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Réunion
Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18 - Le territoire de la langue
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


présentation

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Quelques exercices de Travaux pratiques…

(niveau Licence ; l'objet de ces documents,
dont les références sont le plus souvent données dans le corps principal de l'ouvrage, est de nourrir la discussion sur
des thèmes proposés par l'actualité locale ou nationale ;
il s'agit de mettre à l'épreuve et de discuter les analyses proposées en cours, ici résumées.)

Ces documents, complémentairement aux fiches pédagogiquese mises en ligne:

http://www.anthropologieenligne.com/pages/02/fiche_pedagogique_01.html
à
http://www.anthropologieenligne.com/pages/02/fiche_pedagogique_15.html

avec les illustrations, non reproduites ici, sont accessibles en version standard sur l'ouvrage électronique
(évolutif) téléchargeable (gratuitement) sur la page d'accueil du site (p. 1829 à 1896) :

www.anthropologieenligne.com/

(au 13/11/2021, 14 fiches de T. P. sont en ligne, les 5 premières et la 15ième sur la présente page web)

T. P. n° 01 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
La politique coloniale à Bourbon (1674-1767)

Contribution à la discussion : « L'île de la Réunion est-elle une colonie “comme les autres” » ?
De la prise de possession (1642) à la départementalisation (1947),
une histoire dont il importe de considérer les fondations…
En annexe : un diaporama sur le peuplement : https://www.anthropologieenligne.com/Migrations1.pptx

L'exploitation des « Nouveaux Mondes », la volonté de « planter et provigner de nouvelles Frances », selon la formule d'Antoyne de Montchrestien dans son Traicté de l'œconomie politique, publié en 1615, est conçue par l'époque comme une extension de la métropole et, en l'espèce, de sa structure sociale avec sa hiérarchie propre. La politique coloniale est en continuité avec la politique féodale. L'ascension du marchand dans cet environnement emprunte sa forme juridique au système seigneurial. L'« économie au service du Prince » fait de l'« interessez » un « Seigneur » - les « Interessez » étant définis comme « Gens d'affaires » dans le dictionnaire de Pierre Richelet - Nouveau dictionnaire François, 1709, Amsterdam. « Ceux qui ont la direction de cette île [Madagascar], écrit Vincent de Paul au missionnaire Nacquart, en partance pour l'île Dauphine, sont des marchands de Paris, qui sont comme les rois du pays » (cité par Galibert, 2007, p. 172). La formule juridique de cette « quasi royauté » s'exprime dans une charte qui garantit des droits féodaux sur les pays occupés. Ce régime est celui de la Coutume de Paris, dite nouvelle Coutume. C'est un ensemble de lois qui qualifie un ordre social fondé sur le fief et la famille, caractérisé par une hiérarchie des personnes (seigneurs et vassaux) et une hiérarchie des biens (fiefs et censives). Les domaines ainsi affectés aux compagnies de commerce sont réunis à la couronne de France par le lien féodal. La compagnie pouvait inféoder ou sous-inféoder les terres à elles concédées sous condition de coloniser.
Le capitalisme marchand (des négociants et des armateurs qui se rassemblent dans des structures juridiques spécifiques), trouve donc sa place dans un environnement de type féodal. Les compagnies souveraines exploitent en fief les colonies où elles s'établissent et qu'elles peuplent le cas échéant. Non seulement le commerce maritime ne déroge pas, mais il se révèle en mesure d'anoblir ceux qui le pratiquent. Ceux que la correspondance désigne par l'expression de « Seigneurs de la Compagnie », les Interessez », sont le plus souvent de simples marchands. L'expression les « Seigneurs intéressez » (« J'ay pris possession de l'Isle de Madagascar pour la Compagnie des Interessés », écrit Souchu de Rennefort dans l'épitre à Colbert qui précède sa Relation (1668) ramasse en une formule cette association du système féodal et du capitalisme commercial.

La colonisation de Madagascar, telle qu'elle est programmée dans la Relation de l'établissement de la Compagnie Françoise pour le commerce des Indes Orientales de Charpentier, en 1666, est supposée s'épanouir pacifiquement (« non par la Force ouverte, ni par la Crainte »), emportant l'adhésion des « Originaires » (des Malgaches : « par le bon Ordre et par l'Affection des Originaires qu'elle prétend gagner en les traitant avec Humanité et avec Tendresse » - id., p. 87) et par la réalisation d'« alliances reciproques » entre les Originaires et le colons français : « comme il faloit avoir en veüe de rendre cette Isle toute Françoise, et de mœurs et de langage, et de ne faire à la fin qu'un Peuple de deux Nations […] il ne faloit pas espérer ce grand succès, par d'autres moyens que par des Colonies, et par des alliances reciproques » (op. cit., p. 111). Plusieurs auteurs ont salué cet « humanisme » (ou « humanitarisme ») de cette première colonisation qui fait de l'autochtone l'égal du français, envisageant le mariage des colons français avec des femmes malgaches comme une conséquence naturelle de la colonisation, sous réserve que l'« Originaire » soit baptisée et que la loi chrétienne s'applique à cette union. En réalité, cette quasi égalité est conforme aux rapports de production de la féodalité : la distance « ontologique » et hiérarchique entre les « Seigneurs », féodaux de la Compagnie, et les « colons » autorise cet « humanisme » qui permet de confondre dans une même indistinction le « peuple » et les « originaires », pour ne faire à la fin qu'un seul « Peuple de deux Nations ».

Dans l'économie féodale, la terre et les hommes qui l'exploitent forment un tout indivisible, un fief. Dans cette conception, les colonies sont des domaines dépendants de la couronne dont la finalité est l'exploitation économique. « L'objet de ces colonies, explique Montesquieu, est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec des peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie, et cela avec une grande raison, parce que le but de l'établissement a été l'extension du commerce, et non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire (De l'Esprit des lois, XXI, 21). À l'article « Colonies », le rédacteur de l'Encyclopédie, qui signe MVDF (Véron de Forbonnais), développe que celles-ci :

n'étant établies que pour l'utilité de la métropole, il s'ensuit : 1° Qu'elles doivent être sous sa dépendance immédiate et par conséquent sous sa protection ; 2° Que le commerce doit être exclusif aux fondateurs. Les colonies ne seraient plus utiles si elles pouvaient se passer de la métropole : aussi c'est une loi prise dans la nature des choses que l'on doit restreindre les arts et la culture dans une colonie à tels et tels objets suivant les convenances du pays de la domination.

La période du café, avec la mise en œuvre du plan de colonisation de 1717, illustre la nature de cette relation féodale des « seigneurs de la Compagnie » et de leurs colons et la réalité du régime de l'exclusif. L'obligation de culture avec le double péage lié au monopole des échanges confine les colons dans une situation de dépendance extrême. Les moyens de production et le produit du travail, la terre, les semences, les outils, la main-d'œuvre, les récoltes et les biens de consommation, tout est dans la main de la Compagnie. Et les prix à son agrément. L'argent est en théorie inutile dans cette configuration économique où les colons se pourvoient en marchandises au prorata de leurs récoltes apportées au « magasin du roy ». « La Compagnie appelle commerce illicite et frauduleux, expose La Bourdonnais, tous les effets que les particuliers font entrer dans les Isles, parce qu'elle s'est réservée ce commerce exclusif, qu'elle ne fait pas à moitié et qu'elle ne veut pas que l'on fasse » (Mémoire des Iles de France et de Bourbon, 1938, p. 39).

Le principe de la législation commerciale des colonies françaises à culture, développe Delabarre de Nanteuil à l'article « Douanes » de sa Législation de l'Île de La Réunion (2e éd. tome 2, p. 300) a toujours été l'exclusif, c'est-à-dire qu'elles ne doivent recevoir et consommer que des produits français apportés sous pavillon français ; en outre, elles doivent encore réserver tous leurs produits d'exploitation pour être envoyés en France, par navires français. Tel est le pacte colonial.

Il faut garder à l'esprit cette « distance féodale » (cette ontologie féodale qui met une différence substantielle entre les hommes selon l'ordre auquel ils appartiennent) et cette subordination économique pour évaluer l'histoire de Bourbon et les relations de la Compagnie et des « habitants ». Agent et bénéficiaire du régime de l'exclusif, la Compagnie est un entrepreneur. Il lui revient de pourvoir l'île en colons, de fournir ceux-ci en moyens de production - et d'exploiter cet investissement. « A l'égard des habitans, expose La Bourdonnais dans le Mémoire cité (p. 39), la Compagnie doit les conduire par un cours imperceptible et naturel à tous les objets qui peuvent lui être avantageux » (p. 65). Un crédit de vivres pendant un an, de semences, d'outils et d'esclaves leur est accordé à cette fin (lettre de la Compagnie au Conseil Supérieur de Bourbon du 23 décembre 1730, citée par Mas, 1971, p. 38).

L'Ordonnance de 1674

Les bases juridiques de cette exploitation sont contenues dans l'Ordonnance de Jacob de la Haye du 1 er décembre 1674. La publication de cette ordonnance est due à l'archiviste Isidore Guët (1828-1904) qui œuvra au Service Central des Colonies du Ministère de la Marine en tant que responsable des archives coloniales. On lui doit un répertoire qui recense tout le fonds ancien dit « des Colonies » couvrant principalement le XVIIe et le XVIIIe (actuellement à Aix en Provence). Son ouvrage : Les origines de l'île Bourbon et de la colonisation française à Madagascar d'après des documents inédits tirés des Archives Coloniales du Ministère de la Marine et des Colonies (Paris, Charles Bayle, 1888) est accessible en version numérique sur le site Gallica de la B.N.F.

