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Copyleft : Bernard CHAMPION

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloiale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - "La 'foi du souvenir' :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?
9 - Les Compagnies des Indes et l'île de La Réunion


anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


L'identité de l'identité

Les théories de l'identité et de l'ethnicité de Max Weber à Samuel Huntington :
1ère partie : l'exemple réunionnais
(Scan de notes de cours)


Voir en parallèle :
"La 'foi du souvenir' : un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?

Comme à la Réunion tout le monde parle d'identité, il a bien fallu s'y mettre et pour se distinguer un peu, on a cru bon de fabriquer ce titre, cette accroche : "l'identité de l'identité". En effet, et pour des raisons parfaitement légitimes que nous évoquerons, qui tiennent à l'histoire et à la sociologie, le thème de l'identité est à la Réunion, "incontournable", comme on dit, et on peut se demander, tant sont fréquents à la Réunion les colloques, les séminaires, les conférences sur la pluriculturalité, la multiculturalité, l'identité, l'ethnicité et autres aséités (a se : par soi) s'il reste encore quelque chose à dire sur la question. (En réalité le redoublement annoncé, l'identité de l'identité, souhaite marquer d'emblée la nature non analytique de ce terme, quand son emploi n'est pas circonscrit à l'algèbre ou à un usage abstrait, conformément à son étymologie, formée sur idem, le même.)

Le budget de l'identité au Conseil Général et au Conseil Régional est proportionnellement beaucoup plus important que dans la moyenne des régions et des départements... c'est une "manne annuelle de 140 millions de francs" (je cite un quotidien local qui date déjà...) qui met un peu de baume sur le "malaise identitaire" réunionnais. C'est dire que le politique à la Réunion se fonde largement sur l'"identitaire" – ce qui exprime, bien sûr, des données de l'histoire propres à l'île de la Réunion.

Il existe même un centre de recherches à l'université (l'anthropologie est payée – c'est une antiphrase – pour le savoir : j'ai fait l'histoire de tout cela ailleurs :
Ethnographie d'une institution postcoloniale : Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003) Introduction : éléments d'analyse) dont la raison scientifique – plus vraisemblablement économique et... identitaire – est, précisément, je cite : la "construction identitaire". Nous aurons peut-être l'occasion de nous demander quel rapport la recherche doit entretenir avec la politique. Vous savez que le grand sociologue allemand Max Weber, que j'ai convoqué dans mon titre, est l'auteur d'une célèbre conférence intitulée "Le savant et le politique", que nous évoquerons à propos. Cette manne engendre-t-elle des concepts ou, au moins, quelques idées claires et distinctes sur la question ? On peut en douter, et on se rend compte rapidement que là n'est pas son objet. Il s'agit davantage de faire de l'identité que d'y réfléchir.

[Il n'est pas besoin d'examiner bien longtemps l'expression de "construction identitaire", par exemple, pour voir que c'est une image dont l'effet explicatif s'évanouit aussitôt qu'on veut l'effectuer. Il est évident que le terme "identité" recouvre des données bien trop composites pour qu'il soit possible de les attraper avec le miel de quelques images passe-partout. (L'identité se construirait comme une maison, ou comme un pont, avec des outils et des matériaux : qui est le maçon, qui est la maison ? y a-t-il un sous-sol ? s'agit-il d'une identité pieds dans l'eau, ou d'une construction bois sous tôle ? etc...) Les processus psychiques et historiques en cause n'ont rien à voir avec la construction... Probablement souhaite-t-on faire coïncider avec ce type d'image la représentation de soi et la reconnaissance qui doit suivre de cette représentation. Pour entrer dans la compréhension des processus en cause, c'est plus vraisemblablement à la psychologie cognitive et à l'ingénierie sociale qu'il faut avoir recours. Vous connaissez le mot célèbre : Il ne suffit pas de dire l'Europe ! l'Europe ! en sautant sur sa chaise comme un cabri pour faire avancer la question. L'expression "construction identitaire" trahit d'ailleurs immédiatement son intention idéologique : on va se retrousser ses manches et mettre l'identité en chantier : c'est évidemment poser que l'identité marche devant et que l'intendance suit, que l'identité serait séparable de la réalité économique, etc. Comme s'il suffisait de définir ce qui nous fait différents pour maîtriser le réel qui nous fait différents. Le contexte réactif de cette affirmation – le cadre républicain – la déréalise d'ailleurs largement.]

Je préciserai toutefois que ce sujet n'est pas pour moi seulement un travail de commande – que personne ne m'a d'ailleurs commandé – ou de nécessité : il faut bien, un jour où l'autre, se résoudre à parler de choses qui intéressent là où l'on se trouve – mais qu'il répond à un questionnement plus général. Je vais aborder ce sujet incontournable, en effet, dans la continuité des données que j'expose en Licence où j'essaie de caractériser contradictoirement (i. e. en les opposant l'une à l'autre) "les sociétés traditionnelles" d'un côté, et la "modernité" de l'autre – et où j'essaie de montrer comment la “révolution de la modernité” consiste aussi en une révolution morale.

La révolution de la modernité c'est, par exemple, que des jugements portés par nos grands-parents (ou arrières grands-parents) – par de bons chrétiens, je pense à deux auteurs sur qui je vais m'appuyer, Marius-Ary Leblond – nous soient aujourd'hui aussi étrangers, aussi étranges et aussi barbares que peuvent l'être les pratiques cannibales des Indiens d'Amérique du Sud – dont j'essaie, par ailleurs, de montrer la cohérence religieuse – je dis bien religieuse – à nos étudiants de Maîtrise (8.12 : La découverte de l’autre homme. Une « tant étrange tragédie » : le cannibalisme rituel dans le regard des voyageurs du XVIe siècle)

Cette révolution consiste à juger que les différences physiques entre les hommes, leur lieu de naissance, leurs croyances, leur genre ne constitue pas (ne constitue plus) la base légale de la différenciation sociale. Vous me direz que cela fait deux mille ans qu'elle est en gestation cette révolution, depuis qu'on a répondu à la question : Qui est mon prochain ? par cet acte de foi : "Il n'y a plus ni juif, ni grec, ni homme libre ni esclave, il n'y a plus ni homme ni femme"... Le fait nouveau c'est peut-être que, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, cet acte de foi constitue le modèle planétaire dominant, le fondement d'un droit et d'une justice internationales – dont les institutions internationales actuelles ne sont que les régulateurs imparfaits.

Non pas de l'île au monde, mais du monde à l'île...

Je voudrais essayer de montrer que ce sujet de l'identité à la Réunion, thème incontournable du discours réunionnais, ne nous condamne pas à répéter indéfiniment ces analyses dont l'effet de grooming est inversement proportionnel à l'effet de connaissance, mais peut nous permettre, au contraire, de cibler à partir d'un lieu dont on connaît l'histoire humaine dès l'origine (ce qui est assez exceptionnel), la Réunion n'ayant été peuplée qu'au XVIIe siècle, et dont l'histoire est courte, trois siècles et demi, la question de savoir ce que c'est que l'identité en examinant comment elle a pu évoluer au cours de ces trois siècles et demi.

Pour paraphraser Jean Albany, je dirai donc que si la démarche émotionnelle est légitimement celle qui va de l'île au monde – nous sommes tous nés quelque part – la démarche intellectuelle, analytique, scientifique ne peut être que celle qui va du monde à l'île... Je crois qu'il faut se mettre à la bonne distance (vous connaissez la phrase de Jean-Jacques Rousseau : pour connaître les hommes il faut regarder près de soi, mais pour comprendre l'homme il faut porter son regard au loin) pour être en mesure d'articuler quelque chose qui vaille, ni trop près ni trop loin du sujet."Tu peux laisser un morceau de bois pendant cent ans dans le marigot, il ne se transformera jamais en crocodile..." Le grooming est une chose, le travail analytique en est une autre.

La règle, c'est la régularité

Dans la société traditionnelle, c'est la régularité qui fonde la règle. La perfection physique est une perfection morale, puisque l'irrégularité physique (la monstruosité) met le bon ordre en cause. Le beau est le bon et le vrai – la formule grecque signifiant simplement que la régularité est la vertu. Quand on observe l'ingénierie des sociétés humaines, on constate que les différences physiques y font l'objet de valorisation ou de stigmatisation spécifiques. Au-delà de la variabilité individuelle, et de leur valeur simplement cognitive, les différences physiques sont supposées extérioriser les caractères – lieu comme de la physiognomie banale – pour mettre ou pour confirmer une distance sociale entre les hommes et, singulièrement, pour perpétuer une supériorité, voire une sujétion politique et économique.

Le secours de la différence visible permet de redoubler la réassurance sociale d'une satisfaction cognitive
: la différence sociale repose, selon cette idéologie, sur une différence "génétique", visible et supposée épuiser la nature de son porteur. Elle naturalise les fonctions sociales en autant de races qui se révèleraient être, en réalité, des espèces différentes (c'est la pseudo-spéciation).

Pseudo-spéciation : ça ne donne rien. La barrière spécifique : Broca.
Pseudo-spéciation : la barrière culturelle équivaut à une barrière d'espèce...
Espèces cryptiques (cachées).
Contre-exemple du tigron à Thoiry.

Deux citations : "La peau blanche est un titre de commandement […] la couleur noire est la livrée du mépris" (Girod de Chantrans, 1789).
"Ce n'est pas seulement l'esclave qui est au-dessous du maître, c'est le Nègre qui est au-dessous du Blanc" (de Chastellux, 1786).

Ce principe a évidemment pour corollaire (car tout cela n'est évidemment pas inscrit dans la nature) :
1°) la condamnation du métissage et
2°) l'exclusion des Blancs frappés par la déchéance économique qui, tous deux, métissage et nécessité (donc dépendance), brouillent cette visibilité.

En effet : "C'est à l'ignominie attachée à l'alliance d'un esclave que la nation doit sa filiation propre." (Malouet, 1788), l'esclave noir étant l'aubaine qui fait le Blanc à la fois blanc et prospère. Et cette opposition est si nécessaire que les Blancs sans esclaves peuvent, sinon doivent, être juridiquement assimilés aux sangs-mêlés : à Saint-Domingue, on les appelle les "nègres blancs" ou les "Cacas Blancs" (Baudry des Lauzières, 1802). Ce qui n'est pas sans évoquer la stigmatisation des Petits Blancs de la Réunion. La propriété de l'homme de couleur, de même que la couleur du Blanc sans propriété sont des signes en réalité usurpés. Ce qu'on dit des Petits-Blancs à la Réunion doit sans doute en partie être compris ainsi. Avec cette différence qu'ils font curieusement l'objet d'une dévalorisation, si l'on en croit l'enquête de Lucette Labache, dans tous le milieux, y compris le leur.

Tout cela est bien connu et on peut se demander s'il existe des sociétés pluri-ethniques où ne prospèrent de tels stéréotypes qui associent le phénotype au statut social, ayant notamment pour objet d'éterniser les statuts sociaux.

On sera donc en face de deux types d'idéologies :
- l'une construite sur l'opposition (idéalement sur l'opposition stéréotypée du Noir et du Blanc, c'est la "ligne de couleur") ;
- l'autre qui compose avec le brouillage des apparences, le métissage.

Dans un programme de reproduction d'inégalités somatiquement légitimées, le métissage est significatif et condamné quand il concerne un dominant (c'est la mésalliance ; c'est aussi ce qu'on appelle forligner). Mais il est indifférent quand il concerne des dominés. Le métissage devient un objet spéculatif et pédagogique qui montre la ligne dans le premier cas. Dans le second, il ne devient significatif que lorsqu'il met en cause la couleur de la domination.

Quelques exemples historiques...

La noblesse française en représentation
Puisque c'est la différence (visible) qui justifie l'inégalité, on voit donc la classe dominante s'imposer et chercher à perpétuer sa domination (cela peut se faire sans coercition physique) par la culture de son unicité. Si cette différence n'est pas visible, on la créera de toutes pièces pour se distinguer des tributaires. Ce qui aboutit souvent à des "théories" qui remontent à la "préhistoire" voire à la création du monde. En France à la cour du roi, les aristocrates en représentation, perruqués et poudrés – le crin et la poudre étant plus visibles que le sang bleu – se différenciaient physiquement et ostensiblement des roturiers, distinction qui a pu donner du crédit à la thèse d'une différence "ethnique", Francs contre Gaulois, thèse dont Guizot a été l'un des propagandistes, à l'origine de la féodalité française. Les sans-culottes arboreront fièrement, en réaction, leur soustraction vestimentaire, signe de leur vertu républicaine, comme signe différenciateur.

Les Mbaya d'Amérique du sud
(Endogamie et morgue différentialiste)
En Amérique du sud, les Mbaya qui prospéraient autrefois au sommet d'une hiérarchie de castes justifiaient l'exploitation des autres tribus de la manière suivante : "Quand l'être suprême, Gonoenhodi, décida de créer les hommes, il tira d'abord de la terre les Guana, puis les autres tribus ; aux premiers il donna l'agriculture en partage et la chasse aux secondes. Le Trompeur, qui est l'autre divinité du panthéon indigène, s'aperçut alors que les Mbaya avaient été oubliés au fond du trou et les en fit sortir; mais comme il ne restait rien pour eux, ils eurent droit à la seule fonction encore disponible, celle d'opprimer et d'exploiter les autres. Y eut-il jamais, conclut Lévi-Strauss, plus profond contrat social que celui-là? (Tristes tropiques, Plon, 1955, 210). La morgue de ces aristocrates, écrit par ailleurs Lévi-Strauss, avait intimidé jusqu'aux conquérants espagnols et portugais. On racontait alors qu'une femme blanche n'avait rien à craindre de sa capture par les Mbaya, nul guerrier ne pouvant songer à ternir son sang par une telle union [...] Une dame Mbaya, "fillette encore et connue sous le nom de Dona Catarina, déclina une invitation à Cuiaba du gouverneur du Mato Grosso ; comme elle était déjà nubile, ce seigneur, pensait-elle, l'aurait demandée en mariage et elle ne pouvait se mésallier ni l'offenser par son refus." (208).

Ilotes et Spartiates
Comme toutes les populations exploitées, les ilotes de Laconie (le mot "ilote" étant passé en français pour désigner le dernier degré de la misère et de l'inculture – et de l'ivrognerie), population soumise, sur son propre territoire, par les guerriers spartiates, sont hyperboliquement représentés par leurs oppresseurs comme dénués d'humanité, la chasse à l'ilote constituant un des passages obligés des rites d'adolescence... La superbe des aristocrates, sur laquelle nous reviendrons, fait en effet partie de l'axiomatique de ce type de domination. Elle entretient la distance physique entre les classes. Et vous savez, même sans avoir lu l'ouvrage pionnier de Hall, La dimension cachée, que la proxémie est aussi fonction de la hiérarchie.

L'univers de Genji
Je vais encore changer d'époque et de lieu pour évoquer cette période de Heian (qui vit, du VIIIe au XIIe siècle, l'éclosion du "classicisme" japonais) et notamment cette chronique de la cour intitulée le Roman de Genji qui raconte l'histoire du "Prince de lumière" (Hikaru Genji). L'historien anglais Ivan Morris écrit de cette période : "Aux yeux des gens de la cour, "...les paysans et les travailleurs n'existaient pratiquement pas. Les termes esemono et esebito qui leur étaient généralement appliqués signifiaient à l'origine "créatures douteuses, contestables" et laissaient entendre qu'ils n'avaient pas d'exitence réelle." Cette attitude apparaît dans certains rouleaux de dessins. Le Tenjin Engi Emaki, qui illustre la vie de Sugawara no Michinaze, représente les individus des catégories inférieures sous forme d'homoncules ratatinés, qui se querellent ou ploient de manière grotesque sous des charges plus grandes qu'eux. Les gens de marque par contre sont deux fois plus grands que les plébéiens et la dignité de leurs visages contraste avec les hideuses grimaces des figures de travailleurs." Dans les rares occasions où Murasaki parle des gens du peuple, il apparaît qu'elle les considérait comme des gens étranges et incompréhensibles. Les quelques paysans qui apparaissent de manière fugitive dans son roman nous sont présentés comme des êtres bizarres et grossiers qui caquettent entre eux (saezuru) avec un accent barbare. Lorsque Kaoru et Genji écoutent les petites gens qui se mettent au travail à l'aube, c'est leur étrangeté qui les frappe le plus. "Ils les regardaient passer titubant sous leur charge à la lueur de l'aube et croyait voir des fantômes." (Ivan Morris, La vie de cour dans l'ancien Japon au temps du Prince Genji, trad. fr. Gallimard, Paris, 1969).

Des fantômes à Madagascar
C'est d'ailleurs ce même terme de "fantôme" que j'ai entendu appliquer à Madagascar, lors d'une exposition, montrée à Antananarivo, de portraits des habitants d'un village Antemoro. La visite de cette expositon a suscité ce commentaire d'un vieux Merina : "Ce sont des fantômes !" Alors que je lui demandais ce qu'il voulait dire par là, il expliqua : "Ah! Ce ne sont pas des malgaches ! Ce sont des fantômes !" sans être en mesure d'en dire plus. C'était son dernier mot. On sait qu'à Madagascar, comme à la Réunion, d'ailleurs, la "ligne de couleur" (qui est d'ailleurs plus complexe qu'une ligne de couleur) est loin d'avoir disparu des esprits. J'ai pu observer une grand-mère, à Antananarivo, dont la principale occupation consistait, devant son poste de télévision, à repérer l'origine servile ou "côtière" des animateurs, des journalistes ou des artistes – son dernier mot étant vraisemblablement son premier, ce qui nous indique, peut-être, où se trouve la forge de l'identité. (Il est courant d'entendre dire que ce sont les premiers souvenirs qui disparaissent les derniers – sans doute, en tout cas, ceux qui sont les plus fondamentaux.)

Hutu et Tutsi
Un exemple extrême de cette physiologie sociale est fourni la tragédie du Rwanda qui montre comment une démocratie ethnique (ce qui est tout le contraire d'une démocratie) a pu mettre en œuvre l'extermination d'une partie de sa population parce qu'elle était physiquement, "ethniquement" identifiable. L'horreur en cause a largement fait oublier les données historiques qui ont réuni les conditions du drame. Lorsque, en 1885, l'Europe se partage l'Afrique à la Conférence de Berlin, le Rwanda et le Burundi sont des royaumes aux frontières déjà fixées. Et la Belgique, qui recevra en 1926 de la Société des Nations la "mission sacrée de civilisation" (sic) reconduira une hiérarchie ethnique où une minorité de seigneurs Tutsi possesseurs du bétail règne sur une majorité de serfs cultivateurs Hutu et de "pygmées" Twa, premiers occupants du sol repoussés dans les zones forestières. Les historiens qui tentent de se représenter comment l'exploitation de la masse Hutu par les Tutsi a pu s'établir et se perpétuer, alors qu'elle n'était fondée ni sur le nombre, ni sur la spécialisation guerrière ni sur l'équipement technique, mettent en avant le mythe, développé par l'idéologie de la monarchie, d'une supériorité innée, tant physique que morale, des Tutsi.

Un roman publié en 1983 aux éditions Fayard montre l'actualité de ce mythe en reprenant les principaux motifs racio-politiques de la tradition orale qui fait des "fils de la houe", les Hutu, le peuple qui sue, les "nègres du commun", et des "fils de l'herbe", les pasteurs Tutsi, la caste qui règne : "Vous n'êtes bon qu'à labourer de jour pour les Batutsi (et) de nuit pour vous autres". Cette supériorité est "prouvée" par une différence physique si discriminante que, pendant le conflit qui a provoqué l'exode des Hutu, ceux-ci disaient ne pas faire confiance aux forces d'interposition de l'O.N.U. parce que, ainsi qu'on a pu l'entendre à la télévision, les soldats éthiopiens de la M.I.N.U.A.R. ressemblaient aux Tutsi du F.P.R. (et c'est, en effet, des Galla d'Ethiopie qu'on rapproche les Tutsi). Par leur taille élevée, la forme du crâne, le faciès, les Tutsi se distinguent idéalement des Hutu et l'idéologie dynastique développait, en dépit d'un métissage calculé, une esthétique de la dominance qui entretenait le mythe de la supériorité politique des Tutsi. Les tracts racistes diffusés par les doctrinaires qui ont préparé le génocide disaient : "Si tu attrapes un Tutsi, commence par lui casser son nez fin dont il est si fier." Selon l'extraction de son père, on est Tutsi, Hutu ou Twa, depuis l'origine jusqu'à nos jours. Le métissage ne constituait pas une catégorie reconnue et il est vraisemblable qu'aux temps féodaux, les éleveurs qu'étaient les Tutsis, en vertu des critères de sélection qu'ils appliquaient au bétail avec lequel ils entretenaient des liens symboliques d'identification, assimilaient les jeunes métis présentant le phénotype de la dominance.

