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Copyleft : Bernard CHAMPION

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (.wmv) (.mov) (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40') (film allégé)
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

présentation générale du site

Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable
sur la page d'accueil
(2 Go, 1900 pages au format A4)
voir
SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures




Présentation du dossier pédagogique :

L'ancestralité
(champ : Madagascar, Réunion ; cultes traditionnels, christianisme)


Le dossier est constitué de plusieurs documents, dont un film de 40 minutes tourné dans le Sud-Est de Madagascar – qui peut être consulté en ligne (haut débit, de préférence). Le texte du commentaire de ce film est accessible (doc).
Les deux communications qui suivent peuvent être considérés comme une introduction.
Elle fait référence au "classique" sur le sujet : l'essai que
Robert Hertz a écrit en 1907, intitulé Contribution à une étude sur les représentations collectives de la mort.
Le texte de Robert Hertz est consultable sur ce site, en version résumée (doc). La version complète est consultable et téléchargeable (aux formats Word et Pdf) sur le site des "Classiques des sciences sociales" de l'université du Québec à Chicoutimi.
Une voie d'accès à cette question d'anthropologie religieuse est de comparer la représentation de l'ancestralité propre au christianisme et la représentation traditionnelle.
La doctrine funéraire de l'Église est fixée au Ve siècle. Le christianisme va déplacer le culte des morts de la famille à la communauté spirituelle (
ecclesia). La prise en charge des défunts par des médiateurs ecclésiastiques va profondément modifier les croyances concernant la représentation des morts. L'Église prie pour tous les chrétiens défunts "en taisant leur nom" (De Cura, IV, 6). Le lien charnel aux parents s'estompe et la relation à l'au-delà se fait par l'intercession des martyrs et des saints.
À cet effet, six documents sont proposés :
- la traduction française du texte d'Augustin (doc;
- une note de lecture d'un ouvrage qui présente la doctrine de Saint-Augustin sur le sujet, exposée dans le traité intitulé :
De cura pro mortuis geranda ("Des soins dus aux morts") (doc) ;
- un document internet qui résume la genèse du point de vue chrétien (doc) ;
- une lecture anthropologique de la Passion qui ouvre sur la question du devenir des morts ; (doc)
- une communication faite à un colloque (conjointement organisé par l'université d'Antanarivo et la Mission norvégienne) qui s'est tenu à Antsirabe du 6 au 9 avril 1992, par Öyvind Dahl sur la représentation du temps à Madagascar (doc).
- une présentation en .ppt intitulée "Razanisme et Christianisme"
Il est bien entendu indispensable de lire l'ouvrage de Louis Molet, publié en 1956 à Tananarive, Le Bain royal à Madagascar : explication de la fête malgache du Fandroana par la coutume disparue de la manducation des morts.


En guise d'introduction :

"Manger les morts" :
Y a-t-il une relation entre les techniques de sépulture
et la présence des morts parmi les vivants ?

Communication au colloque "Tet'vid : un autre regard sur la dépression dans l'Océan indien", 28-31 octobre 1992.


Je vais donc parler en écho à la communication que vous venez d'entendre ["Nourrir les morts pour régénérer les vivants"]. L'écho, vous le savez, est un affaiblissement d'une première émission : l'écho ne réussit jamais à faire aussi bien que la parole originelle… Mais il arrive aussi que l'écho, malicieusement ou non, par distorsion physique ou déformation mentale, contrefaçon de la parole qu'il croit imiter, ajoute, malgré lui, un sens à l'émanation originelle. Je forme ainsi l'espoir que cet exposé que j'avais rédigé dans l'abstrait et qui a déjà trouvé un titre sans que j'y sois pour rien ("Manger les morts" fait naturellement suite à "Nourrir les morts" quand on a la manducation des morts pour sujet et qu'un tel titre, isolé, aurait, davantage encore, surpris) trouve aussi sens dans les faits qui viennent d'être exposés.

Je remercie le docteur Jean-François Reverzy d'avoir invité ici un enseignant de l'Université de La Réunion. L'université est pauvre… et elle n'est pas toujours en mesure de rendre. Vous connaissez peut-être ce proverbe esquimau qui dit : "L'avare craint les cadeaux comme le chien craint le fouet", car il faut rendre… C'est donc avec une certaine appréhension, avec une double appréhension – car dans le monde traditionnel on n'évoque jamais les morts sans appréhension – que je vais parler d'un sujet difficile et passionné, celui de la manducation des morts. "Manger les morts : y a-t-il une relation entre les techniques de sépulture et la présence des morts parmi les vivants ?"

Je voudrais commencer en rappelant une évidence de la société traditionnelle qui concerne à la fois l'ordre et le désordre, l'infortune et la fortune : c'est que dans la société traditionnelle, et avec une insistance et une nécessité qui nous paraissent singulières, les morts font société avec les vivants. Il résulte d'ailleurs de cette proximité, tant le bon fonctionnement de la société des vivants que ses dysfonctionnements.

J'aimerais aussi rappeler qu'au XIXe siècle il y avait plusieurs centaines de cimetières à l'intérieur de la ville de Paris. Et que le déménagement de ces cimetières, à la périphérie de la ville, a été le fait de disciples d'Auguste Comte, adonnés à une conception de l'organisation sociale marquée par ce qui s'est appelé l'hygiénisme.