L'ordonnance dont Jacob de la Haye, amiral de la désastreuse « escadre de Perse » et « vice-roi des Indes », est porteur (Guët, 1888, p. 124-125) est une tentative pour détourner les habitants de l'économie de cueillette et pour les mettre « au travail » : pour les convertir aux principes d'une économie agricole. Ceux-ci, en effet, « détruisent le pays au lieu de l'établir ». Cette ordonnance entend réglementer la production de Bourbon : interdiction de la chasse et de la cueillette, donc, obligation de culture et d'élevage, assignation à l'habitation, réglementation du commerce, interdiction des mariages mixtes…

L'interdiction de la chasse, privilège seigneurial, rappelle les habitants à leur fonction de colons : la « liberté de chasse rend les habitants paresseux et fainéans, ne se souciant de cultiver les terres, ni d'avoir des bestiaux pour leur nourriture ».
Art. 12. - Que personne n'ira à la chasse des oiseaux, bêtes à quatre pieds ni autre gibier tel qu'il soit, sur peine de vingt écus d'amende, moitié pour le roy, un quart au dénonciateur, et un quart pour l'hôpital ; ou à faute de payement, six mois de service sans gage ni salaire pour la première fois, et en cas de récidive à peine de la vie - et cet ordre exécuté ponctuellement, attendu que nous avons observé que la liberté de la chasse rend les habitans paresseux et fainéans, ne se soucians de cultiver les terres, ni d'avoir des bestiaux pour leur nourriture, et détruisent le pays au lieu de l'établir.
Art. 14. - Que nul ne tiendra chiens ni chiennes, sans ordres exprès du gouverneur, et par écrit, sous peine de 10 écus d'amende pour la première fois et de punition corporelle en cas de récidive.
Art. 25. - Qu'il sera commis des chasseurs, lesquels seront obligés de fournir dans les magasins, aux commis établis pour cet effet, les viandes et gibiers qui seront nécessaires pour la nourriture des habitans et étrangers, suivant les ordres qui leur seront donnés.
Deffense à eux de trafiquer, commercer, vendre ni porter de gibier ailleurs qu'aux magasins, entre les mains des commis, qui seront distribués suivant lesdits ordres, sur peine, pour la première fois, de 100 livres d'amende, la moitié applicable au dénonciateur et l'autre à l'hôpital ; et de rester dans l'isle deux ans à leurs dépens, sans aucuns gages ni sallaires, et, en cas de récidive, d'être pendus et étranglés.
Interdiction aussi de la « cueillette » :
Art. 15. - Ne détruiront les mouches à miel, ni n'en prendront sans permission sous peine de 12 livres d'amende. Ou bien leur sera permis d'en prendre pour les nourrir et élever dans des ruches et à la mode de France, dont ils se serviront à leur usage.
Art. 16. - Que personne ne tuera ni ne prendra tortue de terre, soit pour sa nourriture ou de ses porcs, ou pour quelqu'autre raison que ce soit, sans permission par écrit du gouverneur, de la quantité qu'il permettra, et les prendront en présence de monde.
La raison d'être du colon ressort des articles qui frappent les déserteurs (« il sera donné récompense à ceux qui les pourront prendre vifs ou mort »). Le crime de « désertion » rappelle à la population de Bourbon qu'elle est attachée à la terre en vertu d'un rapport féodal.
Art. 17. - Que chacun fera des efforts de bonne volonté pour prendre et châtier les déserteurs de la montagne, étant l'intérêt public, et même qu'il sera donné récompense à ceux qui les pourront prendre vifs ou morts.
Art. 18. - Que personne n'aura commerce et pourparler avec lesdits déserteurs, sur peine de punition, à moins d'en donner avis à toute diligence au gouverneur, eu égard à la distance des lieux.
Art. 21. - Que tous ceux qui ont déserté et fait les quivis dans la montagne, seront exclus et privés de toutes récompenses, sallaires et payemens, et leurs biens confisqués au roy.
Art. 22. - Et par une grâce toute particulière que nous espérons faire agréer à Sa Majesté, que nous accorderons à ceux qui resteront présentement dans l'isle, ils seront remis dans des terres et possessions, dont ils jouiront comme devant en leur propre, comme les autres bons habitans, sans qu'ils puissent être aucunement recherchés, cy-après, pour ladite désertion passée, attendu qu'ils sont revenus de leur bon grez et qu'il leur a été pardonné.
L'obligation de produire est constitutive de la présence à Bourbon : les « bons habitants » cultivent les terres de la Compagnie.
Art. 13. - Que chaque habitant nourrira et dressera deux bœufs, ou un au moins, pour le labour ou pour porter, eu égard aux lieux où ils seront, le tout pour son service particulier, à peine de 10 livres d'amende, six mois après la publication des présentes, applicable comme dessus, attendu que c'est leur avantage particulier et public, puisque c'est le meilleur moyen pour avoir facilement des grains et légumes, et les porter aux navires promptement, et ainsi attirer un bon et avantageux commerce dans l'isle.
Art. 19. - Ordre à chaque habitant d'avoir, au moins par tête, deux cents volailles, douze porcs et six milliers de riz, trois milliers de légumes et grains et des bleds, ce qu'ils pourront au plus, eu égard, par le gouverneur, aux habitations, tous les ans.
La Compagnie rappelle son monopole sur les échanges :
Art. 8. - Que nul ne sortira rien de terre pour porter à la mer sans permission du gouverneur ou commandant, ni ne fera aucun commerce, à peine de vingt écus d'amende applicable, moitié pour le roy, un quart au dénonciateur, et un quart pour l'hôpital, et à faute de payement dans la huitaine restera six mois dans l'isle, à servir sans aucun gage ni salaire ; mais apporteront toutes leurs denrées et marchandises au commis es magasin du roy, établi, pour ce faire, où elles leur seront payées suivant les taxes qui en auront été faites.
Art. 9. - Que le sel et toutes autres marchandises seront portées aux magasins établis par le gouverneur, et qu'il ne sera permis à aucun d'en trafiquer sous quelques autres prétextes que ce soit, sous les peines ci-dessus, et donneront déclaration de ce qu'ils ont de hardes et marchandises du dehors, sous peine de confiscation et amende.
Art. 10. - Ouï bien pourront lesdits habitans trafiquer, vendre et débiter entr'eux, et commercer de toutes denrées et marchandises de leur crû, sans pouvoir en aucune manière en livrer, débiter ni commercer avec les gens des navires françois, ni étrangers quels qu'ils soient ; mais les livreront aux magasins, d'où ils en retireront le payement au prorata de ce qu'ils auront fourni.
Art. 11. - Que des magasins du roy il en sera fourni moitié, et l'autre des habitans chacun au prorata delà quantité qu'ils en auront, afin qu'ils profitent plus à mesure qu'ils travaillent davantage.
Enfin, l'article 20, souvent cité, réglemente le mariage de la population :
Art. 20. - Deffense aux François d'épouser des négresses, cela dégoûterait les noirs du service, et deffense aux noirs d'épouser des blanches ; c'est une confusion à éviter.
C'est la seule mention de la population « noire » dans l'Ordonnance, comprise dans la notion de « service ». Il n'est pas fait mention d'andevo (d'esclave), dont la Grande île, notait Flacourt, « est assez fournie » (Histoire [1661, p. 446] 2007, p. 421) au sens où le missionnaire Mounier, également déjà cité, pouvait écrire : « Pour un écu on achète un esclave qui vous sert fidèlement, lui et sa postérité » (Mémoires de la congrégation, op. cit., p. 189). Instruction virtuelle, l'article 12 des statuts de la Compagnie de 1664 interdisait « de vendre aucuns habitans originaires du païs, comme esclaves, ou d'en faire le traffic, sous peine de vie ». Tous les articles visent l'activité économique de la population blanche, et c'est le « service », c'est-à-dire l'évidence de la hiérarchie sociale et de l'exploitation du sol, qui sont en cause dans cette île où les hommes et les biens sont rangés selon l'ordre féodal.

En réalité, dans les premiers temps, ces instructions restent lettre morte, faute d'autorité. De 1680 à 1689, il n'y a pas de gouverneur. L'île est pratiquement abandonnée : de 1676 à 1703 huit navires de la Compagnie font escale à Bourbon. Les habitants doivent produire ce qu'ils étaient supposés pouvoir acheter au magasin de la compagnie et leur principal souci, ce sont les « Madagascarins » qui, « au lieu de cultiver [les] terres », s'abattent sur le « pauvre peuple de Mascareigne ». Vauboulon appliquera le régime des concessions à partir de 1690, avec l'obligation de mise en valeur, du paiement des redevances féodales et le retour des concessions non exploitées.

Le plan de colonisation de 1717 pour l'exploitation du café

Ce plan met en œuvre des contraintes renforcées sur les colons. D'abord l'insertion de l'obligation de cultiver le café dans les contrats. La formule est inaugurée par la concession faite à Jacques Auber, le 4 septembre 1719, qui « promet et s'oblige de cultiver et faire valoir le terrain qui lui sera concédé et de s'attacher principalement à la culture du café » (Mas, 1971, op.cit., p. 57). Le 4 décembre 1715, le Conseil provincial avait statué (avant que la Compagnie fasse le choix du Moka) que « chaque homme travaillant, tant blanc que noir, depuis l'âge de quinze ans jusqu'à soixante » serait tenu d'en cultiver « cent plants qu'il irait prendre dans les bois et replacerait en terre à cinq pieds de distance les uns des autres, comme de cueillir une livre de ce café sauvage pour être remis, sec et net, au commandant de l'île « au plus tard à la Notre-Dame de mars » (ADR, C° 1, f° 32). « Les vagabons et fainéants sans aucune distinction seront, s'ils ne se mettent pas au travail, employés aux usages publics selon que les gouverneurs jugeront à propos » stipule l'ordonnance du 21 novembre 1718.

