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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques”...
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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(2 Go, 1900 pages au format A4)
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 9

Présentation du chapitre :

L’objet du chapitre est de produire quelques données représentatives de l’individualisme contemporain (9.1). On présente, par contraste et succinctement, les valeurs initiatiques (9.2) , puis éducatrices (9.3), idéalement développées dans ce que Georges Devereux a proposé d’appeler la “pseudo-homosexualité” grecque. Le propos étant la recherche d'invariants éducatifs et la mise en vedette des attendus de l'éducation libérale, ces valeurs sont de nouveau caractérisées par des données ethnographiques et archéologiques concernant des procédures initiatiques et des mythes de souveraineté associées à l'établissement de la différence des sexes (9.4 et 9.5).
Première partie 9.1 : “La culture des analgésiques et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur” ;
Deuxième partie : 9.2 : “L’homosexualité en Grèce ancienne : une préparation au mariage” ;
Troisième partie : 9.3 : L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme ? La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie”;
Quatrième partie : 9.4 (cette partie comporte trois pages : 9.4, 9.41 et 9.42) : “Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique” (Grèce, Soudan et Nouvelle-Guinée) ;
Cinquième partie : 9.5 : “Un Œdipe sans complexes : souveraineté, pédagogie et différence des sexes”.
Sixième partie : 9.6 : “L'Unique et sa propriété”.

N. B. Les principales références sont reportées en fin de chapitre 9, soit page 9.5.

2ième partie :

L’homosexualité en Grèce ancienne :
une préparation au mariage

III - 9.2

(Communication présentée au colloque “Dérives et déviances ”, Université de la Réunion, mai 2004.)

Mon propos n’est pas de parler de l’homosexualité par rapport à une norme, mais de présenter quelques éléments d’un dossier classique de l’histoire et de la philologie grecque, de ce que Georges Devereux a proposé de dénommer « pseudo-homosexualité », marquant par cette expression le caractère spécifique de l’homosexualité grecque, qui a pour objet – et cet objet est paradoxal dans les évidences d’aujourd’hui – l’acquisition de la différence des sexes et le mariage.

C’est donc d’une déviance, si l’on veut, par rapport à un stéréotype (la représentation banale que nous nous faisons de l’homosexualité), dont je vais parler. Dé-vier par rapport à un stéréotype, s'écarter de la voie, n’est-ce pas contribuer à en faire le tour, à le circonscrire dans sa nécessité, à tracer le périmètre qui le définit dans sa singularité et à rendre compte de la diversité des expressions qu’il croit épuiser dans sa naïve et péremptoire certitude ? Dévier, en l’espèce, n’est-ce pas prendre du champ pour reconnaître ou tracer le sillon de la vérité, soit le contraire de dé-lirer qui signifie, étymologiquement, sortir du sillon (en latin : lira désignant le sillon) ? Cette dernière étymologie (qui me dispense d’avoir à faire celle du verbe déconner) me fait regretter, au passage, que les concepteurs de ce colloque n’aient pas aussi convoqué les verbes : déraisonner, divaguer, déménager, dérailler, dérégler et autres dérangements sémantiques qui sont « pain béni » pour l’anthropologie. Il faut, en effet, aussi sortir du sillon pour prendre du recul, observer le champ labouré, les billons et les mottes, les lignes de force et les concepts, le travail du soc et l'espace parcouru. (J’en arrêterai là avec les métaphores agricoles qui risquent, pour le coup, de me faire quitter le sillon...) Le programme défini par Jean-Jacques Rousseau : « Observer les différences pour comprendre les propriétés » convient idéalement au projet de l’anthropologie en général et, en l’espèce, au sujet que je vais présenter : « Comment l’homosexualité – cette « pseudo-homosexualité » – peut-elle servir à l’acquisition de la différence sexuelle et préparer au mariage ? »

Je vais, dans cette brève présentation, privilégier l’image : je m’en expliquerai dans le cours de cet exposé. [Il ne sera fait référence dans la présente page web qu’à trois illustrations publiées dans l’ouvrage de K. J. Dover : Greek Homosexuality (1978) et à quelques illustrations empruntées à Eibl-Eibesfeldt (1976) – la communication ayant utilisé des transparents qui n'ont pas été numérisés ; dans les pages connexes (9.4, 9.41, 9.42), il est plus largement fait appel à l'image.] Je vais aborder deux points principaux : le premier, celui de la représentation que les Anciens donnent de « l’amour grec » ; le second, à partir de la lecture d’Aristophane, celui de la signification de locutions ou de gestes (qu’on peut observer à grande échelle dans l’espace et dans le temps) qui mettent en scène l’homosexualité. Et je vais proposer successivement (et très succinctement) une perspective anthropologique, philologique puis éthologique de la question. Pour demander enfin, en guise de conclusion et pour répondre à une question posée en préambule, ce que les gay studies ont apporté au sujet.