En faisant entrer la féodalité et la religion dans la modernité, en désacralisant et en bureaucratisant la monarchie, la colonisation a donné naissance à une nouvelle catégorie sociale qui échappait au pouvoir féodal et au système de castes par lequel il se perpétuait : celle des agents de l'administration. L'Etat post-colonial ne pouvait que consacrer une évolution qui donnait à la majorité Hutu, proportionnellement scolarisée, la majorité politique. Et, sans doute, la colonisation a-t-elle détruit un équilibre, un Ancien Régime auquel ceux selon qui "les ancêtres vivaient dans la fraternité" voudraient revenir, mais que 80 % des Rwandais ont récusé avec la monarchie lors du référendum de 1961. Il est naïf de croire que le colonisateur aurait créé de toutes pièces cet antagonisme : il l'a exploité et l'a certes accusé, mais le drame s'étant noué, en réalité, avec l'introduction des valeurs chrétiennes et des a priori anthropologiques de la démocratie dans un système inégalitaire, il ne l'a pas inventé. Pour comprendre pourquoi les Hutu ont longtemps préféré rester dans les camps plutôt que de rentrer dans leurs villages, il ne suffit pas de dire qu'ils étaient manipulés par les auteurs des massacres, il faut aussi réaliser que pour eux, comme si, toutes choses égales d'ailleurs, la Révolution Française ayant échoué et les seigneurs émigrés étant de retour, l'Ancien Régime allait recommencer, ainsi qu'on a pu aussi l'entendre à la télévision. Tout ceci est évidemment à nuancer, car il ne faut pas mélanger les références, comme a pu le faire la politique française au Rwanda, largement fondée (de surcroît aux luttes d'influence entre francophones et anglophones) sur cet imaginaire de l'Ancien Régime qui continue curieusement d'alimenter la conscience républicaine. "Ceux du château", pour employer une expression utilisée par le premier chef de gouvernement socialiste (le F. P. R. : Front Patriotique Rwandais) seraient en quelque sorte les "émigrés"... (Voir l'écho de cette idéologie dans la politique française – et ses conséquences dans l'aveuglement aux massacres : ex. R. Galley, Le Monde du 15 mai 1998 : "Je crois avoir un peu exagéré"..., ou l'ouvrage de B. Debré : Le retour du Mwami, la vraie histoire des génocides Rwandais, Ramsay, 1998).

Les Antemoro du sud-est de Madagascar
Je vais me rapprocher de la Réunion avec un dernier exemple malgache. Dans le sud-est de Madagascar où j'effectue actuellement des recherches de terrain, il existait jusqu'à la fin du XIXe siècle une aristocratie fondée par des immigrants se réclamant de l'islam et venus, selon la tradition, de la Mecque. Ces immigrants – qui sont plus vraisemblablement des Indonésiens ayant déjà effectué une précédente migration dans le golfe persique que des "Arabes" – s'imposent aux autochtones. Voici ce qu'en écrit Souchu de Rennefort en 1668 : (qui vécut à Fort-Dauphin après Flacourt) : "...une flotte d'Arabes qui se sont emparés de l'île au commencement du XVe siècle. Ces Arabes établirent des commandants dans tous les quartiers; ce qui a fait que presque tous les Grands sont moins noirs que les autres insulaires, étant descendus de ces Arabes blancs, qui avaient le lieu principal de leur domination au dessus des Matatanes, où les habitants, dont il a été parlé, sont encore maintenant appelés les blancs. Ils le sont moitié moins que la plus noire bohémienne qui soit en France." (pp.143-144).

La différence sociale procède d'une différence d'outils. Les Antemoro, immigrants islamisés qui ont fait alliance avec des populations locales, s'imposent à elles à la faveur de leur connaissance des choses du ciel et des choses de la terre, du pouvoir temporel et du pouvoir religieux. Ils apportent en effet l'écriture et une "magie supérieure". La possession des Sora-be, textes à dominante astrologique, et la connaissance des rites sacrificiels permettent ainsi aux nouveaux venus qui se réclament de l'islam d'asseoir une domination exprimée par l'enrôlement des autochtones dans les rizières, les pâturages et les armées et par le privilège de l'abattage (justifiant l'attribution de la croupe de tout animal sacrifié). A la fin du XIXème siècle, les tributaires, globalement désignés par l'appellation de Fanarivoana, "pourvoyeurs de richesses", puis d'Ampanabaka, "ceux qui se séparent" ou "ceux qui trompent", se révoltent. C'est l'ady sombily, la "guerre pour l'abattage des bœufs". Les Ampanabaka s'approprient les rizières et sacrifient désormais pour leur propre compte. Les dominants trouvent protection auprès des Merina, qui ont établi une garnison dans la région. L'occupation française substitue une autre domination à cette féodalité exercée par le monopole des rites (possession du calendrier et du couteau sacrificiel) et par une stricte endogamie. C'est ainsi la connaissance secrète des rites, probablement la possession de livres de prières ou d'invocations et d'outils comme l'écriture qui justifie la division inégalitaire du royaume Antemoro : les Mpanombily, détenteurs du privilège de l'égorgement d'un côté (le sombily n'étant autre que l'égorgement rituel musulman), et les Fanarivoa, "pourvoyeurs de richesses", anciens tompontany, "maîtres de la terre" progressivement dépossédés, de l'autre.

Cette division redouble celle qui caractérise déjà les hommes embarqués sur le boutre des immigrants: silamo (musulmans: des originaires de l'archipel malais ayant émigré dans le golfe persique) et kafiry (cafres), selon l'histoire que rapportent les Sora-be. La supériorité morale et intellectuelle des musulmans est notamment signifiée par un épisode où ceux-ci mettent en œuvre un stratagème algorithmique (qu'on retrouve dans divers folklores) qui, malgré leur infériorité numérique (du simple au double), leur permet de se sauver d'une tempête en délestant le bateau, sous couvert du hasard, des cafres qui s'y trouvent. Les silamo décident qu'on s'en remette au sort pour savoir qui sera jeté par-dessus bord, étant convenu que l'on comptera tous les hommes présents, chaque neuvième étant sacrifié : il suffit évidemment de répartir musulmans et cafres selon un décompte approprié pour jeter les cafres à la mer... (j'ai exposé ailleurs la nécessité mathématique de cette ordalie truquée : Contribution à l’ethnographie d’un village du sud-est malgache : sur le “choc des cultures”). La "précondition", en l'espèce (qui n'a rien d'algorithmique, celle-là), de cette ordalie truquée étant la crédulité supposée des cafres qui, pourtant, découvrent la supercherie alors qu'il ne reste que quelques-uns d'entre eux (voire un seul) sur le bateau. Les Sora-be font mention d'autres prodiges que les immigrants ont su réaliser, s'imposant là aussi à des autochtones volontiers présentés comme vivant dans l'anarchie. L'un d'eux débarrasse un village d'un monstre qui en avait décimé les habitants et se voit offrir le pouvoir et la princesse... Le chef de la seconde expédition, accostant à son tour à l'embouchure de la Matitanana, demande aux habitants quelles sont les essences interdites pour la construction des maisons... et en édifie sa demeure, démontrant ainsi sa supériorité sur les croyances autochtones.

Les immigrants ne s'imposent pas aux maîtres de la terre par la force, ils les subjuguent par leur assurance, comme l'explique un père lazariste contemporain de Flacourt : "... les trouvant simples de leur nature, sans loi et sans religion, ils les tirèrent facilement aux superstitions du Mahométisme, dont les uns et les autres en observent encore quelques-unes, comme de ne point manger de porc, de sacrifier les bceufs avant que d'en manger." Flacourt confirmant : "Ils craignent les Blancs des Matatanes [les descendants des immigrants islamisés), d'autant qu'ils appréhendent d'être charmés et ensorcelés par eux, à cause de l'écriture qu'ils savent, ayant croyance que par les caractères et écritures, lesdits Matatanois peuvent les faire languir de maladies et mourir, ainsi qu'ils leur font accroire." (ch. IV, p. 120) Flacourt lui-même eut à affronter ces sortilèges. "Ils faisaient des conjurations et Aulis pour faire venir la pluie, le tonnerre et la foudre afin d'empêcher les armes des Français de prendre feu." (II, ch. XXXIII) "Parmi ces sorts, il y avait dans un panier dix-sept morceaux de bois faits pour représenter les fouloirs de nos canons, couverts d'écritures et caractère arabesques, plusieurs ceufs pondus le vendredi, couverts de caractères, lesquels étaient afin de nous rendre immobiles, empêcher nos canons de tirer et nous causer notre dernière ruine, suivant la sotteet inepte croyance de leur Ombiasses, à quoi les Nègres ajoutaient foi comme nous à l'Evangile." (II, ch. XXXVIII) Mais Flacourt, fort de ses propres croyances, n'est nullement impressionné: "Ce même jour arriva Dian Radam, Ombiasy [devin], avec le bœuf gras ensorcelé, que je fis tuer aussitôt, me moquant de leurs charmes et sortilèges, je n'ai point mangé d'un meilleur bœuf." (II, ch. XXXIII). "Jamais tous les sorts, charmes et mousaves [ar. : mesavi] qu'ils nous ont envoyés ne nous ont pu causer le moindre frisson, ni la moindre incommodité ; au contraire, pendant la guerre, nous ne nous sommes jamais si bien portés" (II, ch. LV).

Tout ce système se perpétue évidemment, comme on l'a vu aux précédents exemples, par l'endogamie ou – si des exceptions peuvent être faites, par la disqualifaction des enfants issus de mariages morganatiques. Flacourt constate que l'enfant d'un Roandrian ne le sera que si la mère l'est. Ou encore : "Si la fille d'un Raondrian... se joue avec un nègre ainsi qu'elles font toutes sans exception, elle se fait avorter étant grosse, ou bien, elle fait mourir son enfant, ou bien si l'enfant est noir comme le père qui l'aura engendré ou qu'il ait les cheveux frisés, il est aussitôt condamné à mourir... il y en a quelques-unes qui n'en font pas de même, mais peu, qui les donnent à nourrir secrètement au loin à quelque négresse qui leur sont sujettes".

Le spectre des couleurs à la Réunion
On peut maintenant examiner un système où la pluri-ethnicité est légalement scotomisée (skotos, ténèbres, obscur) mais omniprésente. Je commencerai par un échantillon d'exemples illustrant ces ambiguïtés. Le premier – qui est probablement fabriqué – et qui fait partie de ces mots qui n'ont pas besoin d'être vrais pour être authentiques (je l'ai entendu rapporter plusieurs fois) est dans la logique de "Nos ancêtres les Gaulois" répété sur les bancs de l'école primaire au Sénégal ou au Mali. C'est une petite créole réunionnaise cafre qui rentre de l'école et qui demande à sa mère : "Alors nout' z'ancêt' aussi l'étaient roses ?" On voit par ce seul exemple : - Les limites de la logique assimilatrice de l'école républicaine ; - on voit aussi que nous sommes dans une société où la ségrégation de la différence physique n'a pas cours et où la simple histoire des différences visibles n'est pas enseignée - ce qui peut aboutir, au-delà de cette anecdote, à quelque "malaise identitaire" : "qui suis-je, moi dont les ancêtres sont roses et qui ne le suis pas ?" ; - on aperçoit aussi le caractère relatif des échelles chromatiques quand elles désignent la couleur de la peau : le rose et le blanc n'ont pas grand chose en commun, sauf de n'être pas noir. Un blanc vraiment blanc, ça n'existe d'ailleurs pas ; un blanc comme une feuille de papier, ou "comme un linge" ne passe pas pour être en très bonne posture et, en général, on ne donne pas cher de sa peau... Dans le qualificatif "blanc", c'est évidemment "moins foncé que" qui est en cause. Et ce "moins foncé" est sublimé en blanc – qui est à l'extrémité de l'échelle des couleurs : opposé au noir. De même, dans le fin fond, dans le fond le plus obscur du continent noir, en Afrique centrale – où j'ai un peu voyagé – on ne rencontre pas non plus de noirs, de noirs comme le charbon de Jean-Jacques Rousseau (infra). Il y a d'ailleurs beaucoup de soleil et c'est pour cela qu'il y a des "N
oirs"... Mais c'est justement une autre question (voir : Avant Babel, Génétique des populations et systématique des langues : hypothèses sur la langue mère). L'effet de sens procède non d'un terme isolé, mais de l'opposition de termes entre eux. C'est que démontre l'exemple que je vais vous lire où la différence de couleur désigne une différence sociale et non phénotypique.

Est-il noir ou est-il blanc ?
Bory de Saint-Vincent, auteur d'un Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique (1804) est un naturaliste qui visite la Réunion au début du XIXe siècle. Son guide est un certain Cochinard, "libre et chasseur de profession". Se rendant au volcan, il s'arrête avec ce Cochinard à Saint-Joseph où il est l'hôte d'un nommé Kerautrai. "En arrivant M. Kerautrai dit à sa femme qui se leva dès que nous entrâmes (celle-ci, précise l'auteur, était "grande, très noire") : Tiens mon amie, voilà des blancs qui passent, fais les rafraîchir et donne à dîner. Aussitôt on nous porta de l'arack. M.Kerautrai fut très sensible à l'attention que nous eûmes de trinquer avec lui et de boire à sa santé. Il me tira après cela par la manche, me mena dehors comme s'il s'agissait d'un grand secret, et, en me montrant Cochinard il me demanda s'il était blanc s'il était libre ou s'il était noir ? Quoique Cochinard ne fut que libre et que sa couleur fut beaucoup plus que foncée, je répondis, sans hésiter, qu'il était blanc. Mets quatre assiettes cria Kerautrai à sa femme" (1804, pp. 310-1) (cité par Chaudenson dans Métissages : linguistique et anthropologie, L'Harmattan, 1992, p, 35)

Blanc et noir peuvent donc n'avoir qu'une valeur sociale et non chromatique, en vertu d'une conséquence énoncée plus haut : si le blanc sans propriété est noir, le noir propriétaire est blanc. Il y a, de fait, par exemple, des Gros Blancs malbars à la Réunion. Mais ceci n'empêche pas le système d'être travaillé par une sorte de hantise et de fatalité de la couleur. Voici un autre exemple connu : le "blanc bourbon"... Au chapitre Provinces de l'ouvrage d'E. Aubert intitulé Les Français (t. III), publié en 1842, on lit l'anecdote suivante. "Dans les établissements voisins de Bourbon, on dit proverbialement blanc de Bourbon pour signifier gris ou noir. J'entendais un jour à Maurice [c'est la vieille parenté à plaisanterie des "îles sœurs" j'ai entendu ce proverbe à Maurice : Quand tu lances un galet, il tombe toujours sur un Réunionnais] une dame tancer vertement ses blanchisseuses qui lui apportaient du linge d'une propreté douteuse. 'Ça blanc, maîtresse, disaient les négresses avec l'hésitation du mensonge. Ça blanc, reprit la dame avec indignation, blanc de Bourbon, donc !") (p. 368 Chaudenson, id. 33). Autre exemple : le pedigree du chien errant dit royal Bourbon.

Albany (pour éviter que le soleil ne révèle leur véritable couleur...) : "La mode de se promener comme un norvégien est maintenant revenue. Malheureusement le soleil vous fait retrouver la vraie couleur de votre famille". (52) Cela signifie qu'il y a un soupçon originel. Marius Leblond, écrit par exemple ceci pour dissiper ce soupçon originel, cette macule de l'origine. "L'historien Guet, travaillant sur les Archives du Ministère de la Marine et des Colonies, fait ressortir qu'il a suffi de sept femmes de France "pour établir dans l'île un noyau de population française. Dès le 1er décembre 1674 l'Amiral Jacob de la Haye avait promulgué un édit défendant sous les pires peines "aux Français d'épouser des Négresses". (Iles sœurs, p. 112) Des cinq mariages célébrés par le Père Jourdié, le premier curé de Bourbon, en 1667, naquirent vingt-trois filles et dix-sept garçons.

La réalité du métissage originel n'est pourtant pas contestable... Le Mémoire de Boucher, dont j'ai parlé plus haut et sur lequel je reviendrai, était tenu sous le boisseau aux archives à l'époque de Chaudenson. Voici ce qu'en dit Chaudenson. "Je me souviens du jour où aux Archives Départementales de la rue Roland Garros, l'Archiviste Départemental, mis en confiance par mon labeur et par ma fréquentation assidue de son établissement, me convoqua dans son bureau pour me confier, sous le sceau du secret le plus absolu une copie dactylographiée de ce sulfureux mémoire : d'autres l'avaient bien évidemment consulté, A. Lougnon et J. Barassin en particulier, mais le texte demeurait presque inaccessible et ses citations fort discrètes [...] (id. p. 34) On mesure l'évolution quand on sait ce que ce "sulfureux mémoire" est aujourd'hui en vente dans les supermarchés...

"Parle et je te baptise !" La révolution morale met, à l'inverse, la personne au principe de la valeur, soit le partage des compétences fondamentales qui spécifient homo sapiens sapiens – et que tout petit d'homme, quelle que soit sa différence, par principe, possède. Tous les artifices des pseudo-spéciations – qui prétendent voir des différences de nature ou d'espèce entre les hommes – sont donc stigmatisés et cette stigmatisation fait l'objet de l'éducation et de l'édification morale que nous transmettons à nos enfants.

[Nous aurons donc à nous poser la question : Qu'est-ce que la morale, quand elle fonde sur une différence physique les différences sociales entre les hommes? ]

Les témoins cités à comparaître
Je vais prendre comme témoins ou comme repères de cette identité sur le parcours de cette évolution de l'identité réunionnaise, des œuvres littéraires ou para-littéraires. Chronologiquement (mais je ne suivrai pas cette chronologie) : - le Mémoire de Boucher, édité par le père Barassin (qui vient de prendre sa retraite dans le hauts de Saint-Benoit) ; - le Journal de Lescouble ; - les œuvres de Marius-Ary Leblond ; - et les œuvres de Jean Albany ; c'est-à-dire, vous l'avez constaté, pour l'instant uniquement des témoignages de créoles blancs. Ce qui ne suffit évidemment pas à faire le poids... J'envisagerai le problème de cette part muette de l'identité réunionnaise – grâce au livre de Louis-Timogène Houat, un noir libre qui est l'auteur du premier roman réunionnais, intitulé Les Marrons ; - puis une production qu'on peut rapporter à l'invention - et peut-être est-ce en effet une "invention" au sens archéologique du mot : c'était bien là, mais enfoui sous les sédiments de l'intimidation culturelle - de ce que le sénateur Boyer a nommé l"'homme réunionnais". Expression qui a fait florès depuis 1981.

Présentation de l'œuvre de M. et A. Leblond
Je ne vais pas suivre le cours de l'histoire et je vais prendre comme premier exemple l'œuvre de Marius-Ary Leblond en tant qu'illustration de l'identité réunionnaise au début du siècle (M. : 1877-1953 ; A. : 1880-1958). Je suis bien conscient qu'il y a quelque paradoxe à prendre comme "modèle" les Leblond, alors que, lorsqu'on parle identité aujourd'hui à la Réunion, on pense à l"homme réunionnais" du sénateur Boyer ou au "budget de la culture" du Conseil Général ou du Conseil Régional, c'est-à-dire à une identité "créole" au sens d'aujourd'hui. Ceux qui n'ont pas lu les Leblond comprendrons vite... Mais, encore une fois, ce sont les processus identitaires, dans leur système, qui m'intéressent...

Les Leblond ont peu vécu à la Réunion, mais ils ont été profondément marqués par leur enfance réunionnaise. Ary a pu dire que "le secret de sa vieillesse heureuse était le prolongement perpétuel du merveilleux passé créole qui ouvrit son existence" (Cazemage, La vie et l'œuvre de Marius-Ary Leblond, ed. Notre-Dame, Nimes, 1969, p. 199). Dans les Iles Sœurs, Marius Leblond parle du "sentiment filial, physiologique et câlin pour [l']île " (p. 20) Dans "L'île de la Réunion" (1923 et 1925). Nous avons si souvent exprimé... l'admiration qui montait de nos cœurs vers l'île natale avec l'encens du souvenir... Le Réunionnais porte toujours en lui l'amour de "la grande et de la petite Patrie" (20). On doit constater que ces parisiens ne se sont pas contentés d'embaumer de leurs souvenirs créoles leur existence parisienne – et de les célébrer dans leurs œuvres – mais qu'ils n'ont jamais cessé, en réalité, de plaider et d'agir pour la Réunion. Dans leur conférence "La Réunion et Paris", par exemple (publiée en 1930), ils développent ceci. "L'autre jour nous faisions le tour de l'île, nous suivions la route de St-Benoit à St-Joseph, les yeux éblouis de la beauté des panoramas, et cependant les cœurs tristes. C'est que cette route est jalonnée de misères; près des vacois dépenaillés s'effilochent dans des maisons éclopées de pauvres familles dont des carnations européennes se sont flétries, jaunies jusqu'aux tons de la vavangue (fruit de la Réunion). Nous nous sommes alors juré de faire tout ce que nous pourrions pour tirer de la croupissante désolation cette race attendrissante qui vit dans des paillottes aussi misérables que celles des indigènes du Sud de Madagascar, dans des cases dont le parquet est de boue, ne buvant que de l'eau de pluie, ne vivant que de ce que rapporte la confection des sacs [de vacoa], éteints par la résignation et par la fièvre dans les petites cases silencieuses embaumées de bégonias et des héliotropes comme des tombeaux. Aidez-nous, Mesdames et Messieurs, pour que nous arrivions à accomplir l'œuvre de régénération avant que trop d'enfants ne meurent ! Soyons forts, unissons-nous, associons nos bonnes volontés, développons une activité à la fois commerciale et intellectuelle qui permette aux voyageurs de trouver dans notre Ile, le reflet du grand foyer parisien."(43) On ne saurait donner, je pense, meilleur exemple d'un engagement moral et politique pour l'identité réunionnaise. Mais on voit par ce premier "sondage" dans l'œuvre des Leblond que l'œuvre de régénération en cause concerne les Petits Blancs (ceux que Marius appellera les témoins de "la première colonisation" "Je me sentis un profond respect très affectueux pour ces représentants de la première Colonisation" (I. S. 69) alors que c'est un sentiment de charité, mais non une identification qu'il exprimera envers "les Noirs de nos colonies"... Voici donc pour ceux qui ne les auraient pas lu le champ d'identité et le champ de militance des Leblond. Notre exploration aura pour objet de déterminer d'où procède cette identité et d'où procède cette militance.

