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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein : 4(1)
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 3

Dessin du dessein :
esquisse d’une représentation spatiale
de la royauté sacrée

I - 3.41 : Le rituel et le politique (2)



Harpe Mangbetu (Zaïre) (Coll. Gallini)

(Repris et développé de : "Notes sur la signification..." : Thèse pour le doctorat d'État, Paris I-Sorbonne, 1989)

Les références sont reportées en fin de page 3.42.

I - 3.1 Introduction
I - 3.2 L’équilibre des pouvoirs
I - 3.3 La machinerie constitutionnelle
I - 3.4 Le rituel et le politique (1)
I - 3.41 Le rituel et le politique (2)
I - 3.42 Le rituel et le politique (3)


I - 3.41 Le rituel et le politique

suite de 3.4 :

4. Androgynie et travail de l'origine

"L'huis de la femelle obscure est la racine de Ciel et de Terre."
(Tao-Tö-King)

La reconstitution d'une androgynie primordiale est parfois donnée, dans les systèmes considérés, comme le concept d'une action sur la nature et comme l'idéal que vise à réaliser le mariage royal.

Chez les Lugbara, le faiseur de pluie contrôle la pluie en manipulant des objets contenus dans des pots enterrés dans "un morceau de sauvagerie" au milieu des terres cultivées que les Lugbara désignent comme un "vagin du monde". Les pots de pluie contiennent divers objets parmi lesquels des pierres de pluie en quartz, mâles et femelles, des vertèbres de serpent et d'oiseaux, ainsi que des perles et des labrets de verre et d'obsidienne. Les pierres des quartz, appelées si (grêle) sont censées être tombées directement du ciel, mais aussi avoir été extraites du sol... Elles sont mâles et femelles (les premières de forme phallique, les secondes rondes et percées) ; les serpents et les oiseaux sont considérés comme des êtres hermaphrodites. (Middleton, 1978 : 381) Tous ces objets représentent un lien entre les principales catégories du ciel et de la terre. Seuls capables de "conjoindre ces sphères" (autrefois jointes mais séparées par la divinité, courroucée par la conduite des hommes), les faiseurs de pluie "s'acquittent du travail de l'Esprit divin". (Id. ibid. : 382).

Autrefois, en cas de sécheresse persistante, le faiseur de pluie faisait venir la pluie "en éviscérant un captif au sommet d'une colline" (Id. ibid. : 379, 382, 385), lequel se change alors en léopard. Cet animal, "doté des attributs de la divinité" est regardé comme la réincarnation d'un défunt faiseur de pluie. (Id. ibid. : 38l) Cette autre procédure – si la manipulation de natures hermaphrodites et la conjonction ducéleste et du terrestre ont le pouvoir de faire venir la pluie – donne à voir le sacrifice du faiseur de pluie comme l'acte par lequel il devient à la fois opérateur de la conjonction et nature hermaphrodite lui-même, terre et ciel, Esprit divin. Quand il se retire dans son bosquet de pluie, on dit qu'il est allé "faire son œuvre" (azi). Azi signifie "travail" et "labeur", mais, dans ce contexte, le mot prend plus précisément la connotation de "devoir", ce qui est caractéristique de la condition sociale et humaine de quelqu'un ; par exemple, on dira que le "travail" d'une femme, c'est d'enfanter (Id. ibid..: 385). Couché dans sa tombe sur le côté gauche, comme une femme, il se changera en léopard divin. Il est, socialement et cosmologiquement, l'être double qui perpétue l'oeuvre divine en travaillant dans le "vagin du monde".

Les Moundang expliquent que c'est à l'aide des "fétiches" de la terre et des épouses qu'il a reçues que le roi "travaille", "qu'il est à même de remplir la charge dont il est investi". (Adler, 1982 : 307) "Le mariage royal étend à l'extrême limite le principe d'équivalence de toutes les femmes. Non seulement le roi épouse sans dot, ce qui a pour corollaire que toutes les femmes du pays moundang sont potentiellement siennes, mais il peut également prendre femme dans son propre clan voire son propre lignage" (Id. ibid. : 311) Quand le roi épouse une jeune fille de la catégorie des wé-pe-wul-li ("celles qui sont dans la grande chambre"), le premier rapport sexuel prend place à la fin de la fête des récoltes sous une forme ritualisée. (Id. ibid. : 316) Le domaine du roi , la nature de son travail, c'est le féminin, et principalement en relation avec la première femme du palais. "La première épouse du roi (dont le nom signifie "mère de l'enclos royal") [...] est liée à son royal époux plus qu'aucune femme du palais et partage avec lui le caractère d'être unique [...] Elle a droit à des épousailles cérémonielles ; elle a le dépôt des regalia qui fait d'elle une égale des masques; elle fonde la légitimité de la succession dynastique ; enfin, elle quitte le palais à la mort du roi". "La sacralité de [sa] fonction l'éloigné plutôt qu'elle ne la rapproche du roi... Elle est crainte assurément car sa bouche peut maudire, mais elle est aussi maltraitée pour la moindre faute ; elle souffre plus que ses coépouses ; selon la formule de l'esclave du palais chargé de veiller à la bonne marche des activités féminines", "c'est une prisonnière" (Id. ibid. : 320).

Dans la topographie du palais-microcosme, l'habitation de la mah-mor-yã occupe le fond de l'enceinte. A proximité, se trouve une petite ouverture, opposée à l'entrée du palais selon l'axe sud-nord,"en principe fermée" et "masquée par une portière de paille". "C'est par là (te-mor-yã, le derrière ou l'anus de la maison), qu'à la mort du roi on fait secrètement sortir son cadavre pendant la nuit." (Id. ibid. : 314) Ce "lieu du fond" est la place sacrificielle par excellence, "véritable sanctuaire dans l'enclos du palais"; (l'une des chambres de la demeure de la reine "recèle les regalia du souverain qui sont confiés à sa garde") (Id. ibid. : 318).

L'épouse rituelle du roi est le point symbolique où se renversent les significations : matrice d'une vie périssable, sa possession met le roi en situation – "entre le vagin et l'anus", selon le nom d'une muserolle qui, chez les Moundang, donne le pouvoir au roi; entre expression et excrétion – de travail sacrificiel dans le "vagin du monde". Du flux naturel, l'institution tire la circularité cosmique qui sauve la vie de son origine mortelle. Chez les Banyoro, quand la nouvelle lune paraît, le chef du collège des prêtres s'adresse au roi en ces termes: "Tu as survécu à la lune et tes gens sont des combattants. Puisses-tu vaincre" (Roscoe, 1923 a: 107).

En tant que moyen de reconstitution de la dualité originaire, le mariage rituel (généralement incestueux) est compris comme l'acte dont dépend la fécondité de la création. Mariage "stérile" dont l'efficience se développe dans tous les êtres du royaume. Trois types de raisons sont invoquées pour justifier la stérilité de l'épouse rituelle du roi : - le caractère incestueux de l'union s'opposerait à son expression ; - la qualification de sa descendance mettrait en question un système de gouvernement qui repose sur la dialectique réglée d'une organisation de clans et d'un pouvoir royal (supra) ; - la maternité de la reine déséquilibrerait la dualité constitutive du pouvoir rituel en ajoutant un troisième terme à l'autorité. Motifs rituels et motifs constitutionnels apparaissent complémentaires s'agissant de systèmes politiques dont le but est de mettre en œuvre, pour le bénéfice commun (c'est-à-dire pour le bénéfice d'une organisation de clans) un pouvoir rituel qui tire sa source de la nature spécifique du couple royal.

Le mariage incestueux du roi réalise la conjonction significative des deux principes cosmiques. Considéré dans son résultat, il donne à la société qui le met en œuvre un pouvoir sur la génération naturelle qui s'autorise de la définition et de l'affectation de la première femme du royaume, "objet" et "matière" du travail rituel du roi. Sa propriété peut consister, sinon dans le transfert du pouvoir de la génération au roi, du moins dans son contrôle et sa mise en forme. La stricte réglementation de la procréation palatiale concerne les deux temps de la constitution et de la diffusion de la "vertu royale" : la première épouse ne peut engendrer et les autres femmes du palais sont écartées de la sphère de la souveraineté quand elles sont enceintes. La vertu que le roi acquiert par son mariage rituel, il la diffuserait par ses mariages féconds :

1°) C'est de sa première épouse qu'il tire la substance de la souveraineté et la reine est son indispensable vis-à-vis rituel. Comme les Banyoro et les Kotoko, les Moundang justifient la stérilité de la reine par 1'incompatibilité entre les "lourdes tâches" lui incombant (en y incluant la garde des regalia) et "l'absorption par les soins maternels" (Adler,1982 : 319). On dit chez les Kotoko que "le temps que la reine devrait consacrer à une grossesse et à l'allaitement de son enfant serait distrait de celui réservé au Prince". Or, on sait "qu'elle demeure en permanence dans sa chambre à coucher, pour ne pas manquer la visite que celui-ci peut lui rendre" (Lebeuf, 1969 : 128-129). Chez les Banyoro, la reine devait être en permanence à la disposition du roi, "chose impossible si elle avait dû se consacrer à son enfant" (Roscoe, 1923 a : 140).