La naissance de la psychiatrie, telle que nous la connaissons aujourd'hui, notamment dans son principe d'individuation, serait donc contemporaine (je simplifie évidemment), de cette rupture fondamentale des vivants avec les morts, de cette émancipation que nous appelons progrès ou liberté. Je crois que c'est ici l'occasion de méditer cette phrase, écrite en 1936 par Julien Benda : "C'est la rançon d'une éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute l'espèce humaine". Cette phrase résume l'opposition conceptuelle – mais aussi le conflit historique – de deux systèmes de valeurs et leur nécessaire incompréhension sur la question qui nous retient : quelles relations, d'assistance ("Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs" dit Baudelaire), de protection ("Les ancêtres redoublent de férocité" titre Kateb Yacine) ou de prophylaxie (quand le cimetière familier est devenu une source d'infection) les vivants doivent-ils entretenir avec leurs morts ?

Je terminerai ce préambule en rappelant encore qu'on ne peut, sans faire violence à la société traditionnelle, comprendre comme régression ou pathologie, toutes ces formes du retour des morts que sont les apparitions, les possessions, les dévotions rendues aux esprits ou les cultes funéraires ouverts en réponse à l'envoi d'une maladie. Formes qui sont, en réalité, des modes de régulation cohérents avec une représentation de l'individu et de la filiation.

Comme le temps presse les vivants, je vais commencer par justifier par un raccourci, c'est-à-dire par une étymologie, une raison de l'emprise des morts sur la société des vivants. Il y a dans le mot "penser" un sens dont témoignent le vieil anglais et l'allemand : penser, c'est remercier. Thanksgiving Day, comme chacun sait, c'est l'action de grâce des "Pères pélerins" pour la première récolte en Nouvelle-Angleterre. Une constante de la société traditionnelle, c'est que les morts, sous la catégorie des ancêtres, sont considérés comme les maîtres de la prospérité des vivants.

Pour apprécier cette donnée universelle, il faut d'abord se représenter que les sociétés traditionnelles sont des sociétés agraires et qu'elles sont par conséquent fondées sur la reproduction des cycles naturels. Cette évidence est tellement sortie de nos évidences qu'il nous faut faire effort pour comprendre que, dans de telles sociétés, la politique et l'agriculture ont des enjeux identiques et qu'une fonction majeure du souverain est d'assurer la reproduction du cycle agraire.

"Cycle agricole" signifie calendrier, c'est-à-dire, fondamentalement, mort et renaissance de l'année. La mort de l'année est cette phase d'autant plus critique qu'elle associe la crise de la soudure alimentaire à l'attente angoissée du renouveau de la nature. (L'expression qui ne fait plus aujourd'hui que faire sourire : "La fin des haricots", traduisait cet achèvement critique des réserves alimentaires).

Ce n'est pas un hasard si les morts sont associés à l'espérance du renouveau de la nature. Couvreur, l'auteur du dictionnaire étymologique chinois avertissait qu'il était inutile de chercher dans les caractères chinois les abîmes de complexité que ses devanciers avaient voulu y trouver et qu'ils se réduisaient, en réalité, à la combinaison de quelques idées simples et fondamentales. L'idée simple et fondamentale, c'est ici que, dans la nature qui renaît, ce sont les morts qui renaissent.

La fin de l'hiver est à la fois le temps du retour des morts et du renouveau de la nature. Alors que beaucoup de nos fêtes sont profanes et pourraient se tenir indifféremment à n'importe quelle période du calendrier, il en est une qui reste liée au renouveau, c'est le Carnaval. Mais on ne sait plus guère que le Carnaval, période emblématique de réjouissances, était associé au retour des morts et aux apparitions des fantômes. Je solliciterai encore une fois l'étymologie pour expliquer cette relation apparemment contradictoire : une étymologie du mot masque renvoie à *mascus, terme indo-européen supposé désigner le filet qui servait à emprisonner les morts pour les empêcher de revenir sur terre.

On voit donc les morts impliqués selon deux valeurs contraires dans le renouveau de la nature : quand tout renaît, reviennent les bons morts, ceux dont on attend le succès de la récolte, mais aussi les mauvais morts, qui en veulent, eux à la prospérité, à la santé ou à la vie des vivants. Je parlais tout à l'heure de Thanksgiving Day. Pensons maintenant à une fête qui précède une autre fête des morts, Halloween, avec ses citrouilles évidées en forme de masque, supposées éloigner les mauvais esprits, et ses petits démons qui vont de porte en porte avec la formule rituelle : "Trick or treat !"

Ces généralités mises en place, je vais essayer d'exposer quel type de régulation les morts peuvent exercer sur la société des vivants, et ce en fonction des techniques de sépulture dont les vivants disposent. C'est en effet des "mérites" de la manducation des morts que je vais d'abord parler et, plus précisément, de ce qu'il en résulte des rapports des morts et des vivants.