En appui à ses deux agents administratifs, le gouverneur et le garde-magasin, la Compagnie installe un major et un aide-major, le garde-magasin étant promu lieutenant au gouvernement. Les directeurs de la Compagnie délèguent au gouverneur les pleins pouvoirs administratifs, judiciaires et législatifs. Un état des lieux des titres et des possessions s'imposait dès lors qu'une exploitation rationnelle du café était attendue. C'est aussi l'occasion pour la Compagnie, « après rappel de l'obligation de mettre en valeur dans un délai de trois ans sous peine de réunion au domaine de la Compagnie », d'introduire de nouvelles clauses dans les actes de concession. Boucher, malgré l'opposition du Conseil de marine (liée à son extraction et à sa réputation de légèreté), est fait second du gouverneur. Il aurait à :

exciter, dresser et instruire les habitants à la culture de tous les fruits qui y croissent et qui pourront y être cultivés… faire rechercher les mines, métaux et minéraux… veiller à la restriction des [terres] qu'on a ci-devant concédées sans mesure et sans proportion à la force de ceux qui les ont demandées… [en] régler le cens et les rentes annuelles… régir en chef tout le commerce dans ladite île de Bourbon (A. Lougnon, L'île Bourbon pendant la Régence…, p. 90).

Ces contraintes se révèlent d'une efficacité toute relative. Desforges-Boucher fit prendre en 1724 une ordonnance portant mise sous séquestre des concessions qui ne portaient des « caffeyers originaires de Moka ». Les « fulminations » de Desforges-Boucher contre les habitants ont souvent été rapportées, note Lougnon. Depuis sept ans il n'a cessé de les exciter à cultiver le caféier de Moka « par des moyens qui auraient flatté l'ambition de gens plus zélés à l'exécution des ordres de leur souverain et plus sensibles à la prompte et visible fortune qu'une telle culture pourrait leur procurer que ne sont la plupart des habitants de cette île ». Il constatait que le plus grand nombre n'avaient pas livré « une seule livre de café » dans les magasins de la Compagnie. Il qualifiait une telle conduite de « mutine désobéissance » dans une île que « nulle autre du monde de son étendue n'égalerait en richesse si tous les habitants à l'imitation de quelques-uns, s'appliquaient à la faire fleurir par la culture du vrai café originaire de Moka ». En conséquence, le Conseil supérieur déclarait « dès maintenant en séquestre toutes les concessions sur lesquelles… au mois de mai prochain… il ne se trouvera pas au moins deux cents caféiers portant fruits ou prêts à rapporter l'année suivante, par tête de noir travaillant » (id., p. 272). Les directeurs de la Compagnie s'impatientent et envoient Pierre Lenoir en mission aux Mascareignes. Lenoir, qui sera gouverneur de Pondichéry, arrive avec des instructions qui sont « la récapitulation des ordres donnés depuis 1717 » (id., p. 310). Il devait notamment dénombrer les caféiers plantés, chose impossible la quantité étant « considérable »
(id., p. 329). En effet, « le caféier est définitivement lancé […] le caféier introduit d'Arabie vient à merveille. Il n'est plus question, en 1726, d'en faire le recensement ». Après des débuts laborieux, « dès 1727 l'exportation dépasse les 100 000 livres » (id., p. 340). Lenoir conclut sa mission en déniant à Desforges-Boucher son rôle dans la promotion de la culture du café. « Ce ne sont pas les sollicitations que M. Desforges dit avoir faites auprès des habitants qui ont multiplié la culture du café, mais bien le seul motif d'intérêt qui les y a engagés » (id., p. 331).

« Habitans » contre « officiers de la Compagnie » ; « Créoles » contre « Hiropiens »…

Ces Bourbonnais, « une peuplade, écrit Lougnon, qui ne rappelait que d'assez loin l'Europe » (op. cit., p. 17), exploités par les féodaux de la Compagnie, se définissent comme « créoles » face à « des personnes nouvellement arrivees dans l'isle », qualifiées d'« Hiropiens » ou « Heuropiens ». La délibération du Conseil Provincial du 10 octobre 1721 (ADR C° 1, f° 68) fait état de la nécessité d'aller chercher en Inde des remèdes à « la triste situation où l'indigence tient la colonie depuis plusieurs années, jusque là que plusieurs habitants se sont trouvés si dépourvus de hardes qu'ils ne pouvaient aller à l'église »… Deux mémoires, qui se répondent et qui ne portent pas de signature, datés du 9 décembre 1726 et du 9 mars 1727 (ANOM, F3 208 et F3 206) permettent de juger de leur condition - alors que la culture de café est lancée.

Le premier mémoire est adressé à « vos Seigneurs du Conseil des Indes » et le second au « Tres haut et Puissant Prince Monseigneur le Duc de Bourbon ». (Les documents en cause sont ici cités à l'identique, « avec la difficulté de leurs signes ».) Les habitants, « informant [le duc de Bourbon] de ce qui regarde le commerce, la culture du caffé qui seroit veritablement dans tres peu de tems la richesse de cette colonie » (tout en le « priant tres humblement de ne point s'arrêter à la difficulté de [leurs] signes »), formulent leurs doléances à propos des « tirannies » exercées par les « gouverneurs, gardes magasins, et autres officiers » (assorties de menace d'exil, de bannissement et de confiscation des biens) et développent, eux qui s'estiment les mieux à même de « rendre cette isle fertille et marchande », une manière d'audit de la colonie et de l'administration coloniale. Les habitants s'adressent « à la source de la Justice qui est Votre Grandeur » lui « représentant du mieux qu'il [leur] sera possible les abus qui se commettent dans l'isle par [leurs] supérieurs » :

- Premier constat : les ressources de la chasse et de la cueillette, visées par l'Ordonnance de 1674 citée plus haut, sont épuisées et l'insécurité qui règne dans l'île dissuade les habitants de pratiquer l'élevage : « L'isle n'est plus ce qu'elle étoit, les vivres diminuant de jour en jour, n'ayant plus de tortue ny cochon, aussy ce que l'on eleve ne profite point, vu les friponneries qu'il s'y font actuellement par les esclaves ».
- Désignés de manière insistante, les « gouverneurs, gardes magasins, et autres officiers » de la compagnie sont les principaux auteurs de l'injustice faite aux créoles.

L'état déplorable ou nous sommes reduits qui est en verité plus a plaindre que celui des forçats des Galeres par les tirannies qui nous sont journellement faites par nos gouverneurs, et gardes magasins, et autres officiers de ladite isle et la crainte dans laquelle ils nous ont tenus, et nous tiennent journellement, nous menaçant de fortes protections dont ils disent être appuyés par Mrs de la Compagnie, et la crainte des exiles dont ils nous menacent, et même qu'ils nous font subir aux moindres representations que nous leur faisons de nos droits, en nous faisant abandonner nos pauvres familles ou en nous envoyant à l'Isle de France, et de nous menacer de bannissement et de confiscation de nos biens.

- L'un des principaux griefs tient dans la contradiction, soulignée par les habitants, qu'ils doivent mettre la colonie en culture et qu'on leur refuse les noirs nécessaires à cette mise en culture - ou qu'on les met en vente à des prix qui excèdent leurs moyens. Les officiers de la Compagnie s'adjugent, de fait, les « noirs de traite », laissant les colons sans main-d'œuvre : « Il est impossible que le café puisse reussir tan que que Mrs les gouverneurs, garde magasins et officiers feront ce qu'ils font » « si votre grandeur ne fait pas quelques avances à ceux qui sont dans l'impuissance d'avoir des esclaves ».

Nos superieurs [en effet] s'accommodent avec les capitaines de vaisseaux en leur payant les noirs de traite deux cents livres la piece, que lesdits officiers de vaisseaux avaient traités a Madagascar pour leur compte que pour cacher leurs jeux les faisaient vendre audit ancans […] lesquels dits noirs nous ont eté poussé jusqu'à 300 piastres pour nos officiers, tant qu'il ne leur coutoient que 200 par l'accord qu'ils avoient faits avec les officiers des vaisseaux. Lorsque les vaisseaux arrivent de traiter des esclaves, on a grand soins de tiré tout ce qu'il y a de meilleur et […] nous sommes obligé d'avoir tout ce qu'il y a de mauvais. Le prix fixé par M. Lenoir « personne n'en profite que Mrs du Conseil, et leurs associés, et les privilégiés, les pauvres les payant toujours au même prix, n'ayant que les estropiés et le rebus.
Cette derniere traitte les noirs n'ont point esté mis a lanquand. Mais estimé bien chere les pieces deinde, 350 livres les negresses aussy piece deinde 300 livres (qui valait 150 livres « il y a pas plus de 7 ans ») nous ne pouvons pas nous y sauver a ce prix. Mais il y en a qui en ont jusque a 60 d'autres 23 et de reste, on n'a mesme point d'égard pour les plus pauvres qui en ont le plus de besoin. Il y a environ cinq ans que l'on nous avoit fait entendre que l'on laisserait les noirs pieces deinde à 200 francs…

En réalité, les esclaves sont monopolisés par les « féodaux » de la Compagnie (et les forbans) : « N'y ayant dans toute la colonie qu'une trentaine d'habitants » « qui soient en pouvoir de faire des fournitures encore la plus grande partie sont forbans qui se sont retiré avec de l'argent dans cette isle »…
- Visés, en effet, parmi les fauteurs de désordre : les « nouveaux habitants », les nouveaux arrivants dans la colonie, injustement favorisés au détriment des créoles : les « Hiropiens » ou « Heuropiens », ces « forbans », précisément, retirés avec de l'argent dans l'île, qui ne donnent rien à manger aux noirs dont on les dote et qui sont bien incapables d'aller à la recherche des marrons…

Nous avons eu le chagrin de voir par cette derniere traitte que lon a donné des noirs a des personnes nouvellement arrivees dans l'isle aussy de la terre que lon a refusé a plus de douze de nous. On a mesme donné des noirs a des personnes qui doivent plus de 3000 livres preferablement a ceux qu'il y a plus de 40 ans qui portent le pois du pays, mesme qui ont voulu payer comptems ; nous demandons pour qu'oy on nen ous fait pas la mesme chose, estant ceux qui ont toutes les peines […] On leur donne des esclaves et ils ne sont pas en capacité d'assurer leur subsistance : et pour ce faire les pauvres esclaves sont obligés de voller tout ce qu'ils trouvent mesme d'aller dans les bois, et puis on nous oblige d'alller [les] chercher à nos propres depand… C'est nous qui avons toutes les peines sans pouvoir nous flater d'avoir eu la moindre reconnaissance, au contraire. S'il y a quelque avance a faire on le fait a des gens qui arrivent dans l'isle. Cela est si visible que l'on nous a tirré nos terres pour favoriser leur établissement.