2° C'est par ses mariages "diplomatiques" avec les filles des clans que le roi propage la vertu de l'institution. Cette propagation divise et le roi et sa souveraineté. Les Lunda disent que si la demi-sœur du roi avait un fils, celui-ci devrait être roi (Singleton-Fisher in Mc Culloch, 1951 :11). S'agissant d'une descendance moins proche de la souveraineté, mais qui tient, par hypothèse, sa qualification de l'union rituelle du roi, la logique du système commande les dispositions qui préserservent l'"intégrité" du souverain : la génération d'une épouse, comme son fruit, peuvent être en mesure d'offusquer son pouvoir, s'il doit être l'unique en charge de la génération et du pouvoir rituel. Chez les Kotoko (Masson-Detourbet, 1953 :15-16), les épouses du roi ne peuvent accoucher dans l'enceinte royale. Chez les Swazi (Kuper, 1947 : 74), dès les premières douleurs, les reines sont envoyées enfanter dans le quartier des gens du commun. Au royaume d'Oyo (Palau-Marti, 1964 : 213), le fils aîné du roi était mis à mort lorsque son père mourait. "Pendant la vie du roi, il exerçait des fonctions qui en faisaient en quelque sorte l'équivalent du souverain, ce qui lui valait l'interdiction absolue d'aller au palais et de voir son père". Chez les Sukuma (Cory, 1951 : 13), quand l'épouse du chef donne naissance à un fils ( la naissance d'une fille ne pose pas ce problème ), "elle doit quitter l'enclos royal et vivre séparée du chef [...] Elle lui rend fréquemment visite, mais un tabou sévère lui interdit d'amener son fils à proximité de l'enclos royal". Chez les Nyanga (Biebuyck, cité par de Heusch, 1958 : 106), le chef n'a qu'une fois des rapports sexuels avec sa sœur-épouse. Celle-ci, éloignée du chef, mène une vie sexuelle très libre. Si son premier né est un mâle, il est mis à mort. A Porto-Novo (Palau-Marti, 1964 : 207-208), "les femmes qui ont conçu disparaissent à tout jamais, et à l'exception du roi et d'un ou deux de ses fidèles, personne ne sait [...] où est l'enfant". Chez les Banyankole (Roscoe, 1923 : 51), les fils du roi ne voyaient leur père que lorsque celui-ci les convoquait quand il se sentait proche de la mort. Chez les Jukun (Meek, 1931a : 339), quand une épouse du roi est enceinte, on informe le roi en usant pour la circonstance d'un terme spécial "comme s'il était inconvenant d'appliquer au roi le mot qui désigne la paternité. Le roi offre un vêtement à l'épouse enceinte et ne la revoit pas avant que l'enfant soit sevré". Chez les Swazi (Kuper, 1947 : 62), on apprend aux fils du roi à répondre, quand on leur demande qui est leur père, en donnant le nom d'un des frères du roi.

5. "Féminité" du roi

Le travail du roi, dont l'objet est de garantir la fécondité du royaume, s'exprime à travers un contrôle delà génération qui peut se dire "féminité" du roi. S'il est parfois le seul mâle du palais, comme chez les Mossi, à l'exception de son cheval qui ne fait aucune saillie (Izard, 1980 : 416), le roi est, de règle, ou le modèle, ou le double, ou le vis-à-vis de toute féminité, selon une configuration parfois indissociable de sa personne. Seul mâle du palais et seule femelle "vraie". On pourrait préciser la nature de cette féminité en en classant les caractéristiques sur une échelle allant d'un pouvoir sur la génération acquis dans un mariage sans contact sexuel, jusqu'à un pouvoir sur la génération manifesté sans concours masculin – comme chez les Lovedu, dont le roi est une reine sans époux officiel qui a pour fonction le contrôle de la pluie et la redistribution des épouses (Krige and Krige,1943) :

- Chez les Dogons, "on parle de la féminité du Hogon – "Hogon" vient de qualité de chef" (Calame-Griaule, 1968 : 209) - qui est celle de la terre. "De la femme et de la terre il a l'ambiguïté, il est à la fois pur comme la terre cultivée et la mère féconde, impur comme la brousse stérile et la femme menstruée"(Id. 1968 : 299). "Il n'est pas autorisé à quitter sa maison pendant la période où croissent les végétaux, temps où ses deux âmes sont en étroite communion avec les âmes des céréales" (Griaule et Dieterlen, 1954 :101).

-Chez les Pende, "au moment des semailles de millet, d'arachide et de maïs, le chef doit dormir dans la case de sa première épouse, mais sur une natte séparée, jusqu'au moment où sortent les premières petites pousses vertes de ces plantesj le mystère de la germination est alors terminé et il peut reprendre sa "ronde polygame". (le manioc se plantant par boutures n'appelle pas pareil interdit (De Sousberghe, 1954 : 215-2l6). On dit alors du chef continent : "(il est) comme la femme qui prépare ses couches, il ne doit pas voyager" ; "c'est lui qui tient la graine" (Id. 1963 : 58).

- Chez les Mushinga, "une vieille femme qui a fini d'enfanter [est] donnée au chef. C'est elle qui dort dans la case cheffale – elle ne peut désormais avoir de relations sexuelles avec aucun homme ; si cet interdit était violé, toutes les femmes de la chefferie auraient des fausses couches. Sa grande vieillesse est garante de l'observation de l'interdit" (De Sousberghe, 1954 : 2l6). En revanche, dans la petite chefferie voisine de Niegenene, "c'est le chef lui-même qui, une fois désigné, est voué à la continence et doit s'abstenir désormais de tout rapport avec des femmes... Il doit renvoyer son épouse (De Sousberghe, 1963 : 66)... La violation de l'interdit par le chef amènerait la maladie et la mort dans les villages de la chefferie. (Id. 1954 : 2l6). Le chef – de même que les autres chefs Pende qui "eux régnent associés à une épouse cheffale" – est tenu de porter une gaine de chasteté ou étui pénien "passée par son ministre


SHIANGU DE NIEGENENE
Gaine de chasteté

qui noue lui-même les nœuds dans le dos et le vérifie tous les matins". Cette gaine est sertie d'un anneau de cuivre au-dessus du gland, " une petite ouverture est ménagée à l'extrémité pour les besoins naturels, le chef ne pouvant [l'] enlever jusqu'à sa mort". "Chez les Niegenene et les Niengu "outre la gaine, on faisait prendre au chef un poison paralysant les organes, poison dans la composition duquel, outre plusieurs" ingrédients végétaux, entraient des parties de silure ou poisson électrique" (Id. ibid. : 217-218). Dans la région de Loange, il existe des chefferies où l'hernie scrotale est exigée du chef soit avant l'investiture, soit un certain délai après la nomination et ce en signe de ratification de la part des ancêtres" (Id. 1963 : 67). Dans certaines chefferies Pende, on énonce le principe : "Notre chef engendre étant laïc, il n'engendre plus comme chef" (Id. ibid. : 69). Les Nyoka disent : "Notre souveraineté consiste à ne pas engendrer, la leur (aux autres Ba-Pende) consiste à engendrer des enfants" (Id. 1954 : 216) .

- Chez les Jukun, "le roi est le seul mâle adulte à ne pas être sujet à la pollution entraînée par le contact d'une femme menstruée" (Meek, 1931 a : 125). Précisément, le roi est associé à la lune et à la fécondité, et Meek rapproche la nature et la durée de la retraite du chef des Arago, à l'époque de la moisson, de la durée de la ségrégation menstruelle. Le mot "Puje" qui désigne la fête des moissons chez les Jukun signifie "hutte de menstruation" (Id. ibid. : 144)

- Chez les Kwotto de Panda, "le costume ordinaire du chef comprend plusieurs pièces de vêtements qui ne sont portées que par les femmes; ainsi porte-t-il un pagne de femme et jamais un pagne d'homme, et une ceinture de femme". Son corps est traité avec des cosmétiques comme celui d'une femme. "Assimilé de cette manière à un être féminin, il lui est interdit de voir certains objets rituels des cultes masculins" (Wilson-Haffenden, 1927-28 : 284)

6. Le sacrifice du roi

"Ni sa personne ni ses actes ne sont en cause; en réalité, lui-même n'a rien fait."
(J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, p. 32, à propos d'Œdipe à Colonne, v. 265 et s., 531 et s., 539.)

L'inceste royal n'aurait pas pour caractère premier la transgression de la norme – en quoi consisterait l'inceste profane – mais la prise de possession du point où celle-ci se noue, origine et mort, sens et absence. Le roi serait moins l'être qui s'excepte de la loi commune que le ministre à qui la société délègue la charge de l'origine et dont l'inceste inaugure et symbolise le sacerdoce. Si la représentation de l'inceste symbolise ce qui est contraire à l'existence, l'inceste royal produirait une existence sans dépendance. Codifié, déplacé, cet inceste est un point virtuel ; construit, mis en scène, jamais réalisé – quoique parfois pratiqué. Le propre de la mise en scène est de tenir à distance, de re-présenter l'acte. L'inceste rituel serait à l'opposé de cette conjonction aveuglante et mortifère d'un couple profane. On aveugle le couple royal pour le garder à l'existence : chez les Pindji, "des esclaves de même souche que le ministre du chef voilent la tête du frère et de la sœur d'un tissu de raphia, les conduisent l'un vers l'autre et sont témoins de l'accomplissement du rite". (De Sousberghe, 1963 : 63) Il ne peut être significatif qu'à la double condition d'une symbolisation – les protagonistes de l'inceste n'en sont pas les bénéficiaires et d ' une destruction des symboles mis en jeu. On pourrait considérer que la théorie de la mort sacrificielle du roi lève cette contradiction en associant sous un même concept pouvoir et usure du pouvoir, royauté et sacrifice du roi.

6.1. Sacrifice de fondation

La mort symbolique du candidat au trône (ensevelissement, retraite, incubation), commune à de nombreuses intronisations, est préalable à une nouvelle naissance. Chez les Umundri, par exemple, un prêtre s'adresse en ces termes à l'élu, pleuré par ses femmes et préparé pour être enterré selon le rite commun.: "Toi qui va entrer dans la tombe, relève-toi avec un corps vert et resplendissant. Que le mal et la maladie n'aient jamais prise sur toi... Règne dans la vérité et la justice" (Jeffrey, 1935 : 347, 350). Cette mort d'instauration associe le sacrifice de la personne de l'élu à son sacerdoce.

Le rituel d'intronisation des souverains kotoko expose comme suit sacrifice et fécondité du roi. La retraite est "une épreuve au cours de laquelle l'héritier meurt pour renaître de conditions exceptionnelles : comme l'Ancêtre ressucité, il renaît de son propre sacrifice. Dans la "maison de la coutume" il est enfermé au sein de la terre pendant une période déterminée, sept nuits, sept étant non seulement le chiffre de la Terre, mais celui de la procréation, symbole de l'union des principes complémentaires et en particulier du couple (3+4). La maison qui l'abrite alors est une construction définitive, située en un lieu privilégié, le centre du palais, et par là-même celui de la Ville et du Monde. Elle est également appelée communément la "maison de l'offrande"... Les Lagouané disent que la retraite que le Miarre y effectue correspond à son ada, c'est-à-dire à l'offrande de sa propre personne. On lui donne encore pour nom "la termitière" , ce qui souligne encore son lien avec la fécondité chthonienne. Vêtu d'une tunique habituellement réservée aux défunts, il y demeure immobile dans l'obscurité et le silence [...]