Le cadre anthropologique : une phénotypie des hiérarchies ou le "physique de l'emploi"

Le cadre anthropologique dans lequel je situe cette recherche, n'est pas, je le répète, celui de la stricte histoire de la Réunion, ni même celui de l'histoire de l'abolition et de la décolonisation. C'est celui, plus général, de l'interprétation que les sociétés humaines donnent ou ont donné de la différence physique entre les hommes. C'est je crois cette approche, et seulement cette approche qui peut faire apparaître la "révolution de la modernité" dont je parlais plus haut. C'est ce que je voudrais préciser par un certain nombre d'exemples ou l'on voit comment la différence devient prétexte d'inégalité. Dans les sociétés pluri-ethniques inégalitaires donc, et notamment coloniales, la dominance se justifie – selon le point de vue du dominant – par l'adéquation entre le phénotype et la position sociale. Cette théorie a pour objet de figer la domination en somatisant les différences sociales et socialisant les différences physiques. De même qu'il y a, comme on dit vulgairement, un "physique de l'emploi", il y aurait un physique – et donc une physique – du statut et des rôles sociaux. Ce que j'illustrerai d'un "exemple", assez inattendu sous cette bannière : un jugement de Jean-Jacques Rousseau, l'inspirateur de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
"Un jour, rapporte Sébastien Mercier, l'auteur du Tableau de Paris, j'accompagnais Jean-Jacques Rousseau le long des quais. Il vit un nègre qui portait un sac de charbon ; il se prit à rire et me dit : 'cet homme est meilleur à sa place et il n'aura pas la peine de se débarbouiller, il est à sa place ; oh ! si les autres y étaient aussi bien que lui'..." Le principe annoncé par cet exemple incongru est le suivant :
couleur = statut.

[Note :L'opposition blanc/noir peut aussi n'avoir qu'une valeur cognitive: à Ambila, chez les anciens tributaires des "blancs" dont parlaient les voyageurs du XVIIe siècle, il existe un clan avec une division entre "Noirs" et "Blancs" parfaitement indiscernable, probablement héritée de l'ancien sytème et utilisée ici pour indexer une différence quelconque, ce qui révèle au passage que cette distinction entre Noirs et Blancs était bien le prototype même de la distinction, celle qui commandait l'organisation sociale. En réalité les A. Fotsy et les M. sont aussi différents que peuvent l'être les Dupont et les Durand ou les Payet et les Grondin. Premier cas : la différence qui "crève les yeux" n'est pas visible : un gros blanc peut être malbar, comme je l'ai rappelé plus haut ; deuxième cas il n'y a aucune différence visible, mais une différence généalogique, ce qui est nécessaire pour distinguer les lignées.]

La réalité à prendre en compte à la Réunion, c'est évidemment le métissage originel et continu qui caractérise le peuplement de l'île. Mais ce métissage récurrent n'empêche nullement la permanence des stéréotype liés aux formes originelles qui n'ont pas toujours été en mesure de se conserver. Les Gros Blancs qui sont allés chercher un conjoint en métropole (éventuellement pour éclaircir une généalogie), les Indiens qui ont réussi à maintenir le contact avec l'Inde (ce que n'ont pu faire les engagés) et les Indo-Pakistanais – certaines généalogies révélant d'ailleurs une arrière-grand-mère créole. Encore une fois, c'est le statut social qui fait et qui permet de préserver la différence. Au-delà de ces exceptions règne pourtant, de fait, une représentation des "types" originels qui s'exprime notamment dans les attributions religieuses, dans les stéréotypes et dans certain nombre de rites proprement créoles qui sont des rites du métissage, et non simplement rites métissés, car spécifiques à la situation de métissage. C'est là l'originalité des sociétés créoles. Là encore, le tribunal des apparence est déterminant.

Permanence des types dans le métissage : les rites de démaillage

Le tribunal des apparences et des appartenances est en effet tenu en échec par la confusion des apparences, par le métissage, par le maillage. Il existe dans les sociétés créoles des rites spécifiques – récurrents et souvent commentés – dont l'objet est d'attribuer les appartenances malgré les effets de métissage. Le "maillage", est évidemment à comprendre dans le sens de l'expression "avoir maille à partir" ; "partir" signifiant ici séparer, départager ; "avoir maille à partir" désigne un conflit d'intérêts mêlés,un nœud où il faut démêler le "tien" du "mien". Tous les mots de cette famille, maille, "maillot", "tramail", "maquis" (de macula : les mailles formant une sorte de dessin tacheté) se rapportent à des histoires de nœuds, utiles quand ils expriment l'industrie de l'homme – pour fabriquer des filets ou des textiles – ou quand ils tissent les alliances nécessaires aux hommes pour se reproduire ; nuisibles quand ils brouillent les généalogies. Là encore, alors même que le métissage est le lot commun, et, pourrait-on croire, la chance d'un monde nouveau, affranchi des anciennes sujétions et des stéréotypes, ce sont encore les anciennes apparences qui parlent. Ce qui est déterminant, en l'espèce, c'est la croyance fondamentale que l'enfant est approprié par les ancêtres et n'appartient donc pas totalement au monde que les hommes d'aujourd'hui ont construit.

Dans la généralité des sociétés humaines, les morts sont par nature ambivalents (voir :
Madagascar-Réunion : Éléments de comparaison sur la représentation de l'ancestralité, principalement Robert Hertz : Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort). Avant de devenir des ancêtres tutélaires, les morts récents et les mauvais morts doivent être conjurés, rituellement invoqués pour être fixés. Au défi universel de la transformation des défunts en ancêtres protecteurs s'ajoute, dans les sociétés de traite, l'incertitude généalogique liée à l'arrachement de la déportation. Le rôle des ancêtres est d'autant plus ambigu qu'on ignore quels ils sont, le fil généalogique ayant été rompu et que ceux qui sont connus sont mort en terre d'exil sans avoir pu faire retour à leur propre origine. Leur statut n'est n'est donc pas dans sans rappeler celui des mauvais morts, ces âmes non fixées (âmes en peine, Hollandais volants, etc.). Faute de cette double quiétude: savoir qui sont et où reposent les ancêtres, savoir que les rites qu'on leur destine, les invocations qu'on leur adresse leur parviennent bien, ils restent des protecteurs capricieux dans l'esprit des descendants et, à certains égards, des mauvais morts. Les mauvais morts, c'est bien connu, font les mauvais vivants...

L'inquiétude créole (pour ne pas utiliser l'expression de "malaise créole" qui a cours à Maurice) se décline et se conjure spécifiquement dans des rites connus sous l'appellation de "cheveux maillés". Le "maillage", c'est évidemment le métissage. Mailler, c'est mêler, c'est mélanger. En français du XVIIIe on dit indifféremment métis ou mestif, "métif ou mélangé" écrit Buffon, les deux mots signifiant mixte. Se mailler les pieds, c'est se mêler les pieds, ce sont des gamins qui jouent à se faire des croche-pieds (ex. dans le Miracle :"Ils s'apprêtaient à courir les uns après les autres en se "maillant" les pieds pour s'allonger dans la poussière" (40) Mailler, c'est aussi fourcher, c'est la langue qui fourche (il y a une Madame Millet au secrétariat de la Faculté de Lettres, et fatalement, quand on a aussi affaire à Madame Maillot qui travaille dans le bureau d'à côté, ça maille...). J'ai mieux. Vous étiez peut-être à la manif anti-bidep, où le Président du Conseil Général a lancé ce slogan : "Tamaya [maire de Saint-Denis, pro bidep] t'as maillé !" Donc, le maillage exprime l'emmêlement. Nous savons que tous les humains naissent d'emmêlements – qui font souvent des sacs de nœuds et qu'il est parfois difficile de démêler, mais c'est une autre histoire. Car la sexualité est nécessairement mixte, métisse. La mixité est nécessaire à la recombinaison génétique que précède la séparation des paires de chromosomes issus du parent mâle et du parent femelle. La reproduction sexuée n'est jamais re-production, contrairement à l'espérance du mot, reproduction du même, duplication. Pourtant, alors que la sexualité est par définition métisse, le terme "métis" ne désigne, restrictivement, que le produit visible du croisement de deux identités distinctes. Le métissage fait problème quand c'est la reproduction du même social qui est visée. Dans les sociétés créoles, où le métissage est évidemment plus ordinaire, cela ne va pas toutefois sans poser question. Et c'est cet emmêlement que visent les rites en cause.

Le moment de la première coupe de cheveux de l'enfant a une signification sociale et juridique importante... c'est un passage au sens fort, au sens ethnologique, du mot et c'est souvent le moment de l'attribution juridique de l'enfant au groupe de parenté. Il est évidemment indispensable ici de faire référence au système de filiation qui a cours dans les sociétés où se pratiquent ces rites. A Madagascar, par exemple, le premier ou les deux premiers enfants d'un couple appartiennent au clan de la mère et seuls les puînés appartiendront au groupe du père. Je n'ai pas besoin de rappeler, devant un public expert en parenté qu'est nécessairement un public de D.E.A. en anthropologie que les échanges matrimoniaux consistent en transactions entre groupes et que ces transactions ont pour objet de reproduire le groupe en "achetant" des femmes (le terme "achat" étant inapproprié à cet échange, voir : 8.15 Que signifie "Porter la bonne parole ?" Mission et colonisation) à des groupes non directement apparentés. Chez les Gonja, par exemple, en Afrique de l'Ouest, on peut épouser une femme avec un grosse dot ou une petite dot, ce qui déterminera si tout (grosse dot) ou partie (petite dot) des enfants du couple appartiendront au clan du père. A Madagascar, la circoncision a cette fonction d'attribution juridique. La première coupe des cheveux anticipe en quelque sorte la circoncision, parfois désignée par l'expression manapaka tadim-poitra (couper - corde - ombilic), qui fera passer définitivement le garçon dans le groupe de son père (idem, pour le perçage des oreilles de la petite fille). Au moment où l'on coupe les cheveux, il arrive donc que l'on constate que certaines mèches se sont mises en boule et, à la Réunion, où il reste quelque chose de cette pratique – la maîtrise des échanges matrimoniaux traditionnels en moins – ce "maillage" est généralement interprété comme une indécision d'ancestralité. Quel esprit réclame l'enfant ? Qui est son "père" ? Ce qui renvoie évidemment à la question : Qui suis-je ? question lancinante de l'identité créole. Vous connaissez cette chanson de Baster qui s'intitule Black out, qui retrace cette histoire où la douleur physique de l'esclave ("Caf n'a na 7 peaux") se redouble de la douleur morale de ses descendants et dont le refrain est "...et black à moi-même".

Le rite se développe alors selon des modalités spécifiques où, à l'instar de ce qu'on est tenu de faire en cas d'apparition d'un défunt (dans un rêve ou dans une vision)..., on invoque et on sacrifie à l'ancêtre qui se manifeste, avec cette difficulté supplémentaire que cet ancêtre est sinon inconnu, du moins imprécisément identifié du fait de la déportation et du métissage. Le "symptôme" du mailllage, qui se manifeste avant le fin de la première année s'accompagne (ou se signale) généralement de troubles somatiques, diarrhées ou vomissements et constitue l'un des motifs les plus fréquent de la consultation du guérisseur. On considère parfois que le mode de maillage permet d'identifier l'ancêtre insatisfait, malbar ou malgache. Un rasage rituel, de la main d'un intercesseur, s'impose pour éviter que l'esprit de l'ancêtre ne s'empare de l'enfant au lieu de le protéger. L'idée de purification apparaît dans le choix de la période du carême pour exécuter le rituel et peut-être peut-on voir dans le choix d'un début de mois une interprétation créole du calendrier lunaire malgache (d'origine arabe) avec ses jours favorables. La coupe des cheveux commence par les mèches rebelles qui sont jetées à la mer dans le rituel malbar (avec les déchets et les vieux vêtements de l'enfant) et à la rivière, dans le rituel malgache, où l'enfant devrait être dirigé vers la porte de l'est (comme pour la circoncision) puisque le rite s'adresse aux ancêtres. Cette manifestation intempestive de l'ancêtre appelle une réponse adaptée aux "mauvais morts", mais conforme au processus d'ancestralisation qui consiste à faire passer les défunts du statut de morts dangereux (qui est celui de tous les défunts récents) à celui d'ancêtres tutélaires, selon la logique des "doubles obsèques". A cette circonstance s'ajoute la double rupture du lien généalogique. Double perte, et du savoir et de la fidélité généalogique : déportation et métissage.

Une idée force de ces représentations, c'est la dépendance des vivants vis-à-vis des ancêtres. Seul un "moderne" (un créole moderne) pourrait répondre : "Et alors ? je ne sais qui sont mes ancêtres, mais ne suis-je pas ce que je fais ?" Cette conception de l'action et du temps – de la liberté – est spécifiquement moderne. Dès lors, il est inconcevable de récuser l'ancêtre : il s'agit de le propitier et de le transformer en protecteur. L'ambiguïté du rite vient de l'incapacité à le nommer. C'est en général (aujourdh'ui) une grand-mère qui s'aperçoit que les cheveux de l'enfant maillent : ou bien les parents considèrent que tout cela est dénué de sens, ou bien ils s'engagent dans un rite d'euphémisation. Habitants d'un monde "assiégé", "tourmenté", entouré de "protections" qui éloignent les mauvais esprits et non d'un monde où l'on pourrait se débarrasser rituellement du poids des ancêtres, ce qui reviendrait à raviver la coupure (la double césure de la créolisation) et non à la cicatriser. Si le sympôme signifie que les ancêtres réprouvent le forlignage [forligner : sortir de la ligne de descendance ; puis déchoir : "Plus d'une fille a forligné ; le diable / est bien subtil [...]" La Fontaine, Contes, "Les aveux indiscrets"] en quoi consiste le métissage, il s'agit d'obtenir leur accord en mettant l'enfant sous leur protection. C'est justement ce que permet l'identification ethnique de l'ancêtre qui se manifeste (notamment dans le mode de maillage).

[Peut-être le mouvement relativement spontané "Coup' pas nous !" (qui s'est opposé au projet de bi-départementalisation soutenu par le PCR ; c'était un projet du gouvernement Jospin abandonné en 2000 : 63% de la population contre le projet, selon un sondage Louis Harris, Le Quotidien) doit-il aussi être compris comme une expression de ce drame du lien généalogique ; il est frappant de voir que les gramounes sont contre, et pas seulement, semble-t-il, par une opposition systématique au changement. Il serait donc inauspicieux de parler de coupure dans un département dont l'unité géographique (dont l'unité insulaire) compense, en quelque sorte, ou neutralise l'histoire éclatée et la dispersion généalogique. Nous l'est déjà divisé en nations, cont'nations, chinois, zarabs, créoles, malbars, zoreils... alors coup'pas nous davantage... La "bidep" irait contre le processus culturel de créolisation. C'est une remarque d'anthropologie bon marché que je livre à votre critique...]

Une autre réponse à cette indécision généalogique est celle de l'apparence physique. Où apparaît le secours de l'apparence. Les patronymes chinois dans les faits divers qui impliquent des hommes au phénotype cafre montrent le métissage. On a, on doit avoir, la culture de son phénotype. Une petite fille plus chinoise que les autres membres de sa famille sera élevée "à la chinoise". Il existe à la Réunion des familles à double cuisine – où il y a donc sinon deux foyers, du moins deux batteries de cuisine distinctes – l'une qui respecte l'interdit du bœuf et l'autre qui respecte l'interdit de la chèvre (il faudrait faire des enquêtes pour savoir dans quelles proportions). Vous pouvez hériter l'essentiel de vos gènes de Madagascar, si vous "sortez malbar", vous devez rendre culte aux ancêtres de l'Inde et donc vous ne pouvez consommer de viande de bœuf. Même chose pour les Réunionnais qui cultivent une ascendance malgache et qui doivent respecter l'interdit du cabri. Ou l'on voit que, malgré le discours républicain, la règle des apparences continue à jouer. (Il y a, bien sûr, des exceptions, quand le rêve ou l'apparition, par exemple, "décident" de l'appartenance.)

Le matériau littéraire et l'anthropologie

Je vais à plusieurs reprises utiliser des œuvres littéraires pour cette présentation. Une question préalable se pose évidemment : savoir quel type de crédit scientifique on peut accorder à ce qu'il est convenu d'appeler une œuvre d'imagination, à une "fantaisie". C'est justement, entre autres, parce que l'œuvre littéraire est faite pour être lue - pour émouvoir, pour convaincre par des moyens émotionnels - que son intention (au moins) doit être prise au sérieux. Précisément quand on questionne l'identité. Je rappelerai – sans prendre modèle – que Lénine donnait Balzac (qui avait, sauf erreur, des convictions royalistes) à méditer aux intellectuels matérialistes, pour sa précision sociologique, entomologique. Ou encore que les carnets et les photographies de Zola – publiés dans la célèbre collection ethnologique "Terre humaine" – démontrent que le romancier celui qui se réclame du "naturalisme" au moins, et deux de nos auteurs, les Leblond, veulent s'inscrire dans ce courant – ne crée pas ex nihilo. Qu'il observe, et qu'il agit en fonction de son observation; Tout cela est vrai, à des degrés divers, des Leblond. Je vais donc utiliser l'œuvre romanesque des Leblond, Marius et Ary Leblond, cousins et non frères comme on le dit quelquefois, ce nom (de plume) n'étant d'ailleurs le patronyme ni de l'un ni de l'autre. Je vais aussi utiliser plusieurs de leurs essais. Nos auteurs se déclarent, je l'ai dit, naturalistes d'inspiration et ils se veulent même ethnographes. "Or, nous voilà tout de suite, écrit Marius Leblond dans les Iles Sœurs, alors qu'il entreprend de faire l'histoire de l'île, à l'ethnographie. Jadis ce mot ne s'employait jamais pour une telle Colonie dont la France a pris possession alors qu'il ne se trouvait sans aucune population indigène, pas plus d'ailleurs pour la France. Mais l'ethnographie s'est étendue, anoblie..." (86-87) Ce sont des Réunionnais passionnément attachés à leur île, je l'ai montré par le texte de leur conférence que j'ai d'abord cité, même s'ils y résidèrent peu, après ces "années d'apprentissage", comme on dit, qui, précisément, m'intéressent. Citoyens et patriotes (ils parlent de "la grande et de la petite Patrie"), ils font œuvre non seulement d'édification, comme le remarque un critique, mais aussi de militance.

Revue d'avant-garde, combat d'arrière-garde
Il faut dire au préalable que les Leblond, dont on ne parle plus guère aujourd'hui, ont eu leur "heure de gloire". Aucun artiste, aucun intellectuel réunionnais d'aujourd'hui, à ma connaissance, ne pourrait prétendre à une telle notabilité et à une telle notoriété. La minoration, aujourd'hui obligée, de ces deux réunionnais à l'œuvre considérable, tant par son importance bibliographique (plus de deux cents titres recensés) que littéraire (ils furent, outre des auteurs de renom, distingués par un Goncourt, les animateurs d'une revue qui tint une place importante dans le débat artistique de l'époque et notamment dans la critique d'art – et qui publia les premiers poèmes d'Apollinaire) que par son rôle dans les débats de la conscience coloniale, est sans doute emblématique, justement, de la sensibilité réunionnaise d'aujourd'hui – et nous verrons qu'il pourrait difficilement en aller autrement. Cette évolution sera l'occasion de nous interroger sur cette "grande transformation" – pour copier Polanyi – de la conscience humaine.

C'est l'identité réunionnaise du début du siècle à travers les Leblond donc, qui va nous retenir, mais aussi la question de savoir sur quelles expériences se forge l'identité. J'essaierai d'approfondir cette idée banale, trop banale sans doute pour être scientifique (c'est, en gros, le "primordialisme" souvent critiqué par les spécialistes) selon laquelle l'identité, la militance identitaire, tire son origine d'expériences et d'émotions fondamentales vécues dans la prime enfance (c'est donc tout sauf une idée originale et l'intérêt de la développer ici réside aussi dans le fait qu'elle est battue en brèche par nombre d'auteurs aujourd'hui, pour qui l'identité est d'abord transactionnelle, interactive et finalement relative, ce qui est loin d'épuiser le sujet). C'est donc du double point de vue de l'identité personnelle et de l'audit de la Réunion à l'époque des Leblond que nous présenterons l'œuvre. Les Leblond nous disent ce qu'est l'identité réunionnaise du début du siècle et d'où procède, de quel sentiment procède cette identité, quel est son programme, quels sont ses devoirs...

