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4 Éléments d'Ethnographie Indienne (en cours)



Mots clés : Inde védique Sacrifice Ethnomathématiques

Champs : Anthropologie religieuse Ethnographie villageoise Route des Indes



1- Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne

2- L'aigle et le serpent

3- Rues de Pondichéry

4 - Nobili et la "querelle des rites Malabares"

5 - L'expansion européenne et les Cies des Indes


anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Les Compagnies des Indes orientales ;
une introduction : Dupleix et La Bourdonnais
"Tous ces gens [les Jésuites, Dubois, La Bourdonnais] sont riches. Comment se sont-ils enrichis ?
En naviguant. Depuis 1717 vous êtes dans l'Inde ; qu'avez-vous fait pendant ces quinze ans ?
Où est votre fortune ?"

Dupleix à Vincens, lettre du 13 octobre 1733
(cité par Martineau, p. 120).

Le négoce des produits asiatiques a donné naissance à des sociétés commerciales d'État, les compagnies des Indes, au statut plus ou moins hybride selon l'intervention de la puissance publique dans leur activité, bénéficiant notamment, pour la compagnie française de 1664, du droit de fief, du droit d'administrer la justice et de battre monnaie. L'article XXVIII de la "Déclaration du Roi portant Etablissement d'une Compagnie pour le commerce des Indes orientales" (août 1664) stipule ainsi :
"Appartiendra à la dite Compagnie à perpétuité, en toute propriété, Justice et Seigneurie, toutes les terres, Places et Isles qu'elle pourra conquérir sur nos ennemis, ou qu'elle pourra occuper ; soit qu'elles soient abandonnées, désertes ou occupées par les Barbares, avec tous droits de Seigneurie sur les mines, minières d'or et d'argent, cuivre et plomb et tous autres minéraux, même le droit d'esclavage et autres droits utiles qui pourroient nous appartenir à cause de la souveraineté desdits Pays".

Ces compagnies ont le monopole de l'armement et du commerce, privilège qui répond à l'importance de l'investissement requis par ce type de négoce, à la durée d'immobilisation des capitaux, à la fortune de mer et aux aléas commerciaux (et aux usages juridiques d'une époque où la liberté de commerce est inconnue). La Vereenidge Oost Indische Compagnie (V.O.C.), modèle que les autres nations européennes chercheront à imiter est créée en 1602 par les Provinces-Unies. Elle réunit par souscription un capital de 6 300 000 florins. L'importance de ce capital, souscrit publiquement et réparti en 2 200 actions, constitue une innovation qui est à l'origine des sociétés par actions. La disposition d'un fonds important et permanent autorisait la mise en place d'installations fixes et l'organisation d'un commerce régulier. Chaque compagnie disposait ainsi de loges ou de comptoirs, dont Labernadie donne les définitions respectives, tirée d'"un mémoire sur l'Inde en 1753 : 'Comptoir signifiant un endroit dont on a la propriété et loge n'étant autre chose qu'une maison de commerce dans une ville ou tout autre terrain dont on n'a pas la propriété'" (1936 p. 59). La ville de Pondichéry, interface fonctionnelle entre la production locale et régionale et la demande européenne, jouira ainsi de revenus d'impôts, de droits d'entrée et d'affermage, du droit de battre monnaie...

Une économie au service du Prince, tel est le "mercantilisme" dans la critique d'Adam Smith. La collaboration, mais aussi la concurrence, des intérêts privés et des intérêts "nationaux" expliquent les contradictions du "mercantilisme", quand la planification étatique entend encadrer le capitalisme individuel, contrôlant des sociétés où sont engagés négociants, personnages de l'État, le roi lui-même, soit des associés qui n'ont pas nécessairement les mêmes objectifs. La Compagnie française de 1664 dont la création avait pour objet, dans l'esprit de Colbert, de doter la France d'un outil de commerce en mesure de concurrencer la compagnie hollandaise, se caractérise ainsi par la participation modeste des négociants, près des deux tiers des actions ayant été achetées par la famille royale et la noblesse de cour (voir : La Compagnie Française des Indes Orientales de 1664). Dernis (I, p. 84-86) donne la liste, au 3 mars 1665, "des Intéressés en la Compagnie des Indes Orientales, qui ont voix active et passive pour la nomination des Directeurs, Caissier, et Secrétaire de la Compagnie" avec la « Maison Royale" (la Reine, Monseigneur le Dauphin, Monseigneur le Prince de Condé), soit quelque 80 personnalités dont la plupart font partie de l'administration royale et de la noblesse de robe (dont Colbert, Richelieu, Berryer, de Hotman, de Pontchartain, Mazarin, Caron...).

Politique et commerce

"L'Inde de qui toute la terre a besoin, et qui seule n'a besoin de personne."
(Voltaire, Esssai sur les mœurs et l'esprit des nations."
Œuvres complètes, éd. Sautelet, 1827, vol. 1, chapitre IV, p. 1076)

Une différence notable avec l'aventure malgache décrite et commentée par François Martin (voir : La Case, les Sorabe, l'Histoire) : rassades, manilles, toiles et autres objet de traite n'ont pas cours ; les européens achètent, mais ils n'ont pas ou peu à offrir en échange, que l'argent. Le commerce aux Indes est presque à sens unique, il mobilise sans retour les moyens monétaires des européens. Cette remarque était déjà celle d'un auteur latin, Pline l'Ancien (23-79 après J.-C.) qui écrivait au premier siècle de notre ère : "Le commerce avec l'Inde, La Chine et la péninsule arabique soustrait environ 100 millions de sesterces annuellement à notre empire : voilà au bas mot ce que nous coûte le luxe et les femmes" (Histoire Naturelle, 12.84). C'est presque un lieu commun de l'époque que d'insister sur ce déséquilibre. "Vous pourrez même encore observer, écrit François Bernier dans son Voyage contenant la description des États du Grand Mogol, de l'Indoustan, du royaume de Cachemire, etc., comme l'or et l'argent faisant ses tours de la surface de la terre, vient enfin s'abîmer en partie dans cet Indoustan ; car de celui qui sort de l'Amérique et qui se disperse dans les divers royaumes de notre Europe [...et] de cette quantité que les Hollandais tirent du Japon, où il y en a des mines [le Japon, dont plusieurs mines sont en exploitation à l'époque pré-moderne, est en effet la deuxième source de production d'argent] qui converge vers l'Indoustan, fait de ce royaume "un abîme d'une grande partie de l'or et de l'argent du monde, qui trouve plusieurs moyens d'y entrer de tous côtés, et presque pas une issue pour en sortir (1830, tome premier, p. 277-278 et p. 280).