[...] Dans sa matrice de terre, il reçoit une nourriture particulière, préparée chez sa propre mère par les soins d'un jeune garçon. Le premier lien entre l'impétrant et la société s'établit ainsi par le truchement d'un enfant de sexe masculin investi d'uné^ fonction de nourriture. (Double contradiction qui souligne l'ambiguïté des notions dont sont chargés les éléments de ce rituel)... D'après les conceptionskotoko, cet enfant est le substitut de la semence paternelle qui nourrit 1'embryon dans le sein de la mère quand prédomine chez lui la féminité'.' "Comme les animaux tutélaires sont nés du premier sacrifice, le Prince naît de celui de l'héritier". " L'impétrant dans la maison de la retraite est comparable à la victime (humaine) emmurée vivante qui renaît métamorphosée" (Lebeuf, 1969 : 238).

A Logone-Birni, après cette première retraite "liée à la Terre, à l'ouest, à la nuit, à la mort, mais aussi à la fécondité et à la résurrection, le candidat effectue une seconde réclusion qui se déroule dans des conditions opposées, "liée au Ciel, à l'est, au jour, aux vivants". Le Prince apparaît alors aux hommes "dans les vêtements de son prédécesseur tandis que son double nom (le sien propre jumelé à celui du précédent prince) est proclamé par les deux instruments qui sont symboliquement reliés au Ciel et à la Terre, la trompe et le tambour". (Id. ibid. : 239)


Kotoko
A. Palais de Logone-Birni. Façade de la maison des audiences.
B. Trône de Makari. (Terre crue, hauteur 7m.)

6-2. Sacrifice d'expression

Ainsi constituée, la double nature du Prince (autrefois, l'intronisation impliquait le sacrifice de la mère du souverain - supra ; la première épouse, sœur classificatoire, symbolise la terre des premiers occupants) est soumise à une règle qui engage l'ordre universel. "Il règne dans le palais une étiquette rigoureuse à laquelle le Miarre est le premier à se soumettre... Les Princes menaient autrefois une existence presque invisible, cloîtrés dans leur propre demeure. Ils n'en sortaient qu'occasionnellement, lors des cérémonies inscrites dans le calendrier religieux ; leurs itinéraires étaient alors dictés par les prêtres et leur accès en maints lieux frappé d'interdit. Ces restrictions allaient jusqu'à obliger le Miarre Lagwan et le Me de Makari à ne jamais regarder le fleuve"...."Maître de l'espace nettement circonscrit dont il occupe le centre, le Prince kotoko est également Maître du temps" : "La saison des pluies, deman, est une période féminine : deman est comme la femme qui accouche d'un enfant. Le Miarre Lagwan est alors censé, comme la reine des termites à laquelle on le compare, procréer sans répit ; il réside la plus grande partie de son temps dans la pièce centrale de sa demeure, la "maison de l'offrande" qui est [...] la termitière primordiale [...] Sa sortie est considérée comme un véritable accouchement elle correspond non seulement à la naissance de la nature qu'il est censé avoir assurée, mais aussi à la sienne propre, et c'est au pas lent et indécis d'un jeune enfant qu'il rejoint sa nouvelle chambre" selon un parcours dit "chemin du serpent" qui "épouse les ondulations mêmes du corps du serpent, image du mouvement de la vie... Le Prince a alors quitté la Terre pour s'établir dans le Ciel où il demeure pendant toute la saison de sima, période à la fois masculine et féminine que l'on compare à l'enfance. Aucun des traits qui appartiennent en propre à l'un ou l'autre sexe ne domine dans le caractère princier, il est à la fois homme et femme et est censé se reposer ; il récolte ce qu'il a semé, reçoit des visites de l'extérieur et assure la distribution des richesses". Dès le début de la saison chaude, "le Prince revêt l'aspect du géniteur par excellence, il est le feu qui. descend sur la terre et sa fonction esssentielle est de la féconder. Pour rejoindre sa chambre du rez-de-chaussée, il emprunte le "chemin du serpent" mais dans le sens inverse" (Id. ibid. : 283, 284-285).

Le travail du roi, réalisé dans la dualité sexuelle, c'est d'assurer la fécondité du royaume. La nature originairement mâle et terrestre du personnage investi de la fonction royale rend nécessaire la réalisation sacrificielle de cette androgynie. L'appropriation du féminin (sacrifice de la mère, sacrifice delà génération, inceste, mariage rituel) est dite sacrifice et fondation du roi, acte dans lequel le roi assure la production naturelle. Le sacrifice d'expression du roi est l'opération qui diffuse la vertu royale dans la nature.

Comme le montre l'exemple kotoko, la vie rituelle du souverain est étroitement synchronisée avec le cycle végétatif et le cycle astronomique qui le commande. Cette synchronisation porte comme conséquence la mort du roi avec l'année. Le point critique de la vie rituelle se situe donc au moment où la nouvelle année doit naître de l'année morte, dans le passage d'un cycle végétatif à l'autre. Chez les Swazi, l'Incwala, cérémonie de régénération annuelle de la royauté que Kuper appelle "le drame de la royauté" "effectue le passage de l'année écoulée à l'année nouvelle" (Kuper, 1947 : 202). "Les Swazi christianisés parlent de l'Incwala comme du "Noël des païens" et ceux-ci reconnaissent de bonne grâce : "Oui, c'est notre Noël, le Noël de notre roi, le commencement de la Nouvelle Année" (p. 208). Le déroulement de la cérémonie est rigoureusement fonction du solstice d'hiver et "c'est une chose terrible si celle-ci se termine avant que le soleil commence sa course annuelle et bien plus terrible encore si elle commence après. Des rites particuliers sont alors nécessaires pour prévenir les calamités qui ne manqueraient pas de frapper la nation dans l'un et l'autre cas" (p. 201). L'Incwala est divisé en Petit Inwcala qui dure deux jours et Grand Incwala qui dure six jours ; ces deux phases sont séparées d'une période intérimaire. Le Petit Incwala commence quand le soleil atteint son point le plus méridional et quand la lune n'est pas visible ; il symbolise,disent les Swazi, la rupture avec la vieille année et la préparation à la nouvelle année (Id.1952 : 46 ) ; chacun se réjouit, "le roi a mordu pour l'année passée" ( Id.1947 : 205-206). Le Grand Incwala commence la nuit de la pleine lune, il met en scène "la renaissance symbolique du roi et fortifie le peuple pour le temps à venir" (Id. : 1952 : 46) ; on dit que "le roi soutient la course du soleil" (Id . 1947 : 201 ).

Les commentaires dont nous venons de faire état réfèrent le Petit Incwala à l'expulsion de l'année morte et le Grand Incwala à la production de la nouvelle année. Du Petit Incwala, les informateurs de Kuper disent encore : "Le roi a brisé la vieille année et se prépare pour la nouvelle année" (Id. 1963 : 69). "Les hommes rentrent alors chez eux en attendant que la lune soit mûre". On peut mettre en rapport les deux phases de l'Incwala avec les deux postulations de l'acte sacrificiel. Toutefois, le Grand Incwala répète plusieurs motifs du Petit : il ne peut y avoir expression, fondation, sans rejet ; vie sensée sans mort sacrificielle, l'acte sacrificiel mettant en œuvre l'expression du sens. Dans le feu qui clôt le Grand Incwala sont consumées, avec les reliquats des sacrifices accomplis, toutes les impuretés de l'année écoulée. "C'est la saleté du roi et de tout le peuple que l'on met au feu" (Id.1947 : 221).

La production sacrificielle de la nouvelle année est homologue à la réintronisation du roi, une division expressive. Chez les Rukuba, cette dialectique de la division significative productrice de l'ordre social et de l'ordre cosmique joue de la manière suivante :

1°) On choisit, un nouveau-né, chef potentiel de par les conditions de sa naissance et considéré (en vertu du principe des générations alternées : le petit-fils vaut le grand-père) comme une réincarnation du dernier roi défunt. L'enfant est étouffé, son cadavre vidé et momifié. On fait manger au roi, mélangée à la viande d'un bélier mis à mort pour la circonstance, une part de la chair de l'enfant. Cet endo-cannibalisme , qui inspire crainte et dégoût aux Rukuba, permet au roi d'ingé¬rer, la quintessence et la pérennité de la royauté.
2°) Au cours d'un rituel appelé Kuga, qui se tient environ tous les dix ans, on "attrape" une victime désignée; un vieil homme d'un clan particulier qui n'est pas celui du roi. On l'installe dans une hutte de branchages on le coiffe d'un bonnet contenant "des ossements des chefs précédents ainsi que des restes exhumés provenant des victimes des Kuga antérieurs". On tue un bélier donné par le roi dont la viande considérée comme particulièrement impure,est mangée par le vieillard qui, dès lors, supporte là part maudite de la royauté. On lui construit une hutte à l'extérieur du village dans laquelle il vivra en exil jusqu'à sa mort ; il ne pourra plus se raser les cheveux et devra mendier sa nourriture, la quémander avec une calebasse que rien ni personne ne doit toucher, par crainte de la contagion ; pour mendier, la victime se présente par l'arrière des habitations, chemin jamais utilisé d'ordinaire ; hirsute et vivant parmi les détritus et les immondices que l'on a l'habitude de jeter en ces lieux, le vieillard se promènera ainsi, solitaire, fui de tous, pendant sept ans. Ce laps de temps écoulé, il mourra subitement dans la septième année, tué par l'effet du rituel.
3°) Entre la momie ("immortelle") du nouveau-né, représentant le principe de la royauté, et l'ordure vivante qui polarise l'impureté royale pendant une durée déterminée, règne le roi. Au cours du rite Kuga, il doit rendre visite à son double négatif, installé dans sa hutte de branchages et revêtu des insignes de sa charge macabre. Au-dessus de l'entrée, on a suspendu la momie du nouveau-né après l'avoir abondamment frottée d'huile, et c'est cette momie qui va jauger et juger le roi. Si celui-ci reçoit une goutte d'huile en franchissant le seuil de la hutte, il devient "très, très triste", car il sait qu'il ne verra pas le prochain Kuga. Si, au contraire, il passe "entre les gouttes", il est assuré de vivre au moins jusque là. Du rite Kuga, il est dit qu'il a commencé le monde ; précédé d'un rituel de chaos et d'inversion sociale, il sert disent encore les Rukuba, à "réparer", à "remettre en place" le monde. (Muller,1975 : 16-18)