- Enfin, l'accaparement des marchandises envoyées par la Compagnie par les officiers et les « continuels trafics des Mrs du Conseil Supérieur » font aussi l'objet de critiques et de dénonciations.

Nous passons de la traitte des noirs à celle des marchandises que la compagnie envoye icy pour l'utilité des habitants, les gardes magasins, les officiers ont choisi le plus beau et le meilleur pour eux afin de le vendre à des prix excessifs ; le choix de ces messieurs, leurs privilégiés ensuite, ces derniers ayant en apparence permission de trafiquer… Aussy lon nous vend toutes les marchandises a haut prix et l'on achète les nostres a bas prix.

L'« ingratitude » de la Compagnie envers ceux qui ont « porté le poids du pays » et « conservé l'île » pour ses intérêts est criante :

Nous avons eu grand soin de conserver l'isle tant pour vos interêts que pour la surete de ceux qui y sont ceux qu'il y a plus de 40 ans qui portent le pois du pays… Nous avons peine de voir que l'on n'ait point fait aucune gratification à Antoine Martin et Hyacinthe Martin son frère, des peines et soins qu'ils ont pris a cultiver les premiers arbres de caffé que l'on ait pointé dans l'isle et si on voit que aujourd'hui on est en estat de faire grosse fourniture c'est a eux à que nous sommes redevables, loin de les favoriser en aucune chose on leur a encore refusé des noirs a cette derniere traitte pour leur argent. Depuis 20 et 25 ans que nous sommes dans une colonie à cultiver une habitation qui nous a été donnée de la part de la compagnie que nous justifions par des contrats … [les officiers de la Compagnie] ne les trouvent pas solvables, et nous les dechirent en plain conseil… nous traittant de Paresseux, et de Mutins… nous envoyant dans des quartiers qui n'est ny habité, ny habitable.
Au lieu de prendre en considération ce qui est dû aux habitants, on a soin de nous dire de dures paroles mesme, mesme de nous reprocher avec mepris nostre pauverté il est cuidant que nous serons toujours réduits à ce point tant que l'on ne voudera pas nous aider. Malgré cela nous n'avons pas de cesse que de recueillir cette année cent milier de caffe. Il est impossible que le café puisse reussir tanque que Mrs les gouverneurs, garde magasins et officiers feront ce qu'ils font si votre grandeur ne fait pas quelques avances à ceux qui sont dans l'impuissance d'avoir des esclaves… Il faut aider les premiers habitants afin de rendre cette isle fertile et marchande…

Et ceux-ci de marquer leur droit, demandant qu'on « assure les concessions » que « la Compagnie [leur] a données », et « que l'on otat l'hautorité aux Gouverneurs et officiers de posseder aucunes concessions dans la colonie, parce que autrement il ne seroit pas nécessaire qu'il eut d'autres habitans qu'eux, car ils possederoient bientot toutes les concessions de ladite Isle » (nous soulignons).

Le « génie créole » et les « Européens », version Conseil de Bourbon… (Correspondance., t. II, p. 312)

Ces deux mémoires ne resteront pas ignorés. Le Conseil de Bourbon, dans une lettre du 9 juin 1731, fait état d'« assemblées illicites tenues par les habitants de l'Isle Bourbon, sans aucune autorité ni aveu, sous prétexte d'aller en France porter des plaintes contre la Compagnie » (Correspondance, T I, p. 133) et se défend, dans une lettre du 20 décembre 1731, de l'accusation de favoritisme :

Vous dites, Mrs, est-il répliqué aux directeurs de la Compagnie, que nous ne paroissons pas favorables aux petits habitants. Telle n'a jamais été notre idée : mais sans les priver des avances que vous voulés bien leur faire, et de tous les secours dont ils ont besoin, nous avons cru que, sans blesser la justice, on pouvoit mettre une différence entre le maître et le valet, et un officier et un soldat. Un soldat, un matelot, reste malade d'un vaisseau de la Compagnie : il se rend habitant, luy fairons-nous les mêmes avances, en noirs et autres effets, que nous faisons à des personnes dans un certain rang qui, pour pousser une habitation, avant et outre les crédits que la Compagnie leur a fait, ont fournys des avances considérables de leur propre bien ? Tels sont plusieurs de nous, tels sont Mrs de la Farelle, Justamont et plusieurs autres. Cinq ou six habitants de ce calibre valent mieux, pour la Compagnie et la colonie, qu'une centaine des autres. De quelle utilité peut être pour la Compagnie, et pour la colonie, des habitations qui à peine pourront nourrir leur maître ? (Correspondance, t. I, p. 146-147, nous soulignons).

Dans un mémoire du 31 décembre 1735 adressé à la Compagnie (signé de Lemery Dumont, de la Nux, Morel, Brenier, d'Héguerty, Dusart de la Salle), le Conseil de Bourbon dresse une manière d'historique de la colonie et de la part respective des « Créoles » et des « Européens » dans son développement - mémoire qui paraît être une réponse aux suppliques citées plus haut.

Le Créole, naturellement indolent et enseveli dans ses anciens usages, explique-t-il, a peine à se déterminer à cette culture [le café] dont il ne voit le progrès que dans un point de vue très éloigné, et veut attendre l'événement ; l'Européen, plus entreprenant, pousse sa pointe, tire parti de ses noirs, et prouve à ce Créole qu'il y avoit un bénéfice réel à espérer de la culture du caffé ; ce dernier se réveille, mais un peu tard, et dans le temps où plusieurs Européens, à l'exemple des premiers, ayant obtenu le reste des terres qu'il y avoit à concéder, et les familles des naturels de l'isle s'étant multipliées, leurs habitations et entreprises se sont vues considérablement diminuées par les subdivisions. L'Européen, naturellement plus actif que ceux-cy, au lieu de tomber dans ce cas, prévoyant sagement que la terre deviendroit rare, ne perd aucune occasion d'en acquérir de ses propres deniers, au fur et à mesure qu'il s'en présente à achepter ; à proportion qu'il augmente son patrimoine et ses deffrichés, le Conseil lui donne secours.

C'est ainsi, concluent pro domo les administrateurs de la Compagnie, qu'« une colonie composée de gens ramassés des quatre coins du monde, bornée à recruter son pur nécessaire, se voit [aujourd'hui] considérablement accrue, toutte deffrichée [et] représenter une belle et bonne province bien policée » (op. cit., p. 299). Le terme « européen » désigne vraisemblablement, à la fois ceux que l'on nomme par euphémisme les « nouveaux habitants », les forbans rangés de la piraterie et installés avec leur butin dans l'île (« de 1665 à 1715, les flibustiers ont peuplé l'île Bourbon dans une proportion allant de 30 à 48 % », écrit Barassin - 1960, « Études sur les origines extérieures… » p. 26) et les immigrants attirés par l'exploitation du café (de 1714 à 1735, la population de l'île est multipliée par 7 et le rapport numérique blanc/noir, expressif de la structure servile de la caféterie, s'inverse aux environs de 1720 : 632 Blancs pour 534 Noirs en 1714 et 1716 Blancs pour 6573 Noirs en 1735) :

« Depuis qu'à l'occasion de la culture du café, l'envie de faire fortune a fait passer ici un grand nombre d'étrangers, écrit le P. Criais, et que les employés de la Compagnie, poussés du même désir [c'est, on l'a vu, un reproche des habitants], se sont multipliés, toute la face des choses a été changée et les anciens habitants ont été entraînés par eux dans les anciens désordres » (Recueil trimestriel…, t. IV, p. 185-186).

La doctrine coloniale

Dans différents textes, règlements et correspondance (entre autres : AN. Col. F3 205. Chapitre 2, section 4, « Des mariages, de leur conséquence, et de la Discipline qui s'y doit observer » ; « Règlement de Bourbon » du 17 février 1728), la Compagnie entend policer les mariages, sans doute pour « empêcher les mélanges du sang français qui s'affaiblit et se corrompt en se livrant à la mollesse, et qui s'avilit par tout ce qui s'appelle alliances disproportionnées et indécentes », mais aussi pour ménager la distance nécessaire entre ses agents et les habitants. Une lettre du 21 septembre 1750 énonce que les employés de la Compagnie ayant une épouse créole ne pouvaient être admis aux emplois supérieurs. Le 1er mars 1754, les directeurs précisent :

Pour ne laisser aucune équivoque, nous vous répétons que tout employé, conseiller, sous-marchand ou commis, qui se trouve à présent marié avec une créole, pourra rester dans son emploi, mais qu'il ne pourra passer à un emploi supérieur sans l'agrément de la Compagnie ; que dorénavant aucun emploi ne sera accordé à des créoles, et que nul employé ne pourra en épouser sans la permission de la Compagnie. Au surplus, nous entendons par créoles, tout enfant né d'un sang-mêlé car les enfants nés aux îles de pères et de mères Européens sans mélange, ne sont pas censés créoles, ni dans la classe que l'on exclut ici » (ADR, C° 152 Les Syndics et les Directeurs de la Compagnie des Indes, au Conseil Supérieur de Bourbon, Paris, le 1er mars 1754).

