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2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image
1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (.wmv) (.mov) (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40') (film allégé)
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1660)

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Version résumée : la version complète est consultable et téléchargeable (aux formats Word et Pdf) sur le site des "Classiques des sciences sociales" de l'université du Québec à Chicoutimi.

Contribution à une étude
sur la représentation collective de la mort

(1907)
Robert Hertz

(in Année sociologique, première série, tome X, 1907)


Chacun de nous croit savoir d'une manière suffisante ce que c'est que la mort, parce qu'elle est un événement familier et parce qu'elle fait naître une émotion intense. Il paraît à la fois ridicule et sacrilège de mettre en doute la valeur de cette connaissance intime et de vouloir raisonner sur une matière où le cœur seul est compétent. Pourtant des questions se posent à propos de la mort, que le sentiment ne peut résoudre puisqu'il les ignore. Déjà pour les biologistes la mort n'est pas une donnée simple et évidente ; elle est un problème offert à l'investigation scientifique. Mais, quand il s'agit d'un être humain, les phénomènes physiologiques ne sont pas le tout de la mort. À l'événement organique se surajoute un ensemble complexe de croyances, d'émotions et d'actes qui lui donne son caractère propre. On voit la vie qui s'éteint, mais on exprime ce fait en un langage particulier : c'est l'âme, dit-on, qui part pour un autre monde où elle va rejoindre ses pères. Le corps du défunt n'est pas considéré comme le cadavre d'un animal quelconque : il faut lui donner des soins définis et une sépulture régulière, non pas simplement par mesure d'hygiène, mais par obligation morale. Enfin la mort ouvre pour les survivants une ère lugubre, pendant laquelle des devoirs spéciaux leur sont imposés ; quels que soient leurs sentiments personnels, ils sont tenus pendant un certain temps de manifester leur douleur, ils doivent changer la couleur de leurs vêtements et modifier leur genre de vie accoutumé. Ainsi la mort présente pour la conscience sociale une signification déterminée, elle fait l'objet d'une représentation collective. Cette représentation n'est ni simple ni immuable : il y a lieu d'en analyser les éléments, et d'en rechercher la genèse. C'est à cette double étude que nous voudrions contribuer ici.

L'opinion généralement admise dans notre société est que la mort s'accomplit en un instant. Le délai de deux ou trois jours qui s'écoule entre le décès et l'inhumation n'a d'autre objet que de permettre les préparatifs matériels et la convocation des parents et des amis. Aucun intervalle ne sépare la vie à venir de celle qui vient de s'éteindre : aussitôt le dernier soupir exhalé, l'âme comparaît devant son juge et s'apprête à recueillir le fruit de ses bonnes œuvres ou à expier ses péchés. Après cette brusque catastrophe commence un deuil plus ou moins prolongé ; à de certaines dates, particulièrement au " bout de l'an ", des cérémonies commémoratives sont célébrées en l'honneur du défunt. Cette conception de la mort, cette façon dont se succèdent les événements qui la constituent et lui font suite, nous sont si familières que nous avons peine à imaginer qu'elles puissent ne pas être nécessaires.

Mais les faits que présentent nombre de sociétés moins avancées que la nôtre ne rentrent pas dans le même cadre. Comme l'indiquait déjà Lafitau, " parmi la plupart des nations sauvages, les corps morts ne sont que comme en dépôt dans la sépulture où on les a mis en premier lieu. Après un certain temps on leur fait de nouvelles obsèques et on achève de s'acquitter envers eux de ce qui leur est dû par de nouveaux devoirs funéraires ". Cette différence dans les pratiques n'est pas, nous le verrons, un simple accident ; elle traduit au dehors le fait que la mort n'a pas été toujours représentée et sentie comme elle l'est chez nous.

Nous allons essayer dans les pages qui suivent de constituer l'ensemble des croyances relatives à la mort et des pratiques funéraires dont les doubles obsèques sont un fragment. À cet effet, nous nous servirons d'abord de don-nées empruntées exclusivement aux peuples indonésiens, surtout aux Dayaks de Bornéo chez qui le phénomène se présente sous une forme typique. Nous montrerons ensuite qu'il ne s'agit pas là de faits purement locaux à l'aide de documents relatifs à d'autres provinces ethnographiques. Nous suivrons dans notre exposé l'ordre même des faits, traitant en premier lieu de la période qui s'écoule entre la mort (au sens usuel du mot) et les obsèques définitives, et ensuite de la cérémonie finale.

I. - La période intermédiaire

On peut grouper sous trois chefs les notions et les pratiques auxquelles la mort donne lieu, selon qu'elles concernent le corps du défunt, ou son âme, ou les survivants. Cette distinction n'a certes pas une valeur absolue ; mais elle facilite l'exposé des faits.

a) Le corps : la sépulture provisoire. - Parmi les peuples de l'archipel Malais qui n'ont pas encore subi trop profondément l'influence des civilisations étrangères, la coutume est de ne pas transporter immédiatement le cadavre dans sa sépulture dernière ; cette translation ne pourra avoir lieu qu'au bout d'un temps plus ou moins long, pendant lequel le corps est déposé dans un asile temporaire.

La règle générale parmi les Dayaks semble avoir été de conserver les cadavres des chefs et des gens riches jusqu'aux obsèques définitives à l'intérieur même de leur maison ; le corps est alors enfermé dans un cercueil dont les fentes sont bouchées à l'aide d'une substance résineuse. Le gouvernement hollandais, pour des raisons d'hygiène, a interdit cette pratique, au moins dans certains districts ; mais, en dehors de l'intervention étrangère, des causes bien différentes ont dû restreindre l'extension de ce mode de sépulture provisoire. Les vivants doivent au mort qui réside au milieu d'eux toutes sortes de soins ; c'est une veillée funèbre en permanence qui comporte, de même qu'en Irlande ou chez nos paysans, mais pour plus longtemps, beaucoup de tumulte et des frais très élevés ; de plus, la présence d'un cadavre dans la maison impose aux habitants des tabous souvent rigoureux : gêne d'autant plus sensible que la longue maison dayak est à elle seule souvent tout le village. Aussi cette exposition prolongée est-elle aujourd'hui exceptionnelle.

Quant aux morts qui ne paraissent pas mériter d'aussi lourds sacrifices, on leur fournit un abri, en déposant le cercueil, après une exposition de quelques jours, soit dans une maison de bois en miniature, élevée sur des poteaux , soit plutôt sur une sorte d'estrade surmontée simplement d'un toit ; cette sépulture provisoire se trouve parfois dans le voisinage immédiat de la maison mortuaire, mais plus souvent assez loin, dans un endroit isolé au milieu de la forêt. Ainsi le mort, s'il n'a plus sa place dans la grande maison des vivants, possède du moins sa petite maison, tout à fait analogue à celles qu'habitent temporairement les familles dayaks lorsque la culture du riz les oblige à se disséminer sur un territoire souvent très étendu.

Ce mode de sépulture provisoire, bien qu'il soit, semble-t-il, le plus répandu dans l'archipel Malais, n'est pas le seul existant ; peut-être même est-il dérivé d'un autre plus ancien, qui nous est signalé en quelques points : l'exposition du cadavre, enveloppé dans de l'écorce, sur les branches d'un arbre. D'autre part, au lieu d'exposer le cercueil à l'air, on préfère souvent l'enterrer plus ou moins profondément, quitte à l'exhumer plus tard . Mais, quelle que soit la variété de ces coutumes qui souvent coexistent dans une même localité et se substituent l'une à l'autre, le rite en ce qu'il a d'essentiel est constant : le corps du défunt est déposé provisoirement, en attendant les secondes obsèques, dans un endroit distinct de la sépulture définitive : il est presque toujours isolé.

Cette période d'attente a une durée variable. Pour ne considérer que les Olo Ngadju, certains auteurs mentionnent entre la date de la mort et la célébration de la cérémonie finale ou Tiwah un délai de sept à huit mois ou d'un an ; mais c'est là, suivant Hardeland , un minimum qui n'est que rarement atteint : le délai ordinaire est d'environ deux ans, mais il est assez souvent dépassé et l'on voit en bien des cas s'écouler quatre ou six ou même dix ans avant que les derniers honneurs ne soient rendus au cadavre . Cet ajournement anormal d'un rite aussi nécessaire à la paix et au bien-être des survivants qu'au salut du mort s'explique par l'importance de la fête qui y est obligatoirement liée : celle-ci comporte des préparatifs matériels très compliqués qui prennent souvent à eux seuls un an ou davantage ; elle suppose des ressources considérables en espèces et en nature (victimes à sacrifier, victuailles, boisson, etc.), qui sont rarement disponibles et doivent être d'abord amassées par la famille. De plus un usage ancien, encore respecté par clé nombreuses tribus de l'intérieur, interdit de célébrer le Tiwah avant de s'être procuré une tête humaine fraîchement coupée ; et cela prend du temps, surtout depuis l'intervention gênante des Européens. Mais si ces causes d'ordre extérieur rendent compte des longs retards qui sont souvent apportés à la célébration du Tiwah, elles ne suffisent pas à expliquer la nécessité d'une période d'attente et à en définir le terme. Même à supposer remplies toutes les conditions matérielles requises pour les obsèques définitives, celles-ci ne pourraient pas avoir lieu aussitôt après la mort : il convient en effet d'attendre que la décomposition du cadavre soit terminée et qu'il ne reste plus que des ossements . Chez les Olo Ngadju et chez certains autres peuples indonésiens, ce motif n'apparaît pas au premier plan, à cause de l'amplitude extrême que présente chez eux la fête des obsèques et à cause des préparatifs coûteux et longs qu'elle nécessite . Mais, chez d'autres tribus, l'obligation d'attendre, pour procéder au rite définitif, que les os soient secs est sans aucun doute la cause directe du délai, et elle en limite la durée . Il est donc permis de penser que normalement la période qui s'écoule entre la mort et la cérémonie finale correspond au temps jugé nécessaire pour que le cadavre passe à l'état de squelette, mais que des causes secondaires interviennent pour prolonger, parfois indéfiniment, ce délai.

Ce qui montre bien que l'état du cadavre n'est pas sans influence sur le rituel funéraire, c'est le soin avec lequel les survivants bouchent hermétiquement les fentes du cercueil et assurent l'écoulement des matières putrides au dehors, soit en les drainant dans le sol, soit en les recueillant dans un vase de terre . Il ne s'agit pas ici bien entendu d'une préoccupation d'hygiène (au sens où nous prenons ce mot), ni même -exclusivement - d'un souci d'écarter les odeurs fétides : nous ne devons pas attribuer à ces peuples des sentiments et des scrupules d'odorat qui leur sont étrangers . Une formule prononcée à diverses reprises lors du Tiwah nous indique le véritable mobile de ces pratiques : la putréfaction du cadavre y est assimilée à la " foudre pétrifiante ", car elle menace, elle aussi, d'une mort soudaine les gens de la maison qu'elle atteindrait . Si l'on tient tant à ce que la décomposition s'accomplisse, pour ainsi dire, en vase clos, c'est qu'il ne faut pas que l'influence mauvaise qui réside dans le cadavre et qui fait corps avec les odeurs puisse se répandre au dehors et frapper les survivants . Et d'autre part, si l'on ne veut pas que les matières putrides restent à l'intérieur du cercueil, c'est parce que le mort lui-même, à mesure que progresse la dessiccation de ses os, doit être peu à peu délivré de l'infection mortuaire.

L'importance mystique attachée par les Indonésiens à la dissolution du corps se manifeste encore dans les pratiques qui concernent les produits de la décomposition. Chez les Olo Ngadju, le pot où ils sont recueillis est brisé lors des secondes obsèques et les fragments en sont déposés avec les ossements dans la sépulture définitive. La coutume suivie par les Olo Maanjan est plus significative : lorsque le cadavre est gardé dans la maison, le quarante-neuvième jour après la mort, on détache le pot et on en examine le contenu : " s'il renferme trop de matières, une pénalité est infligée, les parents (du mort) n'ont pas fait leur devoir ". Le pot est ensuite de nouveau soigneusement adapté au cercueil et le tout reste dans la maison jusqu'à la cérémonie finale. Ce rite n'est évidemment qu'une survivance : pour en restituer le sens, il suffit de le rapprocher de pratiques observées en d'autres points de l'archipel Malais. Dans l'île de Bali, qui pourtant a subi profondément l'influence hindoue, l'usage est de garder le corps à la maison pendant de longues semaines avant de l'incinérer : le cercueil est troué par le fond " pour donner issue aux humeurs qu'on reçoit dans un bassin qui est vidé chaque jour en grande cérémonie ". Enfin, à Bornéo même, les Dayaks du Kapoeas recueillent dans des plats de terre les liquides provenant de la décomposition et ils les mêlent au riz que les proches parents du mort mangent pendant la période funèbre. Il vaut mieux réserver l'interprétation de ces usages, car nous les retrouverons, plus répandus et plus complexes, en dehors de l'aire que nous étudions ; concluons provisoirement que les Indonésiens attachent une signification particulière aux changements qui s'accomplissent dans le cadavre : leurs représentations sur ce point les empêchent de terminer immédiatement les rites funéraires et elles imposent aux survivants des précautions et des observances définies.

Tant que le rite final n'a pas été célébré, le cadavre est exposé à de graves périls. C'est une croyance familière aux ethnographes et aux folkloristes qu'à certaines époques le corps est particulièrement livré aux attaques des mauvais esprits, à toutes les influences nocives qui menacent l'homme : on doit alors renforcer par des procédés magiques son pouvoir de résistance amoindri. La période qui suit la mort présente à un haut degré ce caractère critique : aussi faut-il exorciser le cadavre et le prémunir contre les démons. Cette préoccupation inspire, au moins en partie, les ablutions et les rites divers dont le corps est l'objet aussitôt après la mort, par exemple l'usage répandu de fermer les yeux et les autres ouvertures du corps avec des pièces de monnaie ou des perles ; de plus elle impose aux survivants la charge de tenir compagnie au mort pendant cette phase redoutable, de " veiller " à ses côtés en faisant fréquemment retentir les gongs pour tenir à distance les esprits malins . Ainsi le cadavre, frappé d'une infirmité spéciale, est un objet de sollicitude, en même temps que de crainte, pour les survivants.

b) L'âme : son séjour temporaire sur la terre. - De même que le corps n'est pas conduit de suite à sa " dernière demeure ", de même l'âme n'arrive pas aussitôt après la mort à sa destination définitive. Il faut d'abord qu'elle accomplisse une sorte de stage, pendant lequel elle reste sur terre, dans le voisinage du cadavre, errant dans la forêt ou fréquentant les lieux qu'elle a habités de son vivant: c'est seulement au terme de cette période, lors des secondes obsèques, qu'elle pourra, grâce à une cérémonie spéciale, pénétrer dans le pays des morts. Telle est du moins la forme la plus simple que pré-sente cette croyance .