*

Une homosexualité « pédagogique »

L’homosexualité grecque était dite par les Anciens « pédagogique ». Et c’était vraisemblablement, au moins en Grèce archaïque, une institution et non une affaire privée. Quand Xénophon, dans sa Constitution de Sparte aborde la question de la pédérastie, il écrit : « Je vais parler maintenant du système d’éducation en vigueur chez les Spartiates », « L’amour masculin, ce point touche à l’éducation » (II, 1 ; II, 12). Ce que les modernes ont compris par le terme « amour des garçons », ou pédérastie, était vraisemblablement une initiation, selon le sens que ce mot reçoit en ethnologie : un théâtre dont l’objet est de permettre au fils de femme d’acquérir la position masculine. L’idée générale, et pratiquement universelle, qui informe ces initiations est que la mère ne peut donner au garçon ce dont elle-même est dépourvue. C’est une seconde naissance, de cuisse d’homme, qui, seule, peut être en mesure d’affecter le fils de femme de ce supplément de masculin dont la nature ne l’a pas doté et que l’écolage maternel ne saurait lui transmettre. L'objet des initiations masculines est de transformer la « fille » qu'est le néophyte en homme. Le travestissement et le changement de sexe font partie des topiques initiatiques. Cette mise en scène de la séparation du monde de femmes (l’enfant est « arraché à l’obscurité » dit un texte grec), d’une mort et d’une renaissance rituelles, d’une opposition fonctionnelle à l’éthos féminin, tout cela recoupe largement des stéréotypes et, dirais-je, des éthotypes universels. Les initiations masculines qui sont, constitutionnellement, affaire d’hommes, sont donc, idéologiquement « hommosexuelles » et, certaines, homosexuelles.

Perspective anthropologique
Dans la culture grecque, ce caractère pédagogique se marque par la différence d’âge des protagonistes. L’éraste est l’aîné et l’éromène, l’adolescent, est dépourvu de barbe. Il paraît tout à fait incongru de voir des pairs, des membres de la même classe d’âge, engagés dans une relation de ce type. Ainsi dans le Banquet de Xénophon, on s’étonne de voir Critobule épris de Clinias, alors que celui-ci a de la barbe… Un proverbe grec, cité par Plutarque, disait, en effet, que le premier poil de barbe coupe la relation pédérastique en deux comme un fil coupe un œuf. Les marchands d’esclaves qui faisaient commerce d’adolescents utilisaient une plante qui tire son nom d’un héros mort pendant des rites d’adolescence, l’hyacinthe, pour en retarder la puberté (vraisemblablement pour neutraliser l’expression du système pileux). Retarder la puberté, c’est l’exact contraire des rites d’initiation dont l’objet est de conduire la puberté à terme.

Le but de cette relation pédagogique étant la formation de la virilité, son terme est évidemment le mariage. Et, de fait, il existe un certain nombre de traits, dans les mythes au moins, qui paraissent montrer que l’initiateur pouvait avoir charge de trouver une épouse à son protégé et confirmer cette fonction contenue dans la structure éducative. (Au plan mythologique, on trouverait, en effet, un certain nombre d’informations qui soutiennent cette hypothèse, par exemple, le rôle joué par Poséidon dans le mariage de Pélops).