Cette application du terme « créole » aux seuls sang mêlés ne répond qu'imparfaitement au propos de la doctrine coloniale qui doit, si la Compagnie entend prévenir les conflits d'intérêts, mettre à part des habitants, blancs et métis confondus dans une même « créolité », ses officiers et ses agents. Bouvet de Lozier argumente en ce sens, dans une lettre adressée à « Mrs les sindics et directeurs de la Compagnie des Indes » datée du 4 novembre 1754 :

La lettre de la Compagnie du 1er mars dit, à l'occasion des mariages des employés, que « par le terme de créoles, elle n'entend que les filles méticés provenant d'un sang noir meslé avec le blanc, et non les filles nées de blancs et de blanches ». Cette règle peut suffir pour l'isle de France d'icy à quelque temps, mais quant à l'isle Bourbon, il semble que la Compagnie a donné jusqu'à présent plus d'extension au terme de créole, et qu'elle a craint non seulement que ces alliances n'empêchassent de porter respect à ses employés, mais encore qu'elles ne fussent un obstacle aux affaires. S'il arrive qu'une affaire, en effet, concernant les familles « dans lesquelles les employés de plume et d'épée qui sont établis se sont alliés » « doive estre portée au Conseil », « on peut penser que les conseillers établis dans l'isle seront plus portés pour l'habitant que pour la Compagnie.

De fait, « la Compagnie a défendu plusieurs fois […] de donner entrée au Conseil à aucun habitant ». Ainsi le sieur Dehaume, qui « s'est toujours conduit avec sagesse et capacité », « n'a contre luy que d'estre marié avec une créolle » (ANOM, C4 8 et C4 9). Bouvet toujours, dans le même esprit, notait le 21 janvier 1752 : « Le Sr Roudic auroit pu être conseiller s'il n'avoit pas épousé une créole suivant la permission que luy en a donné la Compagnie par les dernières expéditions » (ANOM, C3 7).

Les mariages doivent être encore un objet de l'attention de la Compagnie, argumente dans le même sens le « Mémoire sur les isles de France et de Bourbon » de 1753. Elle ne devroit point souffrir qu'aucun de ses employés épousent des créoles. Cela fait des compérages et des alliances qui seront toujours fort dangereux pour ses affaires (ANOM, C3 7).

Dans une lettre du 27 juin 1741, la Compagnie « l'approuve [d'Héguerty, gouverneur particulier de Bourbon] de s'être défait de son habitation, ne trouvant pas convenable que ceux qui sont chargés de ses affaires, et particulièrement à Bourbon, ayant quelques intérêts à ménager avec les habitans » (Correspondance, t. IV, p. 32). Dépendance et inégalité des hommes sont en effet constitutifs de la féodalité coloniale. Sans doute, plus on charge un vassal, moins il a d'ardeur et le système d'exploitation des colons pourrait-il être moins implacable et donc plus productif, mais son « injustice » est de droit. L'appréciation des habitants de Bourbon, dans le mémoire anonyme du 9 mars 1727 cité plus haut, savoir que « la richesse de la colonie serait certaine » si « l'on ot[ait] l'hautorité aux Gouverneurs et officiers de posseder aucunes concessions dans la colonie, parce que autrement il ne seroit pas nécessaire qu'il eut d'autres habitans qu'eux, car ils possederoient bientot toutes les concessions de ladite Isle », à l'hyperbole près, vise une réalité. Desforges-Boucher s'est vu ainsi concéder un terrain entre la Ravine de l'Étang du Gol et la Ravine des Cafres (de Saint-Louis à Saint-Pierre). Pierre Benoist-Dumas, Directeur Général du commerce de la Compagnie des Indes se taille en un an un patrimoine évalué à 885 hectares. « En 1731, écrit Mas, les quatre plus forts producteurs de café de l'île sont Justamont et Dioré, anciens gouverneurs, Dumas, gouverneur et Feydau-Dumegnil, membre du Conseil Supérieur » (op. cit., p. 36) (voir : « Les biens de P.B. Dumas à l'île Bourbon » dans Recueil… VII, p. 111). Dumas plante 45 000 caféiers à Sainte-Suzanne et il en possède 30 000 à Saint-Paul, Dioré 40 000…

En contradiction avec le jugement cité plus haut, concernant l'« inconvenance » de ses représentants à avoir « quelques intérêts à ménager avec les habitans », la Compagnie a fait bénéficier ses officiers d'un droit d'obtention privilégié aux concessions (de même qu'au Canada ou aux îles des Indes occidentales, voir : P. Blanc, 1958, « A propos des concessions domaniales outre-mer sous l'Ancien Régime »). Il faut ajouter qu'au début du peuplement, « on concéda avec libéralité et sans précaution… le vice de contrats dont il résultait le plus grand inconvénient venait de l'immensité des terrains données à chaque habitant » (témoignage de 1785 de Davelu, cité par Mas, 1971, op. cit., p. 163). Mas donne des exemples de cette « libéralité » : Jacques Auber et Gilles Dennemont à qui l'on concède environ 5 000 hectares (comprenant ravines et sommets), Samson Lebeau 1 500 (id., p. 164). En 1710, le Mémoire d'Antoine Boucher constatait : « il est des habitants qui ont cent fois plus de terrain qu'ils n'en peuvent cultiver » (ce mémoire est publié dans le tome V du Recueil Trimestriel). Mise en œuvre impolitique et prodigue, sans doute, des biens que constituent la terre et les colons, mais parfaitement articulée dans son intention, comme l'exprime une lettre du 10 octobre 1725 des directeurs de la Compagnie au Conseil supérieur de Bourbon (dans laquelle la Compagnie se plaint du peu de succès du café : « Elle est lasse de vous entendre luy promettre, depuis quatre ans, une ample récolte de café […] et de se voir au bout de ce terme aussi peu avancée que le premier jour ») :

Vous ne devez avoir que deux choses en vue, et ce sont deux points capitaux : la première, c'est la fructification intérieure de l'isle à laquelle vous devez vous appliquer uniquement ; la seconde c'est de rendre l'habitant toujours débiteur à la Compagnie. Par ce second point vous viendrez à bout aisément du premier parce que l'habitant redoublera ses soins et son travail pour s'acquitter, et vous fournira des fruits de sa terre (Correspondance… 1724-1731, p. 6-7, nous soulignons).

« La peine d'estre habitant » (Correspondance, t. 1, p. 93)

L'exploitation de l'île repose sur le travail d'habitants endettés, astreints à rembourser la Compagnie avec le café qu'ils produisent à des prix fixés par elle. « L'habitant qui n'aura pas d'argent pour payer le montant de son adjudication, et auquel on fera crédit, ne pourra s'acquitter qu'en denrées du cru de la terre, et payera pour lors en caffé » (id., p. 19). En effet, la majorité des habitants, sans moyens, deviennent nécessairement les débiteurs de la Compagnie. Dans une lettre du 20 octobre 1731, le Conseil supérieur de Bourbon diagnostique : « Ils sont prêque tous très gueux, que les plus riches en argent comptant ne possèdent pas 4 ou 5 m. écus, qu'il n'y en a pas six dans toute l'isle qui soit dans ce cas, ny vingt dont la richesse aille à mille écus d'argent comptant » (Correspondance, 1724-1731, p. 142-143). Une lettre du 1er avril 1732 précise que seuls

les vieux habitants, gens qui ayant eu des esclaves depuis lontems, et un nombre suffisant, ont mis leurs habitations en valeur, planté des caffés des premiers, et ne se sont pas par conséquent endettés avec la Compagnie, mais au contraire devenus ses créanciers… c'est pour ceux-là qu'il faut annuellement de l'argent et quelques marchandises pour payer les caffés et denrées (id., 1732-1736, p. 145).

La même lettre ajoute, qu'à l'inverse, ceux qui sont établis récemment qui ont acheptés des noirs de 2 à 3 cents piastres, et tout ce qui leur a été nécessaire pour pousser leur habitation, qui leur a bien plus couté dans ces derniers tems que cela ne coûtoit autres fois. Ces gens… s'y sont fourrés jusqu'au col et doivent considérablement » (id., 1732-1736, p. 2, nous soulignons). En effet, sans compter les « avances indispensables, pendant les quatre premières années », il ne faut « [pas] moins de 12 Noirs » pour faire fructifier une habitation - en 1732 plus de trois cents habitations « ne [faisant] que commancer » (id., p. 4). Les douze Noirs en cause sont supposés coûter 24 fusils de traite à la Compagnie qui les revend 4 000 livres à l'habitant. Quand la crise du café se déclare, « 6% des producteurs de l'île […] fournissent 47,8 % de la production totale, et emploient 1 163 esclaves (moyenne supérieure à 58 esclaves par habitation) » (C. Mazet, « L'Ile Bourbon en 1735… » p. 33). Dans la première opération de traite organisée de Paris et confiée au Courrier de Bourbon commandé par le capitaine Antoine Dufour, en 1717 et 1718, le point n° 10 des « Instructions et ordres » (document A) de la Compagnie précise : il « fera son possible pour avoir trois Noirs, jeunes et bien faits, pour deux fusils, ou au moins trois Négresses s'il ne peut en avoir deux pour chaque fusil, ou un Noir pour un pistolet » (Recueil trimestriel, 1932-1933-1934, p. 385).

