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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3-21.4
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 21

La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)

IV - 21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons

“Les unités de sélection ne sont en aucun cas les individus biologiques, mais leurs gènes et leurs chromosomes.”
(Ostergren, 1945) Et pourtant...

Vérité de la reconnaissance "naturelle"

Le problème de la reproduction serait celui de l'équilibre entre des dispositifs psycho-sociaux de conservation et des dispositifs évolutifs d'ouverture. C'est la "liberté de choix" que nous cherchons ici à caractériser, liberté dont la devise pourrait être : "Ce n'est pas moi qui a décidé, c'est mon cœur qui a choisi" (supra) et qui met parfois en évidence une prime à la différence. Il y avait des exceptions et des singularités, la liberté de choix joue comme un multiplicateur, la différence devient un facteur d'unification. Qu'elle concerne l'essentiel ou le superficiel, la curiosité est un trait fondamental de la psyché humaine. Parmi la pacotille qui arrive des Etats-Unis dans la Chine de l'après Mao, les photos de blondes aux yeux bleus ont un succès fou (A 2, "Carte de presse", le 24 janvier 1985) ; les femmes asiatiques, selon Barbara (op. cit. p. 29 ) font fantasmer les Européens ; d'après Malaparte, les prostituées de Naples se faisaient fabriquer des perruques pubiennes blondes à l'intention des Noirs de l'armée américaine, etc. La culture enseigne que la conservation protège l'identité, individuelle, familiale, collective. Mais il est des situations où c'est la différence qui permet de sauver l'identité. Où la recherche du même impose le choix de la dissemblance.

L'opposition du mariage d'intérêt et du mariage de sentiment est un lieu commun du vaudeville et du drame bourgeois, l'individu ayant à résoudre personnellement une équation matrimoniale dont le milieu familial et social tient les données : à choisir par sentiment la personne qu'il a intérêt à épouser. Aimer, c'est avoir des intérêts communs. Le miracle banal d'une liberté que tout conditionne procède d'une interprétation individuelle de la nécessité qui fixe en nécessité une potentialité à laquelle ne manque que le choix individuel pour être saturée. Il y a drame, ou comédie, quand il existe un divorce par trop marqué entre le choix que l'intérêt conseille et celui que le sentiment commande :
"- Tu épouseras X...
- Mais elle n'a qu'un oeil !
- Oui, mais elle a deux millions."
Ce dialogue est, en réalité, une fausse fenêtre dans un scénario dont le comique repose sur une suite de variations par rapport à la situation idéale qui veut que deux individus s'épousent par amour et par raison, mais d'abord par amour. Deux jeunes gens de bonne famille dont les familles ont programmé le mariage et qui, par extraordinaire, ne se connaissent pas, sont obligés, à la suite d'un invraisemblable concours de circonstances (ils rentrent d'un séjour lingusitique à l'étranger) de partager la même chambre d'hôtel. Ils tombent amoureux l'un de l'autre tout en déplorant le sinistre mariage arrangé auquel on les destine. Miracle : ils sont, sans le savoir, les partenaires involontaires de ce mariage convenu. Ayant découvert l'accord inespéré de la raison et du sentiment, voilà que leurs parents se brouillent. Happy end : l'amour de leurs enfants contraint les familles à faire une alliance de raison en avalisant ce mariage d'inclination. Les prémisses matrimoniales se trouvent inversées : l'amour est censé induire ce qu'il avalise et conclut. La réalité est plus triviale, mais la liberté doit être dite et surabondamment prouvée. Dans Les temps difficiles, d'Edouard Bourdet, la jeune, sympathique et sportive Anne-Marie, coqueluche de son père et de sa grand-mère, doit, pour sauver la famille de la ruine, épouser un "dégénéré" (fruit d'une union consanguine entre cousins germains). Mais la belle-famille providentielle fait providentiellement faillite et la saine jeune fille sacrifiée peut enfin se soustraire aux embrassements du monstre et se refaire une vie de rêve dans une carrière au cinéma. C'est dire qu'embrasser le parti de l'argent en faisant fi de la nature, triste loi du réel, c'est embrasser le monstre. Il faut rêver. Il faut que le rêve soit vrai pour que la morale soit sauve. Et pourtant...