Cette régénération de l'ordre se joue spécifiquement à la jonction de deux cycles végétatifs. Si la production de l'année résulte du transfert de la vertu royale dans le processus germinatif , chaque récolte diminue le roi. Au cours de la fête des prémices, on lave le roi, on rase le roi, on "mange" le roi. Pour que la moisson soit aussi renaissance, il faut que le roi "échange la mort", qu'il renaisse de son oeuvre et de son exuvie. Chez les Sukuma, le cérémonial au cours duquel on rase le roi est considéré comme une phase majeure de la fête des moissons. C'est seulement dans cette circonstance qu'on peut remplacer les insignes royaux (Cory, 1951 : 19). "Un taureau qui porte le nom du premier roi mange les prémices" (Id. ibid. : 43-44). Ce taureau est étranglé au premier signe de maladie et remplacé. Comme le roi, qui survit à son sacrifice depuis le premier roi, il ne meurt jamais. A Porto-Novo, le rituel annuel a lieu "au mois de septembre, mois qui marque le début de l'année avec l'apparition des premières ignames". Le roi se rend au bord d'une rivière accompagné de son ministre de droite et de gauche, du prêtre du culte de Fa, dieu de la divination et de quelques femmes. "II se déshabille complètement et revêt de ses habits un garçon impubère, lui met ses colliers, ses sandales etc. . . Ensuite le prêtre coupe les cheveux et les ongles du roi, celui-ci se lave alors avec l'eau de la rivière... puis s'habille avec des pagnes européens et chausse de nouvelles sandales . On jette dans un trou tous les objets ayant servi au bain du roi... les cheveux et les ongles coupés. . . le petit enfant est descendu dans le trou et enterré. Le roi rejoint le cortège resté à l'écart qui le salue : "II a échangé la mort" (Palau Marti, 1964 : 131).

Ce qui génère le roi est aussi ce qui le régénère. L'Incwala c'est, au dire d'un Swazi, "renforcer la royauté", "montrer la royauté" et "soutenir la nation" (Kuper, 1947 : 222) Les phases rituelles de ce "drame de la royauté" répètent les motifs constitutionnels de l'institution : définition de l'unicité du souverain, mariage rituel, fécondité du royaume. Après quoi, "le roi est suffisamment fort pour mordre les plus puissantes des nouvelles récoltes" (Id. ibid. : 215). Un informateur explique que "la vie, l'âme et le bien-être de la nation reposent sur la foi et la croyance que la renaissance, la régénération et la purification du roi annoncent une nouvelle vie". (Id. ibid. : 208). La renaissance du roi enclenche un nouveau cycle végétatif.

7. Travail rituel et division sexuelle : l'inversion et la dualité : le roi, régisseur des flux

Moundang

Etalé au long du cycle végétatif et rythmé par trois grandes fêtes, le calendrier rituel des Moundang donne à voir avec une particulière richesse le travail du roi et le rôle spécifique du palais – au plan religieux – dans la production agricole. On sollicitera spécialement ici l'ouvrage qu'Alfred Adler a consacré à la royauté moundang, référence obligée pour une phénoménologie de l'institution.

Le roi de Léré est le "roi de la pluie". Mais que se passe-t-il quand la pluie du roi fait défaut ? "Derrière les insignes de la souveraineté, les initiés savent que se cachent les instruments d'"une puissance magique qu'on appelle le Ké et qui donne à son détenteur le pouvoir bénéfique autant que maléfique d'agir sur la pluie" (Adler, 1982 : 326). "Mauvais objet" de la royauté, le Ké fait du roi le responsable des aléas du climat (Id. ibid. : 393-394). Il est précisé, toutefois, qu'aucun soupçon de recours à la sorcellerie ne pèse sur le roi ("Les devins le lavent de tout soupçon de malveillance"- p. 372), et que "le Ké est présent comme partie rattachée à la personne de la [reine]" (p.327). Interrogeant la "pluie du roi", et s'informant sur l'éventualité d'une sécheresse, la divination "traite longuement des épouses du palais [...] il n'est pas question d'autre chose que du thème de la pureté puisque les périls envisagés sont ceux qui naîtraient des incartades sexuelles ou de l'indisposition des préparatrices de nourritures et de boissons sacrificielles distribuées pendant la fête" qui aura lieu après la chasse rituelle pour la demande de la pluie. (p. 371) "Que la pluie du roi vienne à manquer, ce n'est pas là l'effet de sa puissance et de sa volonté mauvaise... c'est plutôt – les femmes le chantent – la machine qui se détraque. Aussi toutes le femmes, et pas seulement ses épouses, viennent-elles en aide à ce roi malheureux, en panne, qu'on nous passe l'expression". (p. 327)

En cas de sécheresse persistante, ainsi en avril 1969 " à la demande du roi lui-même, les femmes firent la danse dite Kor-Woré, l'imitation des maris". (p. 329) "Cette manifestation des femmes déguisées en hommes où chacune porte les vêtements de son mari et les objets usuels qui marquent son statut ou son activité professionnelle offre aux yeux de l'observateur deux aspects nettement distincts : d'une part un scénario rituel dont l'objet est la réappropriation du Ké, d'autre part une comédie politique et sociale qui donne un tableau haut en couleur des gestes et comportements qui sont l'apanage exclusif des hommes" (p. 329) accusant "la dérision des pauvres signes dont le pouvoir se couvre"(p. 330). "Le signal de départ de la fête est donné par une vieille femme du palais qui se tient seule devant le seuil de la demeure royale. Elle porte un ample boubou, sa tête enturbannée de foulards de soie : elle est le roi revêtu de son costume cérémoniel...." (p. 329) "Rien n'est plus drôle que le sérieux avec lequel telles vieilles femmes vêtues de shorts et de chemisettes en guenilles font les maçons [...] avec leur truelle, la dignité compassée de telle autre, habillée correctement à l'européenne pour faire le maître d'école donnant de la chicote à ses élèves ; la lourdeur du grand commerçant musulman vêtu à l'arabe, serrant sous son bras un vieux porte-documents en plastique usé et réclamant ses créances [...] à cor et à cri, etc. Le sommet de la jubilation est atteint, pour les acteurs comme pour le public, quand s'offre le spectacle du roi, de ses cavaliers (dont les chevaux sont représentés par des bâtons) et de ses notables [...].

Ce rite invite à comprendre quel profit l'ordre tire du désordre (inversion) et de la mise en scène de sa propre dérision (l'auteur insiste sur la "jubilation", la "joie", l'"hilarité" provoquées par les mimiques des femmes). Il existe des situations de chaos socialement programmées ; en général, elles précèdent l'ordre – entre deux règnes; entre deux cycles agraires – le démontrent et l'appellent en quelque sorte. Les rites d'inversion conjoncturels, comme l'imitation des maris, en cas de sécheresse persistante, ne disent pas que l'ordre est mort en la personne du roi ou que la vie est épuisée avec la vie qui vient de finir, mais plus spécifiquement et plus dramatiquement que la vie n'est plus la vie : sécheresse, stérilités, épidémies,...l'ordre n'est plus l'ordre. Pourquoi est ce que ce sont les femmes qui ont charge de cette dérision d'un ordre "en panne" ? et pourquoi est ce que ce sont les hommes qui en sont les "victimes" ? La cause de la sécheresse, quand la règle est impuissante à faire pleuvoir, on la cherche dans une infraction à la règle de la "pureté" qui est ici celle de la division sexuelle : "II n'est pas question d'autre chose que du thème de la pureté puisque les périls envisagés sont ceux qui naîtraient des incartades sexuelles ou de l'indisposition de ces préparatrices de nourritures et de boissons sacrificielles" (p. 371). Infidélité d'une épouse du roi, non respect de la règle qui impose une rigoureuse préservation de la nourriture sacrificielle de toute contamination par l'"impureté" féminine, sont deux exemples de manquement à la règle royale ainsi prise en défaut, puisque c'est là la cause, selon les devins, d'une éventuelle sécheresse. La sécheresse intempestive s'analyse donc comme une défaillance de la règle imputable à la faute dissimulée d'une femme qui s'est soustraite à la règle, une irrégularité féminine. Le roi n'est donc pas cause de cette sécheresse, celle-ci résulte du fait que la règle qui assure normalement la régularité du flux naturel n'a pu s'appliquer. Pour réamorcer ce flux soudain tari parce que dérobé au contrôle du canal de l'autorité qui le contient, le dirige et en assure le retour, il est nécessaire de rejouer une sorte de chaos des origines, ce chaos qui "régnait" avant que la règle s'instaure. Tel est la règne des femmes. Plus précisément, ce sera un débordement du flux féminin, ou flux naturel.

L'ordre repose sur la division du masculin et du féminin qui exprime l'opposition et la dialectique de la forme et de la matière. Cette "révolte" des femmes débordement des "assujettis", sens dessus dessous, n'est pas l'aurore d'un monde qui a changé de base, c'est une mascarade. Ce monde à l'envers fait rire. On ne rirait pas de l'ordre dans la conviction que cet irrespect pourrait provoquer le chaos. Ce n'est donc pas ici de l'ordre que l'on rit, mais de sa caricature. Montrer en spectacle le monde à l'envers (dans la mesure où il ne s'agit pas d'une transgression, mais de la volonté ordonnée d'une inversion de l'ordre – on sait où l'on va) déclenche une irrésistible hilarité. Le rire, réponse réflexe devant un monde "impossible" libère une dénégation nerveuse de la réalité représentée.