Je vais d'abord faire référence au classique des pratiques funéraires qu'est l'essai que Robert Hertz a écrit en 1907, intitulé "Contribution à une étude sur les représentations collectives de la mort". C'est un classique dans la mesure où, traitant principalement des pratiques funéraires en Malaisie, Hertz dégage un concept qui se trouve être universellement opératoire : celui des doubles obsèques. C'est aussi un classique dans la mesure où Hertz n'est précisément pas ce que Roland Barthes appelait un "écrivant", c'est-à-dire un auteur dont la production passe sans reste dans une machine à traduire, mais un écrivain. Disciple de Durkheim, minoré par le maître quand l'œuvre de Durkheim, qui a marqué son temps est à peu près inutilisable aujourd'hui, les deux principaux essais de Robert Hertz, mort je crois à trente-cinq ans, continuent d'inspirer la recherche.

La théorie des doubles obsèques recouvre partiellement cette ambivalence des morts dans la vie des vivants -bénéfiques ou maléfiques- à laquelle je viens de faire allusion. Le mort récent, le défunt, vivant qui ne répond plus mais qui continue à hanter les esprits et à qui la toute-puissance de la pensée, cette faiblesse congénitale de l'homme, attribue l'omniprésence et l'omnipotence, est communément porteur de danger. Et c'est à la faveur du temps et de techniques appropriées qu'il accèdera au statut de dispensateur de prospérité qu'est l'ancêtre correctement et régulièrement invoqué et propitié.

Il existe donc plusieurs facteurs et plusieurs paramètres qui changent la nature mauvaise ou potentiellement mauvaise du défunt, dont le plus notable est le facteur temps. Mais les techniques de sépulture ont aussi une part majeure – en relation avec le travail mécanique et psychique du temps que sont la décomposition et l'oubli, d'ailleurs – dans la transformation du défunt en ancêtre. Des techniques de conservation du corps aux techniques d'anéantissement du cadavre en passant par celles qui accompagnent le processus naturel de la décomposition, le problème principal qui est posé aux vivants est celui de fixer le mort.

Pour étrangère, pour stupéfiante qu'elle nous soit, la pratique de la manducation des morts n'est nullement exceptionnelle. Je rappellerai ici une page de Montaigne (dont je donnerai le contexte tout à l'heure) : "Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïcque, ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la nourriture : comme nos ancêtres estant assiégés par César en la ville d'Alésia se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards et des femmes et autres personnes inutiles au combat…"

Nos ancêtres les Gaulois auraient donc, eux aussi… Mais davantage que la référence classique, c'est peut-être le jugement de Montaigne qui est remarquable : "Nous les pouvons donc appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie."

Ces phrases sont extraites du fameux chapitre des Essais intitulé "Des cannibales" qui traite des Indiens Tupinamba du Brésil qui mangeaient, eux, non leurs morts, mais leurs ennemis. Cette opposition de l'endocannibalisme de ceux qui mangent leurs morts et de l'exocannibalisme de ceux qui mangent leurs ennemis s'atténue d'ailleurs quand on apprend que les ennemis fait prisonniers au combat étaient consacrés à l'esprit d'un défunt mort chez les ennemis et que, comme Montaigne l'avait compris, on mangeait les ennemis pour récupérer, en réalité, la substance des parents dévorés par eux… (vide : chapitre 8.12 : La découverte de l’autre homme. Une « tant étrange tragédie » : le cannibalisme rituel dans le regard des voyageurs du XVIe siècle.)

Mais tout ceci ne nous rend pas l'anthropophagie moins mystérieuse, je le reconnais. On a, plus récemment, expliqué l'anthropophagie des Aztèques en disant que s'ils mangeaient leurs semblables, c'est parce qu'ils manquaient de protéines. L'explication positive est évidemment toujours à prendre au sérieux mais, en l'espèce, on a pu calculer que cela ne leur aurait fait que l'équivalent d'un hot-dog par personne et par an…

Il est certainement préférable, en l'occurrence, de s'en rapporter aux conceptions des principaux intéressés. La pratique de l'endocannibalisme est attestée aujourd'hui en Amazonie, chez les Yanomani, notamment. Le corps du défunt est incinéré et ses cendres, transportées avec le groupe dans ses déplacements, sont progressivement ingérées par les membres de la famille, mélangées à de la bouillie de banane. La justification qui est donnée à cette pratique est la suivante : c'est que la meilleure sépulture, la sépulture la plus honorable que l'on puisse offrir au défunt est celle de son propre corps et qu'il est de la dernière barbarie de laisser le cadavre à la consommation de vers. Il y a là aussi, d'évidence, une solution radicale au problème prééminent que j'évoquais tout à l'heure, celui de la fixation du mort et de la neutralisation de son âme. (Je rappellerai ici que cette neutralisation de l'esprit – de l'ennemi, cette fois – motivait l'art complexe des réducteurs de tête).

