que le soleil était soutenu dans sa course ascendante par les guerriers morts au combat et dans sa course descendante par les femmes mortes en couches. A Sparte, d'après Plutarque (Lyc. 27; 3), "il n'était pas permis d'inscrire sur les tombeaux les noms des morts, excepté ceux des hommes tombés à la guerre et ceux des femmes mortes en couches." Opposition et complémentarité dite dans la destination du scalp de l'ennemi. Si la prise de son scalp "féminise" l'ennemi en assimilant sa tête à un sexe sanguinolent (dans le mythe menomini, les femmes en quête d'hommes dissimulent le coeur de leurs captifs dans leur chevelure - Lévi-Strauss,1968 : 286), il "virilise" le jeune guerrier et permet à sa sœur de tenir sa part de féminité. Le langage de la guerre est parfois employé pour décrire l'accouchement – ainsi chez les Aztèques, la naissance était-elle saluée par des cris de guerre, "car l'accouchée venait de livrer bataille; elle était un brave guerrier. Elle venait de faire un captif : elle avait capturé un bébé" (Florentine Codex, VII : 167) – tout comme le langage de l'accouchement celui de la tactique militaire: en Grec, "les dérivés [de lochos] se rapportent soit à la notion d'accouchement, soit à l'emploi militaire." (Chantraine, 1977: s.v. Lechetai ; Loraux, l98l : 41 ; cette proximité, toutefois, est perceptuelle et non conceptuelle. Elle se fonde sur la signification première de lochos : "être couché" qui donne : lochios,qui concerne l'accouchement et lochos, être couché en embuscade). La division significative ou réjection du mal, mise en scène dans l'idéologie de la guerre ou du sacrifice, n'est pas moins essentielle à la reproduction de la société que sa multiplication physique si elle a pour terme l'achèvement de la différence des sexes sans lequel il ne saurait y avoir reproduction de l'espèce.

FIN de la 2ième partie

3ième partie : III - 8.14 L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers


Plan du chapitre 8 :

III - 8.1 Introduction
III - 8.2 Maîtrise technique et maîtrise politique : l’assimilation
III - 8.3 “Levi’s, Lacoste, Lénine” : la dialectique des “3 L”
III - 8.4 Le retournement : les limites de la foi
III - 8.5 Malaise civilisateur, aise de l’homme sauvage : la subjectivité de l’homme objectif
III - 8.6 Une aptitude néo-corticale à créer un monde hors du monde
III - 8.7 L’original et son cadre
III - 8.8 Renoncer à la vérité
III - 8.9 L’invention est un jeu d’enfant
III - 8.10 “Il y a de la superstition à ne pas croire à la superstition”
III - 8.11 Leçon de l’objectivité
III - 8.12 La découverte de l’autre homme
III - 8.13 Ethnographie Tupinamba (1)
III - 8.131 Ethnographie Tupinamba (2)
III - 8.132 Guerre, sacrifice, différence des sexes
III - 8.14 L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers
III - 8.15 Que signifie "Porter la bonne parole" ?
III - 8.16 Aux origines de l'anthropologie






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