Statue de Mahé de La Bourdonnais. Sculpture en bronze, Saint-Denis de la Réunion, 1853.
(Œuvre du sculpteur Louis Rochet, inaugurée le 15 août 1856).


François Bernier, qui séjourne en Orient de 1656 à 1669, médecin à la cour du Grand Moghol, Aureng-Zeb, sous-titre ainsi ses Voyages : « Où il est traité des richesses, des forces, de la justice et des causes principales de la décadence des États de l'Asie, et de plusieurs événements considérables ; et où l'on voit comment l'or et l'argent, après avoir circulé dans le monde, passent dans l'Indoustan dont ils ne reviennent plus ».
L’analyse de Bernier est l’occasion de rappeler que le commerce dit « des Indes », animé par les compagnies du même nom, a quelque peu effacé le rôle précurseur des navigateurs et commerçants portugais et le rôle de l'argent japonais dans le développement des échanges. Avant les Hollandais, ces commerçants se sont insérés dans les réseaux d'échange préexistant à l'arrivée des européens, allant négocier le poivre de l'Inde contre les soies de Chine, puis celles-ci contre l'argent du Japon. De fait, stimulées par la demande asiatique et européenne ainsi que par l'utilisation de nouvelles techniques d'extraction, les minas de prata du Japon (signalées sur une carte de 1561 de Bartolomeu Velho, une carte d'Abraham Ortelius datée de 1589 dénommant Hokkaido : "Isla de Plata" - La découverte du Japon par les Européens, édition de Xavier de Castro, Paris : Chandeigne, p. 83 et 87) vont fournir une part importante de la production nécessaire aux échanges mondiaux (voir : Guillaume Carré, « Contes d’argent et de cendres », Cipango, 17, 2010, 11-61). On visite aujourd'hui, dans la préfecture de Shimane, le site archéologique d'Iwami Ginzan, « la Montagne d'argent d'Iwami », équivalent japonais du Cerro Rico américain.


C'est ce commerce "monstrueux" qui ressort du "parallèle à faire entre l'écoulement d'un milliard dans le gouffre d'Asie depuis plus d'un siècle et le chétif résultat d'un débouché de quelques centaines de mille livres qu'obtiennent aujourd'hui les produits de notre sol et de notre industrie". (A. Arnould, De la balance du commerce de la France, 1791, p. 270, cité par Haudrère, 1993, p. 45) La matière échangée contre les biens manufacturés, en effet, est l'argent. "Ce commerce n'est pas un commerce d'échange, ou ne l'est que dans une proportion inégale". L'argent et l'or viennent des colonies espagnoles d'Amérique. Les piastres sont achetées à Cadix, à Amsterdam ou à Bayonne, ces dernières alimentées par la contrebande. La quantité de métaux précieux ainsi exportés vers l'Inde par les français est estimée à trois ou quatre mille tonnes pour le XVIIIe siècle (Haudrère, id. p. 46).

Dans le Siècle de Louis XIV (ch. 29), Voltaire tempère ce constat :
"On forma une compagnie des Indes occidentales en 1664, et celle des grandes Indes fut établie la même année. Avant ce temps, il fallait que le luxe de la France fût tributaire de l’industrie hollandaise. Les partisans de l’ancienne économie timide, ignorante, et resserrée, déclamèrent en vain contre un commerce dans lequel on échange sans cesse de l’argent qui ne périrait pas contre des effets qui se consomment. Ils ne faisaient pas réflexion que ces marchandises de l’Inde, devenues nécessaires, auraient été payées plus chèrement à l’étranger. Il est vrai qu’on rapporte aux Indes orientales plus d’espèces qu’on n’en retire, et que par là l’Europe s’appauvrit. Mais ces espèces viennent du Pérou et du Mexique; elles sont le prix de nos denrées portées à Cadix, et il reste plus de cet argent en France que les Indes orientales n’en absorbent."

Mahé de la Bourdonnais, dans une lettre de 1733 à Peyrenc de Moras, commissaire du roi auprès de la Compagnie des Indes (Les Français dans l'Océan indien au XVIIIe siècle, Labourdonnais et Rostaing, Les Indes Savantes, Paris 2004) argumente à ce titre :
"Si c'est un mal nécessaire aux compagnies de tirer l'argent de leur pays pour leur commerce des Indes, ce leur doit être une obligation indispensable de rechercher un remède à ce mal. ["Car ce n'est pas nous seuls qui donnons le branle à cette affaire, les Anglais, les Hollandais, les Portugais, les Danois, Manille, Moka, Perse, tous apportent de l'argent dans l'Hindoustan." (p. 23)] Il n'y en a point d'autre que de favoriser un grand commerce aux Indes qui, en enrichissant les particuliers, fasse entrer dans le Royaume une partie des fonds que l'on est contraint d'en tirer. L'exemple nous en est donné par les Hollandais et les Anglais (id. p. 15).


Le commerce « d’Inde en Inde », comme le suggère La Bourdonnais, permet, pour partie, d’obvier aux conséquences, visibles et incriminées, de cet échange inégal. Il n’est pas le seul fait des « particuliers ». L’activité de la compagnie hollandaise est représentative à cet égard : grâce au monopole des épices des Moluques et à ses comptoirs indiens de cotonnades, au Coromandel et au Gujrat, elle peut s’insérer dans le commerce asiatique avec un investissement métallique moindre. De surcroît, le monopole du commerce avec le Japon après l’expulsion des portugais (1640) lui permet d’acquérir, contre des soieries chinoises et des épices, l’argent japonais qui, avec l’argent venu d’Amérique, dynamise les échanges mondiaux. L’argent d’Amérique arrivait en Inde soit d’Europe, dans les vaisseaux des compagnies, soit du Moyen-Orient où il avait servi à payer les acquisitions des européens, soit directement d’Amérique par le « galion de Manille » en provenance d’Acapulco.