Mais l'endocannibalisme peut prendre des formes plus spectaculaires. Chez les Dayak de Bornéo, le cadavre des chefs et des notables était gardé à l'intérieur de leur maison jusqu'aux obsèques définitives. Le cercueil était scellé et les matières putrides qui s'écoulaient par un tuyau de bambou fixé au fond du cercueil, étaient soigneusement recueillies dans un vase de terre. Le quarante-neuvième jour après le décès, on examinait le contenu du vase, et s'il renfermait trop de matières une pénalité était infligée aux parents du mort "parce qu'ils n'avaient pas fait leur devoir"… En quoi ce devoir consistait, c'est ce que la coutume d'un autre groupe dayak nous apprend : on recueille les liquides provenant de la décomposition du cadavre et on les mêle au riz consommé par les parents du mort…

J'en viens maintenant à la raison qui justifie le sous-titre de mon exposé : Y a-t-il une relation entre les techniques de sépulture et la présence des morts parmi les vivants ? En anthropologie, on n'a pas d'idées et on s'intéresse aux idées des autres. C'est ainsi qu'un étudiant malgache de l'université de La Réunion m'a suggéré cet exposé en soutenant, devant son jury de D.E.A., l'idée que la psychologie malgache d'aujourd'hui doit être comprise dans la continuité d'une difficulté qui concerne la présence des morts parmi les vivants et, plus spécifiquement, les techniques de sépulture. (L'important n'est pas qu'une idée soit juste, mais qu'elle soit soutenue). Cet étudiant s'inspire évidemment de l'essai publié en 1956 à Tananarive par le pasteur Louis Molet et qui a causé un certain émoi à l'époque. Cet essai s'intitule : "Le Bain royal à Madagascar : explication de la fête malgache du Fandroana par la coutume disparue de la manducation des morts". Je ne suis pas en mesure d'avoir un avis personnel sur la question et je vous livre donc cette thèse comme une illustration de la question que j'ai posée.

Louis Molet pense et entend démontrer que nombre de pratiques funéraires à Madagascar s'expliquent par la coutume de la manducation des morts. Je ne citerai qu'un élément de sa démonstration. C'est une partie du témoignage d'un vieillard qui a donné à Mollet un récit écrit où on peut lire ceci :
"Cependant de cette manducation des morts, il y a des séquelles qui en démontrent l'existence (…) Aux temps malgaches, quand un prince Betsileo mourait on attendait deux mois pour l'enterrer. On attachait le corps (le saint), au pilier central, et les "Madiotanana" (ceux qui ont les mains propres) pressaient le corps pour en faire sortir toutes les humeurs et les liquides, qu'il recueillaient dans une auge en bois placée au-dessous. Les gens ne ressentaient aucun dégoût, mais ils croyaient que c'était une œuvre pie (comme s'il s'était agi de Dieu) et ils buvaient du rhum (de fabrication locale), et l'on versait cet alcool dans leurs mains avec lesquelles ils avaient pressuré le cadavre, (aussi peut-on littéralement dire qu'ils mangeaient du cadavre). Ce n'est que quand il était sec comme de la viande boucanée, que le corps du prince était enseveli (caché), d'autant plus qu'on l'avait frotté avec du sel pendant qu'on le préparait. Le ver, le plus gros, trouvé dans les humeurs était porté dans une cruche et versé dans une mare et était censé se transformer en fanany (serpent légendaire)"…



Un voyageur hollandais sur la côte nord-ouest en 1864 (François Pollen, naturaliste au Musée Royal d'histoire naturelle des Pays-Bas. Texte d'une communication de Pollen à la Société des Sciences et Arts de la Réunion.

Pélerinage d'un roi Antankar au tombeau de ses ancêtres.
(reproduit dans Omaly sy anio, n° 1-2, janvier-juin, juillet-décembre 1975, pp. 330-31.)

Quand chez ce peuple, un prince ou un roi vient à mourir, on expose le cadavre pendant quelques jours sur une place, à l'ombre de gros arbres. On s'y prend de la manière suivante : on construit une espèce de clayonnage en bambous, élevé de quelques pieds, sous un hangar disposé à cet effet ; on y place le cadavre couvert d'herbes aromatiques et de sable chaud, qu'on a soin de renouveler jusqu'à ce que le corps soit complètement desséché ; ensuite, on l'enveloppe de bandelettes de rabane fine ou de toile, et on le met dans un cercueil cn bois qu'on arrose avec de la graisse de breuf fondue, du sel et de l'arak malgache. Quand cette opération est finie, on suspend le cercueil à de fortes chaînes en argent attachées à quatre piquets, à quelques pieds de hauteur, et on couvre le tout d'une toile blanche. Sous le cercueil on place dans des calebasses, des pots ou des bouteilles, du bès-à-bès, une espèce de boisson malgache, faite de jus de canne fermenté et des feuilles d'un certain arbre du genre Acacia, connu chez eux sous le nom d'Ambati. L'exposition du corps, jusqu'à ce qu'il soit desséché, donne lieu à la plus dégoûtante coutume. Tous les parents, amis et serviteurs du défunt se tiennent autour du cadavre, en dansant, chantant et s'enivrant de bès-à-bès ; puis ils se frottent le corps avec le liquide putréfié qui découle des chairs en décomposition, et qui est reçu dans des pots placés sous le clayonnage où repose le cadavre. Aussitôt ces opérations préliminaires terminées, ils se mettent en marche solennelle vers la caverne destinée à recevoir le cadavre, ou plutôt la momie infecte. Ainsi s'étaient faites les funérailles de Tsimaminra, père de Ndrivotsi, et on allait renouveler par le prochain pèlerinage ces barbares coutumes. Toute la journée on s'occupa à faire les préparatifs pour notre départ du lendemain et à fabriquer l'horrible liqueur de bès-à-bès, avec laquelle on remplissait plusieurs vases, calebasses et bouteilles, et on n'oublia point de le goûter jusqu'à l'ivresse pour s'assurer si la fabrication avait réussi. Le jour du départ fut annoncé par un bruit féroce de tam-tam et de cornes de breuf. Une masse de pirogues, petites et grandes, se trouvaient sur la plage pour transporter les invités au lieu convenu. Le roi et ses deux frères désirèrent prendre place dans notre canot, que nous avions pour la circonstance orné avec les pavillons tricolores de France et de Hollande. Derrière notre canot, suivait une grande pirogue, dans laquelle se trouvaient les femmes du roi, ainsi que sa mère et ses sœurs ; dans la même pirogue se plaça encore une bande de joueurs de tam-tam et de cornes de bœuf, qui firent entendre pendant toute la traversée leur horrible musique. Venaient ensuite une multitude de pirogues de toute grandeur, portant les ministres du roi, ses hauts dignitaires, ses sujets et ses esclaves, tous armés en guerre : ce cortège s'augmentait des pirogues venant de tous les points environnants. C'était vraiment un curieux spectacle de voir cette petite escadre sous voile, avec notre canot comme un vaisseau-amiral en fête. Vers midi, nous entrâmes dans une petite rivière et mîmes, quelques instants après, pied à terre dans une forêt de palétuviers, où nous débarquâmes notre bagage et attendîmes les pirogues qui étaient derrière, pour nous mettre ensemble en marche solennelle [...]