Mais les représentations qui ont trait au sort de l'âme sont par nature vagues et flottantes ; il ne faut pas chercher à leur imposer des contours trop définis. En fait, l'opinion la plus répandue chez les Olo Ngadju est plus complexe : au moment de la mort l'âme se divise en deux parties, la salumpok liau, qui est " la moelle de l'âme ", l'élément essentiel de la personnalité, et la liau krahang ou âme corporelle qui est constituée par les âmes des os, des cheveux, des ongles, etc. ; cette dernière reste avec le cadavre jusqu'au Tiwah, inconsciente et comme engourdie ; quant à l'âme proprement dite, elle continue de vivre, mais son existence est assez inconsistante. Sans doute elle parvient, dès le lendemain de la mort, dans la céleste " ville des âmes " ; mais elle n'y a pas encore sa place attitrée ; elle ne se sent pas à son aise dans ces hautes régions ; elle est triste et comme perdue et regrette son autre moitié ; aussi s'échappe-t-elle souvent pour revenir vagabonder sur la terre et surveiller le cercueil qui renferme son corps. Il faut célébrer la grande fête terminale si l'on veut que l'âme, solennellement introduite dans le pays des morts et rejointe par la liau krahang, retrouve une existence assurée et substantielle.

De même on rencontre bien chez les Alfourous du centre des Célèbes l'opinion que l'âme reste sur terre auprès du cadavre jusqu'à la cérémonie finale (tengke) ; mais la croyance la plus générale est que l'âme se rend dans le monde souterrain aussitôt après la mort : toutefois elle ne peut pénétrer de suite dans la demeure commune des âmes, il faut qu'en attendant la célébration du tengke, elle réside au-dehors dans une maison séparée. Le sens de cette représentation apparaît clairement si on la rapproche d'une pratique observée dans les mêmes tribus : les parents d'un enfant mort veulent parfois garder son cadavre avec eux (au lieu de l'enterrer) ; dans ce cas ils ne peuvent pas continuer à habiter dans le kampong mais doivent se construire à quelque distance une maison isolée. Ainsi ce sont leurs propres sentiments que ces tribus prêtent aux âmes de l'autre monde : et la présence d'un mort, pendant la période qui précède les obsèques définitives, ne peut pas plus être tolérée dans le village des vivants que dans celui des morts. Le motif de cette exclusion temporaire nous est d'ailleurs explicitement indiqué : c'est que " Lamoa (Dieu) ne peut pas souffrir la puanteur des cadavres " ; bien que cette formule renferme peut-être quelque élément d'origine étrangère, la pensée qu'elle exprime est certainement originale : c'est seulement lorsque la décomposition du cadavre est terminée que le nouveau venu parmi les morts est censé être débarrassé de son impureté et qu'il paraît digne d'être admis dans la compagnie de ses devanciers .

Pourtant certaines tribus font célébrer par leurs prêtres, peu de temps après la mort, la cérémonie qui doit conduire l'âme jusque dans l'autre monde ; mais même en ce cas elle n'entre pas de plain-pied dans sa nouvelle existence. Pendant les premiers temps, elle n'a pas pleinement conscience d'avoir quitté ce monde ; sa demeure est ténébreuse et déplaisante ; elle est fréquemment obligée de revenir sur terre chercher sa subsistance qui lui est refusée là-bas. Il faut que les vivants, par certaines observances, en particulier par l'offrande d'une tête humaine, adoucissent un peu cette condition pénible ; mais c'est seulement après la cérémonie finale que l'âme pourra subvenir elle-même a ses besoins et goûter pleinement les joies que lui offre le pays des morts .

Ainsi, en dépit des contradictions apparentes, l'âme ne rompt jamais tout d'un coup les liens qui l'attachent à son corps et la retiennent sur terre. Aussi longtemps que dure la sépulture temporaire du cadavre , le mort continue à appartenir plus ou moins exclusivement au monde qu'il vient de quitter. Aux vivants incombe la charge de pourvoir à ses besoins : deux fois par jour jusqu'à la cérémonie finale les Olo Maanjan lui apportent son repas accoutumé ; d'ailleurs, lorsqu'elle est oubliée, l'âme sait bien prendre elle-même sa part de riz et de boisson. Pendant toute cette période le mort est considéré comme n'ayant pas encore terminé complètement sa vie terrestre : cela est si vrai qu'à Timor, lorsqu'un rajah meurt, son successeur ne peut pas être officiellement nommé avant que le cadavre soit définitivement enterré ; car, jusqu'aux obsèques, le défunt n'est pas véritablement mort, il est simplement " endormi dans sa maison " .

Mais si cette période de transition prolonge pour l'âme son existence anté-rieure, c'est d'une manière précaire et lugubre. Son séjour parmi les vivants a quelque chose d'illégitime, de clandestin. Elle vit en quelque sorte en marge des deux mondes : si elle s'aventure dans l'au-delà, elle y est traitée comme une intruse ; ici-bas, elle est un hôte importun dont on redoute le voisinage. Comme elle n'a pas de place où elle puisse se reposer, elle est condamnée à errer sans relâche, attendant avec anxiété la fête qui mettra fin à son inquiétude . Aussi n'est-il pas étonnant qu'au cours de cette période l'âme soit conçue comme un être malfaisant : la solitude où elle est plongée lui pèse, elle cherche à entraîner des vivants avec elle ; n'ayant pas encore les moyens réguliers de subsistance dont disposent les morts, il lui faut marauder chez les siens ; dans sa détresse présente, elle se rappelle tous les torts qu'on lui a faits pendant sa vie et cherche à se venger . Elle surveille âprement le deuil de ses parents et s'ils ne s'acquittent pas bien de leurs devoirs envers elle, s'ils ne préparent pas activement sa délivrance, elle s'irrite et leur inflige des maladies, car la mort lui a conféré des pouvoirs magiques qui lui permettent de mettre à exécution ses mauvais desseins. Tandis que plus tard, lorsqu'elle aura sa place chez les morts, elle ne rendra visite aux vivants que sur leur invitation expresse, maintenant elle "revient" de son propre mouvement, par nécessité ou par malice, et ses apparitions intempestives sèment l'épouvante .

Cet état à la fois pitoyable et dangereux de l'âme pendant la période trou-ble qu'elle traverse explique l'attitude complexe des vivants, où se mêlent en proportions variables la commisération et la crainte. Ils cherchent à subvenir aux besoins du mort et à adoucir sa condition ; mais en même temps ils se tiennent sur la défensive et se gardent d'un contact qu'ils savent mauvais. Lorsque, dès le lendemain de la mort, ils font conduire l'âme dans le pays des morts, on ne sait s'ils sont mus par l'espoir de lui épargner une attente douloureuse ou par le désir de se débarrasser au plus vite de sa présence sinistre ; en réalité les deux préoccupations se confondent dans leur conscience. Ces craintes des survivants ne pourront prendre fin complètement que quand l'âme aura perdu le caractère pénible et inquiétant qu'elle présente après la mort.


c) Les vivants : le deuil. - Non seulement les parents du défunt sont obligés, au cours de la période intermédiaire, à toutes sortes de soins envers lui, non seulement ils sont en butte à la malveillance et parfois aux attaques de l'âme tourmentée ; mais ils sont en outre assujettis à tout un ensemble de prohibitions qui constituent le deuil. La mort, en effet, en frappant l'individu lui a imprimé un caractère nouveau ; son corps, qui auparavant (sauf en certains cas anormaux) était dans le domaine commun, en sort tout d'un coup : on ne peut plus le toucher sans danger, il est un objet d'horreur et d'effroi. Or, on sait à quel point les propriétés religieuses ou magiques des choses présentent pour les " primitifs " un caractère contagieux : le " nuage impur ", qui selon les Olo Ngadju environne le mort, souille tout ce qu'il vient à atteindre, c'est-à-dire non seulement les gens et les choses qui ont subi le contact matériel du cadavre, mais aussi tout ce qui, dans la conscience des survivants, est intimement uni à l'image du défunt. Ses meubles ne pourront plus servir à des usages profanes ; il faut les détruire ou les consacrer au mort, ou au moins leur faire perdre par des rites appropriés la vertu nocive qu'ils ont contractée. De même les arbres fruitiers du mort, les cours d'eau où il pêchait sont l'objet d'un tabou rigoureux : les fruits et les poissons, si on les recueille, serviront exclusivement de provisions pour la grande fête funéraire. Pendant un temps plus ou moins long la maison mortuaire est impure ; et la rivière au bord de laquelle elle se trouve, frappée d'interdit .

Quant aux parents du mort, ils ressentent dans leurs personnes le coup qui a frappé l'un des leurs : un ban pèse sur eux qui les sépare du reste de la com-munauté. Ils ne doivent pas quitter leur village ni faire aucune visite ; ceux qui sont le plus directement atteints passent quelquefois des mois entiers séques-trés dans un coin de leur maison, assis, immobiles, et ne faisant rien ; ils ne doivent pas non plus être visités par des gens du dehors, ou (si cela est permis) il leur est interdit de répondre quand on les interroge. Non seulement les hommes, mais les esprits protecteurs aussi les délaissent : tant que dure leur impureté, ils n'ont à espérer aucune aide des puissances d'en haut. L'exclusion dont les parents du mort sont frappés réagit sur tout leur genre de vie. Par suite de la contagion funèbre, ils sont changés et mis à part du reste des hommes : ils ne peuvent donc plus continuer à vivre comme les autres, ils ne devront pas participer au régime alimentaire, à la façon de se vêtir, de s'orner et de porter la chevelure, qui conviennent aux individus socialement normaux et qui sont la marque de cette communion à laquelle (pour un temps) ils n'appartiennent plus ; de là les nombreux tabous et les prescriptions spéciales auxquels les gens en deuil doivent se conformer .

Si la souillure funèbre s'étend sur tous les parents du mort et sur tous les habitants de la maison mortuaire, elle ne les atteint pas tous également : aussi la durée du deuil varie-t-elle nécessairement suivant le degré de parenté. Les parents éloignés, chez les Olo Ngadju, ne restent impurs que pendant les quelques jours qui suivent immédiatement la mort ; puis, à la suite d'une cérémonie au cours de laquelle plusieurs poules sont sacrifiées, ils peuvent reprendre leur vie ordinaire . Mais quand il s'agit des parents les plus proches du mort , le caractère singulier qui les affecte ne se dissipe pas si vite, ni si aisément ; avant qu'ils puissent être complètement délivrés du ban qui pèse sur eux, il faut qu'une longue période se soit écoulée, qui coïncide précisément avec la durée de la sépulture provisoire. Pendant tout ce temps, ils doivent observer les tabous que leur état leur impose ; s'il s'agit d'un veuf ou d'une veuve, ils n'ont pas le droit de se remarier, car le lien qui attache l'époux survivant au défunt ne sera rompu que par la cérémonie finale. Les proches parents en effet, parce qu'ils ne font pour ainsi dire qu'un avec le mort, participent à son état, sont englobés dans les sentiments qu'il inspire à la communauté et frappés comme lui d'interdit pendant tout l'intervalle compris entre la mort et les secondes obsèques.

Les faits ne présentent pas toujours la simplicité typique que nous leur trouvons, par exemple, chez les Olo Ngadju. Le délai souvent très long qu'exige la préparation de la fête funéraire aurait pour effet de prolonger presque indéfiniment les privations et les gênes du deuil, si l'adoption d'un terme fixe et relativement rapproché ne venait remédier à cette situation . Il est bien probable - quoique le fait ne semble pas susceptible d'une démonstration historique pour les sociétés qui nous occupent - qu'une semblable réduction du deuil est survenue assez fréquemment. D'ailleurs, comme l'a montré Wilken, le nouveau terme, destiné à marquer, en place des obsèques définitives, la fin du deuil, n'a pas dû être choisi arbitrairement. En effet l'état du mort au cours de la période intermédiaire, n'est pas immuable, il subit des changements qui atténuent peu à peu le caractère dangereux du cadavre et de l'âme et obligent les vivants, lors de certaines dates, à des cérémonies spéciales. Ces dates, qui ne constituaient d'abord pour les gens en deuil que des étapes vers la libération, sont devenues ultérieurement le terme marquant la fin de leur impureté. C'est ainsi que le deuil obligatoire expire chez les Olo Maanjan, non pas comme chez les Olo Ngadju lors de la fête terminale, mais dès la cérémonie du quarante-neuvième jour.

D'autre part de nombreux documents font coïncider la levée des tabous du deuil avec l'acquisition par les parents du mort d'une tête humaine, et la cérémonie qui a lieu à l'occasion de cet heureux événement ; mais cet usage aussi semble être le produit d'une évolution dont il est possible de définir les principaux moments. Chez les Olo Ngadju, l'immolation d'une victime humaine (dont la tête est coupée) est, nous le verrons, l'un des actes essentiels de la fête funéraire ; le sacrifice est bien ici une condition indispensable de la terminaison du deuil, mais il fait partie d'un ensemble complexe et est lié aux obsèques définitives. Chez les Dayaks maritimes de Sarawak, ce rite se détache et devient indépendant ; sans doute l'ulit ou tabou qui constitue le deuil ne prendra fin complètement qu'avec la fête du mort ; " pourtant, si dans l'intervalle une tête humaine a été acquise et fêtée dans le village, les interdictions sont partiellement levées, et il est de nouveau permis de porter des ornements ". Que ce processus se poursuive, que la pratique des doubles obsèques vienne à être abandonnée , une heureuse " chasse aux têtes ", un événement en partie fortuit, en tout cas extérieur à l'état du mort, suffira à assurer la libération des survivants.

Ainsi le long deuil des parents les plus proches semble lié, chez les Indonésiens, aux représentations relatives au corps et à l'âme du défunt pendant la période intermédiaire; il dure normalement jusqu'aux secondes obsèques. Les usages divergents où cette relation n'apparaît pas sont dus selon nous à un adoucissement ultérieur de la coutume originale,

La notion que les derniers rites funéraires ne peuvent pas être célébrés de suite après la mort, mais seulement à l'expiration d'une période plus ou moins longue, n'est point particulière aux Indonésiens ni à telle ou telle race déterminée ; nous en avons pour preuve la grande généralité de l'usage de la sépulture provisoire.

Sans doute les formes spéciales que revêt cet usage sont extrêmement variées ; et il est fort probable que des causes ethniques et géographiques contribuent à faire prédominer dans une aire donnée de civilisation tel ou tel mode de disposition provisoire du corps , mais c'est là un problème distinct que nous ne voulons pas aborder ici. Au point de vue où nous sommes placés, il y a homologie rigoureuse entre l'exposition du cadavre sur les branches d'un arbre, telle que la pratiquent les tribus du centre de l'Australie , ou à l'intérieur de la maison des vivants, comme cela se rencontre chez certains Papous et chez quelques peuples Bantous , ou sur une plate-forme élevée à dessein, ainsi que le font en général les Polynésiens et de nombreuses tribus indiennes de l'Amérique du Nord, ou enfin l'enterrement provisoire, observé en particulier par la plupart des Indiens de l'Amérique du Sud . Toutes ces formes diverses de la sépulture provisoire, qui dans une classification technologique devraient sans doute figurer sous des rubriques spéciales, sont pour nous équivalentes. Elles ont toutes le même objet qui est d'offrir au mort une résidence temporaire en attendant que la dissolution naturelle du corps soit achevée et qu'il ne reste plus que les ossements.

Mais certains usages funéraires semblent irréductibles à ce type général : l'embaumement a précisément pour objet d'empêcher la corruption des chairs et la transformation du corps en squelette ; la crémation d'autre part prévient l'altération spontanée du cadavre par une destruction rapide, plus ou moins entière. Selon nous, ces modes d'ensevelissement artificiel ne diffèrent pas essentiellement des formes de sépulture provisoire que nous avons énumérées : la démonstration complète de cette thèse nous entraînerait hors de notre sujet ; qu'il suffise d'indiquer ici brièvement les raisons qui à nos yeux la justifient.