Appauvrir les États, alors que les véritables fins d'une Compagnie, reconnaît La Bourdonnais, doivent être d'"enrichir l'État" (id. p. 15) ; "enrichir les particuliers" et non les actionnaires, reproche porté à La Bourdonnais lui-même auquel il a fait réponse ainsi : un des directeurs "[lui] ayant demandé avec aigreur comment j'avais si bien fait mes affaires et si mal celles de la Compagnie, 'j'ai fait mes affaires selon mes lumières, et celles de la Compagnie selon vos instructions', lui répondis-je" (Mémoires historiques, p. 51), voilà deux critiques récurrentes contre les compagnies d'Orient. De fait, le commerce d'Inde en Inde, aux mains de particuliers, est à l'origine des fortunes les plus importantes de Pondichéry. "On ne vient aux Indes que pour faire des affaires, affirme La Bourdonnais. L'opinion contraire ne peut être exigée, n'étant pas naturelle" (cité par Haudrère, 1993, p. 59).



Ananda Ranga Pillai note dans son journal, à la date du samedi 7 décembre 1754, la conversation suivante avec Godeheu, successeur de Dupleix :

"Lorsqu'il eut congédié Madanânda Pandit, M Godeheu me prit à part dans une chambre et me dit : "J'ai à vous parler d'une certaine affaire. Vous devrez me dire toute la vérité. - Soit, approuvai-je. Il poursuivit: N'est-il pas vrai que les anciens Gouverneurs ont fait de l'argent ? Je voudrais bien, moi aussi, faire de l'argent, mais par des voies honnêtes. Nul autre que vous ne peut m'en faire avoir. Lorsque M. Lenoir était Gouverneur, il fit le bonheur des commerçants et des habitants; il rechercha le profit de la Compagnie et lui-même y gagna beaucoup. On sait tout cela en France. M Dumas fit de l'argent d'une manière ou d'une autre. Mais, à mon arrivée, j'ai appris que M Dupleix s'enrichit par des voies illégales. A coup sûr, je ne veux pas faire de l'argent à sa manière. Aidez -moi à en gagner comme M. Lenoir et M. Dumas". Il s'étendit longuement sur ce sujet.
– M Lenoir, répondis-je, ne se gêna pas pour accepter des présents des négociants et des habitants lorsque c'était sa fète, au Nouvel An et en d'autres occasions. Les marchands de la Compagnie lui proposaient des présents pour obtenir facilement des contrats mais il refusait obstinément de les prendre. Ils voulaient alors lui faire de petits cadeaux, mais, même ceux-là, il lui arrivait de les refuser. Du commerce de Moka il tira de gros profits, mais rarement par d'autres voies. M Dumas, lui, faisait de l'argent par le commerce et d'autres voies, et vous savez comment M Dupleix amassa une fortune" (Journal, IX. p. 111 ).


"Tous ces gens sont riches. Comment se sont-ils enrichis ? En naviguant. Depuis 1717 vous êtes dans l'Inde ; qu'avez-vous fait pendant ces quinze ans ? Où est votre fortune ?" écrit Dupleix dans une lettre à Vincens (lettre du 13 octobre 1733, cité par Martineau, 1920, p. 120). Ces profits particuliers sont-ils compatibles avec les intérêts de la compagnie ? De même que le "port-permis", qui offrait aux officiers le transport de marchandises pour une valeur qui pouvait représenter plusieurs fois leur solde, ces pratiques révèlent une surprenante intrication qui relèverait vraisemblablement de ce qu'on appelle aujourd'hui le "conflit d'intérêts". En 1734, La Bourdonnais s'était associé avec Lemery Dumont et, aux termes de cet accord où il est explicitement articulé que l'intention des deux contractants "n'est nullement de se procurer le moindre bénéfice aux dépens de la Compagnie", ceux-ci prennent toutefois la précaution, si la Compagnie "inaprouvait" le présent traité, de se garantir sécurité réciproque, c'est-à-dire "à faire son possible pour empêcher que l'autre ne soit dénoncé" (catalogue de l'exposition Mahé de Labourdonnais, Archives départementales, 1987 ; AN. 94 AQ 11 : "Contrat passé entre Mahé de La Bourdonnais et Lémery Dumont, Paris, 26 septembre 1734"). Orry de Fulvy, lui-même, commissaire du roi, se trouve être un débiteur important de La Bourdonnais – et d'ailleurs peu disposé à rembourser à son créancier les 150 000 livres que celui-ci lui a prêtées... (Haudrère, 1992, p. 106 s.). Dans une lettre à Simon Gilli, directeur de la Compagnie des Indes, datée de 1764, Voltaire constate : "Les directeurs de la compagnie des Indes, demeurant à Paris, ne peuvent gérer dans l'Inde ; et il est impossible qu'un conseil, qui donne des ordres de si loin, puisse être responsable à Paris des malversations, des négligences et des démarches inconsidérées qu'on peut faire dans la province de Carnate" (Correspondance, édition Beuchot, 1832, tome XII, p. 150-151). D'où "la nécessité pour la Compagnie d'avoir des employéz aussi intelligents que fidèles [...]et, selon le mot de La Bourdonnais, mal pour mal [dans la difficulté de les trouver ensemble] mieux vaut être exposé à l'intelligence de son employé qu'à la merci d'une fidélité ignorante" (Les Français... p. 24).