Au vu de la comédie des femmes (comédie gravissime : le contraire du jeu, dit Hegel, n'est pas le sérieux mais la réalité), on imagine des commentaires du genre : "Non, ce n'est pas vrai; regarde-moi celle-là..." etc... A propos du théâtre d'Aristophane (vide infra : chapitre 7 : Rire et démocratie), nous tentons de marquer la fonction de réassurance du modèle social de la comédie. Parce qu'il est plaisant de rire (!), ce dispositif psycho-physiologique peut être utilisé contre une réalité qui désoblige ("mieux vaut en rire pour ne pas en pleurer") au lieu (quand on n'y peut rien) ou avant de passer à une réponse qui vise à transformer la réalité désagréable ("assez ri !"). Le rire fait participer le rieur à un monde déchaîné et lui procure une ivresse qui lui fait croire que les contraintes du monde extérieur n'existent plus. La négation active du représenté en quoi il consiste entraîne le rieur dans une sorte de négation générale du monde (on a dit que le rire était diabolique) et cette ivresse dénégatrice opère physiquement une réinjection de force vitale, si l'on considère les effets euphorisants (celui qui rit est excité) ou anesthésiques du rire (vide infra : chapitre 12 : La chimie du rire) entreprendrait-on quoi que ce soit sans l'inconscience des difficultés à vaincre ? L'esprit absolu est immobile. Le rire supplée la défaillance instinctive de l'homme ; il est bien le propre de l'homme comme la distance entre l'acte et la représentation de l'acte où se logent l'acquisition culturelle, la réflexion et le doute.

Et c'est là un bénéfice secondaire, mais non négligeable, de cette inversion rituelle. Mais c'est un bénéfice premier de cette inversion spécifique qu'escompte l'instigateur du rituel. En regard de l'institution royale qui installe un masculin vis-à-vis et garant du féminin selon une proximité interdite à tout autre homme que le roi, l'inversion rituelle met en scène un féminin qui assume le masculin. En sortant de leur rôle, des limites dans lesquelles la société contraint leur nature, les femmes surabondent dans le sens de cette nature que, normalement, le travail rituel régularise ; elles ne sont jamais autant femmes que lorsqu'elles veulent tenir le rôle des hommes, non qu'elles désirent le pouvoir des hommes: cet excès matérialise un débordement de leur nature qui vise à induire le retour d'un flux qui s'est tari. L'inversion rituelle, c'est ici le libre jeu programmé de la profusion féminine. (Il existe également un travestissement et des jeux d'imitation au cours de la levée de deuil d'une femme qui a laissé une nombreuse postérité (p. 330). Cette surabondance du pouvoir féminin, excès pour une fois bénéfique de la matière sur la forme justifiant sans doute que les femmes fassent, à cette occasion, la nique aux hommes). Sans le flux naturel, l'ordre masculin n'est que sécheresse, silence et mort : forme sans contenu. La "panne" du roi est une panne de féminin, quand accidentellement, par suite d'une irrégularité ayant échappé à son contrôle, son pouvoir d'amorce et de régulation du flux vital s'épuise. La libération du chaos préordonné supplée à la "féminité" défaillante du roi et redonne matière à son travail de régisseur et de recteur des flux.



Art Tsonga

Chez les Thonga, de manière identique, la sécheresse est mise en relation avec le défaut de traitement rituel d'une irrégularité féminine. C'est parce qu'une fausse couche n'a pas été neutralisée, par exemple, que la pluie ne tombe plus. Selon les propres termes du "grand docteur de la cour" : "Le pays n'est plus en règle" . Junod décrit plusieurs rites (aux modalités parfois apparemment opposées) ayant pour objet de faire venir la pluie. Ces rites ont en commun : - d'être conduits par des femmes (parfois une mère de jumeaux) ; - d'opérer l'annulation des naissances irrégulières (dont les restes sont soit rendus à l'humide, soit incinérés); de mettre, en scène une inversion rituelle. Il s'agit de rapporter les conduites ou d'annuler les anomalies qui ont interrompu le flux naturel et de faire .jouer une surabondance de ce flux (rôle d'une mère de jumeaux). Ainsi, dans le clan Maloukélé "les femmes rassemblent les ossements des jumeaux, des enfants nés morts ou morts à leur naissance ; elles y joignent leurs vieux chiffons (ceux employés pour leurs menstrues probablement). Elles apportent tous ces objets à un carrefour de chemins et les brûlent en chantant des chants impurs et disant : "C'est un grand jour ! Il n'y a plus rien de défendu ! Si on défend quelque chose, ce sera une insulte faite à la pluie ; elle refusera de tomber". La fumée qui s'élève de ce brasier constitue une offrande religieuse ; le pays sera purifié et la pluie tombera". (Junod, 1936, II : 274-275) Soit : annulation, par incinération, des irrégularités de naissance (le flux menstruel étant une conception non achevée qui connote la stérilité) qui mettent en cause la régularité du flux et leur transformation en "offrande religieuse" par renvoi, sous forme de fumée, à l'origine du flux qui vaut mise en contact avec le ciel.

En résumé : l'irrégularité (de flux ou de comportement) cause ou risque de causer l'arrêt de la production naturelle (sécheresse, stérilité). En guise de remède ou de prévention, il convient de procéder: 1° A l'annulation des irrégularités ; 2° Au réamorçage de la production naturelle par la mise en scène d'un débordement. Annulation et débordement programmé valent remise en contact du ciel et de la terre, du masculin et du féminin et remise en route ou réassurance de la production réglée. Notons que, chez les Moundang, la chasse rituelle pour la demande de la pluie se termine par la "complainte" des premières règles (Adler, 1982 : 365).

Le déroulement du calendrier rituel des Moundang montre comment s'articule le sacrifice du roi dans la série des conjonctions rituelles qui modèlent la culture et montre, du même coup, la spécificité de son travail.

7.1 Le peuple, le roi, la production agricole

Moundang

Le calendrier moundang comporte "cinq lunaisons au sens plein du terme" – le mot "fing" qui signifie "mois" ou "lune" est traduit par les informateurs par "fête" – cinq temps forts pour la succession du temps. L'année commence avec Mar-fu, (le nouveau, le commencement) (avril-mai). C'est le temps du nettoyage et du débroussage des champs et des premiers semis, s'il y a suffisamment d'eau. Les premiers rites agricoles prennent place pendant le mois du grand sarclage Ma me ngwe li (juillet-août). Le hommes du clan Kizéré "ont la charge du premier signal de marquage du temps : le da-dele-tetakre, ce rite "licencieux" qui voit les enfants siffler avec leur instrument en forme de pénis, et crier des obscénités à l'adresse des femmes. Njama explique : " Le temps approche, le maïs, l'arachide et le mil rouge vont bientôt être mûrs, il faut se préparer à récolter". Ces performances enfantines durent quatre jours (chiffre femelle)" (Adler, ibid. : 335-336).Le cinquième jour une autre coutume enfantine succède à ce rite : les garçons fabriquent une sorte de tambour qu'ils "frappent sur un rythme semblable à celui des joueurs de yungu, le tambour de guerre qui accompagne la danse des hommes et des jeunes gens capables de porter les armes".

Quand vient le mois de grosses pluies, Ma dum-bi, (juillet-août), le travail de sarclage et de démariage est terminé. "Les petits siffleurs obscènes et les petits tambourinaires "guerriers" ont rappelé, à leur manière, les paresseux à l'ordre... Tous ces rites de moquerie et d'encouragement au travail sont désignés par l'expression ri-bi, "appeler l'eau" (p. 336). Fing-du (be) li, "le mois des Grands" (septembre-début octobre) marque la fin des pluies. Les masques visibles et invisibles sortent et réclament des sacrifices. Le premier grand sacrifice de l'année aura lieu dans l'enceinte royale (pp. 337-338). "Après une période de quelques jours, prend place le dernier rite de marquage du temps : la danse de buléré (p.338). Les garçons se mettent à danser au son de la flûte dite buléré : "Ils ont le torse nu, les reints ceints d'une peau de cabri – comme lorsqu'ils avaient quitté le camp d'initiation pour se présenter à leur mère.... Des jeunes filles se détachent de la masse compacte des spectateurs et entrent dans la danse en choisissant un cavalier qu'elles suivent en posant les mains sur ses hanches... On moque les danseurs jugés maigres et maladroits – ceux qui sont rarement saisis par une compagne –, onapplaudit les autres. Un garçon et une fille qui ne se lâchent plus (n'appuyons pas trop sur la métaphore, car les mariages ne se règlent pas ainsi) s'appellent réciproquement gu-bulyé (feuille des buléré). C'est la jeune fille qui librement (nous rendons par cet adverbe l'expression moundang: "son corps est à elle") choisit son gu-bulyé" (p. 339). Le chant qui accompagne la danse comporte des éléments d'invective rituelle : "Gu (filles des feuilles qui nous tenez par les hanches) partez car la danse n'est pas belle" (vous êtes maladroites) – Vous les pauvres, êtes-vous des enfants du roi ?... Vous êtes des varans, les filles ne vous aiment pas. Vous êtes couchés au milieu des herbes" (la brousse sauvage est votre demeure)". (p. 340)

Les rites qui viennent d'être décrits sont "une manifestation de licence et d'inversion plus ou moins prononcée des normes sociales" (p. 340). Sous ce titre, le rituel de la fête de la pintade (fête royale pour la demande de la pluie, infra) dans les villages possédant une chefferie "dont les détenteurs ne sont pas des fils de roi" met en également en scène un rite d'inversion et de licence sexuelle et permet peut-être, par comparaison, de mettre en évidence la nature spécifique du rite royal. A Yandi, "la fête dure trois jours et se termine dans une clairière où l'on danse toute la nuit [. ..] Il s'agit d'un rituel où se manifeste la plus grande licence sexuelle, hommes et femmes pouvant s'accoupler librement en se retirant simplement avec quelque discrétion dans la brousse toute proche" [...] "Au cours de la danse, les provocations sont incessantes: les garçons chantent: "Si je rencontre une fille avec son cache-sexe, je le lui retire pour faire l'amour". De leur côté, les filles répondent : "Si je rencontre un garçon avec un étui pénien, je le lui retire pour faire l'amour" (p. 373). "Les épouses stériles peuvent espérer de ces unions libres une grossesse jusque-là vainement attendue. Le mari accueillera bien sûr avec joie la bonne nouvelle sans se soucier du père biologique".