L’idée, que j’énonçais tout à l’heure, du « supplément de masculin » nécessaire à l’achèvement du fils de femme, s’exprimerait ici dans la croyance que la transmission du semen virile est la condition de cet achèvement. Bien qu'aucune source ancienne ne vienne conforter une telle hypothèse, un philologue allemand a développé cette idée – qui a au moins le mérite de donner une cohérence aux faits en cause – que l’homosexualité grecque était portée par une telle conception. Selon certains auteurs, comme Plutarque, et quelques expressions populaires, les Grecs paraissent avoir attribué l’origine de la pédérastie aux Doriens fixés en Crète (l’expression proverbiale à Athènes, la « mode crétoise » désignait la pédérastie dite impure) et le philologue à qui je viens de faire allusion développe une théorie qui impute cette pratique aux Doriens, expliquant qu’elle se soutenait d’une conception spermatique de l’âme, en vertu de laquelle l’humeur virile aurait été le support physique de l’arétè, cette perfection à la fois physique et morale qui qualifie l’homme accompli (e. g. Iliade, 15, 642).

Perspective philologique
Mais cette pédagogie comporte une évidente contradiction que je vais présenter tout à l’heure après avoir fait appel à l’image. Pour le domaine en cause, où les gestes, les attitudes et les positions disent à peu près tout, l’image constitue, en effet, un document essentiel. Les vases grecs représentent assez souvent des scènes de courtisation homosexuelle (Dover en a dénombré plus de cinq cents) et ils permettent, mieux que les écrits des Anciens, souvent allusifs, peuvent le faire, de définir les codes et la déontologie de l’« amour grec ». L’interprétation des scènes représentées est, d’une manière générale, justiciable de la même lecture (que, pour faire court, je vais appeler structurale) que les textes. Les éléments, comme les termes d’un discours, sont interprétés pour leur sens diacritique : pour leur valeur de position et non, seulement, d’expression. Je me fais un devoir de citer ici Ferdinand de Saussure qui énonce, dans le Cours de linguistique générale (1972 [1911] : 157), ce principe dont on crédite souvent des auteurs plus récents :

C’est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain concept. Le définir ainsi serait l’isoler du système dont il fait partie ; ce serait croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en faisant la somme alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu’il renferme.

En gardant à l'esprit cette règle méthodologique, il faut bien entendu considérer aussi de ce qui spécifie, par rapport au langage, la langue des « autres institutions humaines – les coutumes, les lois, etc. – [qui] sont toutes fondées, à des degrés divers, sur les rapports naturels des choses ; il y a en elles une convenance nécessaire [et non une relation arbitraire] entre les moyens employés et les fins poursuivies. » (id. : 110) Rapporté à l’image et compte tenu de cette dernière spécification, c’est bien le système d'oppositions qui permet d’identifier les valeurs et les significations. (Une interprétation des images qui ferait l'économie de cette matrice porterait le risque de méprises frappées au coin du bon sens.)

Un exemple simple : l’opposition « derrière » et « devant » (il en est évidemment beaucoup d'autres : debout v. accroupi, de profil v. de face, etc ; de même, la signification se déploie-t-elle par la contiguïté : quand un vase représente deux hommes se masturbant – peinture d'une coupe attribuée à Amasis, partiellement reproduite en 9.42 – à côté d'un chien en train de déféquer, on peut difficilement voir là un éloge de la masturbation tel que celui cité en 21.11, par exemple). L’art grec opère une stylisation des organes génitaux masculins dont la signification s’exprime notamment dans cette opposition derrière/devant. Dans les scènes représentées sur les vases, le pénis idéal est minuscule, court, fin, et terminé en pointe par un long prépuce. Par contraste, le pénis du satyre, du vieillard, de l’homme qui travaille de ses mains ou qui est occupé à quelque chose de sale ou de peu glorieux est long, épais et pendant. L’opposition derrière/devant fait ainsi apparaître une péjoration de la représentation « derrière » comme on le voit sur les vases où les deux représentations coexistent.

Cette volonté de représenter les organes sexuels derrière souligne la signification morale de la représentation devant. C’est mettre le sexe sous le contrôle de la face, caractériser l’homme comme l’être conscient de la nature en lui et la sexualité comme la pierre de touche de la sociabilité. Dans le Banquet de Platon, Aristophane explique que Zeus, après avoir coupé en deux les êtres doubles qui voulaient prendre sa place, leur retourna la tête (qui primitivement regardait ce que nous appelons le dos) pour leur mettre sous les yeux cette section qui fait de nous des êtres sexués, incomplets, imparfaits et… responsables. (Une manière d’épée de Damoclès restant suspendue au-dessus des hommes : puisque nous restons sous la menace – je vous le rappelle – d’être une nouvelle fois partagés en deux, selon le fil de la symétrie corporelle, s’il nous prenait envie de recommencer…) Ce qui dégrade ou disqualifie l’homme dégrade donc aussi son sexe.