Mais il est un embarras sans doute plus important propre à "cette Compagnie qui, selon les mots du petit-fils de La Bourdonnais, éditeur de ses Mémoires historiques,
ne sut jamais faire ni la guerre, ni la paix, ni le commerce ; qui était toujours divisée et qui toujours persécuta ceux qui lui donnèrent quelque éclat ; après la perte de ces deux hommes illustres [Dupleix et Mahé de La Bourdonnais], elle n'eut plus qu'une ombre d'existence qui bientôt s'évanouit" (Mémoires..., p. 210). Il tient dans la nature politique de son expansion. Les compagnies de commerce sont colonisatrices et, de fait, entrent en compétition avec les autres compagnies "nationales". La concurrence commerciale se double d'une concurrence nationale. L'irénisme commercial de Colbert, par lui ainsi défini : "Depuis que le Roy a pris l'administration des finances, il a entrepris une guerre d'argent contre tous les Etats de l'Europe […] il a formé des compagnies qui, comme des armées, les attaquent partout" ; "Le commerce est une guerre perpétuelle et paisible d'esprit et d'industrie entre toutes les nations" (Clément, Lettres de Colbert, t. VII, p. 250 et t. VI, p. 269) est démenti par les faits. Dans la lettre à Gilli citée, Voltaire argumente : "... je pense que notre maheur vient en partie de ce qu'une compagnie de commerce dans l'Inde doit être nécessairement une compagnie guerrière", rappelant la philosophie de l'actionnaire : "Je souhaite que nous en fassions beaucoup [de gains], que nous dépensions moins, et que nous ne mêlions de faire des nababs que quand nous aurons assez de troupes pour conquérir l'Inde". Bien que l'idéal des négociants, exprimé par la voix des directeurs, soit le commerce sans politique, cette "guerre paisible" mobilise en réalité des moyens militaires dont la Compagnie française cherche à faire l'économie. Ainsi, dans une lettre de juin 1754, année du rappel de Dupleix, Montaran rappelle-t-il Bussy à cette politique :
"Tous les efforts que la Compagnie a fait ne servent pour ainsy dire qu'à la jetter dans de nouveaux embarras, et quel que soit l'immensité des conquêtes que vous nous présentés, tout le monde pense uniformément que des possessions beaucoup moindres, mais tranquilles, devroient satisfaire l'embition de la Compagnie ; si vos peines et vos soins peuvent parvenir à ce but, c'est pour lors qu'ils seront véritablement utiles [...] En attendant je ne laisserai pas de faire valoir auprès du ministre tous vos services ; mais je vous le répète, la paix et la tranquillité de l'Inde en doivent être le terme" (Sous-série C2 des Archives nationales. Correspondance à l'arrivée en provenance de l'Inde française. Correspondance de Bussy avec le Conseil de Pondichéry, 1754-1756).

Les plans de Dupleix ou de La Bourdonnais, acteurs du "terrain" sont tout autres. La Bourdonnais, convaincu que "la neutralité dont la Compagnie se flattait était [...] une chimère" (Mémoires..., p. 46) expose ainsi sa stratégie, rapportée dans son Mémoire justificatif au comte de Maurepas.
"Si vous agréez mon projet, lui dis-je, j'armerai en guerre six vaisseaux et deux frégates, et je partirai pour l'Inde. Voici mon plan : si la guerre se déclare, j'irai en course ; et dans les premiers momens je suis en mesure de ruiner le commerce des Anglais, et même d'entreprendre sur leurs colonies. Je remettrai à la Compagnie, pour des lettres de change, tous les fonds dont je m'emparerai. Par-là elle se trouvera dispensée de faire sortir de l'argent du royaume [...] Si la guerre ne se déclare pas lorsque je serai dans l'Inde, je chargerai à frêt pour la Compagnie [...] Mais il est évident que si la guerre se déclare, je ferai le plus grand coup qu'on ait jamais fait sur mer" (id., p. 43-44). "Le ministre sentit bien toute l'importance de ce projet, et il parut le goûter. Mais en même temps il me fit entendre que, dans l'opinion de la Compagnie, la guerre ne devait pas s'étendre au-delà du Cap de Bonne-Espérance, parce que les compagnies anglaises et françaises avaient intérêt et étaient, disait-on, dans l'usage d'observer entre elles la neutralité dans l'Inde." (id. p. 45)
En réalité, rapporte La Bourdonnais, le contrôleur-général Orry lui fit part "des ordres du roi" : "Sa Majesté, me dit-il, veut armer une escadre pour l'Inde. Elle fournira deux de ses vaisseaux, le Mars et le Griffon : la Compagnie en fournira quatre, le Fleury, le Brillant, l'Aimable, la Renommée et deux découvertes : Sa Majesté vous choisit pour commander cette escadre. Il faut que vous exécutiez dans l'Inde, pour la Compagnie, le projet que vous aviez formé pour votre compte particulier" (id. p. 46). Ces ordres, "à l'insu de la Compagnie", et, aux yeux de ses directeurs, contraires à ses intérêts (ils "trouvaient intolérable qu'un pareil projet d'armement eût été résolu sans avoir été concerté avec eux [...] et ils annonçaient partout cet armement comme propre à ruiner la Compagnie, parce qu'il devait inutilement occuper ses vaisseaux, lui coûter beaucoup et ne lui rien produire" - id. p. 47) révèlent l'intention politique de cette entreprise commerciale.

Les "deux hommes illustres" s'opposent mais aucun ne croit en la neutralité du commerce. Dupleix voit les limites du commerce de la Compagnie et son coût. Il propose "d'acquérir 600 000 livres de revenus dans des pays qu'une poignée de monde suffit pour garder" (cité par Haudrère, 1991, p. 25). La Compagnie tempère : "Soyons contents de ce premier pas, ne songeons point à nous agrandir et à être grands terriers" (cité par Haudrère, 1991, p. 25). Encore : "On pose pour principe qu'il ne convient point à la Compagnie de se rendre en Inde une puissance militaire, et qu'elle doit se borner aux objets de commerce, en conséquence de ce principe, elle ne doit point avoir d'établissements dans l'Inde que ceux qui sont nécessaires à son commerce [...]" (id. p. 26) Association de marchands et compagnie d'État, la Compagnie est un instrument politique. C'est le "commissaire du roi", en relation avec le ministre qui est la voix de cette intention. "Depuis la déclaration de la guerre, rapporte La Bourdonnais, le ministre donnait souvent, à l'insu de la Compagnie, des ordres secrets qui devaient toujours être exécutés, quoi qu'elle pût en avoir donné de contraires : c'est ce que porte expressément la lettre du ministre [Orry] en date du 7 mars 1744 (pièce justificative n° 7) (Mémoires..., p. 163). "Je n'ai pas instruit la Compagnie, dit le ministre, de ce dont je suis convenu avec M. de Maurepas : ainsi vous vous conformerez exactement à ce que je vous ai marqué ci-dessus, quoique vous puissiez avoir d'autres ordres de la Compagnie" (id. p. 163-164).