La Compagnie a receu, relèvent les Directeurs dans une lettre du 24 septembre 1729, la copie du jugement que le Sr de Brousse, en conseil de guerre, a prononcé contre le nommé Languedoc, soldat. Ce jugement, commentent-ils, est des plus irréguliers, car le Conseil s'arroge le droit qu'il n'a pas de faire grâce à un homme qu'il devoit condamner [et luy impose, de surcroît] la peine d'estre habitant, ce qui, corrigent-ils, doit estre regardé comme une grâce pour un honneste homme (Correspondance, t. 1, p. 93).

Avec la crise du café, dès 1736, la situation des habitants se dégrade en conséquence et la plupart s'avèrent incapables de rembourser les avances et les emprunts.
Nous sommes accablés de dettes immenses. Les unes sont vos bienfaits, et le titre que notre reconnaissance leur défère ne recevra jamais la moindre altération ; mais ces grâces ont trop tôt cessé et le changement nous a forcé d'en contracter de nouvelles… nous avons eu recours à des particuliers qui moins touchés du bien public que de leurs intérêts, nous ont rendu la victime de leur soif pour les richesses. Malheureuse nécessité qui subsiste depuis 1735…et qui nous a conduits jusqu'à la plus affreuse pauvreté… Loin de pouvoir liquider nos dettes, nous serions dans vingt ans plus obérés qu'aujourd'hui (« Supplique des colons de Bourbon à propos du prix de leurs cafés » en décembre 1746, dans : Recueil…, 1937-1938, p. 176 ; voir aussi : 30 mars 1746, Correspondance, t. 4, p. 247).
Au moment de la reprise de Bourbon, les huit dixièmes des habitants sont endettés vis à vis de la Compagnie. C'est Pierre Poivre, chargé de mettre en place les premières structures de l'administration royale après la liquidation de la Compagnie des Indes, qui libèrera officiellement les concessions de ces usages « sortis anciennement du cahos de nos lois féodales », selon ses propres termes, et qui « affranchi[ra] de toute espèce de servitude les terres de ces colonies, qui désormais seront libres comme les braves colons qui les possèdent ». Dans un discours à la première assemblée politique du nouveau Conseil Supérieur de l'Isle de France, le 3 août 1767, Poivre marquait solennellement ce retour de l'ordre féodal à l'ordre « naturel » :

Les terres de ces îles étaient ci-devant dans la servitude, sous le joug de la compagnie. Les redevances et les droits de lods et ventes auxquelles elles étaient sujettes par le titre même des concessions, en rendaient la propriété incertaine et précaire. Disons mieux : la compagnie, en feignant de concéder ces terres, s'en était réservé la propriété réelle. Les concessionnaires n'étaient guères que des usufruitiers, puisqu'à chaque mutation, il fallait racheter ce qu'on avait cru être son bien, et cela à un prix proportionné, non à valeur primitive de la terre concédée, mais aux dépenses que le faux propriétaire abusé avait faites pour en améliorer le sol.

Le colon sera désormais : « vrai propriétaire dans toute la force du terme, et seul maître de sa terre, qu'il aura héritée de ses pères, ou qu'il l'aura légitimement acquise » (Œuvres complètes de P. Poivre, Intendant des Isles de France et de Bourbon, correspondant de l'Académie des sciences, etc., à Paris chez Fuchs, 1797, p. 239-240).
Saluant ce retour à « la simplicité du droit naturel » qui infirme « l'axiôme » « point de terre sans seigneur ; axiôme destructeur, ruineux pour l'agriculture, source inépuisable de trouble et de procès », Poivre répond, à près d'un siècle de distance, au vœu le plus cher formulé par Anasthase Touchard, colon mainmortable (ne pouvant ni hériter ni tester). Dans un document portant concession, daté du 20 janvier 1690, signé du gouverneur Vauboulon, celui-ci résume la sujétion de l'« habitant » :

Anassthase Touchard, écrit Vauboulon, nous remontre que depuis vingt ans qu'il est dans cete ile, il a toujours travaillé avec le chagrin de savoir que la terre qu'il cultivait n'était pas à lui, et que selon le caprice de ceux qui ont commandé jusques à présent, il fallait qu'il fut toujours prêt à la quitter avec l'inquiétude qu'après sa mort, il ne pourrait rien laisser à sa femme et à ses enfants, ce qui rendait sa condition aussi malheureuse que celle des esclaves qui n'ont rien en propre, et qui ne peuvent rien acquérir […] Il a recours à notre justice et autorité et nous demande la propriété et fonds de la moitié de l'habitation où il demeure… (cité par Mas, 1971, annexe n° 3).
L'ontologie féodale, la « distance féodale », quand la terre et les hommes qui l'exploitent forment un tout indivisible, distance dominant/dominé, s'efface ici avec cette mainlevée des hypothèques politiques qui pesaient sur la terre. Devenu propriétaire « dans toute la force du terme », sa terre « affranchie de toute espèce de servitude », le colon est promu homme libre dans toute la force du terme.

------------------------------------------------------------------------------------------Note : Jean Mas (1928-2018) .
J'ai eu l'opportunité de travailler avec Me Jean Mas quand, alors Maître de conférences à la faculté de Droit, il a soutenu, en 1993, un DEA d'Anthropologie à la FLSH intitulé : Les indo-mauriciens et le Code Napoléon : prolégomènes passagers sur une marche d'Occident. Cette recherche sur le destin du Code civil à Maurice illustre l'esprit du juriste rigoureux, ouvert aux fonctions et aux origines du Droit, qu'il a été. Sa thèse, « Droit de propriété et paysage rural de l'Ile de Bourbon-La Réunion », soutenue en 1971, non publiée mais disponible au Fonds de l'océan Indien de l'université, est une référence sur le droit foncier à Bourbon et sur la nature féodale des premiers temps de la colonie. Attentif aux cultures de l'océan Indien, il a effectué des recherches sur le pluralisme juridique et notamment sur le droit aux Comores, recherches qui ont, entre autres, donné lieu à un article pionnier sur le magnahouli intitulé : « La loi des femmes et la loi de Dieu (à propos d'une coutume grand-comorienne) » (Annuaire des Pays de l'Océan Indien, Volume VI, 1979). Le livre d'hommage qui a été publié, Droit et anthropologie de la complexité, Mélanges dédiés à Jean Mas (Paris : Économica, 1996), s'est voulu une expression de la reconnaissance de ses collègues et des ses étudiants quand il a quitté l'université.

Références
Aubert, Eugène, Les Français peints par eux-mêmes, Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, « Le créole de l'île Bourbon », Paris : Curmer, t. 8, 1842,
Barassin, Jean, 1960, « Études sur les origines extérieures de la population libre de Bourbon », dans : Recueil de documents et travaux inédits pour servir à l'histoire de La Réunion, p. 9-75, Nérac : Couderc.
Auguste Billiard, Voyage aux colonies orientales, ou lettres écrites des Isles de France et de Bourbon pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820…, Paris, 1822, p. 263-264 et p. 273).
Blanc, P. « A propos des concessions domaniales sous l'Ancien Régime », Revue juridique et politique de l'Union Française, Paris, 12, n° 3, juillet-septembre 1958, p. 506-522).
Charpentier, François, 1666, Relation de l'établissement de la Compagnie Françoise pour le commerce des Indes Orientales, Amsterdam : Simon Moinet.
Flacourt, Étienne (de), 1661, Histoire de la grande isle Madagascar, composée par le sieur de Flacourt, avec une relation de ce qui s'est passé ès années 1655, 1656 et 1657... à Paris chez Gervais Clouzier.
Galibert, Nivoelisoa, 2007, (éd.), À l'angle de la Grande Maison. Les lazaristes de Madagascar : correspondance avec Vincent de Paul (1648-1661), Paris, PUPS).
Lougnon, Albert, 1956, L'ile Bourbon pendant la Régence, Desforges-Boucher, les débuts du café, Paris : Larose.
Mas, Jean, 1971, Droit de propriété et paysage rural de l'ile de Bourbon-La Réunion, Saint-Denis : S.C.D., université de La Réunion.
Mazet, Claude, 1989, « L'Île Bourbon en 1735 : Les hommes, la terre, le café et les vivres », dans : Fragments pour une histoire des économies et sociétés de plantation à La Réunion, Claude Wanquet (dir.), Saint-Denis : Université de La Réunion.
Poivre, Pierre, Œuvres complètes de P. Poivre, Intendant des Isles de France et de Bourbon, correspondant de l'Académie des sciences, etc., à Paris chez Fuchs, 1797.
Souchu de Rennefort, Urbain, 1668, Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes Orientales en l'isle de Madagascar ou Dauphine, Paris : François Clouzier).


T. P. n° 02 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
Le sacrifice animal à l'île de la Réunion


Coup'pas nout tradition ! Le 3 janvier 2008, un quotidien de l'île de la Réunion titrait sur cet avertissement, reprenant l'expression créole utilisée par une association tamoule réunionnaise en réaction à un projet d'arrêté préfectoral sur le sacrifice animal. Coup'pas ! : le mode spectaculaire de mise à mort de l'animal, la décapitation d'un seul coup de sabre, revendiquée dans la formule titre, résume les termes de la controverse : interdire ce mode d'abattage, c'est toucher au cœur de la tradition et de l'identité indienne à la Réunion.