Une réponse sans question

Une affaire de sentiment, qu'est-ce à dire ? Le sentiment est ici amour ou son contraire, répulsion. Il "renseigne" l'individu ou lui dicte sa conduite : "Ne réponds pas immédiatement; laisse parler ton coeur..." Mais la réponse de cette voix intérieure est, le plus souvent, immédiate. Dans la présence de l'objet aimé, l'amoureux se sent transi de joie ; il s'ouvre et se délivre de son fruit. En présence de la laideur, au contraire, il se rétracte et se renferme... Epanoui, transporté d'aise dans un cas ; maussade, écœuré, sans goût à la vie, dans l'autre. Absence de communication, fermeture; ou surcommunication, surabondance d'échange, oubli de soi.

Le sentiment engage la reconnaissance de la forme et, plus précisément, de la forme subjective. Synthèse émotionnelle de l'impression reçue, comme si l'information imprégnait le corps. Communiquer ou refuser la communication. C'est plus fort que soi. L'indécision est ici indifférence. L'opposition de Rabelais, citée plus haut, de la tête et des parties sexuelles, met le cœur à mi-chemin ; siège de motions à la fois physiques et morales. Le cœur juge immédiatement, sinon de la convenance, du moins de l'inconvenance. Goût, attirance ; dégoût, répugnance. Pour représenter ce qu'aimer veut dire, il faut peut-être avoir à l'esprit ce que, par opposition, le dégoût signifie : frisson de répulsion, haut-le-cœur ou nausée, destruction d'un équilibre psycho-somatique. L'amour est, au contraire, sanctification de l'intime subjectivité, aise de la communication, reconnaissance de soi dans l'autre. Posé dans sa généralité, le problème de la reconnaissance est inverse de celui de la fermeture qui définit et garde l'identité. Même dans les situations, réputées plus simples, où il n'y a pas de quête personnelle, la reconnaissance met en œuvre des processus complexes. Chez l'oursin, par exemple (animal stupide qui, à l'occasion, fournit homo sapiens d'animelles), l'émission simultanée de gamètes mâles et femelles suppose l'activité d'un dispositif physico-chimique de reconnaissance et de synchronisation. Il est probable que le premier fait de reconnaissance concernait une histoire de reconnaissance sexuelle : une question d'enveloppe cellulaire.