L'affaire de Madras

L'affaire de Madras, au-delà de l'opposition personnelle entre Dupleix et La Bourdonnais, révèle deux conception du contrôle du commerce avec l'Inde. La Bourdonnais est sans doute partisan quand il déclare que Dupleix "préférait au bien général de l'État et de la Compagnie son bien personnel et l'intérêt particulier de Pondichéry" (id. p. 122) et que sa politique "ne tendait qu'à deux fins : la première, de s'emparer de Madras pour en disposer à son gré ; et la seconde de garder les vaisseaux, pour rester seul maître de toutes les forces de l'Inde." (id. p. 167). Il est plus juste et plus précis quand il critique le plan de Dupleix de transporter le commerce de Madras à Pondichéry en s'appuyant sur une analyse socio-économique de la ville, de son histoire et de son environnement.

"Les Juifs et les Arméniens eurent le choix [après la prise de la ville], ou de voir piller leurs effets et leurs marchandises, ou d'aller s'établir à Pondichéry. À l'égard des naturels du pays, on les réduisit à la nécessité de se sauver, en rasant la Ville Noire qu'ils habitaient, et qui était le centre du commerce. Enfin, ce qui doit encore paraître plus incompréhensible dans la politique de M. Dupleix, c'est qu'après avoir entièrement détruit la Ville Noire, qui pouvait seule intéresser à cause du commerce, il fit des dépenses énormes pour fortifier la Ville Blanche, qui n'était qu'une place inutile. On crut transporter tout le commerce de Madras à Pondichéry, mais Madras n'est point d'une place dont l'importance réside dans ses fortifications. Ce n'est pas le corps de la place, ni même l'intérieur de la ville, qui fait sa richesse ; elle ne doit son opulence et sa réputation qu'au commerce des Anglais et à cette multitude d'habitations et de manufactures qui se trouvent répandues dans les terres, à vingt ou trente lieues aux environs, et sous la domination du Grand Mogol et l'on conçoit que ces manufactures n'auraient pas moins subsisté, quand Madras aurait été détruit. Pouvait-on se flatter que des ouvriers disséminés dans la plaine, sujets du Grand Mogol, accoutumés aux mœurs et aux usages des Anglais avec lesquels ils sont dans l'habitude de négocier, bien traités d'ailleurs par cette nation, et tranquilles dans des habitations commodes, où ils trouvent toutes les facilités de la vie et du commerce, abandonnassent les établissements formés et avantageux, pour passer dans un pays comme Pondichéry, où la liberté du commerce est si bornée, qu'on peut en quelque sorte la regarder comme interdite aux particuliers. Cet espoir d'attirer à Pondichéry tout le commerce de Madras n'était qu'une chimère dont on a bercé le peuple [...] Mais l'expérience a bien prouvé que je ne m'étais pas trompé quand je pensais que la destruction de Madras n'était et ne pouvait pas être profitable au commerce de Pondichéry [...] À la première paix, Madras sera rendu à l'Angleterre, et deviendra plus florissant que jamais." (id. p. 188-189)



La statue de Dupleix à Pondichéry

La Bourdonnais décrie évidemment le triomphe romain organisé à Pondichéry par Dupleix : le gouverneur de Madras et les officiers anglais "donnés en spectacle à tout le peuple, à la tête duquel parut M. Dupleix, entouré de gardes à cheval, d'éléphans, et d'une musique militaire, enfin avec tout l'appareil d'un souverain et tout l'éclat d'un vainqueur" (id. p. 188)

La stratégie de La Bourdonnais est celle d'un marin conscient du rôle essentiel de la maîtrise des mers dans le développement et la protection du commerce en cause. "Pour se convaincre que les Français risquaient tout, et que les Anglais ne risquaient rien dans ces traités [les "demi-traités" de neutralité négociés par Dupleix avec les gouverneurs des établissements anglais à la déclaration de guerre], il suffit d'observer que les Anglais avaient ou devaient avoir dans l'Inde des vaisseaux de guerre et des vaisseaux marchands ; tandis que les Français n'y avaient et n'y devaient naturellement avoir que des vaisseaux marchands de la Compagnie, et pas un seul vaisseau de guerre" (id. p. 64). Pas de commerce profitable sans moyens militaires, en effet : "Voilà ce qui s'appelle soutenir le commerce" écrit La Bourdonnais à propos de l'envoi par l'Angleterre de quatre navires de guerre pour "faire payer 130 mille piastres que des Arabes devaient à des particuliers" (Lettre de La Bourdonnais à M. de Moras, concernant les affaires de la Compagnie de France dans les Indes orientales, 1733 (Les Français dans l'Océan indien..., 2004, p. 48). La Bourdonnais prend acte de la faible implantation démographique des européens en Inde pour justifier son projet de faire de l'Île de France "une autre Batavia, c'est-à-dire l'entrepôt le plus commode et le plus sûr pour les vaisseaux de la Compagnie" (Mémoires..., p. 34). "Dans les grandes villes dont je viens de parler [Pondichéry, Madras, Négapatan] [en effet], il y a à peine six à sept cents hommes qui soient de la nation dont elle porte le pavillon, et ces six à sept cents hommes sont composés de cinq à six cents soldats, trente ou quarante employés et vingt ou trente marchands particuliers" (id. p. 130).

Après les mécomptes de l'aventure de Fort-Dauphin, la Compagnie met "ses affaires en bon train" : "depuis la dernière Assemblée générale en 1685", "ses fonds se trouvant monter à deux millions cent mille livres [...] son Commerce fut assez heureux, puisqu'elle fit deux répartitions à ses Actionnaires en 1687 et 1691, revenant ensemble à 30 pour cent" (du Fresne de Francheville, 1738, p. 83-84). "Tel est l'état de la célebre Compagnie des Indes, établie depuis 1719, et tout à la fois si utile et si heureuse, conclut du Fresne au terme de son ouvrage : si utile dans son Etablissement par l'avantage qu'en retirent le Royaume en général, et les Colonies en particulier [...] Un Hôtel vaste et magnifique dans un des plus beaux quartiers de cette Capitale est le lieu où [ses administrateurs] sont assiduëment rassemblez, sous un Chef ou Président, qui est ordinairement des Conseils du Roi, et toujours d'un mérite éminent. Celui qui remplit aujourd'hui cette premiere place, est Monsieur ORRY DE FULVY, Intendant des Finances [...]" (id. p. 157-158).