Les conjonctions rituelles qui modèlent la production agricole sont des manifestations sexuelles, publiques, licencieuses, parfois marquées par l'inversion des rôles. La vie sociale n'est viable et la sexualité n'est vivable et opératoire que dans la règle et la distinction des sexes. La licence rituelle stimule la fécondité créatrice en libérant cette force que la culture assujettit et borne. Licence signifie, précisément, absence ou dérision des règles qui régentent la vie sociale. Ici, quand l'ordre est stérile (ces épouses sans enfant), la règle s'efface et s'incline devant la "matière". C'est en levant temporairement et réglementairement son contrôle sur le flux féminin qu'elle stimule et contrôle les forces créatrices. La règle retournée, la volonté ordonnée d'une inversion de l'ordre: le désordre des accouplements (hors, ou en dépit, des circuits matrimoniaux), l'inversion des rôles (en dépit des statuts sexuels), la publicité (relative) des accouplements (en dépit de la retenue sociale), dans la moquerie, l'invective et l'obscénité, mettent en œuvre un débordement de la force vitale sur la règle.

En regard, le travail du roi consiste à assurer un conjonction spécifique réalisant une dualité originaire qui assure la régularité cosmique et dont la pluie est l'effet manifeste. C'est un travail sacrificiel qui use le roi. Les trois grandes fêtes moundang exposent trois modalités du sacrifice du roi dans la production du cycle végétatif.

Fing-moundang ("la lune moundang") (octobre-novembre) est la fête des prémices : "Quand le maïs et le mil rouge viennent à maturité, le temps pour célébrer l'année nouvelle est arrivé" (p. 343). Le rituel se déroule sur la place sacrificielle par excellence, près de la demeure de la première femme du royaume, la reine, "mère de l'enclos royal". Il dramatise le travail du roi dans le "vagin du monde" (supra), en l'espèce, l'échange de la mort qui permet au roi de renaître de l'année. (Pour la commodité de la présentation, on divisera en séquences la description du rituel.)

1- La veille de l'ouverture de la fête, un représentant du chef de terre de Léré pénètre dans la cour du palais ; il porte un séco (paravent de paillle) fraîchement tressé qu'il paille tressée va offrir à la reine. Celle-ci détache le vieux séco qui servait de portière à sa case et le donne à son hôte en échange du neuf. La portière usagée est dressée comme un paravent en arrondi dont l'ouverture fait face au trou masqué du mur par lequel on fait passer le cadavre du roi. Le plus discrètement possible, la reine sort de leur cachette les regalia et les dépose à terre derrière le paravent.
2- C'est alors que l'esclave sacrificateur qui officie dans le palais s'avance avec le bœuf destiné au sacrifice. Il immole l'animal et verse un peu de sang sur les regalia, tandis que le représentant du chef de terre invoque les Esprits de la terre, les Génies du lieu et les Esprits ancestraux, paternels et maternels du roi de Léré. Quand le sang a été répandu, les servants du sacrifice versent de la boisson sucrée (de la bière qu'on n'a pas laisser fermenter) en s'adressant aux mêmes Esprits. Cependant, le sacrificateur et ses aides s'activent à dépecer le bœuf égorgé et déjà des petits morceaux de viande grillée sont jetés dans toutes les directions de l'espace pour écarter les dangers et les malheurs du lieu des regalia.
3- Le représentant du chef de terre est maintenant installé dan son petit enclos de paille d'où il ne sortira que le lendemain à l'aube en franchissant le mur d'enceinte du palais, car il lui est interdit de passer par le vestibule d'entrée. Le séco sera jeté dans la rivière où l'homme ira se purifier. Il recevra la peau du bœuf sacrifié. Son "travail" est de rester complètement enfermé à l'abri de tout regard et d'attendre le lever du soleil. Il ne peut communiquer avec l'extérieur que par l'intermédiaire de son neveu utérin qui l'accompagne depuis le début du rite. Les villageois qui passent à proximité de son paravent le saluent en l'appelant "roi".
4- Pas plus que leur propriétaire d'un jour, le roi véritable ne peut voir les regalia ; bien mieux, il ne peut même pas s'approcher de cette partie nord de son palais où règne celui que l'on peut désigner comme son double négatif. Le roi ne touche pas à la chair de l'animal immolé, pas plus qu'il ne goûte la bière de mil. (Adler, ibid. : 344-345)

Séquence 1 : exposition. - les termes mis en rapport sont le double du roi et l'anus du palais, la reine, le cadavre du roi et l'année morte ; - l'espace sacrificiel est circonscrit par le séco qui symbolise l'année morte - (ce séco sert à dissimuler les regalia sortis de leur cachette pour la circonstance ; il sera jeté à la rivière la cérémonie terminée; un tel séco est utilisé pour l'évacuation secrète du cadavre du roi par l"anus du palais" ; cadavre qui sera jeté à la rivière après avoir été divisé - vide supra : chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision...) ; - l'action rituelle consiste dans la mise en relation de la mort du roi et de la production annuelle, de la revivification des regalia et de la renaissance du roi.
2 : Sacrifice du bœuf et libation de bière non fermentée. Un peu de sang est versé sur les regalia : "la force des regalia est inerte si elle ne reçoit pas le sang du bœuf sacrifié et la bière non fermentée" (p. 345). Le lieu de l'action met en évidence le sacrifice du roi par double interposé. C'est le sacrifice du roi qui vivifie les regalia, qui rend efficients les moyens de contrôle de la fécondité.
3 : Enclos dans l'année morte, et symboliquement mort, le double du roi devrait être évacué par l'anus du palais. S'il sauve apparemment sa peau (la peau du boeuf sacrifié lui revient : "II se sauve par le nord" ; "il emporte la peau du bœuf immolé" (Adler , 1978 : 36)), il devra se purifier de cette mort symbolique, et "on dit que la maladie ou le malheur provoqué par l'impureté du roi retombera sur lui et ne manquera pas de le tuer à plus ou moins brève échéance" (p. 345).
4- Le roi est cantonné de droit dans la partie sud de son palais. Le sacrifice le divise en mort et vie, répétant ici l'opposition sud-nord caractéristique de l'intronisation (ce qui génère le roi est aussi ce qui le régénère). Cette mort déplacée du roi, retournant la mort en vie, vaut prise de possession de la fécondité du sol, réintronisation. L'aboutissement du cycle végétatif que célèbre cette fête des prémices doit être renouveau de la nature et du roi. Le commencement d'un cycle est détachement du cycle achevé; l'année nouvelle procède l'année morte comme la vie sensée de la mort sacrificielle. Le double du roi qui meurt, c'est le vrai roi qui renaît. Sans cette renaissance, la consommation des prémices ne pourrait se faire : cette efflorescence de la terre, c'est en quelque sorte le roi transsubstantié. De même nature que les substances sacrificielles, sacrifice lui-même, le roi est le seul à ne pas consommer les nourritures offertes. Dans le sacrifice du chef de séco, renaissant de son expression, le roi commence un nouveau règne. "Dès l'aube, on bat le rythme du ye-fing (pleurer la lune) : la dernière lune est morte, ce soir la fête commence" (p. 347). On rénove la façade sud de l'enclos royal ; le tambourinaire du roi a remis une peau neuve à son instrument et repeint de couleurs fraîches les taches ocres et blanches qui en décorent le bois. Dans le rituel de purification qui clôt les sacrifices, après avoir versé l'eau sur le seuil du palais et la bière au pied du tambour royal (les libations s'adressent, les premières aux ancêtres royaux, la seconde aux Génies du lieu), les deux officiants s'en vont déposer deux calebasses sur l'une des collines surplombant Fouli (village théoriquement commandé par la mère du roi, où sont censés être enterrés les rois) "Le contenu de ces calebasses, qu'il a été interdit à (l'auteur) de regarder est constitué par mur-yimi, le son, le déchet de la bière de mil" (pp. 347-348) : lie sacrificielle (le son, le cadavre du roi) par opposition au sens exprimé par le sacrifice, au sang, au crâne du roi utilisé comme instrument et pierre de touche de la succession (vide supra : chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision...). Après les discours et celui du roi, "le signal est donné pour la musique, la danse et les ripailles" (p. 348). Pour la consommation du repas sacrificiel offert par le roi, la foule se presse en masse devant le palais qui, en ce jour, est ouvert à tous. La mort assumée par ce roi de paille (qui s'appelle précisément le "chef du séco", ou chef du "paravent de paille" (Adler,1978 : 36 ) réinstalle en majesté le roi du grain.

Cie-sworé (l'Ame du mil) (décembre-janvier). "En ce milieu de saison sèche, tous les mils sont venus à maturité et les chefs de famille s'en vont dans leurs champs pour couper les plus beaux épis (les semences pour la prochaine récolte) qu'ils font transporter par leur fils jusqu'à leur grenier" (p. 355)- II s'agit de transporter dans le grand grenier du palais les plus beaux épis du champ royal. C'est ici un rite de récolte et de la sélection de la semence. Une interprétation rituelle et agronomique de ce rite est proposée infra : chapitre 5 : L'Âme du mil : sur l'agronomie traditionnelle.

Fing-luo (la fête de la pintade) (février - mars ) "Tout en vaquant aux travaux de saison sèche [...] on guette les tout premiers orages et l'on se demande de quoi sera faite la prochaine saison des pluies qui ne viendra, au plus tôt, que dans deux mois" (p. 362). Il s'agit d'une chasse rituelle pour la demande de la pluie à laquelle participe le roi. Le gibier tué sera rapporté au palais et redistribué à la population sous forme de nourriture sacrificielle.