Notons d'abord que la momification n'est en certains cas qu'un simple résultat de l'exposition ou de l'inhumation temporaires, dû aux propriétés dessiccatrices de la terre ou de l'air environnants. De plus, même lorsque les survivants n'ont point l'intention de préserver artificiellement le cadavre, ils ne l'abandonnent pas toujours complètement au cours de la décomposition. Comme la transformation qui s'accomplit en lui est pénible et dangereuse à la fois pour le mort et pour ceux qui l'entourent, on prend souvent des mesures pour abréger la putréfaction, pour en diminuer l'intensité ou pour en neutraliser les effets sinistres : on entretient auprès des restes du mort un feu destiné à la fois à écarter les influences malignes, à réchauffer l'âme errante et à exercer une action bienfaisante sur le corps , on entoure celui-ci de fumées odoriférantes, on l'enduit d'onguents aromatiques . De ces pratiques à l'usage de faire boucaner le cadavre sur une claie ou à un embaumement rudimentaire la transition est presque insensible. Pour que l'on passe de la dessiccation spontanée qui ne laisse subsister que les os à cette forme spéciale de dessiccation qui transforme le cadavre en momie, il suffit que le désir se soit développé chez les survivants de faire entrer dans la sépulture définitive un corps aussi peu altéré que possible. C'est ainsi que le rituel funéraire égyptien concorde dans ses traits essentiels avec les croyances et les pratiques indonésiennes : pendant soixante-dix jours, l'embaumeur lutte contre la corruption qui voudrait s'emparer du cadavre ; c'est seulement au terme de cette période que le corps, devenu impérissable, sera conduit au tombeau, que l'âme partira pour les champs d'Ialou et que le deuil des survivants prendra fin. Il paraît donc légitime de considérer la momification comme un cas particulier et dérivé de la sépulture provisoire.

Quant à la crémation , elle n'est pas en général un acte définitif et se suffisant à lui-même ; elle appelle un rite ultérieur et complémentaire. Dans le rituel de l'Inde antique, par exemple, les restes du corps qui subsistent après la combustion doivent être, ainsi que les cendres, soigneusement recueillis et déposés au bout d'un temps variable dans un monument funéraire ; la créma-tion et l'inhumation des ossements calcinés, correspondent aux premières et aux secondes obsèques des Indonésiens . Sans doute la nature même du rite observé fait que l'intervalle entre les cérémonies initiale et finale est indéterminé et peut se réduire au point qu'elles forment parfois un tout continu ; mais cela n'empêche point la crémation d'être une opération préliminaire et d'occuper, dans le système des rites funéraires, la même place que l'exposition temporaire . À cette homologie externe répond d'ailleurs une similitude plus profonde : l'objet immédiat de la sépulture provisoire est, nous le verrons, de laisser à la dessiccation des os le temps de s'achever ; cette transformation n'est point aux yeux des " primitifs " une simple dissolution physique, elle change le caractère du cadavre, en fait un corps nouveau, et est par suite une condition nécessaire du salut de l'âme. Or tel est précisément le sens de la crémation : bien loin d'anéantir le corps du défunt, elle le recrée et le rend capable d'entrer dans une vie nouvelle ; elle aboutit donc au même résultat que l'exposition temporaire, mais seulement par une voie beaucoup plus rapide . L'action violente du feu épargne au mort et aux survivants les peines et les dangers qu'implique la transformation du cadavre, ou du moins elle en abrège considérablement la durée en accomplissant tout d'un coup cette destruction des chairs et cette réduction du corps à des éléments immuables qui naturellement se font d'une manière lente et progressive. Ainsi, entre la crémation et les divers modes de la sépulture provisoire il y a une différence de temps et de moyens, mais non de nature.

Dans tous les rites que nous avons étudiés jusqu'à présent, les parties molles du cadavre, lorsqu'on ne les préserve pas par des procédés artificiels, sont détruites purement et simplement : on ne les considère que comme des éléments périssables et impurs dont les os doivent être dégagés ; mais des représentations plus complexes se font jour dans la pratique connue sous le nom d'endocannibalisme , qui consiste dans la consommation rituelle des chairs par les parents du mort. Assurément ce rite n'a pas pour objet exclusif la purification des os. Ce n'est pas, comme l'anthropophagie banale, un raffinement de cruauté ou la satisfaction d'un appétit physique ; c'est un repas sacré, auquel seuls certains groupes définis de membres de la tribu peuvent prendre part, et dont les femmes, du moins chez les Binbinga, sont strictement exclues. Par ce rite les vivants intègrent à leur propre substance la vitalité et les qualités spéciales du défunt qui résidaient dans sa chair : si on laissait celle-ci se dissoudre, la communauté perdrait des forces qui doivent lui revenir . Mais en même temps l'endocannibalisme évite au mort l'horreur d'une lente et ignoble décomposition et fait parvenir ses os presque immédiatement à leur état définitif ; il assure d'autre part aux chairs la sépulture la plus honorable . En tout cas la présence de cette pratique n'altère pas essentiellement le type général que nous cherchons à constituer ici : car après la consommation des chairs les ossements sont recueillis et gardés par les parents du mort pendant une période plus ou moins longue au terme de laquelle les obsèques finales seront célébrées : pendant ce temps l'âme est censée rôder près des os et du feu sacré que l'on entretient à côté et le silence est strictement imposé aux proches parents du mort . Ainsi, quelles qu'en puissent être les causes directes, l'endo-cannibalisme vient prendre place parmi les pratiques diverses observées en vue de la dénudation des os dans la période comprise entre la mort et les derniers rites funéraires.

Nous avons vu que la période d'attente coïncide dans un très grand nombre de cas avec la durée réelle ou présumée de la décomposition ; c'est en général sur des restes desséchés et à peu près immuables que l'on célèbre les derniers rites funéraires. Il semble donc naturel de supposer qu'un rapport existe entre l'institution des obsèques provisoires et les représentations que fait naître la dissolution du cadavre : on ne peut songer à donner la sépulture définitive au mort tant que celui-ci est encore plongé dans l'infection. Cette interprétation n'est pas une hypothèse gratuite : nous la trouvons exposée tout au long comme un dogme essentiel dans le Zend-Avesta. Pour les fidèles du Mazdéisme, un cadavre est la chose impure par excellence et d'innombrables prescriptions ont pour objet de préserver contre la contagion funèbre les personnes et les choses appartenant à la bonne création. C'est un attentat à la sainteté de la terre, de l'eau et du feu que de leur infliger le contact immonde d'un corps mort : il faut reléguer celui-ci sur quelque hauteur éloignée et stérile, et, s'il se peut, à l'intérieur d'une enceinte de pierre , " là où l'on sait que viennent toujours des chiens carnivores et des oiseaux carnivores ". Les vautours et les fauves sont aux yeux des Parsis les grands purificateurs du cadavre : car c'est dans les chairs corruptibles que réside la Nasu, l'Infection démoniaque. Au bout d'un an, lorsque les os seront complètement nus et secs, la terre qui les porte sera pure , on pourra les toucher, comme le déclare expressément Ormazd, sans encourir de souillure. Il sera temps alors de les déposer dans un ossuaire, leur sépulture définitive . Ainsi, dans le Zoroastrisme, l'exposition temporaire a pour fonction d'isoler le cadavre tenu pour dangereux, et en même temps d'en assurer la purification. Mais les textes avestiques ne nous présentent peut-être que le produit d'une réflexion théologique raffinée et tardive : il faut rechercher quelle signification des sociétés plus jeunes atta-chent à la réduction du corps en squelette.

Les documents indonésiens nous ont laissé apercevoir une sorte de symétrie ou de parallélisme entre la condition du corps, condamné à attendre un certain temps avant de pouvoir pénétrer dans la sépulture définitive, et celle de l'âme qui ne sera admise régulièrement au pays des morts que quand les derniers rites funéraires auront été accomplis ; mais dans d'autres provinces ethnographiques ces deux groupes de faits sont unis d'une manière plus directe. C'est ainsi que certains Caraïbes de la Guyane française déposent provisoirement le mort dans une fosse, assis sur un siège, avec tous ses ornements et ses armes : ils lui apportent à boire et à manger jusqu'à ce que les os soient complètement dénudés ; car, disent-ils, les morts " ne vont point là-haut qu'ils ne soient sans chair ". De même, chez les Botocudos, l'âme reste dans le voisinage de la tombe jusqu'à la fin de la décomposition et pendant tout ce temps elle inquiète les vivants qui viennent à l'approcher. Ces tribus rattachent donc explicitement à la dissolution du cadavre leur croyance en un séjour temporaire de l'âme sur la terre, avec les obligations et les craintes qui en dérivent.

Ce n'est pas arbitrairement que l'on ajourne ainsi le départ final de l'âme jusqu'au moment où le corps sera entièrement désagrégé. Cette représentation est liée à une croyance générale bien connue : pour faire passer un objet matériel ou un être vivant de ce monde-ci dans l'autre, pour libérer ou pour créer son âme, il faut le détruire. La destruction peut être soudaine comme dans le sacrifice, ou lente comme dans l'usure graduelle des choses consa-crées, déposées en lieu saint ou sur la tombe ; à mesure que l'objet visible disparaît, il va se reconstituer dans l'au-delà, plus ou moins transfiguré. La même croyance vaut pour le corps et l'âme du défunt. Selon les Aïnos, " la mort n'est pas l'affaire d'un moment " ; tant que la décomposition n'est pas terminée, la vie et l'âme subsistent en quelque mesure à l'intérieur ou dans le voisinage de la tombe ; " c'est graduellement que l'âme se libère de son tabernacle terrestre " ; et il faut avoir soin de la laisser seule pendant tout ce temps . Une représentation identique se présente chez certaines tribus du Nord-Ouest américain avec plus de détails : à mesure que progresse la dissolution du cadavre, les âmes des précédents morts viennent chaque nuit ôter la chair des os et l'emportent dans la maison des âmes, située au centre de la terre ; lorsque cette opération est terminée, le mort possède un nouveau corps semblable à l'ancien, si ce n'est que les os sont demeurés sur la terre .

Mais l'homme possède, outre ce double spirituel de son corps, une autre âme mobile et relativement indépendante ; celle-ci qui, pendant l'existence terrestre, pouvait déjà s'absenter à l'occasion et subsister par elle-même, peut aussitôt après la mort vivre d'une vie séparée ; c'est même justement son départ qui est la cause de la désagrégation du corps. Cependant la solidarité ancienne persiste : si l'âme gagne immédiatement le pays des morts, elle n'est pas sans subir le contrecoup de l'état où se trouve le cadavre. Dans plusieurs îles mélanésiennes, on croit que l'âme reste faible tant que dure la putréfaction ; après son arrivée dans l'autre monde, elle se tient d'abord immobile ; le pouvoir magique qu'elle possède est temporairement engourdi. Lorsque toute odeur a disparu, l'âme retrouve accrues sa force et son activité, elle devient un lindalo, un esprit protecteur, auquel les vivants rendront un culte ; " elle a cessé d'être un homme " . Peut-être faut-il prendre à la lettre cette dernière formule, car les esprits des morts, du moins un grand nombre d'entre eux, sont souvent en Mélanésie censés habiter dans le corps de différents animaux, en particulier des requins et des oiseaux-frégates. La mort n'est pleinement consommée que lorsque la décomposition a pris fin; alors seulement le défunt cesse d'appartenir à ce monde pour entrer dans une autre existence.

Il n'est pas étonnant que de semblables idées se retrouvent à Madagascar, puisque les peuples de cette île sont apparentés aux Indonésiens. Les Sihanaka s'imaginent que pendant que la chair se détache des os, l'âme ressent de cruelles souffrances : parvient-elle à les surmonter, elle continuera indéfiniment à vivre comme un esprit; mais si elle succombe, elle doit passer dans le corps d'un papillon . Peut-être quelque élément d'origine étrangère s'est-il greffé sur la représentation originale : il n'en est pas moins remarquable que la période intermédiaire soit conçue comme un temps d'épreuves, et que les souffrances de l'âme soient reliées à la transformation qui s'accomplit dans le corps. Mais la croyance la plus répandue chez les Malgaches, c'est que les liquides provenant de la décomposition des chairs donnent naissance à quelque animal plus ou moins mythique qui n'est autre que l'incarnation nouvelle de l'âme ; aussi recueille-t-on avec soin ces liquides dans des jarres de terre ; parfois on les arrose de sang de bœuf afin de mieux assurer la renaissance du défunt : tant que celui-ci n'est pas " revenu " sous les espèces d'un petit ver, il est interdit chez les Betsileo et de donner la sépulture aux restes du corps et de vaquer aux travaux des champs . C'est toujours sous des formes variées la même notion qui reparaît : la dissolution de l'ancien corps conditionne et prépare la formation du corps nouveau que l'âme habitera désormais.

Il faut se garder d'attribuer à ces représentations diverses une généralité et une valeur explicative qu'elles n'ont pas. Ce serait tomber dans l'arbitraire que d'ériger telle ou telle croyance particulière en vérité universelle, d'affirmer par exemple que toujours le corps nouveau du mort sera constitué par ses chairs volatisées. En fait, comme nous le verrons, ce sont souvent les os qui sont censés servir de support matériel à l'âme désincarnée. Ces représentations opposées s'accordent en ce qu'elles ont d'essentiel, elles traduisent de manières diverses un thème constant. Deux notions complémentaires paraissent compo-ser ce thème : la première, c'est que la mort ne se consomme pas en un acte instantané, elle implique un processus durable, qui, du moins dans un grand nombre de cas, ne sera considéré comme achevé que lorsque la dissolution du corps aura elle-même pris fin ; la seconde, c'est que la mort n'est pas une simple destruction mais une transition : à mesure qu'elle s'achève, la renaissance se prépare ; tandis que le corps ancien tombe en ruine, un corps nouveau se forme avec lequel l'âme, pourvu que les rites nécessaires aient été accomplis, pourra entrer dans une autre existence, souvent supérieure à l'ancienne.

Pendant toute cette période où la mort n'est pas encore terminée, le défunt est traité comme s'il était toujours vivant : on lui apporte à manger, ses parents et amis lui tiennent compagnie, lui parlent . Il conserve tous ses droits sur sa femme et il les garde jalousement. La veuve est littéralement la femme d'un mort, d'un individu en qui la mort est présente et se continue ; aussi est-elle regardée pendant tout ce temps comme un être impur et maudit, et condamnée dans un très grand nombre de sociétés à une vie abjecte de paria ; c'est seulement lors de la cérémonie finale qu'elle pourra être libérée et autorisée par les parents du mort soit à se remarier soit à rentrer dans sa famille. De même, quelquefois, l'héritage reste intact jusqu'au jour où le mort sera véritablement parti de ce monde. Mais les faits les plus instructifs sont ceux qui concernent la succession des rois ou des chefs.