[i. e. - identification aux acteurs économiques d'origine métroplitaine ; sentiments de devoir vis-àvis des "petits blancs" - sentiment de charité chrétienne vis-à-vis de "nos Noirs" (les Noirs de "nos Mascareignes", de "nos Colonies" : ex. le camp Ozoux.)]

Le Miracle de la race

Le Miracle de la race
(cité ici dans l'édition de 1925, chez G. Grès & Cie) qui est l'œuvre sur laquelle je vais principalement m'appuyer est l'histoire d'un orphelin de Saint-Pierre abandonné à lui-même, l'épopée d'un enfant blanc déchu qui doit quitter les condisciples de sa classe sociale pour se mêler aux élèves noirs des Frères des écoles chrétiennes, et qui, noyé dans la "négraille", refait surface, se distingue et recolonise l'île (en quelque sorte) pour prendre part ensuite à la conquête de Madagascar où les Leblond voient le salut économique de la Réunion.

[l'affaire Duverger : est-il légitime d'appliquer la technique juridique au non-droit ?...]

Il faut souligner d'emblée le caractère autobiographique (on est donc en face d'une fiction qui n'est pas tout à fait fictive) de cette "déchéance" pour l'un des Leblond. J'en profite pour rappeler ce que vous savez probablement tous – mais cela va peut-être mieux en le disant – que les Leblond, Marius et Ary ou Marius-Ary, ne sont pas des frères, mais des cousins et qu'ils ne s'appellent pas Leblond mais respectivement Georges Athénas (Marius), de lointaine ascendance grecque comme son nom l'indique, né en 1877 à Saint-Denis pour le premier et Aimé Merlo (Ary), né en 1880 à Saint-Pierre pour le second, né d'une famille originaire d'Arles. (Ce nom de Leblond choisi par des auteurs pour qui la carnation européenne est, nous le verrons, un programme de civilisation, n'est probablement pas innocent).

Dans une biographie largement hagiographique (c'est aussi un recueil de jugements contemporains qui encensent les Leblond et de panégyriques...), Benjamin Cazemage rapporte que la partie de l'enfance d'Ary "nous est révélée par deux romans, Anicette et Pierre Desrades et surtout Le Miracle de la race, écrit en 1913, au retour de vacances à Aix-les-Bains. Quand son père mourut, Merlo n'avait que trois ans. Il s'attacha beaucoup à sa mère qui travailla durement à la tête d'une laiterie avec le concours d'un Indien, pour élever trois fils dont elle fit des hommes de valeur" (Cazemage, 1969 : 13). "Aimé fut élevé à la pension de Madame Imbert. Il profita beaucoup des leçons de cette maîtresse énergique qui avait appris le latin au moment où elle voulut l'enseigner. L'exemplaire du Miracle de la Race qu'Ary annota pour moi, à son passage à Saint-Pierre en 1930, indique que tout ce chapitre IV a été vécu. Ce qui laisse croire que des raisons pécuniaires ont contraint "Alexis " à quitter l'institution de "Mme Cébert". Il l'a regretté amèrement, car, en même temps que du professeur, il avait dû se séparer d'excellents camarades de la haute société saint-pierroise, pour trouver chez les Frères des Ecoles Chrétiennes des condisciples, noirs pour la plupart, qui l'accueillirent avec des sarcasmes. Bien qu'il fût constamment malmené par ceux-ci, Ary garda pour les races de couleur le grand intérêt qui se manifesta dans ses œuvres. Il a tracé avec humour le tableau de cette année scolaire passée chez les "Chers Frères" [...] (id. 13-14).

Voici un échantillon de cet "humour", où il est précisément question des nouveaux camarades de classe d'Aimé-Alexis, chez les Frères.
"Frère Jérémie imposait silence, répétait les mots, leur restituait par son gosier méridional toute leur sonorité méridionale: les langues africaines, à l'envi, recommençaient les exercices d'assouplissement.(41) Comme si la chaleur, après déjeuner, pesait plus fort sur les rejetons des nègres de Guinée, du Congo et de Mozambique, la classe s'absorbait dans un sommeil plus dur qu'eux. Alexis profitait de cette heure pour apprendre à distinguer ses "camarades". De n'avoir jamais été enfermé seul avec tant de petits noirs, il restait aussi vivement surpris que s'il n'en avait jamais vu ! Serrés l'un contre l'autre, en cargaison, et en proie à la torpeur qui les écrasait, il ressemblaient tous étrangement à des animaux. Sous les chevelures crêpues qui bosselaient leurs fronts fuyants, certains louchaient pour veiller de côté avec des sclérotiques [sclérotique: membrane fibreuse qui enveloppe le globe oculaire] irisées de bœufs. Quelques-uns, pour chasser les moustiques, frottaient plusieurs fois, d'un tic de macaques, leurs visage avec leurs longues mains de quadrumanes. Beaucoup, étirés par la sieste en marge du livre ouvert, reposaient sur une patte allongée des têtes grognonnes de petits cochons, dents dehors. D'autres, qui avaient des mines de lézards et de caméléons, langue pendante, d'un revers de main attrapaient les mouches au bord de l'encre... (44-45)

Le style "littéraire" de cette page de zoologie (macaques, petits cochons, lézards, caméléons...) serait probablement aujourd'hui une circonstance aggravante pour traduire ses auteurs devant les tribunaux. Mais nous ne sommes pas ici pour cela, nous sommes ensemble pour nous demander ce qui s'est passé dans ce XXe siècle pour que nos jugements anthropologiques soient à l'inverse de ceux de nos grands-parents ou arrières grands-parents. Il n'est évidemment pas inutile de connaître cette donnée biographique – cette expérience cuisante que fut pour le jeune Aimé Merlo, si l'on en juge par l'absence totale d'identification avec ses nouveaux camarades de classe, décrits comme les membres d'une faune hostile, d'une plongée dans un monde inconnu qui vit sa propre loi – pour comprendre certains des jugements développés par les Leblond.

Ary décrit dans le Miracle encore la volée reçue de ses nouveaux camarades :
"Aussitôt une tape s'abattit sur sa nuque, deux, trois sans qu'il put faire volte-face : ils voulaient lui enfoncer le casque jusqu'au cou jusqu'à l'aveugler ? Son cœur claquait à rompre. Des coups de poing dans le dos, des ruades..., ils n'osèrent pas le gifler... Il n'eut que le temps de s'appliquer au mur : les galets à nouveau retentirent sur sa tête qu'il inclina pour n'en point recevoir sur le dents. Des mottes de terre s'y écrasèrent.
– Cacatois blanc, cacatois !
– Je porte mon nom ! – commanda-t-il de toute sa force, – je ne veux pas de surnom.
– Ah ! ti tires ton français ? A cause ti tires pas aussi ton soulier ? Ti vas voir comme nous allons faire manger à toi la boue!
– Des nègres sales... des nègres sales jetait sourdement Alexis.
Il bouillonnait, se raidissait pour se tenir droit sous les projectiles [...] Il percevait qu'il allait tomber en convulsion comme dans son enfance, quand il se sentit délivré par un monsieur. Il put soulever son casque : toute la racaille s'enfuyait. [...] Elle lui lançait de loin : "Cacatois !..." Plus que tout, le sobriquet l'humiliait ! Il avait une peur atroce du surnom qui diminue et déconsidère pour la vie, du ridicule. L'enfant ne veut pas qu'on rie de lui : il a l'instinct qu'il doit essayer d'être admiré plutôt que bouffonné ; Il entend qu'on le respecte, car il besoin de n'avoir que confiance en lui-même, pour s'élever! Cette susceptibilité attentive, c'est déjà le point d'honneur de la race
(71-72).

La superbe indifférence ou la morgue hiérarchique des théories raciales qui inspirent les systèmes de caste ou les féodalités à laquelle je me suis référé plus haut n'est pas de mise pour ceux qui ont connu l'épreuve – fut-ce dans la cour de récréation – de l"'anéantissement" sous le nombre. Et cette épreuve est déterminante pour les fondements de leur anthropologie. Aussi ouverts soient-ils, je l'ai dit, aux nouveautés de l'art contemporain (ils publient les premiers poèmes d'Apollinaire, leur ouvrage Peintre de races – où l'on voit d'ailleurs qu'ils utilisent le mot "race" au sens de "génie national") contient entre autres une présentation de Van Gogh et de Gauguin tout à fait moderne) les Leblond ne peuvent pas voir du même œil que les Parisiens le frottement des civilisations et des cultures. Quand ils fustigent les "égarements du négrophilisme", dans ce morceau de bravoure qui conclut Ulysse, Cafre, retrouvant les mots et les accents des Égarements du nigrophilisme de Baudry des Lauzières, un siècle plus tôt (1802), ce n'est pas les membres de la société parisienne s'enthousiasmant devant les productions de l"'art nègre", ou en tant que critiques d'art, c'est-à-dire juges de cette sensibilité désintéressée qu'est l'esthétique qu'ils s'expriment. C'est en tant que défenseurs d'une "minorité assiégée" qu'ils se déclarent "plus que choqués, douloureusement inquiets. Qu'un tel entichement – enfétichement – de la plus raffinée des élites pour l'âme noire, dût avoir un jour dans notre pays démocratique des effefs d'une gravité imprévue, au sujet de la direction morale de nos colonies, comment en douter ?( Ulysse, Cafre, Paris, Les Éditions de France. 1924.p. 278). Ce sentiment d'insécurité est récurrent dans le Miracle de la race. Insécurité liée à l'histoire : "La population de couleur reste toute marquée de cette naissance dans le marronnage. Il y a là un autre élément du Drame, une atmosphère de menaces terrifiantes et de massacres possibles qui pèse tout le temps sur la société blanche et hallucine les enfants : le mélodrame de sorcellerie cafre dans le Paradis chrétien." (Iles Sœurs : 120) Insécurité multiple, démographique, culturelle (on trouvera dans Ulysse, Cafre un pharmacien adonné aux superstitions locales), physique : "Il se sentait dépaysé, avec la révélation que non seulement les enfants mais tous les blancs ne vivent pas en sûreté dans un pays où les Chinois, les Arabes, les Malabares, les Cafres peuvent manier le sabre (M. 123). C'est cette insécurité qui justifie l'appel à la "Résistance" développé dans la "mise à jour" de l'édition de 1921.

Le destin de la couleur identifié au destin du rationalisme européen

Malgré la virtuosité ouvragée de son style, le Miracle de la race n'est donc pas précisément de ces œuvres qui consacrent "l'échec de la théorie" (selon le mot de Paul Klee) : faisant briller cette part d'inexplicite inaccessible à la claire conscience qui définit l'art, mais bien, tant son propos est "militant" et tant son clairement affichés sa maîtrise et son objet, une démonstration de la théorie. Fondé sur un diagnostic d'urgence vitale, voire de survie, le Miracle de la race est un "appel sinon à la Résistance du moins à la Maintenance" écrit à l'adresse de "nos jeunes compatriotes [de la Réunion] et aussi [à l'adresse de] ceux de la Métropole". C'est-à-dire "un livre qui leur donnât, avec l'intelligence, la conscience des droits et des devoirs de leur mission ; pas seulement dans leur île natale mais partout où ils auraient à témoigner de la France." C'est ni plus ni moins le destin du rationalisme européen qui est en cause dans cette île lointaine.... Le Miracle de la Race, "roman de la race blanche aux colonies" (selon le sous-titre apparu dans l'essai des Leblond intitulé le Roman colonial, publié en 1926) "luttant contre le climat, la nature et des populations exotiques [...] dans une île mi-asiatique mi-africaine" ("mise à jour" de 1921) représente la destinée, sous un ciel "indonésien", des descendants de "notre XVIIIe émigré aux Insulides" (p. 11). C'est aussi tout l'œuvre, littéraire, culturel et politique des Leblond, résumé et programmé.

L'axiomatique de la colonisation reposant sur cette donnée que la nature et les naturels reprennent toujours le dessus, il s'agit pour le héros (et pour les auteurs), de retendre le ressort de cette "mission" "plus encore spirituelle qu'ethnique (s.p.n.) de [leur] race". Tel est le sens de l'initiation d'Alexis (et tel est, d'ailleurs, le sens le plus général des initiations traditionnelles : renouer, de génération en génération, le pacte originel qui fonde le rapport au sol). En démontrant la supériorité de la civilisation sur les Sortilèges (Romans de l'Indien, du Chinois, du Malgache, du Cafre), sur les Fétiches (Contes de Madagascar), sur la Sorcellerie (Ulysse, Cafre, Roman de la sorcellerie), les Leblond exaltent, dans le Miracle de la race, dont l'action se termine par l'expédition française de Madagascar en 1895, la pérennité de l'intention colonisatrice. L'éducation, l'initiation, la formation du héros, c'est l'acquisition de cette capacité à commander aux hommes et aux éléments. "Mais vous êtes d'une souche d'émigrés qui, établie depuis deux siècles sous ce climat, a déjà déployé une force considérable pour se conserver sans altération au milieu d'une population arriérée." (M. 82) Le travail de la civilisation, l'hostilité du milieu et des hommes faisant partie des prémisses de la colonisation, se révèle une lutte essentielle contre la superstition, un rapport sans équivalent au réel qui autorise et justife la maîtrise. Les "études" n'ont pas d'autre objet que de tendre ce ressort intellectuel et moral qui arme l'arraisonnement du monde. Le héros se hausse ainsi, pour reprendre les termes de la dédicace du Miracle à Maurice Barrès (exemplaire photocopié détenu au Fonds de l'Océan Indien) "à la noblesse et [aux] devoirs de la Race française"...

[Le destin littéraire des Leblond s'apparente largement à celui de leur cause, au destin du monde dont ils ont été les illustrateurs et les propagandistes. La minoration obligée de ces deux réunionnais est peut-être emblématique de la sensibilité réunionnaise d'aujourd'hui. Comment relier le passé et le présent ? le présent ostentatoire et énigmatique (où les signes de la consommation sont d'autant plus ostentatoires que ses moyens sont énigmatiques) d'un niveau de vie "européen" et le passé, visible et refoulé – parce qu'il rend présent la conscience douloureuse de l'esclavage ou de l'oppression –, de la société de plantation qui a marqué de son empreinte indélébile le paysage et les consciences. On dit en malgache que le présent est devant soi, car ce que les ancêtres ont fait est là, sous nos yeux (tandis que le futur est derrière, aussi improbable qu'imperceptible, personne n'ayant d'yeux derrière la tête). Il est possible d'ignorer, de minorer ou de scotomiser une œuvre littéraire, mais "ce que les ancêtres ont fait" est là sous nos yeux, et en nous, presque inchangé. C'est de cet insoutenable passé que procède l'égalité sociale et l'économie d'aujourd'hui, de cet invisible que procède le visible. C'est cet insoutenable qui explique l'énigmatique. Les députés de cette égalité qui voyagent aujourd'hui en première classe vers cette marâtre nourricière soigneusement délocutée (ce sera "l'hexagone" – et surtout pas "la métropole") sont la vivante expression de cette contradiction.]

C'est en effet le caractère impensable, foncièrement démodé et moralement insupportable, de leur propos qui retient aujourd'hui la critique, cette apologie d'un monde révolu, d'un moment historique qui a vu les nations européennes, par suite d'une cumulation technique, d'une croissance démographique et d'une conceptualisation inédite du rapport de l'homme au cosmos, peupler des contrées ou en décimer d'autres pour y déployer une exploitation de la nature (voir : chapitre 8.14 : L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers) qui trouve aujourd'hui ses limites extrêmes. Et spécifiquement l'articulation de cette théorie de l'altérité qui répond au besoin de transformation d'une nature réduite au statut de matière – du devisement du monde à l'arraisonnement du monde – : quand “Il n’y a point d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général, et pour les peuples de l’Europe en particulier, que la découverte du Nouveau-Monde et le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance [...]. Les productions des climats placés sous l’équateur se consomment dans les climats voisins du pôle ; l’industrie du Nord est transportée au Sud, les étoffes de l’Orient sont devenues le luxe de Occidentaux.” Guillaume Raynal, Histoire philosophique et politique des Établissements et du Commerce des Européens dans les deux Indes (1781).

L'œuvre des Leblond illustre cette conscience sourde de l'esclavage chez les légataires d'un système où des hommes à l'humanité problématique se sont révélés suffisamment différents et suffisamment semblables pour devenir des outils ("main pour la main", selon la définition d'Aristote), où l"'institution particulière", selon l'euphémisme nord-américain, a fondé la richesse visible de la colonie. Loin de renoncer à l'héritage et à la succession, prenant à cœur le destin de "leur île", les Leblond imaginent et appellent de leurs vœux de nouveaux rapports entre les groupes humains qui composent la société réunionnaise au début du XXe siècle, la réorganisation en société, dans un destin commun, de ces hommes dont la majorité a été déportée dans une intention dont les effets et les moyens sont épuisés et qui se trouvent sur leur île comme les rouages désunis d'un calcul brisé. L'ordre social restant, bien entendu et quoi qu'il en soit, fidèle à l'histoire. À l'église : "Le monde entrait ; on donnait un nom à toutes le personnes qui paraissaient ; chacune venait occuper sa place à son rang comme dans la société" (M., 50) ; Au bazar : "Si les Blancs ont l'air de recevoir les noirs a l'église les dimanches matin, c'est au Bazar qu'ils semblent, après la messe, rendre visite aux négresses. (53)

La réponse à la question "Quel avenir pour la Réunion ?" passe par un nécessaire audit ou bilan de la colonisation de l'île. Ce bilan est d'abord celui d'une économie "en panne" et sans perspectives : "Cent mille francs net que viennent d'empocher les vieilles, on peut dire d'enterrer !... Car, comme presque toutes les familles créoles, elles n'ont pas le courage de placer leurs fonds. Il dort plus d'argent ici en dépôt que dans la plupart des provinces de France, tant on a peur. Aussi le pays se meurt ; on ne fait ni le chemin de fer des hauts, ni les usines centrales, ni les exploitations industrielles les plus sûres." (54) "Comme les Olivette, bien des familles blanches s'étaient retirées de la ville pour enterrer leur pauvreté au milieu des gens de couleur, en se rapprochant de plus en plus du cimetière. Et on ne savait comment ni depuis quel temps tout ce monde bien élevé, qui vous souriait avec des figures de salon, se flétrissait sans une plainte dans des immeubles qui, eux aussi, tombaient en ruines..."(97)

La politique des Leblond est conforme à la logique d'assimilation et d'intégration qui caractérise la colonisation française où l'autre homme, mis sous la tutelle protectrice de la civilisation, en enfance d'humanité et en attente de progrès, ne peut être que progressivement admis à l'égalité juridique, après s'être acquitté d'un cens culturel qui ne lui est accessible que par dévotion à la loi blanche. "Les questions de géographie se résolvent harmonieusement sous le signe de la Croix." (I. S. p. 146) "Nous croyons que la Réunion et les principes de notre colonisation offrent comme solution rationnelle et esthétique une élévation lente mais continue et harmonieuse (id. p.130). Le miracle de la race est à la fois permanence d'une identité : " Personne n'enseigne aux fils de la colonie pourquoi ils sont Français ni comment ils doivent l'être... C'est une chose miraculeuse pour un enfant, mais il doit venir un jour où l'homme s'explique la force par laquelle, par delà un abîme de contrées et de mers, une race, détachée de sa patrie, se prolonge et fructifie avec la plus vive conscience d'elle-même !... (114), suspicion à l'autre : "Devine-t-on jamais ce qui se cache dans le cœur de ces gens qui n'appartiennent pas à la même race que vous ?" (123) et devoir de civilisation.

Le "miracle de la race" – et sa présomption – c'est donc que la couleur fait (et conserve) la valeur : en situation de deshérence culturelle, à l'école des Frères parmi les petits Noirs, en butte à l'hostilité familiale et raciale, le héros va renouer avec la vocation normalisatrice de la culture. Le "miracle de la race" – et ses limites – c'est que ces bourgeois parisiens se sentent des devoirs de responsabilité liés à une identité première vis-à-vis des "petits blancs" descendants de "la première colonisation", on l'a vu, "pattes jaunes" vivant dans des "paillottes aussi misérables que celles des indigènes du Sud de Madagascar", et des devoirs de charité envers les Noirs. Hériter, c'est civiliser ces derniers par les premiers réinstallés en position d'héritiers.
"Toutefois, il me faut noter, dira Ary Leblond à Cazemage, que beaucoup plus peut-être et autrement, plus en profondeur et aussi en élévation que n'avaient fait les romans naturalistes et réalistes de Zola et de Maupassant, agit sur nous, sur le cœur et sur l'âme, la littérature de Tolstoï. Etrangement apitoyé sur le sort des paysans russes, incultes, mais de nature si humaine, si purement bons, je me disais après cette lecture que les Moujiks que nous devions aimer, élever instruire autour de nous étaient ceux qu'on appelait négligemment devant nous, les "gens de couleur". Je serais heureux si l'on sentait un peu de ce message tolstoïen, sinon dans le "Zézère", du moins dans "Le Miracle de la Race" (p. 21).