Trois espèces de pintades d'Afrique centrale (extrait de Jean Dybowski, La route du Tchad, 1893)

1- Monté sur son cheval et vêtu de ses plus somptueux vêtements, le roi se rend en brousse en un cortège rigoureusement ordonné qui fait halte au lieu-dit te-ka-luo (le siège ou le tabouret sur lequel le roi s'asseoit pour la pintade). On installe le tabouret et les quatre épouses du roi se mettent alors à le déshabiller. Jadis, il n'aurait gardé qu'une peau de cabri autour des reins, perdant tout signe distinctif [...] Il s'asseoit sur le tabouret et les femmes le déchaussent et lui lavent les pieds. Ce rituel de purification est rendu nécessaire par l'interdiction faite au roi de fouler le sol de son pied nu.
2- Le signal de la chasse est donné. "Pieds-nus et vêtu seulement de la peau de cabri [...] perdu au milieu de la masse des pauvres, le roi chasse avec son arc et un casse-tête [...] L'usage autorise alors n'importe qui à le tourner en ridicule, à l'insulter et même à le frapper s'il est jugé trop tyrannique. "Tu es roi au village lui crie-t-on, ici en brousse, tu es comme nous, les pauvres, tu n'es rien". L'espèce de mutinerie rituelle mise en scène par les chasseurs ne dépasse guère de nos jours la simple licence verbale et le simulacre de coups. Jadis, les choses étaient différentes, beaucoup plus sérieuses semble-t-il, et de véritables mutins (des cadets, mais d'un rang suffisant pour prétendre succéder légitimement au souverain régnant) pouvaient tenter leur chance en provoquant un accident qui les débarrasse de leur frère. Ces temps sont assurément révolus mais pas dans l'esprit du roi actuel qui s'efforce chaque année de retarder le plus possible [...] sinon d'annuler une fête à laquelle il se prépare comme on se prépare à une guerre. On imagine le soulagement qui est le sien quand,
3- la chasse terminée, juste avant que la nuit tombe, il quitte la brousse hostile des hommes pour retrouver à l'entrée de Léré l'univers féminin qui le protège et le raccompagnera dans ses vêtements de gloire jusqu'au palais. Car ce sont ses femmes qui l'accueillent, non seulement les quatre premières, mais toutes ses épouses et les femmes de Fouli" (pp. 363-365). Sur le chemin du retour, il lui est rigoureusement interdit de regarder en arrière pour ne pas voir cette image de lui-même "nu en brousse, ou presque, face aux quolibets des chasseurs" (p. 366).


Dahomey (trésor d'Abomey)
(animal imparfaitement domestiqué, la pintade symbolise souvent l'anarchie)

L'objet de rite est d'obtenir la pluie. C'est, cette fois, le roi en personne qui est au centre d'un procès rituel qui va le réajuster à sa fonction. L'échange de quolibets et d'obscénités entre les sexes qui précède la chasse et la danse d'"inversion" des femmes (p. 363) s'apparentent aux rituels qui ont été évoqués plus haut. On peut penser qu'ils concourent au même but que la chasse à la pintade : faire tomber la pluie. La société assigne et donne les moyens de son travail au "roi de la pluie" de la manière suivante. On extrait le roi de son palais, de sa pompe et de sa juridiction: conduit en brousse somptueusement vêtu, il est déshabillé par ses femmes (son "domaine" - p.312) et détrôné par elles – déchausser le roi, c'est par cet acte que les Moudang se débarrassent d'un souverain incapable en le disqualifiant. Quand le signal de la chasse est donné, le roi, dépouillé de tout signe distinctif, dépossédé des instruments de son travail et dénaturé par ceux-ci, est plongé dans la masse de ses sujets. Perdu dans la multitude, il reste ce qu'il était : un être hors humanité ; non pas l'un quelconque des sujets moundang, mais l'envers des exceptions qui le définissent et le situent hors des normes qui font l'humanité. Un être "pollué", en rupture d'interdits, ceux du peuple et ceux de la royauté ; non pas un quidam perdu parmi les hommes qui ne sont rien, mais l'unique et l'excès mesuré à la multitude et à la généralité des hommes, et par là, le point de mire de cette chasse. L'usage autorise à l'insulter et même à le frapper. Moquer, insulter, frapper le roi, hors des conditions de sa fonc¬tion, c'est encore le définir, le remettre à sa place. A cette définition du roi, mesuré à la norme de ses sujets, s'ajoute la définition du roi parmi ses collatéraux: de véritables mutins pouvaient jadis se débarrasser de lui à cette occasion. L'hostilité de ses frères rappelle au souverain qu'il n'est roi au palais que parce qu'il reste unique, "sans parents", "orphelin", et que cette unicité propre, il ne la réalise et ne la soutient que par la neutralisation de ses homologues. Bien qu'un coup d'état puisse être perpétré à la faveur de cette qualification rituelle du roi, la procédure révèle, puisque, aussi bien, il est finalement réinstallé dans sa pompe et que sa mise à mort, quand le temps qui lui est imparti est écoulé, n'emprunte pas cette voie, un scénario de réintronisation formellement comparable à l'Incwala des Swazi (infra). Chez les Moundang, il s'agit de produire les conditions qui font la pluie ; chez les Swazi, d'enclencher le cycle de la nouvelle année et l'efficience du rite se marque dans le fait que les ancêtres envoient la pluie pour éteindre le feu qui clôt les sacrifices.

Le roi est l'opérateur de cette production de par les conditions rituelles et institutionnelles qui font de lui l'unique en charge de la génération. Comme le rite moundang, le rite swazi met le roi en mesure de faire son oeuvre en répétant sa constitutionnalité. On le qualifie ou on le disqualifie. Ce scénario de réintronisation peut être considéré comme une manière d'ordalie, dans la mesure où c'est à l'occasion de cette épreuve que serait sanctionnée l'incapacité éventuelle d'un souverain. C'est la capacité du roi à faire la pluie qu'examine la divination. Ou bien le roi est renvoyé à ses femmes et à son travail : assurer la pluie par la réalisation d'une androgynie primordiale et le contrôle de la génération naturelle ; ou bien il est destitué. Le rapport entre la pluie et la mort du roi est indiqué par le traitement dont le cadavre royal fait l'objet : incapable d'assurer la conjonction primordiale (synthèse ordonnée du masculin et du féminin) le roi devient matière de l'action rituelle, divisé en tête et corps, masculin et féminin. Le crâne, relique imputrescible, marque la continuité dynastique et le principe de la succession (p.38l), le corps, lie du sacrifice royal, est jeté à la rivière et ainsi expulsé de cette terre à laquelle le roi n'appartenait pas (p. 380) Chez les Luba, une même opération est effectuée sur le cadavre du roi défunt et sur celui du candidat malheureux à la succession, par son vainqueur. Cette division répète la division que le fondateur de la royauté a effectuée sur le corps de son oncle maternel, Nkongolo (vide supra : chapitre 3.2 : L'équilibre des pouvoirs), l'arc-en-ciel, union d'un serpent mâle et femelle. Cette séparation a valeur cosmologique en ce qu'elle permet la communication réglée des deux principes : pluie, circulation sacrificielle, exogamie et alliance matrimoniale.


Luba British Museum

Swazi

Un thème récurrent de l'Incwala consiste dans la mise en scène et l'évocation chantée d'une "rébellion" des membres du clan royal contre le souverain. Dès l'ouverture de la cérémonie, on entonne des "chants de haine" ; "ces chants, écrit Kuper [...] sont lugubres et terriblement émouvants [...] Quand on les a entendus, on ne peut les oublier" (Kuper, 1947 : 206-207). L'un d'eux dit :
"Vous haïssez l'enfant roi / On le met sur la pierre / II dort avec sa sœur / II dort avec Lozithupa (la princesse) / Vous haïssez l'enfant roi. // Ô roi , terrible est ton destin / Ô roi, ils te rejettent / Ô roi, il te haïssent."

Un mythe rapporté en annexe par l'auteur sons le titre "un mythe d'inceste royal" conte l'histoire du fils d'une jeune épouse du roi, qui, chassé de la cour à cause de son frère, succède à son père après avoir eu des relations sexuelles avec une jeune fille qui se trouve être sa soeur (p.237). Cette définition du roi, l'extraction institutionnelle de sa parenté et l'inceste qui, selon les Lunda, "tue les liens de [la] parenté" (de Sousberghe, 1963 : 63), est remise en œuvre par l'Incwala, dès le Petit Incwala, mais principalement au cours du Grand Incwala, où le rituel "culmine en un dénouement dramatique". Le second jour du Petit Incwala, le chant de haine est entonné et quand un dignitaire s'écrie : "Dehors étrangers !" tous les étrangers et les membres du clan royal y compris les femmes enceintes de leurs œuvres doivent quitter la scène et c'est "entouré de ses loyaux sujets" que le roi crache de sa hutte rituelle la "médecine de fertilité". Les chants montrent la haine dont le roi est l'objet, mais aussi "la loyauté de ses supporters". D'après un informateur, ceux-ci expriment "leur détestation des ennemis du roi". D'après un autre, ces chants constituent une "protection magique contre l'hostilité dont le roi est l'objet".