[Illustration n° 1 : R 462 dans Dover ; la légende proposée est la suivante : Continence et soûlographie (Munich)]

La civilisation se reconnaît donc à la face et au sexe. Et le profil grec s’oppose au profil barbare, comme la conception grecque de la sexualité s’oppose à la conception barbare, ainsi qu’on peut le voir sur ce vase qui met aux prises Héraclès et Busiris, le roi des Égyptiens, le peintre ayant relevé la tunique de Busiris afin de le « portraiturer » dans toute sa laideur de circoncis (la circoncision exprimant, pour les Grecs, le comble de laideur physique et morale).

[Illustration n° 2 : R 699 dans Dover ; la légende proposée est la suivante : Héraclès et Busiris, Profil grec et profil barbare : le peintre a relevé la tunique du roi d’Égypte pour le représenter dans toute sa laideur de circoncis – à laquelle renvoie son impayable bobine ronde, son absence de cou et son nez aplati (Athènes)]

La sexualité a pour ordinaire l’opposition des genres : les caractères sexuels font les caractères et les rôles et les vases mettent en scène les usages et les normes de la vie quotidienne ainsi que ses exceptions. L’imberbe, le combattant qui jette son bouclier pour mieux fuir devant l’ennemi…, la viragine et la sorcière… inversent des statuts qui s’opposent entre eux comme l’activité s’oppose à la passivité.

*

« Activité » et « passivité »

Ces quelques données rappelées, je vais aborder le deuxième point annoncé : la signification de locutions ou de gestes qui qualifient l’homosexualité de manière fortement dépréciative. A ce titre, une surprise à la lecture du théâtre d’Aristophane, dont le public était composé des citoyens d’Athènes, un public populaire (Le peuple d’Aristophane, titre un ouvrage spécialisé) serait que l’homosexuel s’y trouve être la cible privilégiée de la dérision et de la verve publique. L’expression connue – le stéréotype – « Va te faire voir chez les Grecs ! » (qui suppose que tous les Grecs « en seraient » ou « en étaient ») apparaît donc dénuée de vérité…

En effet, le paradoxe des initiations homosexuelles, c’est qu’elles sont supposées éduquer l’activité dans la passivité. Comment transformer la fille en garçon tout en le confirmant dans la passivité ? C’est bien la passivité, l’homosexuel passif, qui sont caricaturés dans le théâtre d’Aristophane et non l’« eros éducateur »… L’homosexualité initiatique, pour être éducatrice, se doit donc de respecter des formes et avoir en vue sa propre fin : le passage à l’âge adulte. C'est le paradoxe et l'idéal défendu par Pausanias dans le Banquet de Platon d'un esclavage éducateur : « car le seul esclavage qui ne soit pas blâmable est celui qui a le mérite pour objet ». (184 c)

De fait, l’imagerie homosexuelle reproduit les canons de cette déontologie qui oppose l’eros éducateur, réglé (dikaios eros ; Eschine, I, 136) à l’eros dit « infâme », qualifié d’hybris (Eschine, I, 29 ; 185). Les illustrations des vases permettent de constater que la sodomie homosexuelle est le propre des satyres et presque leur monopole – si l’on excepte des comastes (des fêtards) chez qui elle prend une signification de provocation ou de raillerie.

Perspective éthologique
[développée en 9.41)

Pourquoi donc la passivité sexuelle du mâle est-elle significative d’infâmie ? En quoi, par opposition, l’intégrité corporelle est-elle emblématique de la condition même de l’homme libre et du citoyen ? La réponse à cette question est probablement de nature biologique… Et comme je n’ai pas le loisir de justifier cette affirmation, je vais présenter deux types d’images qui montrent :

1) que chez certains mammifères et certains primates, ce qu’on appelle en éthologie l’« exposition génitale » est significative de défense du territoire et de menace ;


Position de guet d'un Hamadryas

2) qu’on peut observer une continuité entre cet éthotype et certaines démonstrations, qu'il faut bien appeler « culturelles », qu’il est possible de relever en maints endroits.