En 1913, alors que l'empire colonial français connaît sa plus grande expansion, Marius et Ary Leblond montrent la race blanche assiégée ("Résistance", "Maintenance"). On peut lire, en effet, dans les excès et les naïves professions de foi de ce roman antiphrase qui expose le "miracle de la race" et dont l'objet est le déclassement social de la population blanche de la Réunion avant la déflagration de la première guerre "mondiale" – qui allait marquer le commencement de la fin de la suprématie de nations européennes – le constat objectif et involontairement prophétique de l'épuisement et du reflux de l'expansion européenne. Et l'entrée d'autres cultures, d'autres peuples sur la scène, sur leur scène. En effet, les Leblond, c'est la fin d'un monde aujourd'hui retourné dans ses valeurs. Leur bilan de la colonisation de l'île – une impasse, sinon un échec – se termine symboliquement par l'expédition de Madagascar. C'est dans cet accomplissement de la colonisation réunionnaise que nos auteurs voient, en 1913, le salut de cette "colonie colonisatrice", de cette "métropole seconde" qu'est la Réunion. Comment se délivre cette leçon ? Par un roman de formation (par une initiation au sens ethnologique du mot) qui, de l'âge de douze à dix-neuf ans (de la première communion au service militaire, pourrait-on dire) conduit un jeune orphelin blanc "déclassé" de l'école des Frères (de l'école des petits Noirs) à la conquête de Madagascar.

La "ségrégation spontanée" et le cens éducatif

Pour nous modernes, évidemment, la pierre d'achoppement de ce programme – ce qui se dit étymologiquement scandale (skandalon) – et qui commande tout le reste, c'est la conception que les Leblond se font de la couleur. Et comme il n'est pas d'histoire sans perspective, c'est cette perspective qu'il faut commencer par exposer avant de présenter la conception que les Leblond se font et du passé et de l'avenir de la Réunion.

C'est d'abord un réel sentiment de commisération envers les descendants des esclaves. C'est l'apitoiement du bon chrétien :
"Phénomène assez curieux, écrit Marius Leblond dans les Îles Sœurs : dans de vieilles colonies comme nos Mascareignes où la cohabitation existe depuis plusieurs siècles, où elle est familière et souvent même affectueuse, s'est produite une ségrégation spontanée. A Saint-Denis, la capitale, l'étranger remarque tout de suite que vers l'heure des repas du sommeil la foule, si entièrement mêlée jusque-là dans les rues, dans les magasins et dans les bureaux, se sépare en deux classes pour regagner "ses pénates" : à pas pressés, le plus souvent nu-pieds, les gens de couleur filent vers le Butor Saint-Jacques, la Petite Ile et le Camp-Ozoux, quartiers où n'habite presque aucun Blanc..." "Pénates": ce mot de solennité classique fait ressortir par un humour quasi sarcastique, à quel point "les Noirs" de nos Colonies sont cruellement privés de nos dieux du foyer, privés d'un réel foyer, même d'un âtre, car la cuisine se constitue d'une marmite et d'un trépied posés sur un petit feu de bois au grand air dans une cour grande comme un mouchoir. Le Camp Ozoux est un chaos de masures déguenillées où, pour qui a pris la peine de regarder de près avec des yeux chrétiens, la misère serre le cœur à l'étrangler de pitié, d'indignation et de remords collectifs. Beaucoup dorment sur de la terre battue. La misère noire."
"... Tout presse de chercher avec une énergie sagace et de trouver au plus tôt, ne fut-ce que par dignité française : de recourir avec rigueur à la science objective, de revenir à la loi et à l'injonction du Christ
. (121-122)
Car "Ce sont seulement les personnes d'instruction restreinte qui tiennent les Noirs pour des êtres inférieurs du fait des pigments de leur peau." "Nous croyons que la Réunion et les principes de notre colonisation offrent comme solution rationnelle et esthétique une élévation lente mais continue et harmonieuse."(130) "Les questions de géographie se résolvent harmonieusement sous le signe de la Croix." (146)

Mais ce réel sentiment de commisération coexiste avec un non moins réel sens des réalités. Le système démocratique étant fondé sur la loi du nombre, "comme on en fait des électeurs... il n'y a que la quantité qui compte..." lit-on dans le Miracle (p. 232), le destin de la Réunion doit être régi, selon les Leblond, par une sorte de cens culturel ("L'instruction seule peut empêcher la Réunion de devenir un foyer de superstitions comme Haïti !..." (250) que confirme la "ségrégation spontanée" en cause (ou supposée telle : on n'est pas très loin de la polémique pastorienne contre la théorie "génération spontanée" dont les Leblond ne sont pas sans savoir ce qu'il faut en penser). L'histoire politique de la Réunion, jusqu'aux années 80, avec son clientélisme, ses broquettes et le bourrage des urnes, puis ses feuilles de tôle et ses emplois communaux, sans oublier sa télé pirate, n'est autre que l'expression de ce cens. Voilà donc, même tempéré de charité chrétienne, ce que le sentiment identitaire commande aux Leblond.

L'histoire de la Réunion selon les Leblond

Effacer la macule de l'origine
L'historien Guet, écrit Marius Leblond, travaillant sur les Archives du Ministère de la Marine et des Colonies, fait ressortir qu'il a suffi de sept femmes de France "pour établir dans l'île un noyau de population française. Dès le 1er décembre 1674, l'Amiral Jacob de la Haye avait promulgué un édit défendant sous les pires peines "aux Français d'épouser des Négresses". (I. S. 112) Des cinq mariages célébrés par le Père Jourdié, le premier curé de Bourbon, en 1667, naquirent vingt-trois filles et dix-sept garçons. Ainsi par le drame le roman se complète : des originaires d'autres provinces viennent s'unir à ceux d'Artois, de Flandre, de Picardie, de Normandie, de Bretagne. Dès l'origine, c'est l'union qui prend tout son sens et sa beauté, qui prédomine sur les particularismes.

La "première colonisation"
On appelle officieusement Pattes-Jaunes ces Petits-Blancs de vieille souche rustique. Guides charmants et vétustes, pauvres comme Job et riches de gentillesse, savants de la savane et de la savate, qui souvent bégaient un peu parce qu'ils restent tapis de longs mois dans les solitudes enfumées pères de nombreuses familles où grouillent des Petits Baptistes aux yeux de myosotis et aux joues de cerises. Je me sentis un profond respect très affectueux pour ces représentants de la première Colonisation. (I. S. 69) La positon géographique de la Réunion sur la route des Indes fabuleuses a entraîné un nombre insoupçonné d'aventures, de vocations de cadets de toutes nos Provinces, de missions évangéliques où étincelle l'espérance du martyre, d'ambitions de Grandes Compagnies, de Labourdonnais et de Dupleix, de rejetons malheureux de grandes familles aristocratiques. (86) La Révolution ne fit qu'aristocratiser davantage les îles, déjà si riches en noblesse par l'effet des Ordonnances Royales décidant que le commerce maritime et colonial ne faisait pas déroger : aux cadets de fortune s'étaient sans cesse ajouté des officiers. (I. S. 202)

Le paradis réunionnais
Le sous-titre des Iles Sœurs est "le paradis retrouvé" et Marius Leblond parle en ces termes du "paradisiaque exil de la colonie" (M. 17) "Tortues, tortues, tortues... voilà ce qui grouille au premier plan de toutes les descriptions de ces Adams en retard. Un rampement incessant de tortues de grande race comme l'on vient de partout en admirer encore quelques-unes à Mon Plaisir de Maurice. On ne pouvait dormir la nuit tant on était réveillé par le lent mais innombrable déplacement de ces pattes en nageoires, de ces carapaces. (77) L'un des premiers gouverneurs, l'Amiral de la Haye, ne put arrêter cette gargantuesque tuerie qu'en édictant contre les chasseurs la peine de pendaison ou étranglement. (77) De ce paradis originel subsiste la pureté des Hauts : "Heureusement nos Brûlés sont toujours purs ; les bébés condamnés sur la Côte y guérissent en quelques jours et y vivent roses comme des fleurs. Notre Île Bourbon reste le meilleur et le plus délectable sanatorium de tout l'Océan Indien. (49)

Une identité assiégée
En effet, ces "Adams en retard" doivent composer avec une "population de couleur", de toutes les couleurs, née elle aussi du fond de basse-cour ethnographique et tout domestique de l'Eden blanc d'Adam et Eve. La population de couleur reste toute marquée de cette naissance dans le marronnage. "Il y a là un autre élément du Drame, une atmosphère de menaces terrifiantes et de massacres possibles qui pèse tout le temps sur la société blanche et hallucine les enfants : le mélodrame de sorcellerie cafre dans le Paradis chrétien." (nous soulignons) La peur du cafre est en effet – on a vu le jeune Aimé Merlo dans la cour de l'école des Frères – une constante identitaire dans la conscience des Leblond. "Il faut absolument lire l'émouvant Bourbon Pittoresque du poète Saint-Paulois Eugène Dayot, roman où vers 1830 il a reconstitué d'après les récits des anciens l'épouvantable drame perpétuellement suspendu au-dessus des idylles des Adams et Eves blancs." "Tout cela est réel, historique. La carte même de l'île est un tableau d'histoire : alors que tous les "quartiers" du littoral portent des noms de saints, touts les pics et cirques de l'intérieur arborent des noms malgaches, pour la plupart ceux des esclaves marrons. Oui, la Carte de l'Île "divine" de Leconte de Lisle se résume en double cercle de noms : en haut une couronne de noms de dieux étranges comme des Poèmes Barbares, de sorciers malgaches terrifiants, en bas une ceinture de noms de saints catholiques, bienfaisants – noms bénis invoqués comme pour conjurer ceux des diables de couleur." (I. S. 120) On a le sentiment que, malgré la conclusion qui va suivre, exprimée dans le Miracle, les Leblond restent pénétrés de cette insécurité. "De toutes ces escarmouches entre Européens défendant l'avenir de leur race et négroïdes d'Afrique pressés de peupler l'île à eux seuls, que reste-t-il ? rien que des noms malgaches par-ci par-là. Aujourd'hui, Dieu soit loué, noirs et blancs vivent ici d'accord comme de toute éternité (243-244).

La hantise du mélange et son talon d'Achille
On verra dans le Miracle que la Réunion selon les Leblond se caractérise par une ségrégation naturelle des groupes humains et que cette ségrégation idéale doit être respectée et reconduite. La charité chrétienne des Leblond, s'arrête, je cite "devant le lit" ("Egalité devant la Loi, mais pas devant le lit !", voir infra) Mais ce programme est quelque peu contrarié et par l'éducation (on verra naître ici une donnée de l'identité) et par la nature. Les enfants blancs ont beau être élevés dans l'idéologie de la suprématie de leur couleur, il sont en contact quotidiennement, dès leur petite enfance et malgré la ségrégation culturelle et sociale, avec les autres races. Voici ce qu'écrit Marius des nénaines.
"Les nénènes de Bourbon sont une catégorie de domestiques autoritairement dévoués jusqu'à la mort qui n'ont aucun point de comparaison avec les nounous [...] Les nénènes contribuent autant que les parents à la première éducation et à l'imprégnation. Ce qui reste jusqu'à notre maturité dans la mémoire reconnaissante, ce n'est pas tant la façon onduleuse, parente de la danse malgache ou malabare, dont elles bercent "les enfants de Blancs" tandis qu'un vieux Cafre égrène la musique nasillante du bobre, c'est les "histoires" qu'elles racontent du matin au soir aux petits cerveaux éveillés et aux yeux extasiés : tout un folklore sabir où se mêlent des légendes arabes, des dialogues trop humoristiques de Cafres (dont heureusement on ne comprend pas les sous-entendus scatologiques), des énumérations de trésors indiens, des psalmodies madécasses, de crimes chinois qu'elles édulcorent maternellement en moralités pour vous empêcher de vous laisser attirer trop souvent par les Compères Chinois dans leurs boutiques achalandées par des friandises de gros sucres roses, bleus et verts sur lesquelles voltigent les mouches. Bonbons la-colle, bonbons-Ia-gomme, bonbons-la-menthe, bonbons-nougats-pistache, bonbons-Malakoff, bonbons nénère, bonbons-banane, bobons-coco, maïs-pété tout roses [...]
Elles vous flattent de jolis compliments amoureux de votre peau-de-lait et de vos couleurs roses, elles sont fières de vous, elles vous appellent d'une voix d'extase "mon z'enfants, mon z'enfants Bon Dieu", elles vous embrassent tout le temps, elles vous bercent à tous âges, elles sont amoureuses de vous et vous parlent déjà mariages, elles vous font téter après leurs seins les histoires dont sont gonflées leurs têtes si imaginatives [...] Elles gardent toute la vie sur vous le prestige nourricier de celles dont vous avez reçu le lait jamais mesuré...
(I. S.117-118)

L'auteur n'a pas la phobie du contact interracial (ce qui le distingue sans doute de certains noms à charnières...) au moins sexuellement parlant, car il prétend civiliser l'autre. Mais les Leblond doivent bien constater que leur programme de ségrégation limitée – jusqu'au lit – est un devoir difficile à pratiquer : "Ce qu'il y a de néfaste dans ce pays, c'est que les blancs quand ils sont petits, jouent déjà à cachette avec les petites négresses dans les fonds des cours !" (II, 2, 148) Il y a donc, nous le verrons, Péché mortel (136) et les "enfants du quartier". [Tout le monde le protégeait avec cette bienveillance que les blancs les premiers témoignent aus fils naturels métis qu'ils ont vu se former seuls et que l'on appelle pour les honorer les "Enfants du quartier" (164-165)].

Présentation raisonnée du Miracle de la race
Au-delà de ses a priori anthropologiques, la clé culturelle, le secret du Miracle, c'est la relation essentielle que l'individualisme, l'histoire individuelle entretient avec le rationalisme. Le rationalisme – et rationalisme signifie aussi, comme Max Weber l'a montré, le calcul (économique) rationnel – constituant le ressort de l'expansion européenne. L'histoire d'Aimé-Alexis, blanc déchu que l'imitation des Anciens (des auteurs classiques et des auteurs antiques) sauve de la déchéance est démonstrative de ce pouvoir de la raison individuelle. Nous sommes en présence de ce que la critique littéraire nomme un "roman de formation". On pourrait dire un roman de formation de la formation. Alors que le roman de formation, en effet, est l'histoire d'un sujet qui va s'intégrer, avec son chiffre propre, dans le groupe social, une pédagogie de l'intégration, c'est ici, parce que c'est tout l'environnement qui s'oppose à la formation, une réflexion sur les conditions même de cette formation, une réflexion, je l'ai dit plus haut, sur le destin du rationalisme européen.

C'est au déroulement d'une initiation, pratique et théorie confondues, que le lecteur assiste donc, initiation qui de l'âge de douze à dix-neuf ans (de la première communion au service militaire, je l'ai dit) conduit un jeune orphelin blanc "déclassé" de l'école des Frères (de l'école des petits Noirs) à la conquête de Madagascar, retrouvant la route ouverte par les Richelieu et les Colbert... C'est ce miracle, miracle comme on parle du "miracle grec", c'est-à-dire un équilibre unique de profane et de sacré, de calcul et de croyance, que l'éducation doit préserver et transmettre. Et toute l'organisation de la société – la direction morale de nos colonies" selon une expression d'Ulysse, Cafre (p.278) – doit tendre à favoriser son éclosion. La ségrégation sociale prônée par les Leblond n'a pas d'autre objet.

Une imitation du Télémaque de Fénélon
Télémaque, dans la mythologie grecque, est le fils d'Ulysse et de Pénélope. Il part à la recherche de son père, conduit par Athéna qui prend les traits de Mentor. Les Aventures de Télémaque sont un roman pédagogique que Fénelon écrivit à l'intention du duc de Bourgogne (1699), dont il était le précepteur. L'auteur fait voyager Télémaque chez tous les peuples de l'Antiquité. Télémaque-Aimé-Alexis (Aimé Merlo, je le rappelle, est orphelin à trois ans), c'est le fils à la recherche du père (Ulysse, Cafre, c'est, à l'inverse, le père à la recherche du fils). Télémaque restaure son père dans ses titres. Alexis, lui, transporté par ce modèle qui le fait voyager au plus profond de la civilisation occidentale, reprend possession de l'île (nous verrons comment) et part à la conquête de Madagascar (tandis que les "navigations" d'Ulysse cafre, pérégrination sur la route poussiéreuse, consistent en un aller-retour Saint-Pierre/Saint-Leu en passant par Trois-Bassins). Figure du jeune prince éclairé de la sagesse de Mentor (M. Vertère ou Jules Hermann, selon Cazemage) guidant son peuple vers le Bonheur sous les auspices de la Justice, ce programme est évidemment emblématique de l'action du jeune Alexis, jeune créole régénéré au contact des sources du peuplement de l'île ("Une révélation de Francen de retrouver sous ce climat alpestre ue population d'agriculteurs et d'éleveurs presque exclusivement blanche" V, 1, 236) en mesure de reprendre l'action colonisatrice et de mettre en ordre les différents ordres socio-ethniques de l'île. L'action colonisatrice étant par nature menacée par l'entropie, résistance ou inertie des hommes déportés de leur terre originelle pour l'"habitation", le café ou le sucre, fatigue, démotivation ou compromission des civilisateurs.

Audit économique, audit identitaire
C'est en effet le constat de colonie en panne qui s'impose aux Leblond. Les aventuriers ont quitté le navire depuis longtemps et continuent à le quitter... (Les îles sœurs).
["J'ai noté ceci dans Vingt ans après (1995). La Réunion est alors une des gloires de la France du Second Empire. A la pointe de l'innovation et du progrès technique pour tout ce qui regarde le sucre, elle remporte – titre de fierté souvent cité –, plus de cinquante médailles à l'Exposition Universelle de 1856. Comment expliquer que cette île phare soit aujourd'hui le département français qui compte le plus de bénéficiaires du Revenu Minimum d'Insertion ? Un descendant de ces familles d'entrepreneurs qui ont fait la Réunion et qui dit être réunionnais depuis 320 ans affirme que, dès le début du XXe siècle, ces pionniers avaient quitté l'île pour d'autres aventures, en métropole, en Indochine, en Nouvelle-Calédonie ou à Madagascar... Il reste en effet de cette splendeur passée l'Hôtel de ville de Saint-Denis, quelques grandes cases créoles et quelques vieilles filles emblématiques qui attendent de la Commission du Patrimoine un classement qui leur permettrait de sauver les meubles."]
Marius Leblond (que je n'avais pas lu alors) ne dit pas autre chose. "Il n'y a que nos vieilles filles qu'on ne nous enlève pas !" (60)

La campagne de Madagascar de 1884-1885 : Quatre compagnies de volontaires réunionnais se signalèrent de Majunga à Farafatte. Depuis près de deux siècles, mais surtout depuis 1885, une incessante émigration avait implanté dans les terres malgaches des colons, des commerçauts, des missionnaires. Après l'expédition de 1885, on a vu deux populeux quartiers de Saint-Pierre, Casabona et la Terre Sainte, nos meilleurs ouvriers de bois et du fer, émigrer presque tout entiers à Tamatave et à Diégo-Suarez. La petite île s'est vidée de sa main-d'œuvre qualifiée et de son élite intellectuelle au profit de la Grande. Depuis 1914, le tiers de ses instituteurs a passé la mer. Aujourd'hui les deux tiers de la population française de Madagascar sont des Réunionnais (223).

Colonie colonisatrice
Les jeunes Créoles en Indochine : on ignorait trop tout ce que l'on devait aux fils de la Colonie Colonisatrice (228) L'Inde, conquise par une belle part de volontaires des îles sœurs, a complètement oublié tout ce qu'elle leur doit. De même l'Indochine entière ignore quel fut chez elle labeur de nos agronomes, de nos botanistes. La Nouvelle-Calédonie, quelle saine renommée de fraîche et savoureuse beauté parmi tes forêts argentées de niaoulis les Réunionnais t'ont faite. (228) Fonctionnaires comme colons, les Morange et les de Greslan ont servi puissamment l'expansion française. Rompus au climat international, experts en fièvres et convalescences, subtils connaisseurs en races de couleurs, ils ont fait bénéficier de leur expérience comme de leur gentille discipline même des cités coloniales comme Chang-Haï ou Canton. (229) Les "aventuriers" étant partis pour d'autres aventures, le problème auquel s'identifient les Leblond – c'est celui du destin de ceux qui sont restés, petits blancs n'ayant ni moyens ni force d'émigrer et de reprendre leur ballot, enracinés dans l'écosystème, ayant perdu leur langue (étant restés à l'écart de l'évolution culurelle et linguistique de leur propre langue, leur langue maternelle ayant été dès la deuxième génération, cet adstrat que j'ai évoqué dans Vingt ans) enracinés dans cette île à laquelle ils sont maintenant définitivement engrammés. C'est à ceux-là (à leurs enfants) que le roman initiatique s'adresse. C'est le roman des "épreuves" dont le "dépaysé" doit triompher, cultivant sans repos l'axiomatique de sa culture (de sa "race") pour se conserver. Axiomatique qui tire sa légitimité de l'histoire ("Notre XVIIIe émigré aux Insulindes") et d'une histoire dont les racines identitaires plongent dans le trésor de l'antiquité classique...