La stratégie des pariades, avec sa suite graduée de stimuli-réponses, satisfait à la résolution de contraintes mécaniques et psychologiques que l'on retrouve, hautement différenciées et plus labiles, dans la courtisation humaine. Ce n'est pas seulement parce que l'homme est plus complexe, mais aussi parce qu'il est homme qu'il ne s'y retrouve pas – quand il s'y retrouve, c'est sur le mode de dénégation du rire. Un trait commun des essais relevant de l'éthologie humaine – dont le prototype pourrait être Le singe nu de Desmond Morris, où la fantaisie déborde largement l'observation, est l'humour, volontaire ou involontaire, de leur propos ou de leurs conclusions. L'homme se reconnaît dans la fraternité de ses "amies les bêtes", mais la simple idée d'une loi de son comportement lui apparaît tout à fait incongrue. "Nous ne sommes pas des bêtes, on voudrait nous le faire croire aujourd'hui", proclame Barbara Cartland, le plus lu des auteurs vivants (trois cent quatre-vingts millions d'exemplaires vendus) et probablement le plus prolifique. "Chaque matin, raconte Ménie Grégoire dans France-Soir Magazine, quand Barbara Cartland a lu six quotidiens et son énorme courrier, quand elle a arpenté son jardin sous sa cape de renard blanc pour promener ses chiens en pensant au roman en cours, elle déjeune seule puis s'étend dans le salon turquoise sur le canapé, sa secrétaire invisible assise derrière elle, comme le psychanalyste ! Elle ferme les yeux, se tait et libère son inconscient. Elle lui commande de parler. Il parle et elle dicte douze feuillets chaque jour, sans aucun plan, librement : deux livres par mois, vingt-deux livres par an. Plus fort que Simenon." Quand elle aura cent ans, Mme Cartland (quatre-vingt-trois ans) aura écrit, "si son rythme ne faiblit pas, sept cent trente-huit fois le même roman" (Le Monde du 3-4 février 1985). L'action de ce roman ? "Une jeune fille bien née préserve sa vertu dans les circonstances les plus risquées jusqu'à l'inexorable mariage. "Happy end" assurée, suspens soigneusement ménagé sur fond historique et cadres enchanteurs. Tous les ingrédients du succès" (Le Figaro du 7 mars 1986). "Barbara Cartland doit à la presse sa principale qualité : une écriture quasi automatique [...] Son public : essentiellement des femmes. Sa seule arme : le rêve. Les résultats laissent pantois : un roman tous les quinze jours traduit en dix-sept langues, tiré au minimum à un million d'exemplaires". "Mais le talent de cet écrivain prolifique a probablement consisté à réhabiliter le sentimentalisme et le romantisme dans les années soixante-dix alors que la libération des mœurs battait son plein. Des convictions que Barbara Cartland expose non seulement dans son œuvre mais dans la presse anglo-saxonne, si possible dans The Times où elle appelle au retour de la virginité, prône la fidélité et la pureté dans l'idéal de l'amour. "Depuis le début des temps, les hommes ont été les chasseurs et les protecteurs, les maîtres dans leur propre maison. Les femmes ont le devoir de les aider à le rester. L'idéal féminin doit être l'amour d'un seul homme", écrit-elle dans le très sérieux quotidien britannique." (id.)

Un index de l'unicité



(Per Marquard Otzen, Information, 1983 (Danemark)


P. Lephat, Kepes Ifusag, 1976 (Yougoslavie)


Borislav Zlatanov Osten (Bulgarie)

Ivan Stoychev Anteni (Bulgarie)

Sept cent trente-huit fois le même roman rose. Cette protestation acharnée de la liberté de la chair démontre l'existence d'au moins une loi : que la romance obéit à une nécessité d'autant plus massive qu'elle fait recette. Dans cet esprit, l'éditeur Harlequin, dont la ménagère trouve la production en prime dans les paquets de lessive grand format, donne une série de conseils à ses auteurs... La vulgarité de cet idéalisme que flattent des fictions intéressées est d'abord statistique. Qu'un même roman puisse glorifier la singularité de millions d'individus, cela ne se peut qu'en vertu de ce qu'ils ont en commun, d'une remarquable absence de personnalité ou d'une régression psychologique de type suggestif à cet infra-humain sur lequel se construisent, comme le cerveau supérieur sur le cerveau primitif, la culture et la singularité individuelle. "Mais le public l'adore !" objectait-on à Barbey d'Aureyvilly qui disait du mal d'un auteur à succès – Il est bien le seul !" En effet, ce public n'est qu'un lecteur. Le succès, quand il résulte, non de la démonstration d'une individualité exemplaire, mais de l'application d'une recette, révèle un de ces universaux dont nous faisons ici notre provende. La foule – parlons ici de "foule solitaire", puisque la foule des lecteurs se constitue, paradoxalement, en retrait de la collectivité – se caractérise par l'uniformisation des individus. Il est usuel de la comparer au troupeau de moutons ou au banc de sardines. Dans le monde animal, cette homogénéisation répond à la pression sélective qui élimine les "mutants" (sélection naturelle en milieu hostile, dans le cas des sardines ; sélection due à l'éleveur, dans le cas des animaux domestiques). En revanche, la variabilité résultant de la recombinaison génétique est plus grande quand la pression sélective diminue. La foule humaine est une formation temporaire, spontanée ou programmée, qui procède de situations critiques ou qui satisfait un programme d'uniformisation. L'état de société est une composition de la vérité individuelle et de l'appartenance collective. La singularité de la personne, qui disparaît dans la foule régressive et reste sous influence dans la foule sociale, ne constitue pas seulement, absolument et spécifiquement, le prix de l'homme, elle revêt une valeur dont la signification évolutive apparaît, par exemple, dans un mécanisme qui semble assurer la conservation de la singularité.