Hermès de Syphnos


Epouvantail et statue gardienne (Bornéo)

(Illustrations extraites de Eibl-Eibesfeldt, 1976, pp. 230 et s.)

Il est, me semble-t-il, difficile de ne pas constater la continuité entre la signification déployée par l’exposition génitale dans le monde animal et dans le monde humain : défense du territoire, marque des limites (les statues ityphalliques d’Hermes, Priape gardien des jardins…), menace de « faire un sort » au contrevenant ; comme l’exprime ce poème mis dans la bouche de Priape : « Éloigne-toi voleur, ou tu pourrais pleurer / En recevant ma verge dans le derrière. » Ce sort, qui aurait été aussi réservé, en Grèce, au moyen d’un raifort, à l’homme adultère pris en flagrant délit, est évidemment une dégradation. Si la sodomie est une infamie, comment concilier, dans l’initiation grecque, éducation et homosexualité ?

Trois voies sont possibles :
1) La chasteté : c’est l’eros pur que célèbrent les philosophes (vide infra : 9.3)… Affirmation qui déclenche l’incrédulité chez nombre d’auteurs anciens. « Si l’amour des garçons renie la volupté, peut-on lire dans Plutarque, c’est qu’il a honte et craint le châtiment ; comme il a besoin d’un prétexte honnête pour s’approcher des jeunes gens, il met en avant l’amitié et la vertu. Il se couvre de poussière dans l’arène, prend des bains froids, fronce les sourcils ; à l’extérieur, pour complaire à la loi, il se donne l’air d’un philosophe et d’un sage, puis, la nuit quand tout repose : douce est la cueillette en l’absence de gardien… » (Erotikos, 752 A).

2) Un eros – dénué d'érotique – dont on peut voir une expression dans les brimades et les sévices qui sont constitutifs des rites d’initiation (il suffit de penser à ce que l’on dénomme « bizuthage »), qui exploite le caractère sadique de la sexualité (vide infra : 9.4 et s.). Le ressort pédagogique consiste ici à cultiver la force morale pour se libérer de l’infamie de la soumission. J’en donnerai comme illustration cette information, due à l’historien latin Ammien Marcellin (XXXI, 9, 5) (340-400), qui abandonna le métier des armes pour l’écriture et qui rapporte que chez les Taifili, les jeunes gens servent au plaisir des guerriers « sauf celui qui, tout seul capture un sanglier ou un ours énorme et se trouve affranchi de cette souillure » (cité par Georges Dumézil dans Heur et malheur du guerrier, 1969 : 132). L’exploit physique, l’activité, autrement dit, est ce qui sauve de la dégradante passivité.

3) La solution grecque (la déontologie de l’amour grec à l'époque classique) paraît avoir été intermédiaire, si je puis dire : et c’est ce qu’exprime un verbe spécifique, qui a souvent été traduit de manière inexacte : diamerizein. C’est ici que l’image vient au secours des mots. Il est clairement indiqué dans les représentations (quoi qu’il en soit en réalité) que l’orthodoxie pédérastique fuit comme son contraire la pénétration anale. Toutes les représentations de l’éraste et de l’éromène les campent face à face, en position debout et, quand le coït est représenté, c’est, de même, de face et il s’agit toujours d’un coït intercrural : entre les cuisses. Ce que signifie le verbe diamerizein (meros : cuisse ; femora diducere).

[Illustration n° 3 : B 250 dans Dover ; la légende proposée est la suivante : diamerizein : la position canonique. Représentation de la copulation intercrurale. (Londres)]