Un projet d'arrêté préfectoral

En 2007, la préfecture de la Réunion, avait entrepris, en effet, mettant en avant les normes européennes et les contraintes sanitaires (l'E.S.B, l'encéphalopathie spongiforme bovine, et la tremblante de la chèvre et du mouton sont en arrière-plan) de légiférer sur le sacrifice animal. La simple idée d'une intervention de la puissance publique dans ses rituels a mis la communauté indienne en émoi. La presse ayant fait état de ce projet d'arrêté, la préfecture a diffusé la mise au point suivante :
Sacrifices rituels de caprins à la Réunion. La presse écrite du 24 septembre évoque un projet d'arrêté préfectoral sur la réglementation des sacrifices rituels de caprins à la Réunion. Plusieurs précisions s'imposent : - La réglementation sanitaire européenne et française interdit tout abattage d'animaux destinés à une consommation non familiale en dehors d'un cadre sanitaire très précis. C'est précisément pour tenir compte de l'existence d'un rituel de sacrifices caprins à La Réunion, et lui aménager une place légale, que ce projet de texte a été rédigé. L'objectif n'est pas d'interdire mais de préserver. - Il s'agit d'un « projet » d'arrêté qui, compte tenu de la sensibilité du sujet, a été soumis pour avis et compléments éventuels à plusieurs personnalités religieuses de l'île, dont la « fédération des associations et groupements religieux hindous et culturels tamouls ». Par courrier du 11 septembre 2007, cette dernière a d'ailleurs indiqué qu'elle ferait connaître ses propositions.
Une pétition nationale

Une décade plus tard, la presse locale rapportait qu'en décembre 2017 était lancée sur le site MesOpinions.com une pétition sous la forme d'une lettre adressée au Préfet de la Réunion. Intitulée « Pour l'arrêt des atroces sacrifices animaux lors de la dite Fête de Tamoul sur votre île ! » l'auteur, signant « Cuisine végétale » argumentait (dans un français approximatif) :

Monsieur le Préfet de l'île de la Réunion !
Nous vous demandons instamment de faire cesser les pratiques sacrificielles sans nom contre notamment de pauvres cabris et coqs (même semble-t-il humains dans le passé c'est tout dire...) qui ont malheureusement tendance à se reproduire durant chaque été.
D'autant que, nous vous le rappelons ces inqualifiables actes de cruauté gratuite sont normalement totalement illégaux, théoriquement et concrètement passibles de 2 ans de prison et 30 000 € d'amendes, tout ça n'est après tout dans cette affaire que justice ! Doublement donc à vous M. le Préfet de l'île de faire respecter cette juste loi sur votre territoire de gestion :
En espérant très vivement enfin un terme définitif à tout ceci, la population internationale et beaucoup de Réunionnais littéralement plus choquées par de tels agissements superstitieux si profondément barbares ! MERCI DE VOTRE ATTENTION EN ESPERANT VOTRE SOUTIEN PAR LA MEME.
En réaction à cette pétition ayant réuni plusieurs milliers de signatures en quelques jours, une pétition locale intitulée « Allons garde nout tradition » est aussitôt lancée à la Réunion. L'argumentaire en défense est résumé dans ce « courrier des lecteurs » :
Nout tradition ça lé a nou ! Chaque moun y tuer son z animaux comme li veut. C'est dans la tradition mon zancetre la montre a moin d'un coup sec devant un sapel devant un bondieu. Si mi t pou fait misere le zanimaux bondieu va puni a moin pas ou pou juge a moin. Respect a nou na respecte a ou !

La fidélité aux formes originelles (« Coup'pas nout tradition ! ») :

La présence indienne à la Réunion est principalement liée à la culture de la canne et à un statut juridique spécifique : l'engagement. L'engagé signe un contrat de travail qui le lie, pour une durée de 5 ans en général, à un engagiste, perçoit un salaire, garde sa liberté de culte et bénéficie de la possibilité de retour à la fin de son contrat. L'expression de la religion indienne à la Réunion est publique et quasi officielle. Ce qu'on appelle aujourd'hui les temples de plantation (par opposition aux temples récents ou aux temples urbains - certains sont d'ailleurs classés au patrimoine) sont les témoins du culte célébré par les engagés.

On entend souvent dire à la Réunion que ces hommes ont pratiqué leur culte de manière très imparfaite, n'ayant pas de spécialistes rituels parmi eux. Voici un élément de réponse : si l'on rapproche les deux photographies qui suivent, l'une qui date du début du XXe siècle, intitulée « Terrou ou Radou, chariot des Indiens » et l'autre, prise à Pondichéry en 2006, on ne peut qu'être frappé par la ressemblance, à un siècle et à 4.500 kilomètres de distance.

« Terrou ou Radou, chariot des Indiens », à gauche
(carte postale, début du XXe siècle) ; à droite : Pondichéry, 2006 (B. C.)

Avant la venue des engagés du sucre, la Compagnie des Indes, sous l'impulsion de Mahé de la Bourdonnais et de Pierre Benoît Dumas a recruté des travailleurs libres dans les comptoirs afin de pallier au manque de main-d'œuvre qualifiée. « En 1728, le gouverneur de Bourbon engage, pour trois pagodes par mois, 95 maçons et autres charpentiers, hommes versés dans l'art de la construction, que l'on employa à Saint-Denis à l'édification des magasins en pierres d'après les plans de Grainville. » La même année Bourbon recrute « pour trois ans 12 porteurs de palanquins, 4 coolies et un boulanger ». « Certains de ces indiens sont engagés comme commandeurs sur les habitations de Bourbon. » « En 1730, le Saint-Pierre dépose à Bourbon, venant du Bengale et de Pondichéry, six “piqueurs de pierre” indiens. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée est telle que Bourbon refuse de convoyer en Inde les engagés au terme de leur contrat si Pondichéry ne lui envoie pas des ouvriers en remplacement. » « Certains restent à Bourbon, fondent une famille, achètent terrains et emplacements, deviennent maîtres d'esclaves »… (Robert Bosquet, Les esclaves et leurs maîtres à Bourbon (La Réunion), au temps de la Compagnie des Indes, 1665-1767. Livre 2, 2009, chapitre 5 : « Les libres de couleur », p. 427 et s.) Depuis l'origine et malgré les condamnations (et les fulminations) des autorités catholiques, la pratique religieuse des Indiens de la Réunion est publique et sa dimension domestique, par nature discrète, là où se forge l'identité, bien vivante. Elle a pu se s'entretenir à plusieurs sources. La venue massive des engagés du sucre lui a conféré ce caractère populaire et spectaculaire qui fait son originalité. En février 1885, le Service de l'immigration avait enregistré 117 817 Indiens - qui étaient environ 8 000 à la date de l'abolition.

C'est cette histoire, cette « tradition » avec l'identité qui s'en réclame, qui vont se trouver en conflit avec des considérations sanitaires et morales associées au « monde d'aujourd'hui ».

Un bref rappel d'histoire

En raison de catastrophes naturelles (notamment un cyclone en1807-1808) et de la mévente du café, les planteurs de la Réunion se convertissent, au début du XIXe siècle, à la culture à la canne, jusque-là exploitée pour son vin (le frangourin) ou son alcool (l'arak). Mahé de la Bourdonnais, gouverneur général des Isles de France et de Bourbon à partir de 1735, rapporte dans ses mémoires (1892, 1998, p. 29) être à l'origine de la culture de la canne (et du manioc) dans les îles.

L'exploitation de la canne requiert la concentration en un même lieu des différentes étapes de la production de sucre. Elle a ainsi été à l'origine d'un des déplacements de populations, forcé ou volontaire, les plus importants de l'histoire. Un inventaire de 1870 du domaine de Bois Rouge, dont le temple va concentrer les critiques (voir infra), dénombre dans le camp 250 indiens, 20 cafres et 13 malgaches. Les engagés logent dans six calbanons (longères), détruits dans les années 60. La plupart des engagés indiens fuient les conséquences d'une succession de famines qui affecta le sous-continent au XIXe siècle et spécifiquement l'Inde du sud en 1861.

Les arrêtés et conventions réglementant l'introduction des Indiens à Bourbon garantissaient le respect des coutumes des engagés et, ainsi que le spécifie une convention franco-anglaise passée en 1861, le droit pour ceux-ci de suivre librement leur culte. Ces conventions (25 juillet 1860 et 1er juillet 1861) permirent, jusqu'au 2 février 1885, date de l'arrivée du dernier bateau de coolies, l'inscription de 117 817 Indiens mentionnés plus haut. Les temples de plantation sont nés de ces circonstances. En 1870, cinq temples sont recensés sur les propriétés d'Adrien Bellier-Montrose au lieu-dit Bois-Rouge. Comparé à la société indienne, où la naissance fait la spécialisation professionnelle et le destin social, le milieu bourbonnais est d'une altérité radicale - de même que les figures du panthéon indien restent incompréhensibles pour les chrétiens : « On entendait à l'école : “Les Indiens, ils adorent le diable” »... Dans ce monde clos et presque autarcique qu'est la plantation, le temple est la forme visible de l'identité indienne au milieu d'engagés ou de travailleurs malgaches, africains, créoles et le rituel un moyen de surmonter les conséquences du déracinement. Le sacrifice animal à lui seul, dans ce milieu christianisé, est un effecteur d'identité. Il rassemble les officiants et les fidèles en une intention religieuse dont la victime animale est la matérialisation. La solidarité émotionnelle créée par le sacrifice constitue un bénéfice collectif qui permet de résister au modèle dominant et à la diffraction identitaire de la société de plantation.

Bois-Rouge

C'est le lien ancestral avec les premiers engagés et la mémoire de leur implantation à la Réunion que les Indiens entendent préserver par le rituel en cause. Le temple de Bois Rouge est représentatif de cet hindouisme originel et villageois. Les temples de plantation sont associés à l'identité de leurs fondateurs et le rituel, hommage nominatif à leur mémoire, est une répétition de l'enracinement des pères. Protecteurs tutélaires, les pères sont à ce titre des goulou. Un sentiment d'allégeance et de reconnaissance anime les responsables des temples. Pour les fidèles d'aujourd'hui, le temple de la plantation est aussi un patrimoine à préserver et à transmettre.__

Jusque dans les années soixante, les fidèles sacrifiaient un cabri au début de la campagne sucrière à l'entrée de l'usine, avant le broyage des premières cannes. Le sang servait symboliquement à la lustration des broyeurs. En 1992, le temple originel a été déplacé en raison de la construction d'une centrale thermique transformant la bagasse, jusque-là inutilisée, en énergie vapeur. Ce déplacement, désavoué par certains responsables du temple, montre la représentation que les fidèles peuvent se faire de la relation de la déesse - et de la crainte que celle-ci peut inspirer. Un consultant indien fut requis et un carême entrepris pour opérer le transfert. L'usine fit l'acquisition d'un terrain de 5000 m2 et fit un don de 800 000 F pour l'édification du nouveau temple. Les ouvriers de Bois Rouge sont en majorité des descendants des premiers engagés et l'usine fait un don chaque année au temple, par l'intermédiaire de son directeur qui entretient ce lien originel.