On a pu, en effet, interpréter le rêve comme une reprogrammation de la personnalité [pour une présentation de cette approche, on peut consulter sur la Toile :
http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/jouvet/histoire_naturelle/sommaire.html
En audio : Sur le site de l'Institut (Académie des sciences) :
http://www.canalacademie.com/Le-sommeil-et-le-reve-1-2.html].



Hypnogramme d'une nuit de sommeil chez un jeune adulte



Si les jumeaux vrais font des rêves formellement identiques, les caractéristiques du sommeil paradoxal distinguant des souches différentes, et si ces caractéristiques sont soumises aux lois de l'hérédité, on peut supposer en effet que le rêve, fait de séquences "dramatiques", symboliques mais à forte charge émotionnelle, opérant peut-être un tri et un amortissement des épreuves, est une sorte de "gardien de la différence". L'individu, histoire unique d'un programme (singulier) et d'un apprentissage (commun), détient une clé de l'évolution (de l'innovation). Cette interdépendance de la société et de l'individu apparaît dans le moyen d'expression commun au rêve et au rite : le symbole, opérateur de la "pâte psychique". La sociogenèse, matrice d'émotions éprouvées en commun, est une reprogrammation collective de la fixation néoténique. Le rite donne forme à la pulsion et la canalise dans des épanchements socialement avérés. Le rêve interprète la partition subjective de cette composition sociale et la littérature, avec sa mimésis si engageante, peut être comprise identiquement : jouer à blanc les invariants nécessaires à l'adaptation. La "vulgarité" ici visée s'épanouit dans la rencontre d'individus sans singularité et de rites sans profondeur culturelle. Le sujet s'en remet aux enthousiasmes et aux emportements des foules régressives. Pourquoi, par exemple, même s'il gagne des fortunes – preuve superfétatoire, pourtant, de son adaptation et de sa vérité dans la société moderne – et s'il a "tout pour plaire", le chanteur Julio Iglesias est-il ridicule pour qui n'entre pas dans son jeu ? Parce qu'il représente le succès, c'est-à-dire l'efficacité d'un cliché (prestance et romance) régressif. Les romans de gare, la presse bien nommée "à sensation(s)", les rengaines commerciales, c'est l'exagération des stimuli déclencheurs que l'éthologie a vocation de mettre en évidence. La liberté proteste contre la recette : ridicule du "crooner" ou de la "goualeuse". Le rire et la morale dénoncent cette inclusion de l'individuel dans le général et le trivial. Ce sont quelques éléments de ces "lois", ou de ces contraintes, qui participent de la morphologie primitive de l'expression corporelle et de la reconnaissance, qui feront l'objet des remarques qui suivent.