La coutume de ne proclamer le successeur d'un chef que lors de la cérémonie finale, coutume que nous avions déjà rencontrée dans l'île de Timor, nous est signalée chez plusieurs peuples appartenant à divers groupes ethniques. On conçoit les dangers auxquels un semblable interrègne expose les sociétés qui s'y soumettent : la mort d'un chef détermine dans le corps social un ébranlement profond qui, surtout s'il se prolonge, est gros de conséquences. Il semble en bien des cas que le coup qui a frappé la tête de la communauté dans la personne sacrée du chef ait eu pour effet de suspendre temporairement les lois morales et politiques et de déchaîner les passions normalement contenues par l'ordre social. Aussi rencontrons-nous fréquemment l'usage de tenir cachée la mort du souverain pendant une période de temps plus ou moins longue ; l'entourage immédiat du défunt connaît seul la vérité et exerce le pouvoir en son nom ; pour les autres le chef est seulement malade. À Fiji, le secret est gardé pendant une période qui varie de quatre à dix jours ; puis lorsque les sujets, qui commencent à se douter de quelque chose et qui sont impatients de pouvoir légitimement piller et détruire, viennent demander si le chef est mort, on leur répond que " son corps est décomposé à l'heure qu'il est ". Les visiteurs, déçus, n'ont plus qu'à s'en aller ; ils sont venus trop tard et ont laissé passer l'occasion. L'idée qui intervient ici, ajoute l'auteur qui rapporte ces faits, c'est que tant que la décomposition n'est pas censée être suffisamment avancée, on n'en a pas vraiment fini avec le défunt et son autorité ne peut être transmise à son successeur : la main du mort ne peut plus tenir le sceptre, mais elle n'a pas encore lâché prise . On doit attendre que le roi soit mort entièrement avant de pouvoir crier : Vive le roi !

S'il faut du temps pour que la mort s'achève, les énergies mauvaises qu'elle met en œuvre n'épuiseront pas leur effet en un instant ; présentes au sein de la communauté des vivants, elles menacent d'y faire de nouvelles victimes. Sans doute des rites déterminés peuvent jusqu'à un certain point atténuer l'impureté dangereuse du cadavre : il n'en reste pas moins le foyer permanent d'une infection contagieuse. De la sépulture provisoire émane une influence mauvaise qui fait que les vivants évitent d'en approcher. La crainte qu'inspire le voisinage de la mort est si intense qu'elle détermine souvent de véritables migrations : aux îles Andaman par exemple, les indigènes, après avoir enterré le mort, désertent le village et s'en vont camper au loin dans des huttes temporaires ; ils ne réintégreront leur habitat normal qu'au bout de quelques mois, lorsque le moment sera venu de recueillir les ossements et de célébrer la cérémonie finale. L'interdit qui frappe l'individu pendant que la mort s'accomplit en lui se communique non seulement au lieu où il se trouve, mais aux choses qui lui ont appartenu : dans diverses îles mélanésiennes, on ne doit pas toucher au canot du défunt, à ses arbres, à son chien, tant que les obsèques définitives n'ont pas levé le tabou mortuaire .

L'institution du deuil doit être rattachée aux mêmes représentations. Si l'impureté funèbre se prolonge pendant un temps défini, c'est parce que la mort elle-même se continue jusqu'à l'accomplissement des derniers rites et qu'une solidarité étroite et obligatoire unit à celui qui n'est plus certains des survivants. Plus encore que les faits indonésiens ne nous le laissaient voir, il y a un lien interne entre l'état du défunt et celui de ses proches parents, pendant la phase intermédiaire. C'est ce que marque explicitement une tradition Maori qui relate les dernières paroles d'un chef à son fils : " Pendant trois ans, lui dit-il, il faudra que ta personne soit sacrée et que tu restes séparé de la tribu.... car mes mains pendant tout ce temps ramasseront la terre, et ma bouche mangera constamment des vers et une nourriture immonde, la seule qui soit offerte aux esprits dans le monde d'en bas. Puis quand ma tête tombera sur mon corps et que la quatrième année sera venue, éveille-moi de mon sommeil, montre ma face à la lumière du jour. Quand je me lèverai, tu seras noa, libre ". Ainsi le deuil n'est que le contrecoup direct dans la personne des vivants de l'état même du mort .

La solidarité qui unit au défunt ses parents les plus proches s'exprime en certaines sociétés par des usages, dont nous avons déjà rencontré quelques traces parmi les Indonésiens : ces parents, particulièrement la veuve, ont l'obligation de recueillir, soit journellement, soit à des dates déterminées, les liquides que produit la décomposition des chairs, pour s'en enduire le corps ou pour les mêler à leur nourriture . Ceux qui observent ces pratiques les justifient en alléguant leur affection pour le défunt et le chagrin qu'ils ressentent de l'avoir perdu. Mais ces mobiles ne suffisent pas à rendre compte du rite ; celui-ci en effet est souvent strictement obligatoire ; les femmes auxquelles il incombe sont menacées de la peine capitale si elles ne s'y soumettent pas . Il ne s'agit donc pas simplement de l'expression spontanée d'un sentiment indi-viduel, mais d'une participation forcée de certains survivants à la condition présente du mort. Il faut faire à la mort sa part si l'on ne veut pas qu'elle continue à sévir à l'intérieur du groupe. En communiant en quelque sorte avec le défunt, les survivants s'immunisent eux-mêmes et ils évitent à la société éprouvée de nouveaux malheurs. Quelquefois ils espèrent s'assimiler ainsi les qualités du mort , ou absorber la puissance mystique dont le cadavre est le siège. Mais que ce soit par devoir ou par intérêt, ces gens vivent dans un contact intime et continu avec la mort; et la communauté des vivants les repousse hors de son sein .

Cette exclusion ne suppose pas nécessairement un contact matériel des vivants avec le cadavre. Tant que la mort est à l'œuvre, la famille immédiate du défunt est en butte à " l'action ténébreuse des puissances hostiles ". Dans les sociétés peu civilisées, il n'y a pas de distinction nette entre le malheur et l'impureté : l'affliction des gens en deuil les souille profondément . Leur intégrité physique même est entamée ; c'est à peine si leur corps se distingue du cadavre. " Les gens ont horreur de mon corps, dit un Hupa en deuil ; aussi n'ai-je point mon feu là où les autres ont le leur ; ce que les autres mangent, je ne le mange point ; je ne regarde pas le monde, tant mon corps les effraie " . Ce sont bien au propre les " gens de la mort " ; ils vivent dans les ténèbres , morts eux-mêmes au point de vue social, puisque toute participation active de leur part à la vie collective ne ferait que propager au dehors la malédiction qu'ils portent en eux .

Nous nous sommes attaché à faire ressortir la relation qui unit la condition de l'âme et le deuil à l'état du corps, pendant la période qui précède les obsèques définitives ; mais nous ne prétendons nullement que les trois termes sont indissolublement liés et ne peuvent se présenter l'un sans l'autre. Cette affirmation absolue se heurterait immédiatement au démenti des faits ; car il est à peine besoin de dire que nous rencontrons la croyance en un séjour temporaire de l'âme sur la terre et l'institution du deuil prolongé dans des sociétés où aucune trace certaine de doubles obsèques ne nous est signalée. Le terme de la période d'attente est quelquefois fixé d'une manière convention-nelle : c'est ainsi que dans différentes tribus indiennes de l'Amérique du Sud, on attache au cadavre, enterré immédiatement, une corde dont l'extrémité est visible à la surface de la tombe ; lorsque cette corde a disparu par suite de la pluie ou de l'usure, c'est signe que l'âme du mort, jusqu'alors présente auprès du cadavre, est enfin partie pour l'autre monde . Mais le plus souvent lorsque le mort reçoit sans délai la sépulture dernière, ce sont les représentations relatives au cours même du temps qui imposent un terme aux observances. La mort ne sera pleinement consommée, l'âme ne quittera la terre, le deuil des vivants ne prendra fin que lorsqu'une période de temps considérée comme complète sera révolue ; cette période pourra être le mois ou l'année ; le retour du jour marquera alors la clôture de l'ère mauvaise, le recommencement d'une autre vie. Souvent aussi la croyance au caractère éminent et sacré d'un nombre déterminé fait sentir son influence : c'est ainsi sans doute qu'il faut expliquer le fait, si fréquent dans les sociétés de l'Amérique du Nord, que la durée du séjour de l'âme sur la terre ou de son voyage vers l'autre monde est limitée à quatre jours. Faut-il considérer ces faits comme des fragments détachés et modifiés de l'ensemble plus complexe que nous avons analysé ? Il est rarement possible de trancher cette question avec quelque certitude ; mais on sera tenté d'y répondre par l'affirmative, si l'on admet avec nous qu'il existe une connexion naturelle entre les représentations qui concernent la dissolution du corps, le sort de l'âme et l'état des survivants pendant la même période.


II - La cérémonie finale

L'institution d'une grande fête liée aux obsèques définitives est générale chez les Indonésiens : sous des noms divers, elle se rencontre dans la plupart des îles de l'archipel Malais depuis Nicobar à l'ouest jusqu'à Halmahera à l'est. Cette fête, dont la durée est de plusieurs jours, quelquefois même d'un mois , a pour les indigènes une importance extrême : elle nécessite des préparatifs laborieux et des dépenses qui souvent réduisent la famille du mort à la misère ; de nombreux animaux y sont sacrifiés et consommés dans des banquets qui dégénèrent fréquemment en d'immenses orgies ; des invitations sont adressées, pour cette occasion, à tous les villages des environs et ne sont jamais refusées . Aussi cette fête tend-elle à prendre un caractère collectif ; les frais dépassent ordinairement les ressources dont dispose une famille isolée ; et de plus une pareille interruption de la vie courante ne peut se répéter souvent. Chez les Olo Ngadju, le Tiwah se célèbre en général pour plusieurs morts à la fois, les familles intéressées se partageant entre elles la dépense . Dans d'autres sociétés, la fête se répète régulièrement, tous les trois ans par exemple, et est célébrée en commun pour tous ceux qui sont morts dans l'intervalle ; elle intéresse donc directement, non plus la famille de tel mort particulier, mais le village dans son ensemble.

La cérémonie finale a un triple objet : elle doit donner aux restes du défunt la sépulture définitive, assurer à son âme le repos et l'accès au pays des morts, enfin relever les survivants de l'obligation du deuil.


a) La sépulture définitive. - Chez les Dayaks du sud-est de Bornéo, la dernière demeure du corps est une petite maison, toute en bois de fer, souvent très délicatement sculptée, montée sur des poteaux de la même matière, plus ou moins élevés ; un tel monument porte le nom de sandong, et constitue une sépulture familiale pouvant contenir un grand nombre d'individus , et durer de longues années. On en rencontre deux espèces qui ne varient guère que par le contenu et leurs dimensions : le sandong raung, destiné à servir de récep-tacle aux cercueils contenant les restes desséchés des morts, et le sandong tulang, de proportions très réduites, qui ne recueille que les ossements enveloppés dans une étoffe ou enfermés dans un pot, et ayant subi souvent une incinération préalable . L'emplacement de ce monument funéraire n'est pas fixe : souvent le sandong s'élève dans le voisinage immédiat de la maison, à l'intérieur de la clôture qui protège le village ; souvent aussi il est établi assez loin, sur un terrain spécialement consacré à la famille .

Ces deux types de sépulture définitive ne sont pas particuliers aux Dayaks du Sud-Est ; ils se retrouvent chez d'autres tribus à Bornéo même et dans d'autres îles . Peut-être est-il légitime de les rattacher à des formes plus primitives qui se rencontrent aussi dans la même famille de peuples. Le sandong tulang semble bien être dérivé de la coutume, encore en vigueur chez les tribus de l'intérieur de Bornéo, qui consiste à enfermer simplement les restes du mort dans le tronc d'un arbre (bois de fer) qui a été creusé à cet effet ; et le sandong raung n'est sans doute qu'une modification de l'usage, fort répandu dans l'archipel Malais, de réunir finalement les cercueils contenant les ossements dans des anfractuosités de rochers ou dans des cavernes souterraines .

Cette variété dans les modes de la sépulture définitive est d'ailleurs pour nous secondaire ; l'essentiel est que dans la plupart des cas elle présente un caractère collectif, au moins familial : elle contraste par là nettement avec la sépulture provisoire où le cadavre est, nous l'avons vu, généralement isolé. La translation des restes, lors de la cérémonie finale, n'est donc pas un simple changement de lieu ; elle opère une transformation profonde dans la condition du défunt : elle le fait sortir de l'isolement où il était plongé depuis la mort et réunit son corps à ceux des ancêtres . C'est ce qui apparaît clairement lorsqu'on étudie les rites observés au cours de ces secondes obsèques.

On retire de leur sépulture provisoire les restes de celui ou de ceux pour qui la fête doit être célébrée, et on les ramène au village dans la " maison des hommes " somptueusement décorée, ou dans une maison érigée spécialement à cet effet ; ils y sont déposés sur une sorte de catafalque . Mais auparavant il faut procéder à une opération que l'un des auteurs nous présente comme l'acte essentiel de cette fête : on lave avec soin les ossements ; si, comme il arrive, ils ne sont pas complètement dénudés, on les dépouille des chairs qui y sont encore attachées . Puis on les remet dans une enveloppe nouvelle, sou-vent précieuse . Ces rites sont loin d'être insignifiants : en purifiant le corps , en lui donnant un nouvel attirail, les vivants marquent la fin d'une période et le commencement d'une autre ; ils abolissent un passé sinistre et donnent au mort un corps nouveau et glorifié , avec lequel il pourra dignement entrer dans la compagnie de ses ancêtres.

Mais il ne part sans qu'on lui ait fait des adieux solennels et sans qu'on ait entouré de tout l'éclat possible les derniers jours de son existence terrestre. Aussitôt que le cercueil est déposé sur le catafalque, chez les Olo Ngadju, le veuf, ou la veuve, vient s'asseoir tout auprès : " Tu es encore pour peu de temps parmi nous, dit-il au mort, puis tu t'en iras vers le lieu agréable où demeurent nos ancêtres... " On cherche à satisfaire le défunt en exposant auprès de ses ossements les vases sacrés et les trésors les plus précieux de la famille, dont il a joui de son vivant et qui lui garantissent une existence opulente dans l'autre monde .

Chez les Alfourous du centre de Célèbes, on danse autour des restes des morts pendant le mois qui précède la fête. Puis, lorsque les hôtes sont arrivés, des prêtresses prennent dans leurs bras les ossements enveloppés et, tout en chantant, les promènent processionnellement dans la maison de fête, durant deux jours : de cette manière, nous dit-on, les vivants accueillent pour la dernière fois les morts au milieu d'eux et leur témoignent la même affection que pendant leur vie, avant de prendre définitivement congé de leurs restes et de leurs âmes .

Si le lieu de la sépulture est éloigné et voisin du fleuve (comme c'est fréquemment le cas chez les Olo Ngadju), on dépose le cercueil dans un bateau brillamment décoré, tandis que dans un autre prennent place les prêtresses et les parents du mort. Lorsqu'on est arrivé au sandong et que les ossements y ont été introduits, les prêtresses exécutent une danse autour du monument et " prient les âmes de ceux qui y sont déjà ensevelis de vouloir bien faire bon accueil aux nouveaux arrivants ". S'agit-il vraiment d'une prière ? En réalité cette danse et ces chants par leur vertu propre donnent son sens et sa pleine efficacité à l'acte matériel qui vient d'être accompli : ils font entrer le mort dans la communion de ses pères, comme ses os viennent d'être réunis aux leurs dans le sandong. Les vivants partent maintenant avec le sentiment d'être quittes envers le mort : tandis qu'ils étaient venus silencieux, au son d'une musique funèbre, ils rentrent gaiement en chantant et buvant . Ce contraste marque bien le sens des secondes obsèques : elles clôturent la période sombre où la mort dominait, elles ouvrent une ère nouvelle.