L'engagement de l'État dans la compagnie des Indes, sa puissance financière et ses privilèges régaliens en font, en effet, une institution singulière qui concentre à la fois pouvoir économique et prérogatives politiques. C'est la haute société qui se lance dans l'aventure de la mer, de la finance et du commerce. Le premières tentatives, on l'a vu, mettaient en commun (ou en concurrence), associés à des négociants, des hommes comme Fouquet ou le duc de la Meilleraye, soit de hauts personnages de la noblesse en mesure d'engager des fonds importants. Richelieu avait soutenu la Compagnie française de l'Orient et de La Meilleraye, à l'origine de la création de Fort-Dauphin. Les notables des grands corps de l'État monarchique et spécialement du contrôle général des Finances se retrouvent à la direction de cette institution hybride où ils représentent les intérêts du roi face aux actionnaires. L'administration de la Compagnie, à Paris, dans l'hôtel Tubœuf dont elle fait l'acquisition en 1719, et dans le port de Lorient, est une illustration d'une culture administrative qui anticipe l'État moderne. La Compagnie était considérée comme un placement sûr. Voltaire, qui a "une partie de [son] bien sur elle" (lettre du 23 avril 1760) écrit : "La compagnie des Indes, fondée avec des peines extrêmes par le grand Colbert, fut pendant quelques années une des plus grandes ressources du royaume" (Louis XIV, op. cit., ch. 29, p. 241). Au-delà de ses contradictions propres, des conflits politiques qui ont marqué son histoire, des travers engendrés par le monopole (la liberté, prérequis de la concurrence étant au principe du commerce), son développement était borné par l'étroitesse de son marché. Le 3 avril 1790, l'Assemblée nationale décrète que "le commerce de l'Inde, au-delà du cap de Bonne-Espérance, est libre pour tous les Français" et supprime ainsi le monopole de la Compagnie.


La fièvre de l’Orient

La mise en vedette de l’Inde ne doit pas faire oublier que, dans l’imaginaire européen (et dans le réel : les marchandises importées), l’Orient forme un tout. L’Orient, c’est la découverte d’un monde d’où viennent les épices, mais aussi des produits manufacturés, soie, porcelaine, tissus… dont la qualité surpasse les produits européens. L’appellation « les Indes » qui désigne à la fois les Indes orientales et les Indes occidentales, hérite de la confusion des européens croyant aborder l’Asie par la route de l’ouest. C’est en réalité l’opulence mystérieuse de l’Orient, et principalement de la Chine, qui attise la curiosité et les intérêts. Installé à Cochin, le marchand et érudit italien Filippo Sassetti n’envisage pas de rentrer en Europe sans avoir vu la Chine « pays qui regorge de tous les biens de ce monde et dont les habitants sont d'un raffinement extrême dans tous les arts » explique-t-il dans une lettre du 20 janvier 1586 (quella terra è ricchissima di tutti i beni mondani, e i popoli più squisiti in tutte l'arti (Lettere edite e inedite di Filippo Sassetti, raccolte e annotate da Ettore Marcucci, Firenze : Le Monnier, 1855, p. 330). Ce serait « ne goûter que du pain ordinaire lors d'un repas fastueux » (però che partirsi di qui senza vedere Malacca, Molucco e la Cina, mi parrebbe che fusse d'una cena molto splendida non gustarne se non el pane che si mangia comunemente ogni giorno, le 10 février 1586, p. 379-380).

La Chine… Il existe un arrondissement de Montréal dénommé « Lachine », appellation héritée des recherches de Cavelier de La Salle (qui débarque en Nouvelle-France en 1667) d’un passage de l’Atlantique vers la Chine. Il existe aussi, sur la côte ouest, un autre lieu dit « Port Conclusion », attribué par George Vancouver en 1792 qui avait pour mission, comme l’indique le titre de son ouvrage « … de vérifier qu’il existe à travers le continent de l’Amérique, un passage pour les vaisseaux de l’océan Pacifique nord à l’océan Atlantique nord » (voir : A voyage of discovery to the north Pacific Ocean, and round the world ; in which the Cooast of North-west America has been carefully examined and accurately surveyed, undertaken by His Majesty’s command, principally with a view to ascertain the existence of any navigable communication between the North Pacific and North Atlantic Oceans, London : John Stockdale, 1801, volume VI, p. 15-16). L’exploration de Vancouver, qui suit la côte et remonte jusqu’à 61° 30’ de latitude Nord (Port Conclusion), met un terme aux espoirs de découvrir le passage fluvial transcontinental tant recherché. C’est dire la fascination qu’exerce la Chine sur les esprits éclairés, les voyageurs et les marchands – et l’espoir de la France de pouvoir accéder à l’Orient sans avoir à disputer la route aux autres puissances européennes.

Samuel Champlain, on le sait, est en quête de fourrures, mais son exploration avait aussi pour objet de « trouver le passage de la Chine sans les incommodités des glaces du Nort, ny les ardeurs de la Zone torride » (Champlain, 1603 in H. P . Biggar I, The Works of Samuel de Champlain, Toronto : The Champlain Society, 1936, p. 231). Il développe : « Plusieurs princes se sont efforcés de trouver par le Nort, le chemin de la Chine afin de faciliter le commerce avec les orientaux, espérant que cette route serait plus brève et moins périlleuse » (id. p. 226). Et argumente « Que sa dicte Majesté retireroit un grand et notable profit […] de la douane des marchandises qui viendraient de la Chine et des Indes […] [à la faveur du] raccourcissement dudict passage de plus d’un an et demy de temps, sans le dangier des cursaires et de la fortune de la mer et du passage, par le grand tour qu’il convient de prendre maintenant, rapporte mille sortes d’incommodités aux marchands et voyageurs […] » (in Hubert Deschamps, Les voyages de Samuel Champlain, Paris, PUF, 1951, p. 271-272).
La robe chinoise de Jean Nicollet, probablement reçue du Père jésuite Brébeuf, en vue d’une réception en Chine n’impressionna que les indiens Winnebagos. Nicollet fait savoir aux Winnebagos qu’il vient pour la paix. Les Winnebagos, rapporte le Père Barthélémy Vimont, dépêchèrent « plusieurs ieunes gens pour aller au devant du Manitouiriniou, c’est-à-dire de l’homme merveilleux ; on y vient on le conduit, on porte tout son bagage. Il estoit revestu d’une grande robe de damas de Chine, toute parsemée de fleurs et d’oyseaux de diverses couleurs […] » (Relation de ce qui s’est passé en la nouvelle France, en l’annee 1642 et 1643, par le R. P. Barthélémy Vimont, Paris : Sébastien Cramoisy et Gabriel Cramoisy, 1644, p. 10).
Avec les soieries, les européens découvrent avec émerveillement la porcelaine de Chine, céramique fine et translucide produite à partir du kaolin, aboutissement d’un savoir-faire millénaire. Cette cumulation historique des techniques de fabrication (dont on estime qu’elles atteignent leur point de perfection au XIIe siècle), mais aussi géographique, puisque c’est l’importation d’un oxyde de cobalt importé de Perse, sous les Tang (618-907), qui a permis de réaliser les pièces au bleu caractéristique acheminées par la route de la soie, est l’exemple, avec les indiennes, de l’avance du monde asiatique sur l’Europe… et d’une histoire qui ne lui doit rien. Les porcelaines arrivent aux portugais par Goa, qui vont bientôt négocier ces objets en Chine du sud pour leur propre compte. Le succès de la porcelaine, même « de caraque » (pour l’exportation), ne se dément pas. Cet article est une priorité des ordres d’achat transmis aux marchands des compagnies de commerce. Ce sont plusieurs millions de pièces qui seront ainsi exportées vers l’Europe.