Le modèle du jeune héros homérique à la recherche de son père signifie bien entendu que, pour les Leblond, la créolité ne crée pas une identité spécifique, mais qu'elle se réalise dans sa "francité". Quand le créole s"'accomplit" ordinairement en métropole par les études, Alexis à qui la pauvreté interdit ce voyage initiatique, voit son initiation sanctifiée par l'expédition de Madagascar : c'est la France qui vient "en quelque sorte" à lui. Cette "solennelle descente de la France vers ses enfants de l'hémisphère sud", la "grande famille réunie" dans cette expédition emblématique, tout créole doit l'accomplir symboliquement en lui-même, dans quelque oubli la patrie puisse laisser ses enfants, car il n'est rien sans elle...

L'éducation de l'individualisme et du rationalisme
Ce qui distingue le créole, c'est l'éducation. C'est la supériorité de ses outils, matériels et moraux. Tel est Alexis (in Préface) "avide de recevoir l'instruction qui correspondait à [sa] classe sociale". Le "déclassement" qu'il doit supporter, Alexis en retourne l'injustice et l'anéantissement promis en trouvant en lui-même et dans les modèles littéraires la force et la voie à suivre. La fièvre de l'adolescence, ce temps d'empreinte privilégié lui permet de retrouver d'instinct les meilleurs guides. "Mais une fièvre de vagabonder au grand soleil, en marchant devant soi sans savoir ce qu'on va rencontrer, le rongeait d'impatience. [...] Etrangement comme si c'était son corps en croissance et non l'esprit qui rêvait, il se voyait courant, dégringolant, criant, sautant des murs... (II, 5 : 110-111) "Mais celui qu'il préférait à tous... Il était heureux comme d'une victoire personnelle jusqu'à sourire d'aise, de la grâce que ce pur enfant de notre XVIIe (Télémaque) siècle promène intacte, inaltérable, d'île en île, de cités en peuples barbares, de naufrages en captivités... C'est cette identification qui lui permet d'acquérir la force spirituelle : "Il voulut sentir, présente à ses côtés, ainsi qu'un ange gardien, sa volonté" (I.11. 82-83). Avec ce plan de vie et cet ange gardien, Alexis se trouve rattaché, par-delà les générations, à l'acte fondateur, à la prise de possession de l'île qui a la Métropole pour origine. "Il ne savait rien sinon que son pays, comme par une parenté séculaire, se rattachait à la Métropole par dessus l'espace. Alors l'esprit de la France, par delà les mers, était descendu sur cette île, un peu comme il faut admettre que l'esprit de Dieu est descendu du ciel en langue de feu sur les apôtres" (II, 6, 114) Rien moins... L'éducation européenne a pour propre la "parole intérieure", individuelle et rationnelle. On parlera tout à l'heure du physique de l'autre (souvenez-vous de la page "animalière" du début) et c'est, de même, par opposition à la parole de l'autre que se définit la parole du héros, forgée à lecture des classiques. "Secrètement cependant à la longue, il se laissait dominer par l'harmonieuse leçon de maîtrise, de calme, de savoir-vivre que composent la clarté des mots, l'ordonnance des dialogues, la symétrie du raisonnement. (207) La littérature est à la colonie ce que les produits de la colonie sont à l'Europe : "Les ouvrages que Balzamet emportait de chez Fragelle étaient des éditions neuves : elles dégagent cet arome de papier vierge et comme de soleil intellectuel qui sent, aux colonies, la civilisation de France autant que la vanille fleure, en Europe, la luxuriance des forêts tropicales." (221) "Aux adolescents créoles rêvant dans une île où manquent les monuments du passé, les chefs-d'œuvre les plus élevés des Classiques et des Romantiques, autant que les palais de la Renaissance ou des cathédrales gothiques, manifestent le génie architectural et orfévrier de la France." (222)

La parole de l'autre et la parole du héros
La parole métissée de Mme Liessaint. "Comme l'âcre mêlée des sangs éclatait en bouton sur sa peau, les jurons de toutes les couleurs, de toutes les odeurs et de toutes races faisaient éruption par la bouche de Mme Liessaint" (III, 4, 166) (l'éruption : le furoncle se dit bail en anglais). Ce que la création littéraire ajoute au réel : prouver matériellement, physiquement l'idée. La prégnance de la métaphore organique dans le discours racial ne signale pas seulement une sensibilité physique, un dégoût spécifique de l'autre, elle démontre aussi la vérité de cette sensation en lui donnant corps. Sous couvert d'objectivité, le roman naturalise la théorie. Les Leblond sont des "naturalistes"."Le réalisme est d'abord indispensable au colonial qui veut présenter au public européen, avec l'autorité du vrai, types et décors exotiques." (R. C. p. 12). A l'école des frères, Alexis rejeté, ostracisé par le nombre et dont la couleur fait tache (cacatoes blanc...) se réfugie dans un discours intérieur, aussi châtié que celui des auteurs. La parole des Noirs, à l'inverse, est émotionnelle, gestuelle, à peine soumise à la double articulation. On connaît la phrase de Grégoire de Nysse : "...Ainsi, c'est grâce à cette organisation que l'esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l'aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elle cette charge et ont libéré la bouche pour les besoins de la parole." (Traité de la Création de l'Homme, 379.) Libérer les organes de la phonation pour la parole articulée... Il existe des discussions paléoanthropologiques sur la constitution du larynx humain qui, par opposition à celui d'autres primates, autorise la production physique de sons articulés... Mais la parole de l'autre est justiciable d'une autre anthropologie.

Tous les organes de la phonation et partant, de la face humaine, sont ici animalisés (p. 45). Les narines sifflantes, le museau grimaçant, la lippe rosâtre, les yeux baveux. (p. 43) De fait, même quand il s'astreint le plus docilement à l'imitation, ce que la (pseudo)linguistique a appelé le "gosier nègre" se révèle incapable de produire fidèlement les sons des langues civilisées : "Ensuite le lecture fit la chaîne d'élève à élève : chacun, se prenant la tête à deux mains s'efforçait d'articuler... sans zézayer, d'une voix... pénible comme leur marche du dimanche dans les souliers qui "mordent le pied". La page animalière, citée plus haut puise ici à cette école de vie qu'a été l'école pour A. L. "Serrés l'un contre l'autre, en cargaison"..., image qui ne peut pas ne pas évoquer l'entassement "rationnel", aussi méthodique qu'inhumain, des esclaves dans les vaisseaux négriers. Parole de groupe et non parole individuelle. Pas de vie psychique, pas de vie intérieure, les cafres sont escouade, engeance, marmaille, bande...

A l'opposé, le discours intérieur du héros est nécessairement compris comme une métaphore de la parole civilisée qui doit faire face à l'animalité des autres. Nello : "L'insolence des mulâtresses contenue par la bonne éducation du couvent, sifflait dans sa voix fraîche : Alexis n'osait la regarder." (239) A l'opposé, toute l'âme d'Alexis est sentiment de la nature (après la scène de Mme Liessaint, le contraste n'en est que plus explicite), exaltation à la lecture des classiques, trempe par cette concoctation de la nature et de la culture, du droit du sol et du droit du sang d'un projet rédempteur. "Ah ! pouvoir être utile à sa race, tenter quelque chose pour ces blancs trop résignés à la désolation, à la maladie, à leurs petits logis tristes comme des huttes !" (224) Alexis qui "aimait le mot pour lui-même, au point qu'il se parlait à lui tout seul pour parler français" (63) fonde en nécessité le droit des créoles "destinés à faire valoir la terre créole" (11) Le préjudice de la couleur et de la nuance de couleur se double du préjudice de la langue : Edith souffrait d'être née la plus sombre de toutes (208) et se comporte en servante de sa petite sœur. Sa langue est le créole tandis que celle de Nello, supérieure, moque le créole des Noirs : "Taisez-toi - coupa Nello par manière de se moquer des expressions de Noirs... mon plus préféré... (212)

Vertu pédagogique du contre-exemple dans le Miracle
Nous sommes sur le mode pédagogique et l'édification initiatique ne se développe pas seulement par l'exemple. Elle se conforte du contre-exemple. Les contre-exemples du Miracle démontrent que, pour retendre le ressort de la colonisation, il faut s'adapter et non se répéter – et qu'il faut rester soi-même et non imiter. Ces formules abstraites deviennent parfaitement vivantes dans le roman par les figures de Zoé et Zélie, les tantes d'Alexis et du domestique blanc, le "déclassé", roi des imitations. Marius Leblond parle d'ethnographie dans les Iles sœurs pour qualifier leur entreprise, et c'est là probablement qu'ils se révèlent les meilleurs ethnographes, non pas des autres communautés, qu'ils ne voient que très extérieurement, mais de la leur. Leurs modèles sont vraisemblablement connus des contemporains, mais ils leur donnent, au delà de la caricature, une valeur sociologique sinon universelle. Ce sont des caricatures sociales et leurs travers montrent la voie droite. Les responsables du déclassement scolaire d'Alexis ne sont autres que ses tantes, Zoé et Zélie qui, bien que "très riches", refusent de prendre en charge les frais de son éducation à la mort de son oncle et parrain. Les deux demoiselles Zoé et Zélie sont les "vieux costumes défunt de la colonie". Le grand air de dignité distraite avec lequel elles portaient comme deux mannequins, les vieux costumes défunts de la colonie, excitait dans l'église le rire de la paroisse. (29) Très riche, mais ignorant les affaires, elles songeaient à leur avenir avec une ferveur inquiète de vierges. Brouillées avec leur frère Médéric parce qu'il était tombé "à la négraille", comme avec leur belle-sœur, la mère d'Alexis, parce que cette femme avait entraîné leur autre frère dans un "mariage d'amour". (30)
– Un jour, en face de vous-même et en face de l'opinion, vous comprendrez que votre neveu sera devenu un déclassé par votre faute, petit comptable chez un boutiquier arabe ou commis de quincaillerie !... (35)

Isonymie et consanguinité : l'"effet fondateur" (Mayr)
Zoé et Zélie, doublons de fin d'alphabet, fin de race, fin de vie (zôon) rameaux stériles d'une famille qui zozote et qui bégaie au lieu de s'adapter et de transformer le monde, où Alexis, qui "reste le seul nom de la famille" (I, 7, 54) et la seule chance de greffe et de régénération, est condamné. Elles sont doubles et elles se regardent en "miroir" : "Les deux demoiselles Zoé et Zélie, ayant allumé chacune un candélabre, s'assirent en même temps l'une en face de l'autre. Et tranquillement, en attendant la visite, leurs longues mains blêmes pareillement croisées sur leur casaquin noir, elles se regardèrent l'une dans l'autre comme dans un miroir." (I, 3, 28) Un jeu de miroirs, une mise en abîme qui renvoie indéfiniment à l'origine et qui regarde vers le passé, duplication et non reproduction (la reproduction sexuée, ingénierie de la différence, est une chance d'adaptation, voir : chapitre 13.1 :Quelques données sur la prohibition de l'inceste : sur la culture de l'espèce). Les fondations sont toujours par principe menacées de consanguinité et l'idéal du maintien de la domination se soutient du maintien de la race. "Deux siècles d'intimité dans le paradisiaque exil de la colonie, notent les Leblond, prêtaient un air de consanguinité aux visages de ces enfants nés de parents émigrés jadis de Normandie, Provence, Bretagne, Aquitaine et Picardie, à qui le soleil du Tropique laisse leur blondeur jusqu'à quinze ans." (17) Contre l'entropie du temps et des éléments, il faut sans cesse inventer. "Un énorme tableau, dressé en face de la glace, y reflétait une dizaine de grands parents à visage d'albâtre, engoncés dans des costumes de deuil. Par leur présence muette le salon apparaissait, au centre de la maison, comme le tombeau de la famille. On ne l'illuminait qu'aux jours de cérémonie." (id.) "Mais la pluie des Tropiques avait déteint partout en jus de tabac le ciel de France, gondolé sous le vent des cyclones" (III, 136). Des conservatoires des temps passés, c'est hier qui vit aujourd'hui : "La cloison [...] était tendue d'un de ces anciens papiers peints qui, luxe ordinaire des intérieurs créoles d'il y a cent ans, représentaient encore la patrie à ceux qui l'avaient quittée" (III, 135) Ces momies, images d'un avenir avorté ('Sur les pieds de goyave, l'énorme tortue de terre, conservée dans la famille depuis quarante ans, car on ne devait la tuer que pour le mariage de Zoé ou de Zélie' - 113) sont emblématiques de l'incapacité des "aristocrates" à faire souche et à s'adapter aux temps nouveaux. Ainsi Jouvence des Croiselles dit "coq bataille" dont le jardin régresse à l'état de forêt vierge, qui se pique de latin et traite ses domestiques comme au temps de l'esclavage. On l'appelait le roi des négriers parce qu'il faisait sur ses terres la chasse aux belles esclaves. Il a peuplé de bâtards toute la Montagne et la Ravine des Cabris. Les garçons, par principe, il les abandonnait simplement parce qu'il craignait d'avoir un jour la faiblesse de leur laisser porter son nom. Mais l'esclavage est aboli et de nouvelles relations sont à inventer avec les autres "races"...

Un quant à soi sans identité : Fauvette, l'imitateur
Ce domestique blanc, venu de la rue... et plus singe qu'un noir ! Quelque fils traînant par la ville, d'une de ces familles blanches des Hauts, qui, plus misérables que les Africains ou les Asiatiques de la Côte, vivent de maïs sur quelques gaulettes de terre...Ou plutôt [un des ces] garçons naturels d'un Européen et d'une mulâtresse, qui ont presque honte de montrer en ville leur figure "comme il faut". (138-139) Pour ma peau et mes yeux bleus, je reçois toujours des demandes de fiançailles. Mais n'ayez pas peur, tégor : je ne donne pas dans les mésalliances ! Léon Fauvette n'est pas un oiseau qu'on fera entrer dans la cage à moulal [suie, malgache : molaly : suie, vient du swahili] pour le plat de riz quotidien !... Il faut tenir encore haut le drapeau blanc. Pas vrai là ?. Et en avant !... (141) Quand il brossait les chambres, Léon s'amusait à contrefaire l'Indien [...] Sa face de blanc [...] avait passé le temps de son enfance à mimer toutes sorte de types d'Africains et d'Asiatiques pour les agacer... A proprement parler, ce fils de famille déclassé n'avait plus de physionomie à lui...(146) Léon déposa l'arrosoir et vint se poster à la cafre, les pieds repliés sous le pantalon. (152) Mais, entendons-nous, pour cent francs par mois, jamais ne rincerai les assiettes d'un mulâtre ! Tout le temps que je sers sous le toit d'un blanc, je puis croire au moins que je mène encore la vie de famille ! (153) Fauvette, avec sa tête de linotte, fait figure du rubbish man... c'est un instructeur à l'envers ; fonction pédagogique de ce contre-précepteur.

L'audit économique
Le renouveau de l'île réclame non pas des caricatures du passé ou des imitations des autres continents (des autres races), mais des solutions adaptées et cela, le génie européen le peut. L'audit identitaire et l'audit économique sont une seule et même chose. Qui n'a pas les moyens économiques de cultiver son identité, c'est-à-dire de faire la différence – c'est évidemment le sort des esclaves broyés par la société de plantation – ou de sa propre refondation, qui attend réparation de l'oppresseur perpétue les termes de l'oppression en croyant l'effacer.
[Note : Ce sont ceux qui ont "réussi" qui sont aussi les auteurs de leur renouveau identitaire... Il est évident qu'en dehors de ce qui est transmis par l'éducation du corps, la recherche de l'identité risque d'être un réquisitoire contre l'oppresseur – qui a effacé toute spécificité quand cela contrariait le chantier de la plantation. L'identité se dit alors dans la culture de cette douleur et dans la demande de réparation...]

Le constat qui s'impose aux Leblond est celui d'une économie en panne. Le voyage d'Alexis, devenu ingénieur des Ponts, vers les Hauts, transporté d'allégresse à la perspective de "connaître son pays" est aussi celui d'un audit qui s'ouvre sur le spectacle d'un cimetière tropical, d'une île retournée à la friche, de cultures coloniales et d"'habitations" abandonnées, de sucreries fermées. C'est rappeler du même coup que la colonisation est une guerre perpétuelle contre une nature hostile.
"A mesure qu'on s'éloignait du rivage, la palpitation de la terre créole devenait plus somnolente : tout ce qui tiédit sur le sol, tomates entre les taillis de tabac-marron, margoses en lianes autour des ananas, tout ce qui fermente à l'air sous les feuillages, jamrosas et bibasses, charge l'atmosphère des champs d'une âcre odeur, chaude et douce. Miel-vert des arbres et du soleil, essence des fruits et des épices, sombre liqueur de la campagne tropicale distillée par le silence, comme un grand baume tranquille d'odeurs, ces parfums assoupissent l'esprit et l'endorment dans la mélancolie." (197) "Comment savoir pourquoi, par qui, en quelles années avaient été semés ces champs de mûriers rongés de baies violettes comme par des chenilles, ces enclos de cotonniers qui ne donnaient plus qu'aux oiseaux la bourre de leurs gousses, d'immenses plateaux d'aloès prospérant dans l'oubli ? Parfois les restes d'une colonnade de palmiers, deux camphriers jumeaux, une allée de cocotiers, se dressaient comme le testament de ceux qui avaient planté leur espoir dans ces terres. Devant ces cimetières verts – en corniche sur la mer – de plantes acclimatées greffées par les aïeux et retournées à l'état sauvage, nous avons, créoles, comme un émerveillement de pitié et un langoureux remords - ainsi que par une crainte superstitieuse des éléments, nous nous sentons incapables de défendre notre patrimoine contre la violence d'une nature qui de sa sève fait irruption autour des hommes; nous écoutons d'un cœur déshérité les tourterelles roucouler, ainsi que sur des tombes, autour des sucreries fermées s'écroulant sous les arbres."
"L'année 1875, dit Vertère, je comptais, sur ma route plus de dix établissements qui faisaient en même temps la coupe des cannes! Mais la France, ma foi Dieu, nous a largués en arrière."
Un thème récurrent sera la supériorité naturelle des "races" ataviquement adaptées aux tropiques et la lutte permanente de l'européen pour maîtriser une nature rebelle. Un administrateur à Madagascar philosophe en ces termes sur le conflit du colon et de l'indigène (du "vainqueur" et du "vaincu") : "...le vaincu, inférieur en tant qu'individu, mais innombrable, enraciné, apparenté en quelque sorte au sol et au climat qui s'humanisent pour lui." (Omaly sy Anio, n° 1 et 2, janv-déc. 1975, p. 245, nous soulignons.)

"Fonctionnaires de passage"...
Et le voyageur a soudain "l'impression étrange d'être soudain au sud, très au sud du monde..." La distance de la métropole est une donnée première de l'histoire et de la dépendance de la Réunion où les Leblond voient une cause essentielle de la mauvaise gouvernance de l'île. Point que développera Marius Leblond dans les Iles sœurs. On jurerait que l'expression de "fonctionnaire de passage", qui fait florès aujourd'hui dans le discours politique et le courrier des lecteurs, est une création du P.C.R. Marius Leblond la fait sienne (p. 213) après avoir calculé que, "de 1850 à 1940 une quarantaine de gouverneurs titulaires ou intérimaires se sont succédés à Saint-Denis, ce qui ne fait pas deux ans en moyenne pour chacun. (212) L'Administration, commente-il, restée presque complètement métropolitaine surtout dans ses cadres supérieurs – donc dans la direction locale comme dans la direction toute parisienne les Ministères – n'a pas mieux défendu, instruit ni encore moins éduqué et équipé le Commerce que les Travaux Publics, l'Agriculture et l'Industrie. [...] Cette médiocrité et parfois cette nullité de Direction ne s'est pas moins fait sentir dans l'infirmité des Services d'Assistance Médicale."