Les sentiments que les vivants éprouvent, après ces rites, à l'égard des ossements, diffèrent de ceux que le cadavre inspirait pendant la période précé-dente. Sans doute les os sont encore investis d'un caractère tel qu'un contact trop intime avec eux paraît redoutable et que souvent on préfère mettre une distance assez grande entre la maison des morts et les vivants ; mais désor-mais ce n'est plus l'élément de répulsion et de dégoût qui domine, c'est plutôt une confiance respectueuse. On croit que de l'ossuaire émane une influence bienfaisante qui protège le village contre le malheur et aide les vivants dans leurs entreprises . Il suffit que ces représentations et ces sentiments se développent et se précisent pour qu'un véritable culte des reliques se constitue, qui détermine une modification grave dans la nature des obsèques définitives.

En effet, particulièrement lorsqu'il s'agit de chefs ou de grands personna-ges, la haute opinion que l'on a de la vertu de leurs restes et le désir de s'en assurer le bienfait font que dans certaines tribus on leur donne une place permanente dans la maison même des vivants. Dans l'archipel Malais, c'est presque toujours la tête seule qui jouit de ce privilège ; elle est la partie essentielle du corps et le siège des pouvoirs du mort. Après l'avoir décorée, on la dépose à l'intérieur de la maison ou dans une petite niche voisine ; en certaines occasions, on lui offre de la nourriture, on l'oint avec quelque liquide spécial : elle fait partie du trésor sacré de la famille et garantit sa prospérité . Ainsi les restes des morts ne sont pas toujours réunis finalement dans une sépulture commune avec ceux de leurs pères ; mais cette transformation du rite n'en altère pas gravement le sens. L'existence même d'un culte des reliques suppose la notion que entre la collectivité des vivants et celle des morts il n'y a pas une solution de continuité absolue : en revenant prendre place au foyer domestique en qualité d'ancêtres vénérés et protecteurs, ces morts distingués rentrent dans la communion familiale ; mais trop illustres et trop puissants pour aller se perdre dans la foule des morts, ils reçoivent une place d'honneur, à proximité des vivants ; et le culte dont ils sont désormais l'objet accuse fortement le changement que la cérémonie finale a opéré en eux.

Si l'on attend des secondes obsèques des effets favorables à la fois pour les morts et pour les vivants, l'accomplissement de ce rite n'en est pas moins pénible et redoutable à cause du contact intime qu'il suppose avec le foyer même de l'infection funèbre . Aussi de nombreuses tribus, soit à la suite d'une évolution spontanée, soit sous l'action d'influences étrangères, en sont-elles venues à s'épargner l'ennui et les risques de cette cérémonie. Certains ont alors pris le parti d'avancer la célébration de la fête due au mort et de la faire coïncider avec les obsèques immédiates, devenues définitives . Ailleurs, la fête est restée à son ancienne date, mais il ne subsiste plus que des traces de l'ancien usage du changement de sépulture. C'est ainsi que ceux des Alfourous du centre de Célèbes qui sont devenus mahométans n'exhument plus les cadavres : ils se bornent, lors de la cérémonie finale, à ôter toutes les mau-vaises herbes de la tombe, à enlever la petite maison qui la recouvrait, à déposer enfin sur la place de nouveaux vêtements d'écorce et des provisions pour le grand voyage que l'âme doit accomplir . Pour peu que ces survivances s'effacent, on en viendra à oublier qu'un des objets essentiels de la cérémonie finale a été la translation des ossements purifiés du lieu de dépôt temporaire dans une sépulture définitive à caractère collectif.


b) L'accès de l'âme au séjour des morts. - Parallèlement à cette action qui s'exerce sur les restes matériels du défunt, un service funèbre est célébré qui change la condition de l'âme : il s'agit de mettre un terme à son agitation inquiète en l'introduisant solennellement dans la société des morts. C'est une tâche ardue qui suppose de puissants concours : car la route qui mène dans l'autre monde est semée de périls de toutes natures , et l'âme ne parviendra pas au terme de son voyage si elle n'est pas conduite et protégée par quelque puissant psychopompe, comme le Tempon Telon des Olo Ngadju. Afin d'assurer à l'âme cette assistance indispensable, des prêtres et prêtresses, convoqués par la famille du mort, récitent en s'accompagnant du tambour de longues incantations .

Il leur faut d'abord aller par-delà les nuages inviter les esprits célestes à descendre sur terre où les âmes les attendent ; dociles, ils arrivent et, sur la prière des parents des morts, se mettent en devoir de charger leur bateau : ils y font entrer non seulement les âmes des morts, mais aussi celles des animaux immolés pour la fête et de tous les trésors qui y ont été exposés. Au son des tambours et des coups de feu, le navire, conduit par Tempon Telon, com-mence sa course rapide . À mesure que le dénouement du drame approche, l'émotion devient plus intense ; les assistants écoutent silencieux, tandis que le principal officiant est en proie à une vraie frénésie : les traits crispés, écumant et tout en sueur, il semble s'identifier à Tempon Telon (dont il porte d'ailleurs les attributs), il voit les périls qui menacent son navire, le tourbillon de feu qu'il va falloir franchir. Enfin le cri de triomphe retentit qui soulage l'assistance : ils sont sauvés ! la ville des morts est atteinte !... Les âmes débarquent, elles se mettent à danser autour de leur nouvelle demeure, elles se félicitent : " Il est venu, le jour de notre victoire ! nous voici conduites par Tempon Telon loin de la rive terrestre où s'assemblent les lances des hommes ; nous voyons la ville riche où l'or étincelle... " Puis, après avoir mangé le repas copieux que la fête leur apporte, elles font venir leurs esclaves qui les parent, huilent leurs cheveux et noircissent leurs dents : et leur cœur se réjouit ! Alors les ancêtres, qui depuis longtemps résident au pays des morts, s'assemblent et viennent souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants . Pourtant ceux-ci ne sont pas encore complètement rétablis. Il faut un nouveau voyage (et un chant spécial) pour que les âmes des os, des cheveux et des ongles, réveillées de leur longue torpeur, parviennent à leur tour dans la ville céleste et rejoignent leur maître. Alors l'œuvre est achevée : l'ombre a repris corps, l'âme exilée et errante a maintenant une place fixe au milieu de ses semblables ; à l'existence précaire qu'elle mène depuis la mort succède une vie opulente qui semble perpétuer indéfiniment les splendeurs et l'énorme abondance de la fête funéraire elle-même. Bref après cette dernière épreuve, l'âme est affranchie, sauvée .

S'il faut en croire le missionnaire Braches, cette description du voyage de l'âme et du village céleste ne serait qu'une fable inventée à plaisir par les prêtres psychopompes ; au fond, pour ceux-ci comme pour tous les Dayaks, l'âme est attachée aux restes corporels et réside à l'intérieur ou dans le voisinage du Sandong . En effet, il y a un lien étroit entre le réceptacle des ossements et la " ville des morts " : c'est l'âme ou la substance spirituelle de la maison-ossuaire et des brillants accessoires qui l'environnent qui va constituer dans le ciel, après avoir subi une transfiguration, la demeure et les trésors des morts . Les chants magiques ne font que transposer dans la langue du mythe les pratiques accomplies sur les ossements. Mais cette transposition n'est pas une fiction mensongère. Sans doute " l'unique consolation du Dayak, c'est la pensée d'être un jour réuni à ses pères " ; mais cette réunion, qui est, en ce qui concerne le mort, l'objet essentiel de la cérémonie finale, s'opère en même temps par deux voies différentes, par la déposition des restes dans une sépulture commune et par l'accès de l'âme au séjour collectif des morts ; les deux événements sont solidaires et également essentiels : le rite fournit à la représentation un support matériel, l'imagination prolonge et achève ce qui n'est qu'indiqué par le rite.

L'âme n'entre point dans la ville céleste pour y jouir d'un repos éternel ; l'immortalité n'appartient pas plus aux habitants de l'autre monde qu'à ceux de celui-ci. Pendant la durée de sept générations l'âme reste au ciel ; mais chaque fois qu'elle a atteint le terme d'une existence, elle doit mourir pour renaître ensuite . Après sa septième mort, l'âme redescend sur la terre et s'introduit dans un champignon ou dans un fruit, de préférence à proximité du village. Qu'une femme vienne à manger ce fruit ou ce champignon, l'âme entrera dans son corps pour renaître bientôt sous forme humaine. Mais si le fruit est mangé par certains animaux, un buffle, un cerf ou un singe, l'âme se réincarnera dans un corps animal : ce dernier est-il enfin consommé par un homme, l'âme reviendra après ce détour parmi les humains . Si au contraire le fruit ou l'animal meurt sans qu'aucun homme le mange, l'âme se dissipe alors pour de bon . Sauf ce cas, qui chez les Olo Ngadju paraît exceptionnel, on voit que l'âme est destinée à parcourir sans fin le cycle des morts et des renaissances et que son séjour au ciel, parmi les ancêtres, n'est qu'un stage séparant deux incarnations terrestres, humaines ou animales. La mort n'est donc pas pour ces peuples un événement singulier, ne se produisant qu'une fois dans l'histoire de l'individu ; c'est un épisode qui se répète indéfiniment et qui marque simple-ment le passage d'une forme d'existence à une autre.

En mettant un terme aux peines de l'âme, la cérémonie finale ôte toute raison d'être aux dispositions malveillantes qu'elle nourrissait depuis la mort contre les survivants. Sans doute il reste vrai, même après la grande fête funéraire, que les morts appartiennent à un autre monde et qu'un contact trop familier avec eux est dangereux pour les vivants . Pourtant, en général, les âmes laissent en paix leurs parents une fois que ceux-ci se sont acquittés de leurs derniers devoirs envers elles . Cette formule négative est en bien des cas insuffisante : entre la communauté des vivants et celle des morts il y a relations singulières et échange de bons offices . Dans certaines sociétés indonésiennes un véritable culte est rendu aux âmes apaisées qui viennent alors prendre place, auprès du foyer domestique, dans un objet consacré ou une statuette du mort qu'elles animent : leur présence, dûment honorée, garantit la prospérité des vivants . Ainsi l'acte qui réunit l'âme du mort à celles des ancêtres lui donne parfois le caractère d'une divinité tutélaire et la fait rentrer solennellement au cœur de la maison familiale .


c) La libération des vivants. - Les rites envisagés jusqu'à présent avaient pour objet immédiat le bien du mort; s'ils profitaient aux vivants, ce n'était que par contrecoup. Mais on observe au cours de la fête funéraire une série de pratiques non moins importantes, qui ont directement pour but de mettre fin au deuil des parents du mort et de les réintroduire dans la communion sociale .

Dès le premier jour du Tiwah, après un banquet auquel les femmes seules ont pris part, l'une d'entre elles prépare sept petits paquets de riz pour les âmes des morts et sept autres pour les mauvais esprits ; en même temps elle prononce une formule qui révèle clairement la signification de cet acte : " Je dépose ici votre nourriture ; par là je brise toute résistance, tout ce qui est impur, tous les mauvais esprits, tous les mauvais rêves, et je mets un terme à tous pleurs " . Cette offrande marque que le moment est venu pour les vivants de se séparer des morts, de dissiper l'atmosphère inquiétante qui les enveloppait pendant le deuil. Ce n'est là que la première indication d'un thème qui sera repris bien des fois au cours de la fête. Dans le chant même des prêtresses qui doit conduire les âmes dans la ville céleste, les vivants, en particulier les parents des morts, tiennent la plus grande place. Pendant toute la durée des incantations, les prêtresses portent dans les plis de leurs vêtements, comme de petits enfants , les âmes des donateurs de la fête ; chaque fois qu'elles montent au ciel pour appeler à leur aide les bons esprits, elles emmènent avec elles leurs protégés. D'ailleurs une sorte de fascination attire les âmes des vivants vers les régions d'en haut : il faut avoir soin de les rappeler par leur nom, si l'on ne veut pas qu'elles restent dans l'autre monde où elles ont suivi les morts . Mais ces voyages spirituels ne sont pas accomplis en vain. Les prêtresses ne manquent jamais d'attirer sur les donateurs de la fête l'attention des esprits : " Debout, crient-elles au plus puissant d'entre eux, presse le corps de celui que voici pour en chasser le malheur ; éloigne la puanteur qui pétrifie comme la foudre, dissipe le nuage impur du mort ; rejette le destin qui abaisse et qui fait reculer la vie " ... Ce n'est pas assez de " tuer l'adversité " qui opprimait les survivants ; il faut que Tempon Telon, en aspergeant leur corps d'une eau vivifiante, les régénère et leur assure une longue vie, il faut qu'il leur communique " les charmes puissants qui donnent la richesse, le succès dans le commerce, et l'éclat de la gloire ". Naturellement les prêtresses accomplissent en même temps les actes que leur chant impose ou prête aux esprits célestes ; et ces rites tant oraux que manuels opèrent dans la personne des survivants un changement profond : délivrés du mal qui les possédait, ils vont rentrer dans la vie régulière avec une provision fraîche de puissance vitale et sociale .

Mais pour que les vivants soient guéris de leur impureté, un sacrifice est indispensable, de préférence celui qui, aux yeux des Dayaks et de la plupart des Indonésiens, est doué d'une efficacité irrésistible : l'immolation d'une victime humaine dont la tête est coupée et sera ensuite conservée. Un jour entier, lors du Tiwah, est consacré à ce rite essentiel. Les prisonniers ou esclaves, auxquels une opération magique a préalablement enlevé leur âme, sont enchaînés au poteau sacrificiel ; collectivement les parents mâles du mort font fonction de sacrificateurs, dansant et bondissant autour de la victime, et la frappant de leur lance au hasard. Les hurlements de douleur sont salués par des clameurs joyeuses, car plus la torture est cruelle et plus les âmes, au ciel, deviennent heureuses. Enfin, au moment où la victime tombe à terre, elle est décapitée solennellement au milieu d'une allégresse intense ; son sang est recueilli par une prêtresse qui en asperge les survivants " afin de les réconcilier avec leur parent mort " ; la tête sera soit déposée avec les ossements du défunt, soit fixée au sommet d'un pieu élevé près du sandong. À coup sûr, le sacrifice funéraire n'est pas destiné seulement à libérer du tabou la famille du mort ; ses fonctions sont aussi complexes que l'objet de la fête dont il est l'acte décisif, et la furie mystique des sacrifiants, en même temps qu'elle désacralise les vivants, donne à l'âme du mort la paix et la béatitude et (sans doute) régénère son corps . Entre ces changements d'état que consomme à la fois la vertu du sacrifice, la libération des gens en deuil est seulement le plus apparent, celui qui intéresse le plus directement les vivants .

Toute cérémonie religieuse doit être suivie de certains rites, qui affranchissent les participants du caractère dangereux qu'ils ont contracté et les rendent aptes à rentrer de nouveau dans le monde profane. Ces rites prennent lors de la fête funéraire une importance particulière, au point de constituer parfois une seconde fête, distincte de la première et lui succédant. En effet, le péril encouru lors d'une cérémonie comme le Tiwah est particulièrement intense. Sans doute elle est bienfaisante dans ses conséquences et constitue une sorte de victoire sur le malheur ; mais d'autre part, elle touche elle-même au règne de la mort, elle oblige les vivants à des rapports intimes avec les puissances mauvaises et avec les habitants de l'autre monde. Aussi les parents du mort et, avec eux, tous ceux qui ont travaillé à l'œuvre funèbre sont-ils tenus de se purifier. Ils prennent un bain dans la rivière ; pour en augmenter l'efficacité, on mêle quelquefois à l'eau le sang d'animaux sacrifiés ; et tandis qu'ils regagnent la rive à la nage, les prêtresses, qui les suivent en bateau, écartent de leur corps les influences malignes à l'aide de torches brûlantes ou de balais consacrés. Enfin si tous les rites ont été exactement observés, les vivants sont lavés de toute souillure et affranchis de la contagion mortuaire.