Le grand jour du Grand Incwala (p.214 s.), "avant l'aube, le peuple chante et danse pour le roi" ; quand le soleil se lève, le roi est baigné et, cela fait, "l'action se déplace du corral vers le harem. Les régiments sortent par la porte inférieure et les femmes par la porte supérieure, ils forment des arcs dans l'espace entre le harem et l'enclos de la reine-mère, laissant un petit passage pour le roi [...] celui-ci va de son sanctuaire jusqu'à la hutte dans laquelle il a célébré son premier mariage officiel. Il est entièrement nu à l'exception d'un étui pénien en ivoire d'un blanc brillant [...] et pendant qu'il passe devant ses sujets, le chant de haine retentit avec une poignante mélancolie". ("Le travail de roi est vraiment écrasant dira la reine-mère commentant cet instant"). Les prêtres le suivent de chaque côté portant un pot de médecine sacrée. Ils pénètrent avec lui dans la hutte et un conseiller ordonne le silence [...] Le roi prend une pleine lampée de médecine et, quand il est sur le point de la recracher, le conseiller donne le signal : "Eh,eh ! il la poignarde !" et la foule répond. Il crache la médecine à travers deux petits trous, l'un à l'avant de la hutte (est), l'autre à l'arrière (ouest) [...] Dans ce rite, le roi révèle sa puissance et plusieurs vieux notables dirent alors au roi qu'à cette occasion, il aurait dû cohabiter avec sa première épouse rituelle et que le cri "Eh, eh ! il la poignarde!" aurait marqué leur union". Quand le roi crache, on dit que sa force "va tout droit au peuple " et l'"éveille".
Tard dans l'après midi, l'Incwala entre dans une nouvelle phase. Les hommes du clan royal encerclent le roi. Le reste de l'armée surgit à l'arrière et le chant change brusquement :
"Nous allons les quitter avec leur pays
dont les voyageurs sont comme le distant tonnerre
Entends-tu, Dlambula, entends-tu? "
et les épouses chantent :
"Entends-tu? Allons, allons".
Les paroles et l'air sont sauvages et tristes, comme "la mer lorsqu'elle est en colère et que les oiseaux de mer sont projetés par les vagues". Les épouses royales se retirent en petits groupes désespérés [...] beaucoup pleurent. Les hommes frappent lourdement le sol du pied en rythme lent [...] Les princes se rapprochent, entraînant le roi au milieu d'eux et le dirigeant progressivement vers son sanctuaire. La frénésie gagne la foule, le chant devient plus fort, les corps vont et viennent (selon Marwick -1966 : 190), ce mouvement de va-et-vient évoque celui de la mer) faisant pression sur les côtés de l'enclos, et le roi est poussé à l'intérieur".
Kuper fait état de deux interprétations indigènes : "Le groupe royal veut émigrer une nouvelle fois" ; il "montre sa haine envers le roi", "ils le mettent en accusation et l'expulsent de leur sein".
Un nouveau chant retentit alors :
"Sors de ton sanctuaire
le soleil est en train de te quitter
Toi l'Unique".
Un monstre de légende émerge du sanctuaire : le roi revêtu d'un costume dont tous les éléments sont associés à la force, à la vie ou à la pérennité, exécute une danse "folle et mystérieuse" que personne ne lui a apprise et qui n'appartient qu'à lui. L'herbe coupante de son costume "lui entaille la peau et dans sa douleur et sa rage, il s'agite frénétiquement" et le sang royal coule. Or, l'épanchement du sang royal est censé "mettre en danger la nation entière et, par le passé, un Dlamini (nom du clan royal) passible de la peine de mort était assommé ou étranglé, mais jamais poignardé" (pp.107-108).
La dernière phase rituelle du Grand jour consiste dans le "lancer de la gourde". Cette gourde, dite venir de l'endroit où les Dlamini effectuèrent leur première migration, - parfaitement verte bien que cueillie l'année précédente - , symbolise la pérennité entretenue par le sacrifice du roi. Il lance la gourde sur les boucliers de ses guerriers, celle-ci ne doit pas tomber à terre. "Quelques informateurs insistent sur le fait qu'autrefois, si le récipiendaire de la gourde était allé à la guerre, il aurait été le premier tué" (p.219).

Les procédures ici rapportées s'exposent comme la mise en œuvre de la constitutionnalité du roi. (Notamment : l'Incwala a fait l'objet de multiples interprétations ; le trait ici retenu est partie d'un rite dont nous ne prétendons pas épuiser la complexité : cette complexité résulte de la participation, dans un scénario dont les valeurs, bien que traduisibles en termes généraux, ne peuvent être explicitées que dans la symbolique et la sémantique swazies, d'enjeux politiques, sociologiques , cultuels, astronomiques, météorologiques et agricoles.)

Dans le Petit Incwala, c'est en expulsant les Dlamini, en isolant l'unique,que le peuple "produit" le roi, et c'est "entouré de ses loyaux sujets" que celui-ci crache sa médecine de fertilité. Lors du Grand jour du Grand Incwala, en un premier temps (le matin), le roi, nu au milieu de ses sujets, marche du corral à la hutte rituelle de son mariage d'où il crache sa médecine de fertilité. En un second temps (l'après-midi), les hommes de son clan s'"emparent" du roi et le poussent dans son sanctuaire ; quand un chant prie le roi d'en sortir, celui-ci émerge sous la forme d'un concentré de puissance (emmagasinée au cours des rites des jours précédents non rapportés ici) qui s'auto-sacrifie. Il s'agit de deux mouvements complémentaires qui opèrent l'extraction qui définit le roi: dans le premier, le peuple écarte les Dlamini du roi ; dans le second les Dlamini expulsent le roi de leur sein. Le premier est le fait du peuple et commande un travail du roi référé à son mariage rituel et dont dépend la fécondité du sol ; le second est le fait du clan royal et assigne au roi sacrifice et continuité du sang royal.

La mise en œuvre de la définition du roi qui engage le sacrifice de celui-ci pour le bénéfice de la société, la chasse rituelle pour la pluie des Moundang l'opère sans dissocier explicitement le roi dans son peuple et le roi dans son clan. C'est un bénéfice commun que développe cette exposition du roi qui le renvoie à son travail ; à sa solitude, à son palais et à ses femmes. Les épouses du roi (et toutes les femmes de Fouli, ce village gouverné par la mère du roi et où celle-ci sera censément enterrée, assimilée aux épouses du roi) jouent ici un rôle essentiel; ce sont les quatres épouses principales du souverain qui le détrônent symboliquement avant que soit donné le signal de départ de la chasse, et c'est à l'androgynie qui résume son travail que le renvoient ses sujets et ses "pairs". Androgynie qui fait de lui, hors des conditions de son efficience, un masculin incomplet. (La fidélité des épouses du roi est un thème de plaisanterie "rituel" et on dit par ailleurs du roi de Léré qu'il est une femme (Adler, 1982 : 317, 366 ; Id. : 1978 : 37). On aperçoit comment le peuple et le palais œuvrent respectivement et collaborent dans le calendrier rituel (quant aux moyens d'action) : alors que les rites agricoles qui n'impliquent pas directement le palais reposent sur une "confusion" du masculin et du féminin opérée par une inversion des rôles et des attitudes réalisable par tous à des moments choisis, le rite royal qui vient d'être décrit réassigne le roi (à la faveur d'une inversion politique et rituelle (ses femmes le détrônent, ses sujets l'insultent, ses frères le contestent) à une "confusion" spécifique du masculin et du fémininin opérable par lui seul tout le temps de son règne. Invectives et moqueries qu'hommes et femmes se lancent, conjonctions rituelles et inversées, ces débordements développent deux effets : le premier, visible et affiché, qui consiste dans l'investissement de l'ordre social par les forces sur lesquelles celui-ci légifère; le second – puisqu'il faut comprendre le bénéfice que l'ordre tire du désordre – qui, par voie de conséquence, confère à l'ordre le pouvoir de la nature, à la forme le pouvoir de la matière. En regard, le travail que développe le sacrifice du roi apparaît bien viser une même fin, l'appropriation et le contrôle des forces créatrices, mais par une saisie originelle et permanente de leur condition de possibilité qui interdit toute vie sociale à son auteur et qui l'engage dans le sacrifice de sa vie. Le travail du roi s'expose comme un passage à la limite, un excès, une permanence et une institutionnalisation du travail rituel.

Conclusion provisoire
En conclusion de cette présentation analytique, on résumera comme suit quatre traits delà configuration rituelle de la royauté :

1° Un roi est réalisé au moyen d'une double tension : l'une qui le définit parmi des parents, l'autre qui le définit parmi des étrangers (hôtes ou conquis). La première s'exprime complementairement par la qualification du roi et la disqualification de ses homologues ; la seconde par un mariage rituel et des mariages politiques avec des filles autochtones – généralement, un inceste rituel unifie ces deux tensions en "tuant la parenté" et en symbolisant un mariage avec la terre.

2° Le sacerdoce du roi, paradigme de l'action rituelle, assure une permanence d'acte qui, hors des rites publics, s'exprime dans une réclusion spécifique ou une passivité fonctionnelle : "Le roi ne se livre à aucune tâche productive [...] son devoir est de veiller comme dit la devise Pi Léré, celui qui veille sur Léré. Cette fonction de veille, cette immobilité inquiète est appelée travail par les Moundang" (Adler, 1978 : 33 ) ; les Yoruba disent,de même, que l'Oba"veille sur la ville" (Lloyd, 1960 : 230).

3° Ce travail est si peu pour le bénéfice du roi qu'il implique astreinte, ascèse et mort à court terme. "La solitude, la permanente vulnérabilité, la vie brève sont le destin du roi" (Adler, 1982 : 253) . Chez les Swazi, où la durée du règne n'est pas programmée, on constate qu'un roi "meurt jeune" (Kuper, 1963 : 31) – bien que rituellement protégé par deux hommes qui ont pour fonction d'absorber toute impureté qui pourrait 1'atteindre – et un proverbe énonce que "le calebassier survit à son fruit" (Id.1947 : 78) c'est-à-dire que la reine-mère survit toujours au roi (Id. 1963 : 31). (Exception notable à ce principe, le roi Sobhuza II, le roi d'Hilda Kuper, est décédé en août 1982) à l'âge de 82 ans.)

4° Le roi est un être mis en mesure, ou en demeure, d'assumer une androgynie des commencements qui le fait pivot de l'ordre cosmique en tant que synthèse active du masculin et du féminin, ou reprise de la génération. Gémellité, inceste, mariage rituel et sacrifice reconstituent cette dualité créatrice, en développent et en contrôlent les effets.



Silures.
Bénin (British Museum)

suite de la page 3.41 : 3.42

Plan du chapitre :

I - 3.1 Introduction
I - 3.2 L’équilibre des pouvoirs
I - 3.3 La machinerie constitutionnelle
I - 3.4 Le rituel et le politique (1)
I - 3.41 Le rituel et le politique (2)
I - 3.42 Le rituel et le politique (3)




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