Molet pense pouvoir expliquer certains traits de la psychologie malgache d'aujourd'hui par des difficultés liées à l'abandon de cette coutume. "Pour les Malgaches du temps de la manducation des morts, l'âme, ou l'esprit, était inhérente au corps et absorbée avec lui. Mais pour les Malgaches d'aujourd'hui, les défunts, qu'ils aient une âme ou non, ne sont pas morts, nous dirions presque qu'ils sont présents. Et l'existence de leur dépouille inhibe les vivants qui ne savent quelle conduite tenir à leur égard qui mette leur conscience à l'aise, en paix". "Jadis" les morts ne posaient pas de problèmes. On était quitte vis-à-vis d'eux quand on leur avait rendu les derniers devoirs et fait (…) disparaître leurs corps en le consommant. Non seulement, ils ne connaissaient pas la corruption, mais le groupe n'était pas réellement amoindri par leur disparition puisqu'il s'incorporait toutes les vertus et qualités du défunt et l'on émoussait même le ressentiment des ennemis, sacrifiés comme victimes, en leur faisant subir le même sort. Tout était relativement simple tout au moins quant à l'au-delà" "Mais les choses devinrent plus compliquées et confuses quand cette coutume funéraire fut remplacée par d'autres et que l'on était embarrassé devant le mort, son esprit et son cadavre. Quelle qu'ait été la solution qui soit intervenue, exposition sur une claie, décharnement rapide du squelette, enterrement provisoire, des doutes subsistaient sur les dispositions bienveillantes ou non du défunt. On ne savait au juste ce qu'était devenu l'esprit dont on commençait alors à soupçonner l'existence. De plus on n'avait pu empêcher la corruption ni la disparition de sa substance vitale perdue en même temps par le groupe." "Et devant d'aussi graves questions informulées, les vivants avaient mauvaise conscience…"

La psychologie des vivants pourrait donc être fonction de la relation aux morts et de l'évolution progressive des coutumes funéraires ou de leur abandon, de l'abandon de la manducation des morts ici, du passage de l'inhumation à l'incinération chez les anciens Grecs, ou de la momification à l'incinération chez les Egyptiens. Si la participation des morts est essentielle à la vie des vivants, du salut des morts dépend, comme je l'ai rappelé en commençant, la prospérité et la quiétude des vivants. Fixer le défunt se résume dans les différentes techniques qui annulent le cadavre ou qui le changent en support inaltérable, décollement du crâne, récollection des os… Le mort devient principe de vie. Il est l'ancêtre qui féconde la terre nourricière et assure la prospérité de sa postérité. Chez les Chinois, il se tenait dans le coin sombre de la maison, exposé au nord-ouest, où étaient entreposées les semences et où se trouvait le lit conjugal. Dans une telle conception, la Dette est fondamentale. Penser, je l'ai dit, c'est remercier.

Maintenant, que signifie le fait que, dans un colloque sur la dépression au moins deux communications, non concertées, aient trait aux pratiques funéraires ? Que signifie le fait que, dans le cas analysé dans la précédente communication – une Africaine immigrée en région parisienne – la patiente trouve remède en renouant avec ses morts ? Comment le rituel funéraire peut-il constituer une médication efficace à la dépression ?

La réponse à ces questions est en même temps une réponse -une impossible réponse- à la "maladie de civilisation" qu'est la dépression dans la société moderne. Si le rituel funéraire se révèle un dispositif adapté pour traiter la dépression, c'est dans la mesure où la dépression est une maladie de filiation. Dans l'univers mental de la tradition, la culture incorpore à l'identité une dette d'existence et la maladie accuse une rupture de paiement de ce devoir aux morts. Rendre l'homme traditionnel à sa culture, c'est le relier à nouveau à ses ascendants dans la dette première d'exister. Rendre le "dépressif" à sa culture, c'est lui donner, au contraire, les moyens de subsister dans cet état de solipsisme ou de déréliction qui le définit en tant que moderne. Il ne peut, sans se renier, renouer avec ses morts, ni retrouver la sécurité de la dépendance originelle sans renoncer à être.