On n'a point attendu d'ailleurs l'accomplissement de ces dernières prati-ques pour réintégrer solennellement dans la société ceux qui de par leur deuil en étaient exclus. On leur fait échanger les vêtements qu'ils portaient contre de nouveaux, conformes à l'usage ; ils font la toilette de leur corps ; les hommes ceignent leur beau poignard et les femmes reprennent leur parure. Un grand banquet, auquel les hôtes contribuent pour leur part, et des danses joyeuses marquent la levée du ban qui pesait sur les proches parents du mort : ils sont libres désormais de se mêler aux autres hommes et de reprendre le train ordinaire de la vie. On le voit, il y a un parallélisme complet entre les rites qui introduisent le mort, lavé et vêtu de neuf, dans la compagnie des ancêtres et ceux qui font rentrer sa famille dans la communion des vivants : ou plutôt c'est un seul et même acte libérateur appliqué à deux catégories différentes de personnes.

Les sociétés sur lesquelles a porté la précédente étude appartiennent à un type de civilisation relativement avancé : c'est à peine si on y rencontre çà et là des traces de totémisme. Or un système religieux qui affecte aussi profondément l'organisation et la vie des sociétés où il domine doit évidemment imprimer sa marque sur les croyances relatives à la mort et à l'au-delà et par suite sur le rituel funéraire. Il est donc d'un intérêt particulier pour nous de définir la nature des obsèques définitives dans une société où le totémisme existe à l'état d'institution vivante. Les observations faites par Spencer et Gillen sur les tribus du Centre australien nous apportent les éléments d'information nécessaires.

Rappelons brièvement la croyance sur laquelle repose l'organisation totémique dans ces tribus. Chacun des groupes totémique actuellement existants tire son origine d'un ou de plusieurs ancêtres , semi-humains, semi-animaux, qui sortirent de terre dans les temps très anciens. Ces ancêtres parcoururent en tous sens le territoire tribal, s'arrêtant en de certains endroits pour y établir leur camp et pour pratiquer des cérémonies sacrées ; finalement ils s'enfoncèrent à nouveau sous la terre. Mais ils ne disparurent pas tout entiers, car en chaque lieu où ils avaient séjourné et où quelques-uns d'entre eux étaient morts , ils laissèrent derrière eux leurs âmes et un certain nombre d'autres âmes qu'ils portaient avec eux formant ainsi sur leur passage une multitude de colonies d'esprits liées à quelque objet naturel déterminé, un arbre ou un rocher par exemple. Ce sont ces âmes qui par leurs renaissances successives constituent le groupe totémique humain ainsi que l'espèce éponyme ; car chaque mem-bre vivant de la tribu n'est que la réincarnation temporaire soit d'un ancêtre particulier dont il porte en certains cas le nom , soit d'une des âmes émanées de lui.

Chez les Binbinga, un an environ après la mort, un messager, envoyé par le père du défunt, va convoquer d'autres groupes de la tribu ; il porte avec lui un os du bras du mort, peint en rouge, enveloppé rituellement ; cet objet sacré rend sa personne inviolable et tous ceux à qui il a été présenté ne peuvent s'empêcher de le suivre. Une fois que les étrangers sont arrivés et que par des rites appropriés la communion s'est établie entre eux et leurs hôtes, la cérémonie véritable commence : pendant la soirée et toute la nuit suivante, on chante des chants sacrés relatifs à l'ancêtre totémique du mort. Le lendemain, les individus appartenant au groupe dont il était membre se décorent avec le symbole de leur totem et exécutent les mouvements rythmiques accompagnés de chants qui constituent la plupart des cérémonies totémiques. Enfin les ossements, qui dès la veille ont été apportés par le père sur le terrain consacré, sont déposés à l'intérieur d'un tronc creux, sur l'extérieur duquel ont été peintes des représentations du totem du mort. Ce cercueil est porté dans les branches d'un arbre surplombant un étang et il ne sera plus touché ; l'endroit est sacré au moins pour un certain temps et les femmes ne peuvent en approcher .

La cérémonie finale des Warramunga se distingue de la précédente par quelques traits notables. D'abord les rites essentiels des obsèques définitives sont accomplis, non sur l'ensemble des ossements, mais sur un des os du bras que l'on a mis à part et soigneusement enveloppé : il y a là un phénomène de substitution de la partie au tout qui se produit fréquemment et le choix du radius s'explique sans doute par la connexion étroite qui est censée exister entre l'âme de l'individu et lui . De plus le dernier rite funéraire a toujours lieu immédiatement après la fin d'une série de cérémonies relatives à l'ancêtre du groupe totémique auquel le défunt appartenait, ou du moins d'un groupe de la même phratrie. Dans l'un des cas observés par Spencer et Gillen, la sépulture définitive devait être donnée à une femme qui avait pour totem le grand serpent mythique Wollunqua. Depuis dix-sept jours le radius de la morte avait été ramené solennellement dans le camp et confié à la garde des femmes chargées de veiller et de pleurer sur lui ; on attendait que fût terminé le long drame sacré, qui reproduit et répète les actions essentielles de l'ancêtre depuis sa sortie de terre jusqu'à sa disparition finale . Sitôt ce dernier acte accompli, les femmes apportèrent sur le lieu de la cérémonie le radius toujours enveloppé ; soudain celui-ci leur fut arraché ; d'un coup de hache un homme le mit en pièces et il en déposa les fragments dans une petite fosse qu'il avait creusée lui-même auprès du dessin tracé sur le sol, qui évoque le serpent en train de s'enfoncer sous terre, laissant derrière lui les âmes de ses descendants . La fosse fut ensuite recouverte d'une pierre plate. Ce rite indique que " le temps du deuil est passé et que le mort a été réuni à son totem ". Détail significatif, un même mot désigne dans le langage des Warramunga la sépulture définitive du radius, le dessin totémique, et l'acte par lequel les divers ancêtres sont descendus sous la terre. Ainsi chaque individu rentre finalement dans le sein de son totem ; et sa mort se confond avec celle de l'ancêtre dont il est la réincarnation.

La mort, que consomme la cérémonie finale, n'est pas un anéantissement : si l'ancêtre en disparaissant a laissé derrière lui son âme, il en sera de même du descendant en qui cette âme a habité pour un temps. Cette croyance se rencontre non seulement chez les tribus mentionnées jusqu'ici, mais aussi chez les Arunta qui enterrent le cadavre définitivement aussitôt après la mort ; à l'expiration de la période intermédiaire, pendant laquelle l'âme hantait le lieu de la sépulture ou le camp des vivants , elle va rejoindre les autres âmes de son totem, au lieu même où elle a habité au temps des ancêtres et où elle a toujours résidé dans l'intervalle de ses incarnations . Sur la condition de l'âme désincarnée, sur son mode d'existence, nous n'avons naturellement que des indications assez vagues. Pourtant il nous est dit qu'aux yeux de l'Australien, un tel esprit est un personnage très réel ; son image se confond avec celle des ancêtres qui ont donné naissance aux groupes totémiques. Comme eux, il possède des pouvoirs bien plus grands que les membres actuels et vivants de la tribu ; et s'il en use généralement pour faire le bien, il faut cependant se garder de l'offenser par une familiarité excessive. Comme les ancêtres, mais seulement la nuit, les esprits parcourent le pays, campant en de certains endroits, accomplissant leurs cérémonies, qu'ils révèlent parfois, selon les Arunta, à certains individus privilégiés .

Puisque les ancêtres, du moins certains d'entre eux, présentaient l'apparence de l'animal dont ils portent le nom , on pourrait s'attendre à voir l'âme, une fois la mort achevée, prendre sa place avec le corps convenable dans l'espèce sacrée. Chose remarquable, la croyance que la mort est une transfor-mation de l'individu humain en animal, selon le totem auquel il appartient, ne nous est pas signalée dans les tribus australiennes ; mais elle se rencontre en d'autres sociétés, à tel point que certains auteurs y ont vu le fond même du totémisme , et elle se manifeste parfois clairement dans la nature des derniers rites funéraires. C'est ainsi que chez les Bororo, chaque individu est censé devenir après sa mort un animal déterminé, généralement un perroquet d'une certaine espèce ; et l'un des actes essentiels de la cérémonie finale consiste dans la décoration rituelle des os dénudés : au milieu de danses et de chants sacrés, on les revêt complètement des plumes de ce perroquet . Le sens de la cérémonie liée aux obsèques définitives apparaît ici avec évidence : il s'agit de donner au mort un corps nouveau pour la nouvelle existence dans laquelle il entre.

Le retour de l'âme à sa condition primitive n'est pas définitif aux yeux des Australiens : un jour elle rentrera dans le corps d'une femme, pour recom-mencer bientôt une existence humaine . Le délai qui s'écoule entre la mort et cette renaissance est indéterminé ; il semble dépendre exclusivement du bon plaisir de l'âme et des occasions qui lui sont offertes . Pourtant on nous signale, chez deux tribus très distinctes, l'existence d'un intervalle minimum : suivant les Arunta, la réincarnation ne saurait avoir lieu avant que les osse-ments mêmes soient tombés en poussière ; suivant les Gnanji, elle se produira lorsque les pluies auront lavé et purifié les os . Il ne faut pas sans doute attacher trop d'importance à ces représentations particulières, d'ailleurs peu cohérentes ; mais il semble qu'un lien existe entre l'état des ossements et celui de l'âme : celle-ci ne pourra reprendre place parmi les hommes que quand tout le corps présent aura disparu. En tout cas, quelle qu'en soit la date, la réincarnation est normale et escomptée ; et le rite par lequel la mort de l'individu est identifiée à la mort de l'ancêtre a pour résultat au moins indirect de conserver les âmes dont le groupe totémique dispose, et de rendre possibles par suite la perpétuité et l'intégrité de ce groupe.

Si l'on compare la cérémonie finale telle qu'elle se présente chez les Australiens centraux avec la fête funéraire indonésienne, on ne peut pas ne pas être frappé de la similitude qui existe entre ces deux formes d'une même insti-tution. Non seulement il s'agit toujours de mettre fin au deuil des proches parents du mort, mais en ce qui concerne le défunt lui-même, l'objet poursuivi est au fond identique. Comme les Dayaks, les Warramunga veulent par le dernier rite funéraire consommer définitivement la séparation du mort d'avec les vivants et assurer son entrée dans la communion des ancêtres sacrés. Comme les Dayaks, les Warramunga ne considèrent pas cette nouvelle existence comme éternelle : la libération de l'âme rend possible et prépare un retour ultérieur de l'individu dans le groupe qu'il vient de quitter. À côté de cette concordance profonde il faut noter certaines différences : la pensée de la réincarnation semble plus accusée et plus prochaine chez les Australiens que chez les Indonésiens ; et en conséquence la société des morts se présente chez les premiers avec peut-être moins de consistance et d'autonomie ; les âmes au lieu de se réunir toutes dans un village commun, se trouvent disséminées à la surface du territoire tribal en un certain nombre de centres définis ; enfin, corrélativement, nous n'avons pas rencontré chez ces tribus la sépulture collective des os . La réunion des morts avec leurs ancêtres ne s'opère ici que d'une façon mystique; ce qui s'explique peut-être par le caractère flou du groupe totémique australien .

Si la réunion des ossements du mort à ceux des ancêtres n'existe pas dans les tribus de l'Australie centrale, elle n'en constitue pas moins, en général, l'un des actes essentiels de la cérémonie finale. Les ossuaires, dont l'existence nous est attestée par de nombreux ethnographes, appartiennent le plus souvent à la famille ou au clan. " Vivants, une seule maison ; morts, une seule tombe ", dit un proverbe malgache qui exprime un sentiment répandu et profond. Les Choctaws estimaient criminel et sacrilège le fait de mêler les ossements d'un parent avec ceux d'étrangers, car ceux qui ont mêmes os et même chair doivent être réunis . C'est pourquoi tant de peuples considèrent que le plus grand malheur qui puisse arriver à un individu, c'est de mourir au loin et d'être à jamais séparé de ses proches ; et l'on fait les plus grands efforts pour ramener ses os dans la terre natale et les joindre à ceux de ses pères . Il semble que le groupe se diminuerait lui-même s'il admettait que l'un des siens pût être retranché d'une manière définitive de sa communion.

Le rite de la réunion des os s'éclaire, comme l'a montré Brinton , si on le rapproche de la coutume, très répandue en Amérique, de rassembler les os des animaux tués à la chasse : le motif parfois explicite de cette pratique, c'est que " les os contiennent les âmes des bêtes et qu'un jour ils se revêtiront à nouveau de leurs chairs et repeupleront les prairies ". Les ossements humains sont l'objet de la même croyance : ils contiennent le germe d'une future existence et doivent par suite être gardés précieusement en dépôt comme un gage de la persistance du groupe. L'ossuaire du clan, en même temps qu'il est la demeure commune où se rejoignent les ancêtres, est aussi le réservoir d'âmes d'où sortiront les descendants.

Mais les ossuaires collectifs ne sont pas tous familiaux, et les secondes obsèques ont parfois une portée qui dépasse de beaucoup les limites du groupe domestique. La caverne d'Ataruipe, dans la région des sources de l'Orénoque, dont Alexandre de Humboldt a donné une description célèbre, contenait environ six cents squelettes, enfermés dans des corbeilles ou dans des urnes de terre ; c'était " la tombe de tout un peuple disparu ". De même, un grand nombre des tumuli et des " fosses à os " que l'on rencontre en différentes régions des États-Unis semblent bien par leurs proportions avoir servi de sépulture définitive à des communautés étendues ; et cette conjecture est confirmée par divers témoignages historiques.

C'est ainsi que chacune des quatre nations qui composaient la Confédéra-tion des Hurons avait pour coutume de rassembler périodiquement les restes de ses morts dans une fosse commune. Cette cérémonie, célébrée tous les dix ou douze ans et appelée le " Festin des âmes ", était, nous dit-on, " de toutes les actions des sauvages la plus éclatante et la plus solennelle ". Chaque famille en temps utile exhumait les restes de ceux de ses membres qui étaient morts depuis la dernière fête ; les ossements étaient dépouillés des chairs qui pouvaient encore leur être attachées , revêtus de robes neuves et ornés de colliers de grains de porcelaine ou de guirlandes ; puis, après une cérémonie domestique, on se disposait à gagner le rendez-vous central, souvent très éloigné. Ce convoi funèbre n'était pas sans danger ; car les ossements desséchés, que l'on désignait sous le nom d'âmes, constituaient un fardeau redouta-ble qui pouvait causer aux porteurs un mal de côté pour toute leur vie, s'ils ne prenaient souvent la précaution d'" imiter le cri des âmes ", ce qui les soulageait grandement. Le rite final était célébré au milieu d'une affluence énorme ; les chefs, au nom des défunts, procédaient à une distribution géné-rale de présents dont les étrangers invités à la fête recueillaient une large part, car on tenait à leur faire admirer la magnificence du pays . Nous retrouvons ici, sous une forme saillante, un phénomène que nous avions déjà constaté chez les Indonésiens : la cérémonie finale présente toujours un caractère collectif prononcé et elle suppose une concentration du corps social sur lui-même ; mais en ce cas ce n'est pas la famille ni même le village, c'est la nation qui intervient directement pour réintégrer les morts dans la communion sociale . Cet acte prend dès lors une signification politique : en mettant en commun tous leurs morts, les divers groupes domestiques et locaux qui forment l'unité supérieure prennent conscience des liens qui les unissent et par suite ils les entretiennent ; en constituant la société des morts, la société des vivants se recrée régulièrement elle-même.