Ce voyage, cette expédition vers les Hauts permet aux Leblond de faire un bilan de l'état de la "race", de ces témoins de la première colonisation envers qui, on l'a vu, ils se sentent un devoir de régénération.
"Petits-Blancs de vieille souche rustique [...] pauvres comme Job et riches de gentillesse, savants de la savane et de la savate, qui souvent bégaient un peu parce qu'ils restent tapis de longs mois dans les solitudes enfumées pères de nombreuses familles où grouillent des Petits Baptistes aux yeux de myosotis et aux joues de cerises" (I.S. 69). "Cependant Alexis se sentait étreint par une tendresse forte comme l'espérance ; l'allégresse de connaître son pays chauffait son cceur !" (199) Car l'ingénieur des Ponts est comme un démiurge qui va reciviliser l'île, hommes et milieu. Recrutant des bras pour les travaux de la route,
"il s'attendait à voir arriver des noirs : ne se présentèrent que des blancs. Sans souliers, ni vestes, les pieds rocailleux, pantalon retroussé au-dessus des mollets secs, ils imploraient pitié par des visages jaunes, comme pétrifiés au soleil, où scintillaient des yeux d'agate. Anciens petits planteurs que misère, cyclones, maladies sur la canne et la vanille avaient peu à peu débraillés à la manière d'esclaves, le souvenir d'avoir été des maîtres les rendait confus comme sourds-muets quand il leur fallait demander de la besogne." (200)
Ces hommes abandonnés de la métropole et abandonnés de toute civilisation, ensauvagés, sont emblématiques de l'état des lieux fait par les Leblond.
"Tout le long, les paillotes, engourdies sous la clarté humide des bananiers, étaient closes. C'est par économie de pétrole qu'on dort sitôt le soleil couché, en même temps que les poules... Mais pourquoi, tant de misère? Tous les jolis enfants qui viennent me dire bonjour sur la route sont en loques... Et dans chacune des cases de ces Petits-blancs je vois sur le lit un malade décharné qui se plaint à fendre l'âme !... Chaque semaine, Alexis devait déjeuner chez l'un de ses journaliers. Dans leur paillote, pour ne pas humilier leur pudeur maladive de la pauvreté, il évitait de lever les yeux sur les cloisons. Quelques-uns ne possédaient qu'une console où, entre des fleurs artificielles, reluisait le service à café ; d'autres n'avaient pas de meubles, la femme travaillait par terre à la machine à coudre. Comment ne pas s'indigner qu'on laissât dépérir cette race blanche si tendre et si charmante, réduite à ne boire que de l'eau de pluie croupie dans un trou de roche." (208)
Ah ! grandir, grandir en force, pouvoir être utile à sa race, tenter quelque chose pour ces blancs trop résignés à la désolation, à la maladie, à leurs petits logis tristes comme des huttes !... (204-205)

Car la plaie de la colonie, c'est la monoculture
"Vous autres créoles, vous n'avez pas le caractère en volcan, comme on pourrait le croire, vous avez le caractère en coup de vent... Le planteur apprend que le café ne rapporte plus autant sur le marché de France : il arrache le café ne pique plus que des cannes ! Le borer les perce, le sucre baisse en Europe : aussitôt on jette en l'air les cannes et tout le monde pique le géranium ! Dans toutes les paillotes, qui, aujourd'hui, pleurent misère, il y a dix ans, la vanille faisait des heureux : après la mévente, on a abandonné d'un seul coup les vanilleries ! Alors on s'est trouvé sans cannes, sans café, sans géranium... et on a manqué de cœur pour replanter..." Oui, cette maudite monoculture! Monsieur Vertère soutient que notre île où s'étagent tous les climats pourrait elle-même produire tous ses vivres... Maintenant la pauvreté empire tellement que les familles grelottent de fièvre sans un sou pour acheter de la quinine. Alors que faire? Chacun s'asseoit sur son pas de porte et s'en console le mieux qu'il peut en criant d'une case à l'autre..."
A ce constat clinique (incontestable) d'une économie en crise, les Leblond superposent, rapprochant le passé fondateur et le présent à relever, un message moral qui fait évidemment question aujourd'hui (c'est là vraisemblablement qu'intervient ce sentiment d'insécurité que j'évoquais en commençant). Si le salut économique, on l'accordera, est dans le retour au geste pionnier, entreprendre de nouvelles cultures, ouvrir de nouvelles frontières... (la plupart des pionniers ayant d'ailleurs, nous l'avons vu, quitté le Réunion), pourquoi répéter la ségrégation raciale "spontanée" (vide supra) du passé ? C'est que les Leblond ont la conviction – c'est l'époque où les nations européennes se partagent l'Afrique avant de s'opposer de front – qu'il y a non seulement rapport d'expression mais aussi d'exclusivité entre l'axiologie de la race et l'axiomatique de la colonisation et, davantage, que cette exclusivité se nourrit de l'exclusivisme à l'égard des autres cultures et des autres hommes.

Le Roman colonial
La limite de l'ethnographie des Leblond est parfaitement exprimée dans leur essai intitulé Le Roman colonial. Bien qu'annonçant du romancier colonial qu"'il s'efface – d'instinct beaucoup plus que par système – devant pays et gens qu'il lui est donné d'approcher [...] En faisant âme rase à la fois d'auteur et d'Européen, en regardant, en écoutant, en interrogeant, par-dessus tout en admirant" et que "le but du roman" est de "faire la connaissance" des hommes [...] nous le concevons comme un trait d'union, un trait d'amour entre les humanités qui s'ignorent mais qui si souvent se pressentent et s'attirent" (Le Roman colonial, 1926), ils se montrent très critiques envers Segalen qui, notent-ils, "très sceptique vis-à-vis des traditions européennes", "est pris d'un fanatisme de curiosité qui va jusqu'à la mysticité" "quand il s'agit des théogonies ou théocraties maories ou mongoles". Et parfaitement incrédules devant le Décivilisé de Charles Renel, colon [fasciné] par les mœurs des "indigènes", qu'il finit par adopter : "Son type [...] est faux, fabriqué de mille détails exacts pris à vingt instituteurs dont aucun n'a jamais poussé une (nostalgie (fugace) de la philosophie primitiviste jusqu'à renoncer effectivement à nos us et commodités". Autrement dit : le roman colonial ne saurait mettre en cause la supériorité des mœurs et de la civilisation européenne. Dans cet essai, les Leblond explicitent dans cet esprit l'intention, en les complétant parfois d'un sous-titre, leurs romans qui démontrent la supériorité de la civilisation sur les Sortilèges (Romans de l'Indien, du Chinois, du Malgache, du Cafre), sur les Fétiches (Contes de Madagascar) et sur la Sorcellerie (Ulysse, Cafre, Roman de la sorcellerie). C'est déjà dire : le miracle de la race. Le travail de la civilisation se révèle une lutte essentielle contre la superstition. Les "études" n'ont pas d'autre objet, je l'ai dit, que de tendre ce ressort intellectuel et moral qui arme l'arraisonnement du monde. Ainsi expliquent-ils dans la préface des Sortilèges (composés de quatre petits romans) qu'“il ne fallait pas mettre en contact, dans les entrelacements d'une intrigue unique ces humanités qui, sous l'apparence d'une existence collective, gardent de l'univers, dans le mystère de leur mutisme un sens différent. A chacun venait le roman spécial à sa destinée sous la langueur d'un même ciel indonésien”. (75)

La contrainte civilisatrice
Cazemage, biographe des Leblond, confirme qu'Ary a bien eu une maîtresse du nom de Madame Imbert (Madame Cébert du Miracle) maîtresse-femme qui apprit le latin quand elle eut à l'enseigner (on l'a déjà noté). "Cette contrainte courageuse, dans laquelle se crispait Mme Cébert, donnait à son enseignement une tension de menace : à sentir une maîtresse se châtier soi-même avec rigueur, les élèves vivaient sous l'oppression d'une accablante sévérité." (13) On se trouvait comme des orphelins, abandonnés esprit et corps aux sévices de Mme Cébert. Et, humiliés d'être traités comme des enfants d'esclaves, ils subissaient, en se sentant prématurément vieillis, les rigueurs de l'enseignement qui devait faire d'eux des hommes capables par les manières, l'élocution, i'intelligence, de se maintenir toujours au-dessus des races de couleur." Cette "tension de menace", est grosse à la fois de la pédagogie de la "leçon de chose", qu'on appellera aussi le "rationalisme appliqué", soit, mais aussi de la contrainte civilisatrice. "Une colonie, expose dans sa péroraison le Procureur général au procès de Sitarane (Ulysse, Cafre) c'est-à-dire quelque chose de sacré, l'association de plusieurs races issues de divers continents que la France est, après deux siècles, parvenue à "civiliser", par l'instruction qui émancipe, par la Justice qui discipline, par la Religion qui ennoblit [...]". (Où l'on voit que la justice et la colonisation s'administrent et se pensent aussi par la rhétorique...) Cette conception de l'identité commande évidemment les rapports entre les hommes. Je la résumerai par ces deux citations du Miracle : un devoir de conservation : "Personne n'enseigne aux fils de la colonie pourquoi ils sont Français ni comment ils doivent l'être... C'est une chose miraculeuse pour un enfant, mais il doit venir un jour où l'homme s'explique la force par laquelle, par delà un abîme de contrées et de mers, une race, détachée de sa patrie, se prolonge et fructifie avec la plus vive conscience d'elle-même !... (114). Et un devoir de suspicion légitime envers toute différence : "Devine-t-on jamais ce qui se cache dans le cœur de ces gens qui n'appartiennent pas à la même race que vous ?" (123) Origine et distinction : il résulte de cet héritage et de ce précepte un plan de vie et une physiologie sociale car "plus que l'enfant des vieilles races esclaves endormies dans le passé, Chinois, Arabes ou noirs, l'enfant blanc est doué de cette générosité de la croissance !" (82) A condition qu'elle soit cultivée.

La visible différence, approfondie d'une différence religieuse et culturelle, constitue et doit constituer le fondement de la stratification sociale. Tous les stéréotypes culturels et raciaux prospèrent évidemment dans ce système.

Le malgache
"Quand l'équipage s'arrêta à la porte de la maison, tous les engagés de l'habitation, malgaches et mozambiques, venus entourer la mort qui leur est occasion de congé et de libations, accroupis, grognaient sourdement."(22)
"Malgache par sa grand'mère, selon le génie funèbre de cette race, Nénaine savait, en rappelant des morts, en les invoquant à tout instant, prolonger l'illusion de leur présence dans la vie quotidienne."(88)
"Cris de paons, aboiements de dogues, coups de fusil que les Malgaches tiraient, selon leur rite funéraire. 
Elle avait la croyance d'une sorcière malgache dans la vertu des plantes, cette foi superstitieuse en les simples du pays léguée aux blancs par l'expérience des noirs marrons." (210)

Le cafre
"La caboche plus dure qu'une tête de nègre" (16)
"Evidemment le sang a parlé : le noir aime la bataille pour la bataille..." (275)
Le préjudice de la couleur et de la nuance de couleur : Edith souffrait d'être née la plus sombre de toutes (208) et "se comportant en servante de sa petite sœur. Venue la première au jour, elle souffrait d'être née la plus sombre de toutes; elle avait aussi hérité de quelque atavisme madécasse un ensorcellement sauvage de l'imagination à l'amour. (189)"
"Avec un ricanement sonore, bossus sous leurs chemises indigo et roulant leurs têtes enhardies par la joie des bagarres, des Cafres des habitations défonçaient les les groupes des femmes de Casa-Bona, massées autour de la course aux sacs. Par rangs, le corps amarré dans un gonis, des Maquouas à tignasse bondissaient comme des kangourous vers un ratelier en planches d'où pendaient ciseaux, canifs et bougeoirs." (274)
"Le canton était dans la terreur ! Trois engagés, "condamnés pour vagabondage avaient réussi à s'évader de la Geôle. Malgache, Comorien et Cafre, ils s'étaient mis à faire la casse de l'or et de l'argent. La nuit, ils attaquaient ensemble les maisons, vidant les commodes, armoires, secrétaires; quand ils n'y avaient pas trouvé assez de bijoux, ils s'esquivaient, les incendiant. Comme c'est curieux ! voilà des hommes, nés et élevés au milieu de nous, qui se comportent soudain aussi sauvagement que s'ils sortaient directement de la barbarie. Parce qu'aucun des trois n'a passé par l'école. L'instruction seule peut empêcher la Réunion de devenir un foyer de crimes comme la Nouvelle-Calédonie ! Mais, au lieu de se concerter pour la répandre, les blancs se divisent en camps et leurs écoles se battent en s'injuriant." (231)

Le métis
"Elle surprenait la drôlerie de tout venant, Chinois ou Malabares. De son origine noire elle tenait ce don sournois de moquerie, que la juxtaposition quotidienne des types de races les plus disparates aux colonies aiguise jusqu'à la caricature dans l'intelligence des jeunes métisses. (192-193)
M. Liessaint, "fils naturel d'une Cafrine laveuse qui "blanchissait le Tribunal", et d'un juge de paix, H. Saintsiel, dont il gardait le nom renversé", souffre-douleur de sa femme : "Tu n'as toujours su que lécher tes supérieurs comme un chien et te laisser rouler par eux, grand fatras !" (167)
M. Izabel, "mulâtre pommé" dont la mère est "noire comme cul de marmite". (214)

L'indien
"Ramin se savait d'une race dolente, mais que la protection de la Justice française rend fanfaronne." (70)
"Les Chinois et surtout les Arabes, reprit Ramin, c'est tout de même des voleurs de grand chemin : ça ne vise qu'à rafler l'argent dans l'île pour le charrier dans leur patrie ! Les Malabares, eux, restent jardiniers dans la terre de Bourbon. Les Malabares, c'est une qualité de monde tendre que l'amour pique comme scorpion"...(105)
"Depuis quand un gentil Indien pur-sang comme Ramin ne vaut pas un mulâtre à nez de patate comme Charlie, un bâtard de Cafre et de Malgache !"... (106)
"Douze Indiens, sous de longues carapaces d'or, en psalmodiant du nez, se mirent à tourner dans un cliquetis de bijoux. Alexis ne reconnaissait ni le visage ni la voix de Ramin... C'étaient tous des cuisiniers, boutiquiers, gardiens de cour : mais il ne pouvait s'empêcher d'être traversé d'admiration, comme s'il était transporté ailleurs, pour ces domestiques qui revêtaient, certaines nuits, le costume des divinités de leur pays afin de trouver, ensemble l'illusion de danser avec magnificence dans l'Inde"...(109)
"Depuis midi, entre le Syndicat des Immigrants, la gendarmerie et le Trésor, la place de la Commune, à travers pétards, poussières, odeurs d'huiles de coco et de pistache, bouillonnait bleu-blanc-rouge au soleil. Des guirlandes d'Indiennes, grasses comme des bouddhas sous les plis de leur pagne bétel, colliers de piastres sur les seins, un tamby à califourchon autour du cou, battaient en l'air leurs bras chargés de bracelets d'argent : de leurs cris elles excitaient les vieux ayas en langoutis qui, recroquevillés sur leurs jambes comme des singes, grimpaient au suif des mâts de cocagne"... (273)

Le chinois
"Comme une fusillade, de partout, à chaque instant, claquaient les pétards que des va-nu-pieds, juchés sur la fourche des filaos, lançaient sur les Chinois. Tranquilles, la tresse ramenée par devant sur la cabaye à bouton d'or pour qu'on ne la coupât point, les Compères s'écartaient aimablement devant les pêcheurs de la Terre Sainte qui, l'accordéon appuyé à l'écharpe rouge de la hanche marchaient en étirant des airs de quadrille."(274)

L'arabe
"Allongés en pachas dans les landaus de rotin, les uns derrière les autres, des négociants Arabes passaient, soulevant leurs bonnets emperlés comme des diadèmes devant M. Vertère, leur notaire. Parmi eux ils reconnurent promenant en ville ses deux enfants blancs, celui qui avait épousé la fille de Mme Olivette. Et voilà – s'écria Alexis – ceux qui réussissent à faire fortune de notre pays alors que ceux qui y sont nés sont obligés de s'expatrier !" (279)

Face à toutes les races de couleur: la carnation européenne
Le kaléidoscope dont parle Marius Leblond dans les Iles sœurs (titre du chapitre III) s'entend des "races de couleur", blanc exclu. "Le visage d'Alexis se reflétait dans la glace. Ses grands-parents étaient d'Arles (comme ceux d'Aimé Merlo-Ary Leblond) ; mais la carnation européenne tempère moelleusement sa richesse aux colonies. Sur ces physionomies de jeunes Français d'outre-mer qui rappellent avec plus de tendresse languissante le type de la race telle qu'elle se conserve dans la première patrie, il s'accomplit dans la distinction une étrange et rare beauté d'exil." (76)

Sauver son revenu, c'est sauver sa couleur
Qui déchoit économiquement est condamné à se mésallier, c'est-à-dire à renoncer à son identité (et notamment à sa religion).
Ce sont les "mauvaises affaires" du père d'Alexis, ("mort à trente ans de la bilieuse hématurite sur la côte de Madagascar où il avait désespérément essayé d'organiser un trafic de bœufs") ayant de surcroît fait un "mariage d'amour" ; c'est son oncle Médéric "tombé à la négraille" (avec ses enfants "bâtards" p. 24).
"Comme les Olivette, bien des familles blanches s'étaient retirées de la ville pour enterrer leur pauvreté au milieu des gens de couleur, en se rapprochant de plus en plus du cimetière. Et on ne savait comment ni depuis quel temps tout ce monde bien élevé, qui vous souriait avec des figures de salon, se flétrissait sans une plainte dans des immeubles qui, eux aussi, tombaient en ruines...(97)
"A la fin du mois, le malheur tombait sur la case de Mme Olivette ! La dernière de ses filles, la veuve Fontiade, fatiguée de la misère, resta un soir à dormir chez le commerçant arabe qui avançait depuis un an de la toile à crédit : elle l'avait accepté en mariage musulman ; toute la ville, le lendemain, savait qu'il l'avait fait sauter, pour pénétrer dans sa chambre, par-dessus le Crucifix... Puis ce fut le coup de théâtre de Mme Freycadot : exaspérée de ce que son mari logeât pour rien sa gourgandine dans une maison qui lui revenait de sa dot, elle était allée un soir y mettre le feu." (155-156) "Du déshonneur des blancs les noirs clabaudèrent dans les cantines chinoises." (156) "Je n'aurais jamais dû quitter notre petite boutique de la rivière pour venir en ville faire donner de l'instruction à Anaclet qui promettait... A l'heure qu'il est, il creuserait des trous de cannes, mais il serait en vie, il aurait femme et enfants !... C'est de ma faute : j'étais une blanche tombée dans la misère, mon tort a été de croire qu'il me serait permis de relever un jour la tête grâce à mon enfant ! (160)

"Egalité devant la Loi, mais pas devant le lit! "
Ce programme a une limite dont le roman constitue la démonstration "héroïque". Car s'il y a identité entre la suprématie économique et la pureté raciale (si la consanguinité est préférable à la mésalliance - voir le cas d'Aimé Merlo dont les relations avec sa cousine furent contrariées, les cousins ayant finalement épousé les deux sœurs...) il faut faire le deuil de ce dont les Leblond sont pourtant supposés se faire les témoins dans leur œuvre de "romanciers coloniaux" tirant "un trait d'union, un trait d'amour entre les humanités qui s'ignorent mais qui si souvent se pressentent et s'attirent." (Le Roman colonial, 1926), Ce qu'ils font – à la conclusion près.
En effet : "Egalité devant la Loi, mais pas devant le lit! " Voici l'argument: "Alors toi, qui reviens de Paris et te vantes d'être républicain, tu ne te prononces pas en faveur de la fusion des races? [...] Mon cher, notre île gît aux antipodes de notre métropole et nous y sommes en minorité parmi de Africains et des Asiatiques qui, eux, se multiplient comme dans la Bible sous leur climat et dans le voisinage de leur continent d'origine. Comme on en fait des électeurs, on ne leur apprend que leurs droits sans jamais leur parler de leurs devoirs vis-à-vis de nous. Or avec notre régime il n'y a que la quantité qui compte ! Eh bien ! ces populations arriérées n'admireront et ne chercheront à assimiler nos meilleures qualités que dans la mesure où notre Société, quelque restreinte soit-elle, pourra maintenir inaltérable le génie européen que nous avons mission de représenter ici... Les arguments de Fragelle dominaient Balzamet comme les commandements mêmes de son instinct. Notre race, sous le soleil des colonies, fatiguée de travail ou amollie par la paresse, ne se laisse que trop facilement aller..." (232-233)

La pierre d'achoppement du sentiment
C'est ce devoir que développe en effet le roman. Alexis, reçu "aux examens d'arpenteur-géomètre, venait de se voir titulariser à dix-huit ans". Sa nénaine l'adjure : "Demandez tout de suite en mariage Mlle Nello. [la fille du Chef du Service des Ponts et Chaussées, patron d'Alexis] Cette jeune fille-là se meurt de vous. M. Izabel est un "mulâtre pommé" ; Ma-Claire, sa maman, est noire comme cul de marmite ; mais, elle, elle est plus rosée que les plus blanches, et puis le cœur qui aime n' a pas de couleur. (214) Alexis rétorque : "Qui sait si ce n'est pas parce que, pendant longtemps, je suis tombé bien bas, que maintenant je ne veux plus descendre encore ?.. Puis ce n'est pas tout ça : je ne ressens pas ce qu'on appelle l'amour." La suite va démontrer la justesse de ce pressentiment. "Mai est le mois où de leur blancheur embaumée les lianes ennuagent les maisons, les murs, des arbres entiers : les jeunes gens pensent alors à offrir un grand bal au jeunes filles. On dresse à la plume la liste des personnes invitées d'emblée ; sont inscrite au crayon, pour la discussion, les initiales de toutes celles qui "ont dans les veines du sang de couleur". "Le chef du Service des Ponts et Chaussées [...] refusa poliment de se rendre à l'invitation."
Nello à Alexis : " – Je viens de faire une scène à papa [...] parce qu'on n'a pas le droit de sacrifier ses filles à des préjugés d'ancien testament. Qui donc trouverait à redire que nous allions au bal ? Papa est un chef de service. Et puis qui osera se vanter devant moi de n'avoir pas du sang mêlé dans les veines ?" "L'insolence des mulâtresses, contenue par la bonne éducation du couvent, sifflait dans sa voix fraîche : Alexis n'osait la regarder" (219) Alexis promet à Nello de ne pas aller à ce bal. A l'occasion d'un grand mariage, Nello fait son entrée dans le monde. Et c'est alors même qu"'éclatait pour tous l'assurance d'être la plus belle du cortège" (225), le cavalier qu'on lui a choisi n'étant pas Alexis, elle fait une scène, avec cette "fureur" qui "enflamme le sang des mulâtresses ambitieuses" et qui la rejette définitivement du "monde".