L'inquiétude fondamentale du moderne est celle de la mort ; celle de l'homme traditionnel l'est des morts. Cette dernière fait l'objet de procédures rituelles qui définissent en propre la religion quand l'inquiétude moderne (uneasiness, dit l'empirique Locke) a pour remède historique la fuite en avant de l'activité industrieuse et du "divertissement" qui sont à son principe. Quand l'assistance aux morts ouvre la sécurité d'une sujétion aux esprits tutélaires qui œuvrent à la reproduction du même, au cycle des renaissances, la psychologie doit armer l'individu pour le lancer dans l'aventure du non-advenu. Quand le verbe de la tradition ignore, ou veut ignorer, l'inflexion du futur, l'intempérance, ou déni d'origine, qui définit la morale moderne ouvre au sujet cette difficile liberté dont nous vivons la fiction. Rendre le dépressif à ce temps sans futur, ce serait réimplanter au cœur de son identité d'apatride (homme sans pères) le système de devoirs contre lequel se construit la modernité. Ce serait réimplanter ses cimetières dans le cœur de Paris.

Techniques sarcophages et devenir de l'âme

Communication au colloque de la Société d'Anthropologie de Paris, "1859-2009 :150 ans, Des conceptions d'hier aux techniques de demain" ("From past concern to future research"), le 26 janvier 2009. Paris. Paru dans : Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris. Volume 22, Numbers 1-2, June 2010 , pp. 103-105(3). Springer.

Résumé : Que le destin de l'âme dépende du devenir du cadavre, on le sait au moins a contrario par la présence intempestive des « mauvais morts », esprits de défunts non traités selon la norme. Le mort récent, le défunt, vivant qui ne répond plus mais qui continue à hanter les esprits est communément porteur de danger. Et c'est à la faveur du temps et de techniques appropriées qu'il accèdera au statut de dispensateur de prospérité qu'est l'ancêtre correctement et régulièrement invoqué et propitié. Il existe donc plusieurs facteurs qui changent la nature mauvaise ou potentiellement mauvaise du défunt, dont le plus notable est le facteur temps. Mais les techniques de sépulture ont aussi une part majeure dans la transformation du défunt en ancêtre. Des techniques de conservation du corps aux techniques d'anéantissement du cadavre en passant par celles qui accompagnent le processus naturel de la décomposition, le problème principal qui paraît posé aux vivants est celui de fixer l'âme du mort.

*

==> Introduction : « sarcophage », le mot
Le Dictionnaire étymologique de la langue française de Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort (Decourchant, Paris, 1829) développe au terme « Sarcophage » :
« tombeau où les anciens mettoient les morts dont ils ne vouloient pas brûler les corps. De sarx, sarkos, et phagô, manger ; on prétendoit que ces tombeaux étoient faits d'une sorte de pierre caustique, laquelle consumoit promptement les corps, ou plutôt parce que les tombeaux dévorent le corps qu'on y dépose. Selon Pline [...] les carrières d'où l'on tiroit cette pierre caustique auroient été situées vers la ville d'Assum, dans la Troade, d'où elle auroit été appelée pierre assienne ou d'Assos. »
La « pierre caustique » en cause n'ayant pas été identifiée, le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines d'Edmond Saglio, faisant référence à M. Dieterich, reconsidère cette étymologie en ces termes :
« Il faudrait chercher le sens vrai de l'épithète “sarcophage” dans de très vieilles croyances populaires, d'après lesquelles certaines divinités infernales se repaissaient matériellement de la chair et du sang des morts. En fait, dans des hymnes orphiques, il est dit d'Hécate qu'elle “a son repas dans les tombeaux” [...]. Elle aurait ensuite passé au tombeau lui-même, où le mort est la proie des divinités “sarcophages”. On comprendrait bien dès lors comment un seul mot a pu désigner toute espèce de réceptacles funéraires, quelle qu'en soit la matière ou la forme. »

Le devenir naturel du cadavre, livré aux larves infernales est la négation même de l'humanité d'un défunt toujours vivant dans la conscience et dans le souvenir de ses proches. Universellement, le mort est l'objet de déférence, mais aussi de défiance. Cette ambiguïté, supportée psychologiquement par la détresse et la confusion des proches, et matériellement par le processus de décomposition et de putréfaction des chairs, fonde la pratique de ce que Robert Hertz a dénommé les « doubles obsèques » (« Contribution à une étude sur les représentations collectives de la mort », 1907).