Pourtant des causes secondaires peuvent avoir pour effet de modifier la nature des secondes obsèques. Les os des morts sont en général revêtus d'un caractère sacré et magiquement efficace ; ils sont " chauds de puissance spirituelle ". Aussi y a-t-il lieu de craindre que des ennemis ne violent la sépulture familiale pour faire servir à leurs desseins hostiles les énergies renfermées dans les ossements : une semblable profanation constitue pour la famille la pire des calamités . D'autre part on peut espérer qu'en gardant les restes des morts auprès de soi on s'assure une précieuse réserve de forces bienfaisantes. Cette peur et cette espérance font que les obsèques définitives consistent quelquefois à rapporter les os dans la maison familiale ou à les distribuer aux parents du mort qui les porteront sur leurs personnes. C'est ainsi qu'aux îles Andaman il est rare de rencontrer un individu adulte qui n'ait point sur lui au moins un collier d'os humains ; ce n'est pas là un simple ornement, mais bien une défense contre les entreprises des esprits malins . Le contact est même parfois plus intime, car diverses tribus de l'Amérique du Sud calci-nent et pulvérisent les os lors de la cérémonie finale pour s'en frotter ensuite le corps ou pour les avaler avec leur boisson. L'explication donnée par certains Indiens est intéressante : comme ils croient que l'âme réside dans les os, ils espèrent, en les consommant, faire revivre le mort en eux .

Très fréquemment, de même qu'en Indonésie, les secondes obsèques sont l'occasion d'un service destiné à donner à l'âme la paix et la béatitude. Il y a un lien étroit entre l'âme et les ossements ; et les rites qui ont pour objet de purifier ceux-ci, de les décorer, de les vivifier, de les conduire enfin dans un lieu consacré ont leur contrecoup sur la condition de l'âme. Mais, de plus, des incantations spéciales ou des rites d'un caractère dramatique tendent directement à faire sortir l'âme des prises de la mort.

La cérémonie observée à cet effet par les insulaires de Mabuiag est particulièrement instructive : l'âme, pendant les premiers temps qui ont suivi son arrivée au pays des morts, est restée une sorte d'ombre inconsistante ; l'âme d'un ami, mort antérieurement, l'a accueillie et cachée. Puis, la première nuit d'une nouvelle lune, elle est introduite par le même ami dans la compa-gnie des autres âmes ; celles-ci lui assènent sur la tête des coups de leur masse de pierre. Le nouveau venu devient alors un véritable esprit et est ensuite instruit de tous les secrets de l'autre monde. En assistant à cette transformation, qui est naturellement jouée sur la terre par des personnages déguisés en esprits, les parents et les amis du mort se lamentent, car, disent-ils, " on est en train de l'instruire, il est maintenant un véritable esprit et il va nous oublier tous ". Ainsi c'est à ce moment que la séparation entre le défunt et ce monde-ci se consomme définitivement ; et il est si vrai que la mort naturelle n'avait pas suffi à rompre les liens qui le retenaient ici-bas que, pour devenir un habitant légitime et authentique du pays des morts, il doit d'abord être tué. Bien que le mot ne soit pas prononcé, il s'agit ici d'une véritable initiation ; et, de même que les secrets du groupe ne sont révélés au jeune homme que s'il a surmonté les épreuves imposées, de même le mort ne peut passer de son état misérable à un état bienheureux, il ne peut être promu au rang des vrais esprits, que lorsqu'il a été tué selon le rite et qu'il est né de nouveau. On com-prend dès lors pourquoi le grand voyage de l'âme est généralement conçu comme difficile et périlleux, pourquoi les prêtres ou hommes-médecine chargés de conduire l'âme sont obligés de tendre toutes leurs forces vers le but désiré, pourquoi enfin les assistants attendent le dénouement avec anxiété. Non que le groupe puisse douter vraiment de la délivrance finale ; le rite établi dispose à ses yeux, pourvu qu'il soit ponctuellement suivi, d'une efficacité irrésistible. Mais ces angoisses mêmes et ces efforts ardus sont nécessaires, de la même manière qu'il ne saurait y avoir d'initiation sans souffrances infligées et subies : les épreuves imaginaires que l'âme rencontre sur sa route vers le ciel constituent un véritable sacrement qui a pour effet de régénérer le mort et de lui ouvrir l'autre monde.

La cérémonie finale transforme donc profondément la condition du défunt : elle le réveille de son sommeil mauvais et le rend apte à vivre de nouveau d'une vie sociale et bien assise. D'une ombre errante elle fait un " Père " . Cette transformation ne diffère pas essentiellement d'une résurrec-tion véritable. Même, dans les mythes et les contes, où l'imagination collective se donne libre cours, les deux phénomènes se confondent souvent : une haleine ou une aspersion vivifiante suffit pour rendre aux os la chair et l'esprit ; les morts se relèvent et reprennent le fil de leur existence interrom-pue. Mais dans la vie réelle, force est bien d'accepter le fait irrévocable. Quelque intense que soit leur désir, les hommes n'osent pas espérer pour eux-mêmes " une mort comme celle de la lune ou du soleil, qui se plongent dans les ténèbres de l'Hadès pour se relever au matin, doués d'une vigueur nouvelle ". Les rites funéraires ne peuvent pas annuler complètement l'œuvre de la mort : ceux qu'elle a atteints reviendront à la vie, mais ce sera dans un autre monde ou sous d'autres espèces.

L'âme n'est pas toujours tenue d'accomplir un stage au pays des esprits ancestraux avant de pouvoir rentrer dans le corps d'un enfant. Parfois la réincarnation a lieu immédiatement au sortir de la période funèbre ; et souvent l'une des âmes, celle qui est directement liée au corps, peut sans aucun délai déterminé, émigrer dans le sein d'une femme et revenir au monde ; la date de cette transmigration supposée semble dépendre seulement de la naissance d'un enfant dans la famille à laquelle appartenait le mort . C'est ce qui ressort de la règle suivie pour la transmission du nom chez divers peuples, en particulier chez les Esquimaux : lorsqu'un enfant vient à naître, on lui donne le nom de la dernière personne morte dans le village ou d'un parent mort au loin. Cette cérémonie a pour effet de faire passer dans le corps du nouveau-né le nom qui jusqu'alors était resté dans le voisinage du cadavre ; elle s'appelle, dit un auteur, " la réanimation ou la résurrection du défunt ", et elle assure la paix de son âme. En même temps, elle soulage de leur deuil les parents du mort qui voient revenir sous une forme nouvelle celui qu'ils ont perdu. L'enfant est en effet l'incarnation vivante de l'individu dont il porte le nom ; il est censé hériter de ses talents, il le représente aux fêtes des morts . Aussi longtemps qu'il n'a pas commencé sa nouvelle existence, le nom du mort ne doit jamais être prononcé : cette interdiction se rencontre aussi chez les Chinook, mais elle prend fin avec les obsèques définitives . C'est qu'en effet l'imposition du nom du mort à un nouveau-né équivaut en un sens à la cérémonie finale : comme celle-ci, elle pacifie le mort et le rend à la vie, mettant un terme au péril et au tabou funèbres .

Nous avons vu qu'en Indonésie la fête qui termine les rites funéraires relève en même temps les survivants de l'obligation du deuil ; ce fait est régulier. Le contenu des rites peut varier, mais le sens général en est fixe : les parents du mort sont déchargés de la propriété dangereuse que le malheur leur a attachée et reçoivent un " corps nouveau " , tel que la vie normale l'exige ; ils se séparent définitivement de la mort et des puissances mauvaises pour rentrer de plein droit dans le monde des vivants .

L'institution des secondes obsèques, dont nous avons cherché à montrer la signification et la généralité, subit fréquemment une régression marquée. Dans certaines sociétés, il subsiste des traces non équivoques de la coutume originale : les Déné, par exemple, un certain temps après la mort, ouvrent le sarcophage qui contient les restes du défunt ; ils se bornent à les contempler, sans oser encourir le risque et la souillure qu'implique le contact du cadavre ; après qu'un repas a été offert aux âmes, le tombeau est pour toujours refermé . Chez d'autres peuples, le dernier rite consiste à fouler aux pieds la tombe ou à la sceller par l'érection d'un monument funéraire : alors seulement le mort entre en pleine possession de la demeure qu'il ne faisait jusque-là qu'occuper. En d'autres cas, ces survivances mêmes ne se rencontrent pas : la fête n'a plus pour objet que de terminer la période funèbre, de mettre fin au deuil ou de pourvoir définitivement au bien-être de l'âme désincarnée. Mais ces fonctions, à leur tour, sont enlevées à la cérémonie finale ou perdent de leur importance. Il y a, nous l'avons vu, solidarité étroite entre le corps et l'âme du défunt : si les véritables obsèques ont lieu aussitôt après la mort, on tend naturellement à assurer dès ce moment le salut de l'âme. D'autre part, le deuil a changé de nature et de sens ; il ne s'agit plus pour les survivants de marquer leur participation à l'état présent du mort, mais d'exprimer un chagrin considéré comme obligatoire. Dès lors, la durée du deuil ne dépend plus des représentations relatives au défunt : elle est déterminée entièrement par des causes d'ordre domestique ou social. En outre, il n'est plus besoin de rites spéciaux pour libérer les parents du mort ; ils se rétablissent en quelque sorte d'eux-mêmes à l'expiration de la période prescrite. Ainsi appauvrie, la cérémonie finale n'est plus qu'un simple service anniversaire, qui n'a d'autre sujet que de rendre un suprême honneur au défunt et de commémorer sa mort.


III - Conclusion

Il est impossible d'interpréter l'ensemble de faits que nous avons exposés si l'on ne voit dans la mort qu'un événement d'ordre physique. L'horreur qu'inspire le cadavre ne provient pas de la simple constatation des change-ments survenus dans le corps. La preuve qu'une explication simpliste de ce genre est insuffisante, c'est qu'à l'intérieur d'une même société, l'émotion provoquée par la mort varie extrêmement en intensité selon le caractère social du défunt et peut même en certains cas faire entièrement défaut. A la mort d'un chef ou d'un homme investi d'une haute dignité, c'est une véritable panique qui s'empare de tout le groupe ; le cadavre possède une vertu contaminante telle que chez les Cafres tout le kraal doit être déserté immédiatement, et que même les ennemis ne voudront pas y habiter. Par contre la mort d'un étranger, ou d'un esclave, ou d'un enfant passera presque inaperçue, ne soulèvera aucun émoi, ne donnera lieu à aucun rite . Ce n'est donc pas en tant qu'extinc-tion d'une vie animale que la mort occasionne des croyances, des sentiments et des rites sociaux.

La mort ne se borne pas à mettre fin à l'existence corporelle, visible d'un vivant ; elle détruit du même coup l'être social greffé sur l'individualité physique, auquel la conscience collective attribuait une importance, une dignité plus ou moins grandes. Or cet être, la société ambiante l'a constitué par de véritables rites de consécration, en mettant en jeu des énergies proportionnées à la valeur sociale du défunt : sa destruction équivaut à un sacrilège qui implique l'intervention de puissances de même ordre mais d'un caractère en quelque sorte négatif. L’œuvre de Dieu ne peut être défaite que par lui-même ou par Satan . C'est pour cela que les peuples primitifs ne voient pas dans la mort un phénomène naturel : elle est toujours due à l'action d'influences spirituelles, soit que par la violation de quelque tabou le défunt ait attiré sur lui le malheur, soit qu'un ennemi l'ait " tué " par des incantations ou des rites magiques . Les ethnographes qui nous rapportent cette croyance générale y voient une erreur grossière et persistante ; mais nous devons plutôt la consi-dérer comme l'expression naïve d'une nécessité sociale permanente. En effet la société communique aux individus qui la composent son propre caractère de pérennité : parce qu'elle se sent et se veut immortelle, elle ne peut croire normalement que ses membres, surtout ceux en qui elle s'incarne, avec qui elle s'identifie, soient destinés à mourir ; leur destruction ne peut être que l'effet d'une machination sinistre. Sans doute la réalité dément brutalement ce préjugé ; mais le démenti est accueilli toujours par le même mouvement de stupeur indignée et de désespoir. Un tel attentat doit avoir un auteur sur qui puisse se décharger la colère du groupe. Quelquefois c'est au mort lui-même qu'on s'en prend : " Quelle raison avais-tu ingrat, de nous abandonner ? " Et on le somme de revenir. Plus souvent on accuse les proches survivants de négligence coupable ou de maléfices ; on veut à tout prix découvrir et exécuter des sorciers ; ou enfin l'on s'épanche en imprécations contre les esprits meurtriers, comme les Nagas qui les menacent de leur lance et les défient de se montrer . Ainsi, quand un homme meurt, la société ne perd pas seulement une unité ; elle est atteinte dans le principe même de sa vie, dans sa foi en elle-même. Il faut lire les descriptions que nous donnent les ethnographes des scènes de désolation furieuse qui ont lieu dès l'agonie ou aussitôt après l'expiration ; chez les Warramunga par exemple, hommes et femmes se précipitent pêle-mêle sur le mourant, formant une masse compacte, hurlant et se mutilant atrocement . Il semble que la communauté entière se sente perdue, ou du moins directement menacée par la présence des forces antagonistes : la base même de son existence est ébranlée . Quant au mort, à la fois victime et prisonnier des puissances mauvaises, il est rejeté violemment hors de la société, entraînant avec lui ses parents les plus proches.

Mais cette exclusion n'est pas définitive. De même que la mort, elle se refuse à la considérer comme irrévocable. Parce qu'elle a foi en elle-même, une société saine ne peut admettre qu'un individu qui a fait partie de sa propre substance , sur lequel elle a imprimé sa marque, soit perdu pour toujours ; le dernier mot doit rester à la vie : sous des formes diverses, le défunt sortira des affres de la mort pour rentrer dans la paix de la communion humaine. Cette délivrance, cette réintégration constituent, nous l'avons vu, l'un des actes les plus solennels de la vie collective dans les sociétés les moins avancées que nous puissions atteindre. Et quand, plus près de nous, l’Église chrétienne garantit à ceux qui seront pleinement entrés en elle " la résurrection et la vie ", elle ne fait que formuler, en la rajeunissant, la promesse que toute Société religieuse fait implicitement à ses membres. Seulement ce qui était l’œuvre de la collectivité elle-même, agissant par des rites adaptés, devient l'attribut d'une personne divine, d'un Sauveur qui, par sa mort-sacrifice, a triomphé de la mort et en a libéré ses fidèles ; la résurrection, au lieu d'être l'effet d'une cérémonie déterminée, est un effet de la grâce de Dieu, ajourné à un terme indéfini . Ainsi, à quelque moment que nous nous placions de l'évolution religieuse, à la notion de la mort se lie celle d'une résurrection à l'exclusion succède une intégration nouvelle.