Pornographie = prosopographie censurée

Remarquons d'abord que l'attachement sexuel, quand bien même il ne produit pas de lien définitif, compte parmi les attachements les plus forts. Réalisant le vœu le plus puissant de l'espèce, il met en œuvre un dispositif qui permet de définir les contraintes formelles de la reconnaissance. La reproduction (ou l'accord sexuel) se fait au terme d'une série d'échanges d'informations sanctionnant une concordance spécifique préalable à une éventuelle convenance individuelle. La reconnaissance ne se limite pas nécessairement à la recherche d'une complémentarité appropriée telle que la "devise du légionnaire" pourrait en définir l'à propos, ce peut être aussi la reconnaissance d'une individualité donnée. La sexualité étant l'affaire personnelle par excellence (comme le rêve qui la met souvent en scène), celle-ci permettrait de "juger" l'être singulier qui fait démonstration de sa nature dans les choix à travers lesquels il discrimine les conditions de sa reproduction ou de sa reconnaissance. En l'an 52 de l'ère chrétienne, le sénatus-consulte Claudien édicta que la femme libre qui entretiendrait des relations avec l'esclave d'autrui sans l'assentiment du maître deviendrait l'esclave de ce maître. (Tacite, Annales, XII, 53, 1) D'ailleurs, dans la revendication d'une sexualité strictement "hygiénique", il y a un encore un parti-pris d'humanité : une singularité personnelle qui dénie la singularité personnelle et ne veut voir que des corps interchangeables. La pornographie touche ou répugne en ceci précisément qu'elle nie la personne – gros plans d'anatomie où le visage est censuré ou avili. Elle sert et délivre qui a besoin d'être sauvé de sa singularité. Dans certaines sociétés, le recours à l'obscénité fait jouer la transcendance de la nature sur l'homme et permet à l'individu de se revivifier à l'explosion naturelle (renouveau du deuil, renouveau du carnaval : e. g. chapitre 7 : 7.7 Aristophane et le Carnaval).

Le visage, témoin de l'unité et de l'unicité individuelle, moyen de reconnaissance et de communication est au cœur de l'intersubjectivité. Sur fond d'une appartenance commune (vide supra : chapitre 19.8 : Appartenance commune : unité et communication), d'une forme abstraite dont la reconnaissance est innée, le propre du visage est de confondre la généralité : un visage est toujours tel visage, présence vivante de la singularité individuelle. Histoire et personnalité. Le visage est l'identité. A la fois généalogique (un "air de famille") et personnelle (ce qui n'appartient qu'à soi). Démonstration humaine du polymorphisme génétique, il affiche le caractère – le visage est supposé exprimer la personnalité – et les dispositions de son "propriétaire". Tel visage et telle expression : même "inexpressif", le visage signifie en permanence. Cette mobilité, qui est au cœur de la transaction intersubjective, rend perceptible une liberté qui résiste à l'objectivation. Nous reconnaissons l'autre homme par son visage et cette reconnaissance nous implique dans une relation conspécifique qui est au fondement de la morale. Le traumatisme de la "défiguration", quand la victime n'a plus "figure humaine" manifeste, par contraste, le travail silencieux de l'expression faciale, l'impossibilité de signifier, quand les "traits" (éléments diacritiques de la signification) ne répondent plus et que le visage est devenu une peau, un masque – qualificatif qu'on utilise, précisément, pour signifier l'inexpressivité ou la fermeture de la face. La personne effacée paraît soustraite à l'humanité et condamnée à la mort relationnelle. Sans visage, il devient impossible d'être soi. "Eh bien, je suppose que je suis bien celle que vous êtes venus voir aujourd'hui !", pourra déclarer une greffée du visage, lors d'une conférence de presse (mai 2009). Dans l'impossibilité de figurer, la "gueule cassée", personne défigurée est aliénée dans une apparence qu'elle ne maîtrise plus. C'est cette aliénation que paraît viser l'intention pornographique, au déni de ce qu'on nomme banalement le "respect humain".

Le choix sexuel répond ainsi à une pression interne, de quelque façon qu'on l'appelle. Comme l'exprime un personnage de l'Epreuve, de Marivaux, en son parler rustique : "II faut du r'mède à ça !"