==> L'ambiguïté du mort : les doubles obsèques
• Dans un premier temps, le mort est considéré comme dangereux et ses proches sont astreints à se protéger de la volonté qu'on lui prête de revenir s'emparer de la vie des vivants. Sur la côte Est de Madagascar, quand le cercueil est sorti de la grande maison où le mort était veillé, on chante des couplets d'affliction : " Reste encore avec nous, cher homme… ", mais on le conspue aussi : "Celui-là, nous ne le connaissons pas", ou encore : "Nous allons jeter cet animal (bibi) dans la forêt… ".
• Dans un second temps, quand la décomposition est achevée et que les os sont secs, le mort peut devenir un ancêtre tutélaire invoqué pour la prospérité des vivants. Ainsi, dans la vallée de la Bénoué (Nigéria-Cameroun), selon des pratiques relevées par l'explorateur allemand Leo Frobenius, au terme d'une année, on ouvre la tombe et l'on prélève le crâne du cadavre à la faveur d'un dispositif qui avait été fixé autour du cou. Le crâne sera déposé dans un mausolée qui renferme les crânes des ancêtres de la lignée.
La ritualisation des effets du temps, avec leurs conséquences naturelles, constitue le moyen le plus simple pour changer le mort en ancêtre. Mais d'autres voies sont possibles. L'embaumement qui consiste à retirer au corps son caractère de putrescibilité : il arrête le temps, ou l'incinération qui annule aussi le facteur temps et permet d'accéder au plus tôt aux secondes obsèques. L'incinération permet, dans certaines de ses formes, de répondre à l'ambiguïté en cause. Sous une forme spécifique, parachevée par l'endocannibalisme des cendres, elle neutralise aussi la volonté de rétorsion du défunt.

==> Endocannibalisme et exocannibalisme
Le cordelier André Thevet, qui séjourna chez les Tupinamba en 1555, signale que ceux-ci dévorent leurs ennemis alors que certains de leurs voisins mangent leurs morts (André Thevet, Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle ; le Brésil et les Brésiliens, Paris, P. U. F. (choix de textes et notes par S. Lussagnet), 1953, p. 273).
Pourquoi manger ses morts ? La réponse d'un Indien yanomami contemporain l'explique : n'est-il pas plus respectueux envers ses parents de leur offrir la sépulture de son propre corps plutôt que de les abandonner à la pourriture et aux vers ? (Ettore Biocca, Yanoama : récit d'une femme brésilienne enlevée par les Indiens, Paris, Plon, 1968, p. 172) Mais il y a aussi une autre raison, notée plus haut, qui est de protection.
Quant à l'exocannibalisme, envers de l'endocannibalisme, une « chanson » tupinamba dont la connaissance est due à l'informateur de Montaigne, explique que l'exocannibalisme, c'est au bout du compte de l'endocannibalisme. – Montaigne, on le sait, avait un domestique qui, rapporte-t-il, « avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été descouvert en notre siecle, en l'endroit où Villegaignon print terre, qu'il surnomma la France Antartique ». On aime à penser que si Montaigne a engagé ce domestique, c'est aussi parce qu'il était un témoin véridique de « cet autre monde ». « J'ay une chanson faicte par un prisonnier, écrit donc Montaigne, où il y a ce traict : qu'ils viennent hardiment trétous et s'assemblent pour dîner de luy ; car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeux, qui ont servi d'aliment et de nourriture à son corps. Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes ; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s'y tient encore. Savourez-les bien, vous y trouverez le goust de vostre propre chair » (Michel de Montaigne, [1580, Essais, Paris, Gallimard, 1962, p. 211).
La contradiction que cette déclamation met en évidence, à savoir la « folie » en quoi peut consister le fait de dévorer ses propres morts alors qu'on entreprend de dévorer son ennemi révèle en réalité l'unité de ces deux pratiques, cette dernière représentant la guerre et le cannibalisme des prisonniers comme un service funéraire rendu entre ennemis-partenaires. Les groupes tupinamba, engagés dans une guerre ouverte depuis l'origine du monde (si l'on en croit le mythe cosmogonique des frères ennemis) et qui avait pour objet la capture de prisonniers destinés à servir de victimes sacrificielles auraient ainsi aussi été liés par ce service, réciproque et différé, d'endocannibalisme. Le destin du guerrier s'accomplit ainsi – « il ne s'en va point là-haut qu'il ne soit sans chair » (A. Biet, Voyage de la France équinoxiale en l'Isle de Cayenne, entrepris par les Francois en l'année 1652, Paris, F. Clouzier, 1652, p. 392) – dans cet idéal si paradoxal à l'entendement des voyageurs de « mourir en brave », promis à la dévoration, chez ses ennemis.