En guise de conclusion

On peut s’interroger, en guise de conclusion de cette brève présentation, sur la question (qui a été soulevée ici) de savoir ce que le traitement par les gay studies du sujet que je viens d'exposer rapidement a apporté à la connaissance historique – un acquis des gender studies étant (notamment) d’avoir montré que le point de vue de Sirius était difficilement accessible. Les textes de référence étant les mêmes, l’approche en cause se marque, par opposition à l’approche positive, par un intérêt centré sur un éventuel partage des significations et des valeurs entre l’« amour grec » et l’homosexualité contemporaine et par la gageure qu’il peut y avoir à parler de l’homosexualité grecque sans faire référence à l’ethnologie ou à l’éthologie, quand les discussions, depuis plus d’un siècle, y invitent. L’idée qui informe ces recherches est donc de retrouver, par les seules ressources de la philologie et de l’empathie, le point de vue des Anciens, « les Grecs nous [étant] à peine étrangers ». Le compte-rendu que l’helléniste et militant que je viens de citer donne, dans Cent ans d’homosexualité, ouvrage que la jaquette présente comme « un livre quasi légendaire dans les études gay » et auteur d’un « Saint Foucault » (traduction française, 2000) – « Si Foucault n’avait pas existé, il aurait été nécessaire de l’inventer » – de l’étude d’Harald Patzer, Die grieche Knabenliebe, qui systématise les grands traits de l’interprétation inspirée par les rites initiatiques, est représentatif de cette approche. Ce qui fait visiblement question pour l’auteur, c’est l’insistance de Patzer à subsumer sous le devoir de formation – jusqu’à le nier – l’intérêt érotique de l’aîné pour l’adolescent. « Que [la pédérastie] n’était pas, en même temps [qu’une institution sociale], l’expression d’un désir sexuel profondément senti, personne, je l’espère (sic), ne le croira », écrit Halperin. La volonté de reconnaître une identité de valeurs et de goûter une connivence érotique entre l’objet de l’observation et l’observateur (cf. le commentaire de l’illustration en page de garde de l’ouvrage) est évidemment peu propice à penser la sexualité humaine dans ses composantes naturelles. C'est voir le monde par le chas de la psycho-biographie. Comment comprendre ce que le philosophe cité nomme le « principe d’isomorphisme entre relation sexuelle et rapport social » (autrement dit le fait que le corps du citoyen ne peut être ni soumis ni pénétré et, par conséquent, que la sodomie est nécessairement bannie de la relation homosexuelle éducatrice) sans faire appel à la signification des positions dont j’ai parlé ? C'est le sens du plaidoyer d'Eschine (Contre Timarque ; vide infra : chapitre 9.4 : Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique), sens que Sénèque, dans ses Controverses, résume d'une phrase. C'est l'identité de la position et du statut : « La passivité sexuelle [...] chez un homme libre est un crime, chez un esclave une obligation, chez l'affranchi un service ». Comprendre la sexualité, c’est justement dévoiler l’amphimixie des pulsions qui la composent et qui usent de ses codes. C’est cette complexité (et quoi qu’il en soit de l’homoérotisme) qui permet de rendre compte du paradoxe éducatif que j’ai présenté – de ce que Foucault dénomme l’« antinomie du garçon » (sic).

En réalité, l’approche en cause, comme la psychanalyse d’ailleurs, assimilant sexualité et génitalité, sexualité et psychologie du sujet, scotomisant l’éthologie (la sexualité n’est pas seulement génitale, elle est aussi territoriale, statutaire – rituelle), ce langage universel et problématique qui nous fait héritiers et prisonniers de la phylogenèse, me paraît davantage approprié à instruire, avec ses « poétiques culturelles du désir » (Halperin) la psychologie du sujet occidental, dont la sexualité, en effet, est inséparable de la psychobiographie, conformément à la matrice culturelle et émotionnelle de l’« individualisme bourgeois » (Halperin), que le questionnement de l’histoire ou de l’anthropologie. Quand l’histoire du sujet tient lieu de rite initiatique et de matrice comportementale, la représentation de la sexualité, nécessairement, s’échappe des catégories naturelles et sociales. Elle est ce que le moi expérimente, en fonction des aléas de sa biographie, à travers le prisme individuel de son désir – ce mot fétiche de la psychologie, dans lequel s’exprime le credo du sujet occidental.

Cet apparent renversement copernicien proposé par le « constructionnisme » laisse ouvert, me semble-t-il, sans véritablement y contribuer, sauf à manifester une légitime protestation d’identité avec ses formes et ses valeurs propres, le programme anthropologique qui consiste à comprendre le cours naturel de la sexualité humaine dans l’environnement d’une société où le chiffre individuel est devenu la norme sociale. Ce renversement méthodologique : partager et non pas seulement, en vertu de la règle positive, observer, répond, en réalité, à l’axiomatique de l’individualisme. À l’instar de la « blessure narcissique » que Freud (qui entendait se situer dans la lignée de Galilée et de Darwin) croyait avoir infligée à la toute-puissance du « moi », il en parachève la consécration.




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