L'individu, une fois la mort franchie, ne retournera pas simplement à la vie qu'il a quittée ; la séparation a été trop profonde pour pouvoir être aussitôt abolie. Il sera réuni à ceux qui comme lui et avant lui sont partis de ce monde, aux ancêtres ; il entrera dans cette société mythique des âmes que chaque société se construit à l'image d'elle-même. Or, la cité céleste ou souterraine n'est pas la simple reproduction de la cité terrestre. En se reformant par-delà la mort, la société s'affranchit des contraintes extérieures, de nécessités physi-ques, qui ici-bas s'opposent constamment à l'essor du désir collectif. Justement parce que l'autre monde n'existe qu'en idée, il est libre de toute limitation, il est - ou peut être - le lieu de l'idéal : rien ne s'oppose plus à ce que dans les " chasses bienheureuses " de l'au-delà, le gibier soit perpétuellement abon-dant, à ce que pour l'Anglais avide de psaumes chaque jour de la vie éternelle soit un dimanche. De plus, dans certaines sociétés, la façon dont se termine l'existence terrestre constitue pour celle-ci une sorte de tare ; la mort répand son ombre sur ce monde et le triomphe même que l'âme a remporté sur elle lui ouvre une vie infiniment plus belle et plus pure . Sans doute ces notions ne se présentent pas dès l'abord sous une forme précise et définie ; c'est surtout quand la société religieuse s'est différenciée de la société domestique ou politique que la mort paraît délivrer le croyant des fatalités charnelles et temporelles qui, ici-bas, le tenaient séparé de Dieu ; elle le fait entrer, régénéré, dans la communion des saints, dans l’Église invisible digne d'entourer immédiatement au ciel le Seigneur dont elle procède. Mais, d'une manière enveloppée et vague, la même conception est présente, dès le début de J'évolution religieuse : en rejoignant ses pères, le mort renaît transfiguré, élevé à une puissance et à une dignité supérieures ; en d'autres termes, la mort, aux yeux des primitifs, est une initiation .

Cette formule n'est pas une simple métaphore ; si la mort est bien pour la conscience collective le passage de la société visible à la société invisible, elle est une opération exactement analogue à celle par laquelle le jeune homme est extrait de la société des femmes et des enfants et introduit dans celle des hommes adultes ; cette intégration nouvelle qui donne à l'individu accès aux mystères sacrés de la tribu implique, elle aussi, un changement profond de sa personne, un renouvellement de son corps et de son âme qui lui fait acquérir la capacité religieuse et morale nécessaire. Et la similitude des deux phénomènes est si fondamentale que ce changement s'opère très souvent par la mort figurée de l'aspirant, suivie de sa renaissance à une vie supérieure .

Ce n'est pas seulement de l'initiation qu'il faut rapprocher la mort, telle que se la représente la conscience collective. On a souvent remarqué l'étroite parenté qui existe entre les rites funéraires et les rites de la naissance ou du mariage : comme la mort, ces deux événements provoquent une cérémonie importante où à la joie se mêle une certaine angoisse ; dans les trois cas, il faut se garder de périls mystiques encourus et procéder à des rites de purification. La similitude des pratiques exprime une analogie profonde : le mariage opère un double changement d'état ; d'une part il fait sortir la fiancée de son clan ou de sa famille pour l'introduire dans le clan ou la famille de son mari ; et d'autre part il la fait passer de la classe des jeunes filles dans celle des femmes mariées. Quant à la naissance, elle accomplit, pour la conscience collective, la même transformation que la mort, mais en sens inverse : l'individu quitte le monde invisible et mystérieux que son âme habitait, il entre dans la société vivante. Cette transition d'un groupe à un autre, réel ou imaginaire, suppose toujours un renouvellement profond de l'individu, qui se marque par des rites tels que l'imposition d'un nom nouveau, le changement des vêtements ou du genre de vie. Toujours aussi cette opération est conçue comme pleine de risques, car elle implique la mise en jeu de forces nécessaires mais dange-reuses. Le corps du nouveau-né n'est pas moins sacré que le cadavre . Le voile de la mariée et celui de la veuve sont de couleurs différentes, mais ils n'en ont pas moins une même fonction, qui est d'isoler et de mettre à part un être redoutable.

Ainsi la mort n'est pas primitivement conçue comme un fait unique, sans analogues. Dans notre civilisation, l'existence de l'individu semble se poursui-vre à peu près d'une même teneur depuis la naissance jusqu'à la mort ; les étapes successives de notre vie sociale sont faiblement marquées et laissent constamment apercevoir la trame continue de la vie individuelle. Mais les sociétés moins avancées, dont la structure interne est massive et rigide, conçoivent la vie d'un homme comme une succession de phases hétérogènes, aux contours déterminés, à chacune desquelles correspond une classe sociale définie, plus ou moins organisée ; par suite chaque promotion de l'individu implique le passage d'un groupe à un autre, une exclusion, c'est-à-dire une mort, et une intégration nouvelle, c'est-à-dire une renaissance. Sans doute ces deux éléments n'apparaissent pas toujours sur le même plan : selon la nature du changement qui s'accomplit, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui fixe surtout l'attention collective et qui détermine le caractère dominant de l'événement ; mais ils sont au fond complémentaires. La mort n'est pour la conscience sociale qu'une espèce particulière d'un phénomène général.

Il nous sera aisé maintenant de comprendre pourquoi la mort a longtemps été conçue comme un état transitoire, ayant une certaine durée. Tout changement d'état de l'individu, passant d'un groupe à un autre, implique une modifi-cation profonde dans l'attitude mentale de la société à son égard, modification qui s'accomplit graduellement et demande du temps. Le fait brut de la mort physique ne suffit pas à consommer la mort dans les consciences : l'image de celui qui est mort récemment fait encore partie du système des choses de ce monde ; elle ne s'en détache que peu à peu, par une série de déchirements intérieurs. Nous ne parvenons pas à penser le mort comme mort du premier coup ; il fait trop partie de notre substance, nous avons mis trop de nous-mêmes en lui ; la participation à une même vie sociale crée des liens qui ne se rompent pas en un jour. L'" évidence du fait " est assaillie par un flot contraire de souvenirs et d'images, de désirs et d'espérances ; elle ne s'imposera que petit à petit, et c'est seulement au terme de ce conflit prolongé que nous consentirons, que nous croirons à la séparation comme à quelque chose de réel. C'est ce processus psychologique douloureux qui s'exprime sous forme objective et mystique dans la croyance que l'âme ne rompt que progressi-vement les liens qui l'attachent à ce monde : elle ne pourra retrouver une exis-tence stable que lorsque la représentation du mort aura pris dans la conscience des survivants un caractère définitif et pacifié. Entre l'image persistante d'un homme semblable à nous et familier et l'image d'un ancêtre parfois vénéré, toujours distant , l'opposition est trop profonde pour que la seconde puisse immédiatement se substituer à la première. C'est pour cela que s'impose la notion d'un " état intermédiaire entre la mort et la résurrection ", pendant lequel l'âme est censée se libérer de l'impureté mortuaire ou du péché qui lui restait attaché . Si donc il faut un certain temps pour bannir le mort du pays des vivants, c'est parce que la société, ébranlée par le choc, doit retrouver peu à peu son équilibre et parce que le double travail mental de désagrégation et de synthèse que suppose l'intégration de l'individu dans un monde nouveau s'accomplit d'une manière en quelque sorte moléculaire et exige du temps.

Il semble que la société ne puisse pendant longtemps prendre conscience d'elle-même et des phénomènes qui constituent sa vie que d'une manière indirecte, après s'être en quelque sorte réfléchie dans le monde matériel. L'infec-tion qui pour un temps s'empare du corps manifeste sous forme sensible la présence temporaire des puissances sinistres . La destruction graduelle de l'ancien corps terrestre, qui prolonge et consomme l'attentat initial, exprime concrètement l'état de trouble et de déchirement où est la communauté tant que l'exclusion du mort n'est pas achevée. D'autre part la réduction du cadavre à des ossements à peu près immuables, sur lesquels la mort n'aura plus de prise, apparaît comme la condition et le signe de la délivrance finale : maintenant que le corps du défunt est semblable à ceux des ancêtres, il semble qu'il n'y ait plus d'obstacle à l'entrée de l'âme dans leur communion. On a souvent noté , et avec raison, le lien étroit qui unit la représentation du corps et celle de l'âme. Cette connexion mentale est nécessaire non seulement parce que la pensée collective est à ses débuts concrète et incapable de concevoir une existence purement spirituelle, mais surtout parce qu'elle présente un caractère profondément moteur et dramatique. Il faut au groupe des actes qui fixent l'attention de ses membres, qui orientent leur imagination dans un sens défini, qui suggèrent à tous la croyance. Or la matière sur laquelle s'exercera après la mort l'activité collective, qui servira d'objet aux rites, c'est naturelle-ment le corps même du défunt. L'intégration du mort dans la société invisible ne sera pleinement effectuée que si ses restes matériels sont réunis à ceux des pères. C'est l'action que la société exerce sur le corps qui confère une pleine réalité au drame qu'elle imagine au sujet de l'âme . Ainsi les phénomènes physiques qui constituent ou qui suivent la mort, s'ils ne déterminent pas par eux-mêmes les représentations et les émotions collectives, contribuent à leur donner la forme définie qu'elles présentent ; ils leur apportent en quelque sorte un support matériel. La société projette dans le monde qui l'environne ses propres manières de penser et de sentir, et celui-ci en retour les fixe, les règle et les limite dans le temps.

L'hypothèse que nous venons d'exposer semble confirmée par le fait que dans les sociétés mêmes où domine la pratique des doubles obsèques, certai-nes catégories d'individus sont intentionnellement exclues du rituel funéraire normal.

C'est le cas d'abord pour les enfants. Les Olo Maanjan déposent ceux qui sont âgés de moins de sept ans dans un cercueil qui ne sera pas renouvelé et qu'ils vont porter, le jour même de la mort, auprès du tombeau familial ; un sacrifice suffit, le lendemain, pour que l'âme entre aussitôt, purifiée, dans la ville des morts ; et le deuil du père et de la mère eux-mêmes ne dure qu'une semaine . Mais l'usage le plus commun chez les Dayaks et les Papous semble être d'enfermer le corps des petits enfants à l'intérieur d'un arbre, ou de le suspendre aux branches . La notion qui détermine cette pratique nous est clairement révélée par les Dayaks de Koetei : ils croient que les hommes viennent des arbres et doivent y retourner ; aussi lorsqu'une femme Bahau accouche avant terme ou que pendant sa grossesse elle a été tourmentée de mauvais rêves, elle peut refuser l'enfant en le rendant vivant à l'arbre qu'il a quitté trop tôt ou d'une façon inquiétante . Évidemment on a l'espoir explicitement attesté pour d'autres peuples , que l'âme se réincarnera bientôt à nouveau, peut-être dans le sein de la même femme, et fera sa rentrée dans ce monde sous des auspices plus favorables. Ainsi la mort des enfants provoque une réaction sociale très faible et presque immédiatement achevée. Tout se passe comme s'il n'y avait pas en ce cas, pour la conscience collective, de mort véritable .

Et en effet les enfants n'étant pas encore entrés dans la société visible, il n'y a pas lieu de les en exclure péniblement et lentement. Comme ils n'ont pas été vraiment séparés du monde des esprits, ils y retournent directement , presque sans qu'il soit besoin de mettre en action les énergies sacrées, sans qu'une période de transition pénible paraisse nécessaire. La mort d'un nouveau-né, à la limite, est un phénomène infrasocial ; la société, n'ayant encore rien mis d'elle-même dans l'enfant, ne se sent pas atteinte par sa disparition et reste indifférente.

Chez diverses tribus australiennes, les vieillards qui, par suite de leur grand âge, sont devenus incapables de figurer dans les cérémonies totémiques, qui ont perdu leur aptitude aux fonctions sacrées, sont enterrés aussitôt après la mort, au lieu d'être comme les autres membres de la tribu exposés sur une plate-forme jusqu'à la complète dessiccation de leurs os . C'est que par suite de l'affaiblissement de leurs facultés ils avaient cessé de participer à la vie sociale ; leur mort ne fait que consacrer une exclusion déjà consommée en fait et à laquelle on avait eu le temps de s'accoutumer .

Enfin le genre de mort détermine encore d'assez nombreuses exceptions au rituel normal. Tous ceux qui meurent de mort violente ou par accident, femmes mortes en couches, noyés ou foudroyés, suicidés sont souvent l'objet de rites spéciaux. Leur cadavre inspire l'horreur la plus intense, on s'en défait précipitamment ; et l'on ne réunira point leur os à ceux des autres membres du groupe morts convenablement . Leurs âmes erreront à jamais sur la terre, inquiètes et méchantes ; ou, si elles émigrent en un autre monde, ce sera pour habiter dans un village séparé, quelquefois même dans une région entièrement différente de celle où habitent les autres âmes . Il semble, au moins dans les cas les plus typiques, que pour ces victimes d'une malédiction spéciale, la période transitoire se prolonge indéfiniment et que leur mort n'ait pas de fin .

Dans les cas de ce genre, ce n'est pas la faiblesse de l'émotion ressentie par la collectivité, mais au contraire son extrême intensité et sa brusquerie qui s'opposent à l'accomplissement des rites funéraires réguliers. Une analogie éclairera ce phénomène. La naissance, nous l'avons vu, dégage comme la mort des énergies dangereuses, qui font que l'enfant et sa mère sont pour quelque temps frappés d'interdit ; en général, ces énergies se dissipent progressivement, et la libération de l'accouchée est possible. Mais si l'événement s'accomplit d'une manière particulière, par exemple si ce sont des jumeaux qui vien-nent au monde, alors " cette naissance est une mort ", suivant l'expression instructive des Ba-Ronga car elle exclut de la vie régulière ceux qui sem-blaient destinés elle les affecte d'un caractère sacré si fort qu'aucun rite ne pourra jamais l'effacer et elle plonge toute la communauté dans la terreur et la consternation. De même la façon sinistre dont certains individus sont arrachés à ce monde les sépare à jamais de leurs proches : leur exclusion est définitive, irrémédiable. Car c'est l'image dernière de l'individu, tel que la mort l'a frappé, qui s'imprime avec le plus de force dans la mémoire des survi-vants ; et cette image, étant singulière et chargée d'une émotion spéciale, ne pourra jamais être entièrement abolie. Aussi est-il inutile d'attendre un certain temps pour réunir ensuite le mort à ses ancêtres ; la réunion étant impossible, l'attente n'a point de sens : la mort durera toujours parce que la société gardera indéfiniment à l'égard de ces maudits l'attitude d'exclusion qu'elle a prise dès l'abord.

L'interprétation que nous proposons permet donc de comprendre à la fois pourquoi, dans une société donnée, les doubles obsèques sont pratiquées et pourquoi en certains cas elles ne le sont pas.

Résumons en quelques mots les résultats de notre investigation. Pour la conscience collective, la mort dans les conditions normales est une exclusion temporaire de l'individu hors de la communion humaine, qui a pour effet de le faire passer de la société visible des vivants à la société invisible des ancêtres. Le deuil est à l'origine la participation nécessaire des survivants à l'état mortuaire de leur parent ; il dure aussi longtemps que cet état lui-même. En dernière analyse, la mort comme phénomène social consiste dans un double et pénible travail de désagrégation et de synthèse mentales ; c'est seulement quand ce travail est achevé que la société, rentrée dans sa paix, peut triompher de la mort.





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