Mieux vaut la fille d'un "normand pommé" que celle "d'un mulâtre pommé" fût-elle "plus rosée que les plus blanches"
Bien qu'Alexis reconnaisse que "le père de Nello a fait plus pour [lui] qu'aucun de ceux de [sa] classe", c'est donc à Cilaos, dans "ce besoin de grimper aux plus hautes cimes de son île qui a passionné de tout temps le créole, qu'il trouvera femme. Conjuguant en cette découverte, "comme une révélation de France, de retrouver sous ce climat alpestre une population d'agriculteurs et d'éleveurs presque exclusivement blanche" dont les filles aux "yeux bleus, provocants d'amitié scintillaient de fraîcheur" (236-237), accomplissement professionnel (il est parti dessiner "des plans de ponts, des projets de grand Etablissement Thermal pour quand Cilaos serait le sanatorium de Madagascar et du Sud-Afrique") et accomplissement personnel, réalisant le destin créole selon les vœux des Leblond. Alexis trouvera son épouse dans les Hauts en la personne de Célina, la fille d'un "Normand pommé" de Cilaos, "type de paysan de France que la vie coloniale n'a pas modifié pour un sou..." (247) Il se disait : " Cette fois, c'est l'Amour! et revoyait Célina. Il ne se rappelait pas avoir jamais été à ce point encouragé à vivre, si "enchanté". "J'ai trouvé un lys des bois" (260) Et c'est avec l'enthousiasme du cornette de Rilke qu'il projette de faire sa vie avec Célina et de faire à la guerre aux Hovas. Mais l'injustice faite à Nello est si patente que les Leblond s'en expliquent dans leur "mise à jour" de 1921. Le bonheur "sans mélange" dont ils créditent Nello humiliée et abandonnée vient précisément, développent-ils, qu'elle n'a pas fait de mésalliance, fût-elle hypergamique. "Qu'est devenue cette malheureuse Nello ? nous a-t-on souvent demandé non sans nous reprocher quelque rigueur à son égard. Mariée à un homme de son milieu, fonctionnaire dans l'une de nos colonies, et plusieurs fois mère, elle partage avec son mari un bonheur "sans mélange" (sic).

On ne peut se défendre de l'impression que Célina est un devoir (un devoir de consanguinité) quand Nello aurait été une passion. Sans doute "jamais Alexis n'avait[-t-il] arrêté le regard sur les petites Malabares qui se prélassent sur des nattes sous les tamariniers : la couleur de leur chair bronzée ainsi que par la sueur lui répugnait autant que le bétel des lèvres", " seule, l'élégance des jeunes filles de sa race avec lesquelles il apprenait à nager dans l'ondulation des lames collantes, dressait son cœur aux capiteuses promesses de l'amour" (205-206). Mais le programme de la reproduction sociale est loin de coïncider toujours avec celui de la reproduction sexuée (
voir : chapitre 13.2 : Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction). Célina fait objectivement pâle figure auprès de la description que les auteurs donnent de Nello... Dans ce "drame de la race blanche émigrée loin de la Mère-Patrie et luttant contre le climat, la nature et des populations exotiques [...] dans une île mi-asiatique, mi-africaine", c'est l'épreuve de l'amour qui constitue l'épreuve cruciale. "L'enfant abandonné de sa classe [...] cèdera-t-il, résigné, à la délicieuse tentation ?" "...Sans encourir la critique d'un roman à thèse, et ne nous inspirant d'ailleurs que de la réalité de pareils dénouements, c'était bien vers ces hauteurs retrouvées qu'instinctivement, impérieusement devait s'élever, se relever Alexis. Il rentre dans son île après avoir accompli, dans la grande famille réunie son devoir de militant français." "Et par son mariage, dans la terre cultivée, civilisée par ces ancêtres, il fera souche lui aussi"...(10).

La tentation d'humanité
Difficile devoir, en effet, quand, dès la plus petite enfance, le garçon reçoit une imprégnation d'humanité indélébile, celle de la nénaine, dont les Leblond parlent, on l'a vu, avec une réelle émotion. "Ce qu'il y a de néfaste dans ce pays, c'est que les blancs quand ils sont petits, jouent déjà à cachette avec les petites négresses dans les fonds de cour !" (II, 2, 148) Le nom de Péché Mortel, "belle de nuit" (121), dit tout ce programme. Mais les nécessités de la nature ne doivent pas culbuter les ordres de la culture. La chambre de Péché-Mortel, de haut en bas, était tapissée de gravures tirées d'une ancienne collection de l'Illustration. Aucune image, venue de France, n'est perdue pour les noirs. Au-dessus du lit tendu de guipure, défilaient les Funérailles de Victor Hugo. Sous le petit oratoire à vases bleus avait lieu l'Inauguration de l'isthme de Suez, avec la statue de Lesseps en phare à l'entrée du canal pavoisé de vaisseaux. Une promenade de dames en robe malakoff, au bras des hommes en gibus, se prélassait comme après la danse sur le Tapis-Vert... Au sommet de l'armoire surgissait, près de la reine Victoria, couronnée du diadème, le profil de Gambetta... Le château de Chambord, une procession à Lourdes, le Bal masqué à l'Opéra, les Grandes Eaux de Versailles qui, collées à l'envers, ressemblaient à la colonnade du Louvre, Rose Caron en manteau de reine, trois aéronautes dans un ballon, le général du Barrail, faisaient le tour de la glace. Au-dessus des boîtes de pommades, sur la table à toilette, régnait Napoléon III. (124)

Adéquation de l'identité et du statut
Le problème au fond est relativement simple, c'est celui de l'adéquation entre la couleur et le statut. La défense de l'identité apparaît comme la défense d'un système économique. Mais la déchéance économique – la crise économique – n'est pas la seule menace. Car la déchéance morale, ou psychologique, l'absence d'éducation, peut y conduire et démontrer, contre la théorie et contre la pratique, l'inadéquation du physique et du moral. Ce qui perturbe les signes porte en germe la perversion de la réalité. L'éducation de la différence est nécessaire à la perpétuation du système et l'édification des Leblond y pourvoit. La culture de l'identité est donc nécessaire à la distribution des rôles, la maîtrise de soi à la maîtrise des autres. On est dans un système de classes redoublé d'un système racial où le mariage est le moyen de la reproduction sociale et où le sentiment est le maillon faible – qui fontionne comme un système de castes. Ceci vaut évidemment dans les sytèmes inégalitaires et on a vu que les Leblond, républicains, font pourtant de la réserve de couleur leur principal article de foi.

Qu'en est-il dans les systèmes égalitaires?
[La Réunion d'aujourd'hui apparaît politiquement comme une société inégalitaire artificiellement retournée. Quel est le substrat économique qui exprimerait spécifiquement l'homme réunionnais ? On sait qu'à la Réunion où l'identité reste largement réactive, c'est la subvention qui supporte largement l'expression de l'identité. Ce qui se justifie par l'histoire trouve sa limite dans cette contradiction.]

La Réunion rêvée par les Leblond est à l'image la pension Cébert, promesse d'un ordre social indéfiniment répété par l'éducation de cette "maîtresse-femme" qui avait "contracté l'habitude et l'art du commandement" à "mater sa négraille" (13) ("Dans les rangs de la pension Cébert dont les passants appréciaient la tenue, figuraient les fils du Maire, du Président du tribunal et des magistrats, des médecins et des directeurs des Sucreries et Caféeries. Deux siècles d'intimité dans le paradisiaque exil de la colonie prêtaient un air de consanguinité aux visages de ces enfants nés de parents émigrés jadis de Normandie, Provence, Bretagne, Aquitaine et Picardie. -17) Ou à l'image de l'église encore : "On donnait un nom à toutes le personnes qui paraissaient ; chacune venait occuper sa place à son rang comme dans la société. (50) Où les "Blancs reçoivent les noirs" : "Il n'y avait pas moyen de ne pas sentir l'amour-propre de la classe noire, et la coquetterie que la dernière des malheureuses mettait à "faire honneur" aux chers frères [...] Au fond, c'est pour plaire aux blancs, au blanc qu'est le bon Dieu, aux blancs que sont les prêtres, les chers Frères, les maîtres, les maîtresses. [...] (49) Cet ordre social se perpétue par une ségrégation mentale qui permet de se maintenir sans mélange à l'opposé de ces autres qui d'ailleurs, même quand ils sont mélangés se veulent distincts ("...quoique les Camps Malabares soient des enclaves bien circonscrites dans certaines vastes propriétés agricoles, il s'y sont très mêlés [...] Ils sont complètement incorporés dans "la Classe noire" dont ils sont l'élément le plus beau mais le moins costaud." - I. S. 127). Ainsi la préface des Sortilèges, recueil de "quatre petits romans" explique-t-elle qu"'il ne fallait pas mettre en contact, dans les entrelacements d'une intrigue unique ces humanités qui, sous l'apparence d'une existence collective, gardent de l'univers, dans le mystère de leur mutisme un sens différent. A chacun venait le roman spécial à sa destinée sous la langueur d'un même ciel indonésien".

Vertère physiocrate
Le père Vingaud, le futur beau-père d'Alexis : "Il n'y avait pas besoin d'être finauds comme des Normands pour comprendre qu'il y a ici de l'or à gagner, bien plus même qu'en France : c'est alors que nous avons entrepris de faire de l'élevage en grand... lapin et poule, cochon et bceuf." (252) "Du moment qu'on est parti pour les colonies, il ne faut pas craindre de travailler comme des forçats 1..." (251) "L'avenir tient plus encore dans l'élevage que dans la culture, je dis toujours aux gens du pays que pour le bétail il n'y a à craindre ni cyclone ni baisse." (254) "Chacune de ces vaches bretonnes, tout comme si elle n'avait pas traversé les mers me donne ses quinze litres de lait... Et vous connaissez mon système ? Chez nous, bêtes à deux pieds ou bêtes à quatre, on ne mange que ce que la propriété produit." (255) Mais les Leblond voient bien que cet idéal d'auto-suffisance, et même si la Réunion peut produire tout ce qu'elle consomme, ne fait pas une solution. [Au moment de l'abolition, le riz représentait 50 % des importations de la Réunion, plus morue et viande salée ; jusqu'en 1850, les maïs occupait 30 % des sols, part nécessaire à l'alimentation des esclaves sur les grandes propriétés ; après l'abolition, quand disparaît l'obligation de nourrir les esclaves âgés ou sans travail, ces espaces seront occupés par la canne]. Ils voient le salut dans la conquête de Madagascar.

Madagascar

Vingaud : "Vous parliez de l'élevage en grand dans ce pays... Qu'est-ce que vous diriez alors de ce qu'il rapporterait à Madagascar ? Là-bas, prétendent tous les capitaines au long cours qui montent ici me voir, les zébus, les porcs, les oies se donnent pour rien et viennent tout seuls ! Dire que la France n'a pas encore trouvé le moyen de poser la main... (255-256) "Quand [l'Etat] formera-t-il dans ces hauts des villages de colonisation où notre race s'acclimatera aux zones tropicales pour se répandre ensuite à Madagascar et dans tout l'Océan Indien ? (254) "Patience ! les Anglais, en excitant les Hovas contre nous, nous prodiguent tant d'avanies que bientôt le Gouvernement ne pourra plus reculer... Savez-vous que depuis longtemps, monsieur Vingaud, une bande de vaillants colons créoles, sans demander la permission de personne, ont planté les droits de la France dans la Grande Terre ? (256)

Le roman se termine par le bouquet du 14 juillet dans une idéale communion des races unies dans ce nouveau départ et retrouvant l'impulsion primitive de la route des Indes : "Puisse notre Réunion – bien nommée puisqu'elle est peuplée d'Européens, d'Asiatiques, d'Africains – renaître un jour comme centre d'échanges entre le Cap et l'Inde, l'Australie et Madagascar qui va nous appartenir !... Civilisés déjà et associés afin de nous demeurer fidèles, nos Indiens, nos Arabes, nos Chinois, nos Malgaches étendraient si aisément des relations avec leurs divers pays !... Par eux, et grâce à l'élite que créerait ici une instruction appropriée, nous aurions vite fait de répandre le renom de la France, comme le voulait Colbert, "sur le pourtour de la mer des Indes !" (282) "Le Gouvernement de la France a déclaré la guerre à Madagascar !" (261) "C'était la France de l'Histoire qui, par le canal de Suez, allait descendre sur la mer des Indes conquérir Madagascar comme jadis elle était venue, par le cap de Bonne-Espérance, prendre Bourbon, de là l'Inde, puis la Cochinchine, puis la Nouvelle-Calédonie..." (261)

Le frisson patriotique
Les Leblond nous donnent ici une page sur l"'émotion identitaire" ou le "frisson sacré" patriotique : "La guerre ! au premier ébranlement, comme si la sensation de la mort, de tout ce qui allait être tué, en nous tuait l'homme, d'abord Alexis se sentit comme terrassé. Mais, soudain, de cette commotion tout son être se redressait tel qu'en un élan physique qui l'emportait, le précipitait au-dessus de lui-même, dans l'ivresse de ne plus dépendre de rien, pas même de soi !... Puis ainsi que quand il était enfant, il pensa à la France." (261) "Les Hovas, malgré l'engagement pris envers nous de traiter humainement le peuple des Sakalaves, amis de la France, viennent encore de les massacrer." (261) "Son imagination palpitait... Des jeunes gens de son âge, là-bas en Europe, allaient quitter leur chaumière !... Puis il voyait Célina conduisant son frère aîné, qui voulait servir, jusqu'à l'entrée des bois... Puis il sentait brusquement que Madagascar, comme une Grande Terre malsaine, sauvage et rouge, n'était qu'à un jour de l'horizon, de l'autre côté de la mer." "Etrange conjoncture : cette excursion dans les Hauts où il venait de donner son cœur à une jeune fille de Normandie et ce soir où il apprenait que de France la guerre allait éclater et s'étendre sur Madagascar ! Devant la nuit, le saisissait cet effarement superstitieux [à laquelle les auteurs donnent quelque peu la main] qu'on ressent à vingt ans à croire soudain que tout ce qu'on doit voir de plus important dans son existence vient de se présenter d'un coup !" (262) "Alors, mes vieux frères, exhorte le principal tribun de cette cause, délaisserons-nous les soldats venus de Marseille enfoncer seuls le drapeau sur le palais de Ranavalo ? Allons donc !... sont-ce des Européens qui, depuis vingt ans ont fouillé des kilomètres de plantation du côté de Tamatave, de Vatomandry, d'Andévorante, ou bien des garçons de Bourbon, des cousins à vous et à moi ?... Ce sont des têtes coupées de Parisiens ou bien d'enfants de Bourbon que, pour nous narguer, les chiens de Malgaches ont empalées sur des poteaux comme des crânes de bœufs au bord de la mer, en 1885 ? Je dis que c'est nous qui devons les premiers manger le riz de Madagascar !...(266) "Je dis que ce sont nos grands-papas qui ont obtenu, après 1815, qu'on notifiât expressément sur le traité que les Comores, Madagascar, Sainte-Marie n'étaient pas compris dans les dépendances de Maurice, comme prétendaient Messieurs les Anglais ! A partir de ce jour, Bourbon seul, toute petite île de France perdue dans la mer des Indes, a veillé, a travaillé sans tapage dans les intérêts de la France ; elle a envoyé des braves planter à Sainte-Marie, planter aux îles Comores, planter sur la Grande Côte ! Et, au bout du compte, à force de planter, elle s'est implantée à Madagascar... (267)

Une anticipation... de la Sakay
Tout cela est évidemment est supposé faire un avenir pour les blancs des Hauts, singulièrement investis d'une mission civilisatrice (avec une opposition entre les Hauts et les Bas que l'éradiction du paludisme – je connais une grand-mère de Salazie qui ne voulait pas descendre à Saint-Denis pour ne pas attraper le "palu" – et la mode des plages introduite par les zoreils a aujourd'hui complètement inversée) : "Ah ! mon cher, s'écria-t-il, autant les gens du littoral vous attristent en pleurant fièvre et pauvreté comme des Malabares, autant cette souche de petits blancs des hauts vous fouette le cœur !... Il n'y a pas à s'y tromper : voilà le pur sang de notre race. Voilà notre réserve intacte pour l'avenir. Et quels braves frères! Ça a des pattes jaunes, mais le cœur est plus propre qu'un galet de rivière ; ça bégaie du bout de la langue, mais le fond du sentiment est toujours clair comme l'eau de roche ! On mange patates et maïs de la misère, tout de même on noue mariage à vingt ans et la femme fait beaucoup d'enfants..." (270) Les Leblond veulent croire qu"'il grandit dans le pays non seulement en ville mais à la campagne une élite de jeunes gens qui se savent doués et cependant condamnés à languir toujours dans la médiocrité. Leur sort est le même que celui de la colonie, qui, jusqu'ici, a dépéri parce qu'elle est trop éloignée de la France"... Ce plan de survie fait-il un avenir pour la Réunion ?

La Réunion, "métropole seconde", "colonie colonisatrice"
Le problème que voient les Leblond c'est que "Bourbon flotte à la dérive !" (M. 189) Se rattacher à la métropole ("Pour tout créole, qui souffre de ne point aller en France, appartenir au Gouvernement, c'est se rattacher plus étroitement à la Métropole, dans le cadre de l'Etat !") constitue sans doute un avenir, mais aussi une fausse sécurité. "Fils de plusieurs générations de cadets aventureux qui, par l'Afrique et l'Asie, ont risqué vie et fortune, [le Créole] trouve là, dans un besoin de revanche, les situations de quiétude chères aux descendants de ceux chez qui l'initiative militante de l'homme a été lassée par les intempéries du ciel tropical" (183). Car "les hommes de [ce] pays [pourtant] bons, meilleurs à mesure qu'ils vieillissaient" sont trop souvent gagnés par "l'oisiveté intellectuelle". "Ce qui le choquait vraiment, c'était la paresse d'esprit générale, le dédain de la lecture insolent comme une prétention à l'ignorance. (184) En réalité, "c'est l'Inde qui, dans l'esprit des Richelieu et des Colbert, devait former notre vrai continent d'attache !... A quelle terre sommes-nous donc reliés maintenant ? Maurice et Seychelles ont l'Inde et l'Afrique du Sud. Bourbon flotte à la dérive !... Aujourd'hui c'est pour Paris que nos jeunes gens filent droit. Y gagnons-nous ? Et notre île, qui pourrait rendre le décuple, agonise de quelque chose de bien plus grave que tout : l'absentéisme des intelligences !... (188-189) La solution serait d'arrimer Madagascar à la Réunion...

La critique du monopole, la fuite des élites, le gouvernement téléporté... L'administration, restée presque complètement métropolitaine surtout dans ses cadres supérieurs (vide supra). De là éloignement, voire division et hostilité entre Métropolitains et Créoles malgré le patriotisme commun qui les unit si souvent. "Loin de plaider contre les Métropolitains nous réclamons qu'on en envoie bien davantage, que d'abondantes infusions de "sang nouveau" soient faites avec générosité et prévoyance à la race étiolée par tant de si imprudentes et coupables nonchalances. Mais l'égalité doit être entière à tous les rangs et le nombre de créoles accru dans les hauts cadres où l'on ne fait vraiment pas assez appel à leur collaboration ; on ne doit plus, d'autre part, envoyer aux Colonies que des fonctionnaires ayant passé par des Ecoles pratiques ou une éducation, une expérience animées d'un sincère et savant amour de ces pays." (215-216) "Avez-vous pris la peine et l'ennui d'assister à une séance du Palais Bourbon consacrée à la discussion du Budget des Colonies ?" (219)

Valeur de cet audit?
La concurrence économique des autres races démontre qu'on est dans un espace économique ouvert, où la préférence coloniale est déjà en question... "L'Histoire se voit obligée d'enregistrer que Chinois, Hindous et Arabes ont complètement dépossédé les Français (Métropolitains ou créoles) du Commerce de Détail et d'une forte part du Négoce de gros : ces étrangers, pour la plupart incultes, improbes et impropres, drainent un autre tiers du revenu qui s'évade plus ou moins frauduleusement vers leurs pays d'origine." (215)

L'évolution de la Réunion, imprévue des Leblond... La métropole est cette fois descendue pour de bon sur la Réunion, c'est la départementalisation et même la bi-départementalisation. Le département de la Réunion est sans aucun doute le département français où l'on compte le plus de foulards islamiques dans les écoles. Sans que cela fasse problème. La loi républicaine, dont on dit qu'elle est vraiment bonne fille... n'a en vue, en réalité, débarrassée des actions sectaires qui ont été nécessaires pour qu'elle occupe le terrain, que la rencontre, sur le mode profane et dans la sphère de l'action technique et marchande, d'hommes débarrassés de leur croyances particulières, ayant laissé leur exclusivisme au vestiaire.

C'est le moment d'ouvrir la discussion...


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