Dans un chapitre de son ouvrage Fountain of Fortune, Money and Monetary Policy in China, 1000-1700 intitulé "Foreign Siver and China's “Silver Century” (1550-1650)", Richard von Glahn met en évidence les transformations causées par l'introduction d'argent – japonais mais principalement américain – dans l'économie chinoise. L'aubaine de l'argent américain permet aux européens d'accéder aux marchés asiatiques et procure à l'Empire du Milieu les outils monétaires ajustés à une économie pré-capitaliste dont elle a besoin. A partir des années 1570, un commerce indirect va s'établir entre le Mexique et la Chine. Les portugais de Macao envoient la soie et la porcelaine de Canton à Manille. De là, les marchands espagnols les convoient jusqu'à Acapulco et Mexico où était chargé l'argent destiné à la Chine. La confrontation de ces besoins complémentaires ne va pas cependant sans dérangement ni contrecoup. Si l'afflux d'argent a sorti l'économie européenne de sa consomption (mais aussi engendré une inflation importante : en 1658, dans sa Réponse à Monsieur de Malestroit, Jean Bodin expliquait : "l'abondance d'or et d'argent a fait enchérir toutes choses dix fois plus qu'elles n'estoyent il y a cent ans"), il a sans doute dynamisé l'économie chinoise, mais au prix d'un changement de valeurs, savoir la mise en place d'un commerce de nature financière, que les auteurs de l'époque n'ont pas manqué de relever, soulignant, eux aussi, le caractère improductif du commerce avec les européens. Li Yangong constate en 1573 : "Les barbares qui commercent avec le Japon [les portugais] utilisent exclusivement de l'argent pour acheter des marchandises, à la différence des nations de l'ouest [d'Asie centrale] qui apportent des marchandises pour en faire commerce. Les habitants du Fujian profitent de ces prix favorables pour se procurer de l'argent tout en échappant aux droits de douane" (p. 116). En 1551, Feng Zhang critiquait ces "marchands sans scrupule qui exportaient à l'étranger les précieuses marchandises de l'Empire du Milieu, soie, porcelaine, brocarts, damas, fer, qu'ils échangent non contre des marchandises, mais contre de l'or et de l'argent". En effet, les navires chinois viennent à Manille faire provision d'argent-métal contre des produits manufacturés. Aux yeux des commerçants chinois, plata es sangre. L'argent est ainsi "aspiré" par la Chine qui apparaît comme son lieu d'élection : "L'argent erre de par le monde dans ses voyages avant d'affluer en Chine, où il reste, comme si c'était là son centre naturel" (Gomes Solis, Arbitrio sobre la plata, Lisbon, 1621, cité par von Glahn, p. 128). Ce qui ressort clairement du ratio or/argent en Chine, soit 1/6 (1/8 en Inde), par rapport à l'Europe : 1/12.

Le Père Adriano de las Cortes, naufragé sur la côte chinoise en 1625, donne une représentation de type essentialiste de cet appétit monétaire de l'économie chinoise : "Leurs cœurs et leurs âmes sont à la poursuite de l'argent" ; "Quand il est question d'argent, il ne faut plus chercher chez eux ni parenté, ni obligations, ni amitié, ni encore moins sens moral" (Le voyage en Chine d'Adriano de las Cortes s. j. (1625), traduction, présentation et notes de Pascale Girard, Paris : Chandeigne, 2001, p. 235et 236). Mais sa description, quasi ethnographique, va aux causes.

Décrivant un pays fourmillant d'activité, Cortes relève la pression humaine sur l'environnement : "[…] en marchant sur des chemins plats, devant et derrière nous, de tous côtés et partout, nous étions entourés de villages, sans jamais perdre de vue, en chemin, ces lieux habités. Sitôt qu'on en avait dépassé un, on pouvait en apercevoir d'autres, sans un empan de terre qui ne soit cultivé en blé ou en plantes potagères et en légumes" (p. 104), avec un "grand nombre d'enfants de moins de douze ans" (p. 89) (qu'il attribue à la pratique de la polygamie) et une intense animation justifiée par la nécessité : "La quantité de marchandises que possèdent les Chinois n'est pas un argument suffisant pour prouver qu'ils sont très riches. D'une manière générale ce sont, au contraire, des gens extrêmement pauvres" (p. 239). "Ils le supportent parce qu'ils n'ont que la misère pour nourriture, qu'ils naissent, grandissent et meurent avec elle" (p. 245). De fait, consacrant plusieurs pages à la description de l'art de la récupération des Chinois, Cortes constate : "De toute chose, de tout déchet ils tirent parti et profit" (p. 247). Ce tableau d'un affairement universel explique que : "La Chine possède en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie humaine, et [que] s'il existe un royaume qui n'ait pas besoin des autres, c'est bien lui. Bien plutôt, c'est d'elle que sortent quantité de marchandises" (p. 225). En effet, "Chose indicible et qui fait l'admiration du monde entier est la quantité de soies de toutes sortes que la Chine possède et vend, des soies écrues ou traitées, torses ou floches, ainsi que de toutes les variétés de tissus que l'on en fait" (p. 227). De même, "Les Chinois ont la meilleure porcelaine et la faïence la plus fine qui se trouvent de par le monde. Ils en vendent beaucoup qu'ils emportent en Inde orientale et aux Philippines" (p. 232). "Toutes ces marchandises, les Chinois les vendent à Manille et à Canton, aux marchands de Macao. Depuis le temps qu'ils entretiennent avec les uns et les autres un si grand commerce et que ces deux villes sont pour eux comme deux mines ou deux fleuves au débit abondant, charriant l'argent qui entre chez eux chaque année par millions […]" (p. 234, nous soulignons).