Manuel Hernandez (Cuba, 1973)

Mais la douloureuse agitation de Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron, montre que la présentation par la culture d'images accordées à cette guérison est indispensable – encore Victor "sait-il" que la personne féminine détient la clé de son tourment. L'absence de telles images ou la présentation d'images inadéquates pendant les phases critiques de la maturation affective déterminerait une pathologie de la communication sexuelle. Nature et culture, pulsion et représentation, cette double postulation propre à la sexualité humaine, en définit aussi l'énigme et la contradiction. Dans ses Syllogismes de l'amertume, E.M. Cioran écrit de l'amour qu'"on ne saurait médire sans injustice d'un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet". Cette louange par antiphrase dit l'inconfort d'une moyenne ou d'une dualité faite d'idéalisation et de mépris. Elle fait apparaître l'apaisement ou le salut espéré du mot d'ordre de Céline : "Retourner à la bêtise". En effet, "sommes-nous pas bien brutes de trouver brutale l'action qui nous fait ?" interroge Montaigne. Si l'on porte sur le choix sexuel ce regard double – qui n'est pas dans le naturel de l'homme : on a plutôt l'impression que la conscience est de trop – on voit, d'une part, les lois d'une finalité biologique et, d'autre part, les désirs et les sentiments d'un projet individuel. Mais la culture, en réalité, épouse la forme du corps. Censurer l'anatomie, c'est faire offense au pouvoir de la liberté : pour qu'il y ait histoire, il faut qu'il y ait contrainte. Si l'homme n'était que transparence, il n'y aurait ni commencement ni fin, aucune profondeur humaine. Que manque-t-il donc aux dieux de l'Olympe qui les pousse ainsi à frayer avec les mortels ? S'ils s'ennuient, eux qui pourtant ont tout, c'est probablement parce qu'ils ne peuvent éprouver là-haut cette intensité vitale – le désir et la conscience du manque – qui sont le propre de la condition mortelle. Pour connaître des aventures et avoir des histoires, il leur faut emprunter cette forme humaine qui est aussi conscience du temps et de l'imperfection. Alors, seulement, il leur serait loisible d'éprouver le pincement au cœur de l'incertitude, le risque de l'échange, la morsure du désir, souffrances sans lesquelles il n'est pas de félicité. Leçon d'humanité du génie grec : qui ferait la fragilité humaine désirable aux dieux, dans ses moments privilégiés d'engagement et d'exaltation. Au fond, comme l'explique dans son plaidoyer en défense le Prométhée de Lucien de Samosate, cloué sur son rocher : en créant la race des hommes il n'a fait que donner un sens à l'existence des dieux : "Il manquait quelque chose au divin, car il n'existait pas de contraire pour dire la béatitude des dieux". Dans l'économie du désir et dans l'économie du temps, les hommes et les dieux, identités en miroir, sont en réalité inséparables. En créant la race des hommes, Prométhée donne une conscience aux dieux.

Sans l'illusion nécessaire du commencement absolu de l'acte, sans cette croyance à la forme humaine, il n'y aurait ni liberté, ni devoir de reconnaissance. La forme humaine se perdrait dans la causalité naturelle. C'est en dérogeant à ce devoir que le scientfique et le cynique peuvent voir la fin et les moyens. Cette illusion est la vérité de l'inclusion spécifique. Son partage est un devoir moral, au même titre que la reconnaissance due au semblable. Avoir le moral n'est pas autre chose, cette condition sans laquelle il y a absence de devoir, absence d'implication de la forme humaine, quand l'humanité quitte l'enveloppe corporelle. Il manque à la théorie la dimension morale – celle-ci n'est pas son objet ; il manque à la morale la prise en compte des contraintes matérielles – nécessairement, puisqu'elle les sublime, comme le sens la matière significative. Scandale de la personne : qu'elle soit tel assemblage de matière. Mystère de la personne : que cet assemblage de matière soit une personne. La mise en évidence de l'antinomie des deux connaissances – du caractère spécifique de la morale et du caractère a-spécifique de la théorie – permet peut-être de mieux saisir la fatalité de cette contradiction.

suite de la page 21.4 : 21.41


Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire




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