==> Quand le destin de l'âme est indifférent au destin du corps : le De cura pro mortuis geranda (422) de Saint Augustin
Le De cura est la réponse d'Augustin à une demande de Paulin, évêque de Nole, qui l'avait questionné « pour savoir s'il y avait avantage à enterrer un défunt près de la sépulture d'un saint » (I, 1) En répondant à cette demande, Augustin aborde le problème général de la sépulture et définit une doctrine funéraire proprement chrétienne. Les chrétiens prient leurs défunts « en taisant leur nom », la communauté des croyants se substituant à la parentèle. La relation à l'au-delà se fait par l'intercession des saints.
Question princeps donc : « Le défaut de sépulture des corps est-il cause d'une souffrance ou d'une augmentation de souffrance pour les âmes des hommes après cette vie? » Non, répond Augustin, nous ne « devons pas croire, en effet, comme on le lit dans Virgile, que ceux qui meurent sans sépulture sont repoussés de la barque sur laquelle on passe le fleuve infernal :
« Nec ripas datur horrendas, nec rauca fluenta
Transportare prius, quam sedibus ossa quierunt. »
(II, 3).
[Énéide, VI, 325, s. :
Tous ceux que tu vois, c'est la foule misérable des morts sans sépulture ; ce portier est Charon ; ceux que transporte la rivière sont les inhumés. Les autres ne peuvent passer ces rives effrayantes et ces flots rauques avant que leurs ossements n'aient trouvé leur lieu de repos. Ils errent pendant cent années, voletant autour de ces rives.]
La conception qui fait de la sépulture la condition du salut est étrangère à la foi chrétienne, déclare Augustin. Après avoir cité l'Écriture (Ps. 78, 2 ; Deut. 28, 26), il évoque le cas des martyrs de Lyon, dont les corps, d'après Eusèbe de Césarée, furent jetés à des chiens et les ossements brûlés. « Dans la Gaule des corps de martyrs furent jetés aux chiens ; ce que les chiens en laissèrent fut jeté dans les flammes avec les os et entièrement consumé ; et les cendres jetées à leur tour dans le fleuve du Rhône, afin qu'il n'en restât aucun souvenir ». Lors du sac de Rome (en 410), des cadavres de chrétiens sont restés sans sépulture. « Il n'en résulta ni une faute pour les vivants qui ne purent les leur rendre, ni une punition pour les morts qui ne purent en rien sentir » (III, 5) Le devenir du corps n'engage par le salut de l'âme, garanti par la foi. « Combien des cadavres de chrétiens sont restés gisants et que la terre n'a pas recouverts » ! (II, 4) « La foi chrétienne répugne [à l'opinion selon laquelle le passage du fleuve infernal est interdit aux morts sans sépulture] ; s'il en était ainsi, cette immense multitude de martyrs dont les corps furent privés de sépulture, auraient été indignement traités. » (IX, 11)
« Concluons donc, écrit Augustin, que tous ces devoirs rendus aux morts, les soins funèbres, la manière d'ensevelir, la pompe des obsèques, sont plutôt des consolations pour les vivants, que des bienfaits pour les morts. » (II, 4) Les soins de sépulture « ne sont d'aucun secours pour le salut ; c'est un devoir d'humanité, fondé sur ce sentiment en vertu duquel personne ne hait sa propre chair. » (XVIII, 22)

==> Conclusion
Déplaçant les valeurs, et confiant en la résurrection des corps, le christianisme condamnera ces croyances associant l'âme au destin physique de la chair et ces « sacrifices offerts à des morts comme s'ils étaient des dieux ». « Les âmes des morts n'interviennent pas [« en vertu de leur propre nature » XVI, 19] dans les affaires des vivants » (XIV). Les ancêtres ne sont plus les dispensateurs de prospérité, revivifiant l'année qui renaît. Dieu transcendant la nature, après l'avoir rachetée par l'incarnation du fils, c'est à la « puissance divine » qu'il faut attribuer l'exaucement des prières.

Références

• Augustin, De cura pro mortuis geranda, tr. fr. en ligne :
http://www.anthropologieenligne.com/pages/decura0M.html
• Biet, A. Voyage de la France équinoxiale en l'Isle de Cayenne, entrepris par les Francois en l'année 1652, Paris, F. Clouzier, 1652.
Ettore Biocca, Yanoama : récit d'une femme brésilienne enlevée par les Indiens, Paris, Plon, 1968.
• Champion, B.
- "Manger les morts" : Y a-t-il une relation entre les techniques de sépulture_et la présence des morts parmi les vivants ? Tet'vid : un autre regard sur la dépression dans l'Océan indien, Grand océan, Saint-Denis, 1995.
http://www.anthropologieenligne.com/pages/pbancestralM.html
- Zafimahavita, funérailles dans le sud-est malgache, film de 40 minutes. Université de la Réunion, 2003.
http://www.anthropologieenligne.com/pages/zafifilmallegeM.html
- « La découverte de l'autre homme. Une “tant étrange tragédie” : le cannibalisme rituel dans le regard des voyageurs du XVIe siècle » in : Transhumances divines : Récit de voyage et religion, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, Paris, 2004.
http://www.anthropologieenligne.com/pages/08/8.12.html
• Frobenius, L. 1912-1913, Und Afrika Sprach : Bericht über den Verlauf der 3 Reisenperiode der D.I.A.F.E. in den Jahren 1910-1912, 3 vol. Berlin, vol. 3 Unter den unsträflichen Aethiopen (1913).
• Hertz, R.
« Contribution à une étude sur les représentations collectives de la mort », in Sociologie religieuse et folklore, P.U.F. Paris, 1970.
http://www.anthropologieenligne.com/pages/hertzM.html (version abrégée)
• Lauwers, M.
La mémoire des ancêtres, le souci des morts : morts, rites et société au Moyen Age, diocèse de Liège XIe-XIIIe siècles, Beauchêne, Paris, 1997.
• Montaigne, M. (1580)
Essais, Paris, Gallimard, 1962.
• Thevet, A.
Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle ; le Brésil et les Brésiliens, Paris, P. U. F. (choix de textes et notes par S. Lussagnet), 1953.




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