C'est en effet la Chine qui est le principal "tombeau de l'argent", car l'économie chinoise, en puissance de s'intégrer à une économie mondiale vivifiée par l'apport d'argent américain, est bridée par une insuffisance de moyens monétaires. "Il manquent de cuivre, qu'ils font venir du Japon. Ils en tirent le peu d'argent qu'il contient et, l'ayant ainsi appauvri, ils le remettent dans le commerce après l'avoir travaillé. Ils en frappent aussi les petites pièces de monnaie qu'on appelle caixas et dont cent cinquante valent un peu plus qu'un réal castillan. Ce qui leur fait le plus défaut est l'argent, dont ils sont très pauvres, bien que l'on m'ait dit que certains royaumes en possédaient beaucoup de mines, mais ce doit être des mines pauvres en argent. Du moins, ce qui est certain et ce que l'on dit couramment est que leurs rois ne permettent pas qu'on les exploite afin que le travail de la terre ne soit pas abandonné et afin qu'on ne fasse pas sortir d'argent du royaume mais qu'en vendant leurs marchandises, il en rentre au contraire" (p. 235). Cette économie de type féodal, fondée sur l'exploitation de la terre et la captation des surplus, est travaillée par la montée en puissance de l'activité commerciale à partir des zones côtières. "En dehors de ces caixas de cuivre, ils ne se servent en Chine ni de monnaie d'or ni de monnaie d'argent. Ils fondent ce dernier en minces feuilles, et rare est la maison chinoise où, à peine la porte franchie on aperçoit immédiatement un instrument qui ressemble à de grands ciseaux, avec lequel ils coupent facilement l'argent en petits morceaux, argent dont ils se servent pour acheter ce dont ils ont besoin. Afin de recueillir les petites particules qui peuvent tomber au cours de cette opération, ils portent attaché à leur ceinture une sorte de grelot rempli de cire qu'ils appliquent sur la particule d'argent pour qu'elle s'y attache et, quand il leur semble qu'il y en a beaucoup sur la cire, ils la font fondre et récupèrent ainsi une petite quantité d'argent. Ils portent toujours avec eux de petites romaines avec lesquelles ils pèsent le morceau d'argent qui leur permettra de payer ce qu'ils achètent, et le vendeur qui s'apprête à le recevoir l'examine très attentivement. Comme il n'y a pas d'enfant qui ne sache reconnaître si l'argent est mélangé et quel est son aloi, soit ils l'acceptent, soit ils le refusent, soit ils font de nouveaux arrangements pour en donner plus ou pour en donner moins. Comme ils sont d'ordinaire mensura et mensura pondus et pondus, ils ont une balance pour ce qu'ils dépensent et une autre pour ce qu'ils reçoivent, et s'ils peuvent prélever une miette et ne pas la diviser, ils n'en font pas cadeau" (p. 236)…

Montesquieu résume cette mise en relation décisive des trois continents qui alimente, notamment, la « fièvre de l’Orient » : « L'effet de la découverte de l'Amérique fut de lier à l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; elle lui fournit la matière de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie qu'on appela les Indes Orientales. L'argent, ce métal si utile au commerce comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l'Univers comme marchandise. Enfin, la navigation d'Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique » (Montesquieu, De l'esprit des loix, Genève, 1749, p. 231). – Un double rapt de l’Europe (« ce petit cap du continent asiatique » écrira Paul Valéry en 1919), rapt d’argent en Amérique et rapt d’hommes en Afrique permet aux européens de prendre une part majeure dans le commerce mondial.


Références

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Dernis, Élie, 1755, Recueil ou collection des titres, édits, déclarations, arrêts, règlemens et autres pièces concernant la Compagnie des Indes orientales établie au mois d'août 1664. Précédé d'un Avertissement historique sur l'Isle de Madagascar, depuis 1506 époque de sa découverte, jusqu'au tems que le Roi la réunit à son Domaine, Paris : Antoine Boudet.
Fresne de Francheville, 1738, Histoire générale et particuliere des Finances, Paris : Debure l'aîné.
Haudrère, Philippe, 1991, La Bourdonnais, marin et aventurier, Paris : Desjonquères-Presses universitaires de France.
-- 1992, La Bourdonnais, Marin et aventurier, Paris : Desjonquères.
-- 1993, "La Compagnie des Indes", in Pondichéry, 1674-1761, l'échec d'un rêve d'empire, p. 44-66 (voir Vincent).
Français dans l'Océan indien au XVIIIe siècle, Labourdonnais et Rostaing (Les ), 2004, textes présentés par Philippe Haudrère, Paris : Les Indes Savantes.
Labernadie, Marguerite V., 1936, Le Vieux Pondichéry 1673-1815, Histoire coloniale d'une ville française, préface A. Martineau. Paris, Ernest Leroux.
Mahé de La Bourdonnais, 1892 [1751 et 1827], rééd. 1998 avec une préface de Philippe Haudrère, Mémoires historiques, Rennes : La Découvrance.
-- 1938, Mémoire des Iles de France et de Bourbon, annoté et publié par Albert Lougnon, Paris : Ernest Leroux.
Martineau, Alfred, 1920, Dupleix et l'Inde française, 1722-1741, Paris : Honoré Champion.
Ranga Pillai, Ananda, 1996, The private Diary of Ananda Ranga Pillai, 12 volumes. New Delhi : Asian Educational Services.
Vincent Rose, dir., 1993, Pondichéry, 1674-1761, l'échec d'un rêve d'empire, Paris : Autrement.
Voltaire, 1830, Œuvres complètes, tome XX, second vol. du Siècle de Louis XIV, édition Beuchot. Paris : Firmin-Didot.

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