Déroulement du rituel (principales phases)

Le temple de Bois Rouge est donc le théâtre, tous les 2 janvier, d'une fête dédiée à la déesse Karli qui constitue, avec les marches sur le feu, l'une des manifestations les plus spectaculaires de l'hindouisme réunionnais. Au cours de cette fête, qui attire plusieurs milliers de fidèles, 800 cabris et quelque 2 000 coqs sont décapités. (voir illustration dans : dossier, Bois-Rouge. Le Quotidien, 3/1/2009 - Photo Raymond Wae-Tion)

La cérémonie commence le 25 décembre par un bain rituel aux divinités dans la rivière la plus proche du temple. Le cortège, portant les emblèmes de Shiva, va puiser l'eau qui servira à la purification. Ce même jour auront lieu plusieurs rituels qui permettront aux fidèles de quitter le monde profane et autorisent leur entrée dans la sphère sacrée. Un rituel, dit en créole amarre kap, fixation du kap, consiste dans la fixation d'un fil de couleur rouge safran (ou d'un petit morceau de curcuma cru) au poignet des officiants. Au son des tambours, le prêtre noue le cordon au poignet droit de chacun qui le reçoit un genou à terre en signe de dévotion. Le port du kap matérialise l'emprise de la divinité sur le dévot, qui est alors pris par le rite jusqu'à son terme. Cette opération est suivie d'une possession qui atteste de la présence et de l'accord de la divinité à la cérémonie. Un officiant attitré, le marli, entre en transes au son d'un petit tambour dit ulké ou bobine, spécifiquement dévolu à cet objet. Au bout de quelques minutes, le marli s'élance en criant, signe que la divinité vient d'investir son corps et que les cérémonies pourront avoir lieu. (Le marli est prédisposé à recevoir l'esprit ; chaque temple a un marli attitré.) De retour de la rivière, un nouveau rituel de possession se déroule à l'entrée du temple. Le 1er janvier, la statue de Karli sera processionnée sur un chariot, réplique du temple. Tout au long de la procession, les fidèles attendent le passage de la déesse avec un plateau d'offrandes qui sera béni par le prêtre. Au retour de la procession on appelle de nouveau l'esprit sur le marli. La statue de la déesse, recouverte d'un tissu, restera dans la cour du temple.

Le lendemain, 2 janvier, est le jour du sacrifice et les fidèles commencent à arriver avec leur animal pour prendre rang sur le lieu de l'abattage rituel, devant le char de la déesse. Chaque fidèle a fait une promesse à la divinité que matérialise l'offrande et la mise à mort de la victime animale.

La cérémonie commence au lever du jour par l'ouverture du kabarlon, la fosse qui recevra le sang des victimes. Une trappe la recouvre, qu'on ouvre après avoir heurté l'huis et l'avoir aspergé d'eau. On badigeonne les parois d'eau de safran (curcuma) et l'on dispose un lit de pétales de fleurs, à l'extérieur, tout autour du kabarlon.

Pour s'assurer de la présence de la divinité aux sacrifices qui vont lui être dédiés, on crie l'esprit. Le ulké bat de nouveau. Le marli entre en transe et marche sur la lame du grand sabre. Le prêtre traduit les paroles du possédé qui cause langage et se fait l'interprète de la divinité. Le coupeur est le sacrificateur qui tranchera la tête de l'animal, seule forme de mise à mort habilitée. La tête doit être sectionnée d'un seul coup de sabre, l'animal étant tenu en élongation par deux auxiliaires, l'un tirant les cornes et l'autre le train arrière. Le grand sabre, recourbé, tenu la pointe vers le bas, est un instrument large et massif spécialement forgé pour cet office. Préalablement à la session sacrificielle, le coupeur se passe de la cendre sur les mains et sur les avant-bras et allume un morceau de camphre. Le sabre, oint de trois traits de cendre, est béni par le prêtre, un citron galet (Citrus aurantifolia), piqué sur la pointe est passé sur la lame.

On fait couler le sang du premier animal décapité dans le kabarlon, le corps de l'animal sera traîné autour du temple et autour du char de la déesse. L'animal destiné au sacrifice est purifié à l'eau lustrale, encensé et paré d'un collier de fleurs. On marque son front d'un point de consécration à la cendre. On l'asperge d'eau afin qu'il s'ébroue, ce mouvement étant interprété comme un acquiescement au sacrifice. Il passe alors aux mains des officiants qui le maintiennent, comme indiqué, à la main du coupeur, la tête dirigée vers l'Est. Celui-ci, d'un geste ample pour donner le maximum de force à son coup, abat sa lame sur le col de l'animal. Le corps est tiré vers le kabarlon pour y recevoir le sang, la tête, aspergée d'eau, est déposée devant la divinité. Tous les animaux ayant été sacrifiés (on décapite les coqs par un simple passage de la lame du sabre sur le cou), on dépose diverses offrandes alimentaires dans le kabarlon avant de le refermer.

L'après-midi, une nouvelle procession du char de la déesse vers la rivière, où des animaux seront sacrifiés selon le même protocole, commence. Les fidèles qui habitent sur le trajet du cortège feront sacrifier leur animal pour avoir la bénédiction sur leur maison. Des autels ont été édifiés le long du parcours où le cortège fera une halte ainsi qu'au croisement des chemins. Cette procession de plusieurs centaines de personnes au milieu de champs de canne est l'instantané de cette symbiose de l'homme et de la nature.

La cérémonie de Bois Rouge concentre un ensemble d'actions rituelles d'une grande intensité émotionnelle. L'environnement sonore, les différents tambours, la cloche cérémonielle, les prières, la possession et les cris du marli qui témoignent de la présence de la divinité, la décapitation de centaines d'animaux, l'odeur de l'encens, de fleurs coupées et du sang, la rutilance des couleurs, la concentration humaine et son effet mimétique... tout désoriente la perception habituelle et démontre la présence tangible du sacré dans l'enceinte du temple. C'est sans doute le marli, seul, qui est possédé par la déesse dont il est le médium - les possessions spontanées, non contrôlées, sont écartées car on ne sait quelle puissance a investi le possédé - mais c'est toute l'assistance qui est saisie par la présence divine. L'espace sacré de l'enceinte, avec ses spécialistes qui sont ses intermédiaires, est le lieu de rencontre, le temps du rituel, des milliers de fidèles qui se pressent autour de l'espace sacrificiel et de la déesse. Le drame sacrificiel commence quand la divinité annonce sa présence par la transe du marli, quand celui-ci se met à bondir et à gesticuler. Ce n'est que lorsque le marli est possédé que l'on commencera à couper les cabris. Le marli qui boit symboliquement le sang des premiers cabris décapités, c'est en réalité la déesse qui boit le sang. Le marli monte sur le sabre. Il cause langage... la déesse parle à travers lui. Le prêtre met fin à la transe du marli en lui plaçant de la cendre sur le front. Épuisé, il reprend ses esprits et ne se souviendra de rien.
Trois faits objectifs fondent, en l'espèce, la subjectivité de l'expérience religieuse :

- La réalité de la transe justifie la croyance en la présence effective d'un dieu dans les limites du temple ;

- La violence de la mise à mort de la victime animale, avec l'empathie et le choc psychique qu'elle engage, est bien réelle, même si la victime n'a objectivement rien en commun avec le sacrifiant ;

- Les faits d'histoire visibles dans la réalité du temple et dans la reconnaissance des descendants des engagés, les pères fondateurs (goulou), invoqués absents de la scène, revivent soudain dans cette cérémonie qui est aussi une commémoration.

Transe signifie (pour le moins) « état modifié de conscience », un état psychosomatique qui peut être décrit par la biomédecine ; l'acte de donner la mort, même ritualisé, possède une impact psychique évident ; le sentiment de dette aux « pères » constitue un invariant culturel fort qui, dans la fidélité mémorielle transcende le champ du vivant et met les descendants en communication avec les morts. Ces trois faits possèdent en commun une qualité émotionnelle spécifique. L'expérience commune, émotionnellement chargée, d'une croyance partagée (d'un savoir émotionnel) est ici constitutive du fait religieux.

Ce qui fonde le sacrifice sanglant est aussi ce qui fonde sa condamnation. L'acte de donner la mort n'est jamais un acte banal et le sacrifice animal est un drame que n'entame pas l'accoutumance. La plupart des religions réglementent en effet cet acte en le mettant sous la protection de la divinité. Les plus grands livres de l'humanité sont des manuels de boucherie. La viande halal est ainsi celle d'un animal égorgé rituellement. Le coupeur, qui s'est sanctifié et protégé pour son office est lui aussi un intermédiaire divin. Au-delà de toutes les explications théologiques articulées pour expliquer le sacrifice, le témoignage des fidèles montre que c'est au moment où sa victime est mise à mort qu'il répète les termes de l'échange : juste au moment de couper il formule le vœu qui motive son sacrifice. La mise à mort de l'animal, quand bien même elle est ici répétée « à la chaîne », constitue un moment d'intensité dramatique dans le déroulement programmé du rituel (dans le sacrifice grec, c'est le moment où le flûtiste s'arrête de jouer, où le sang de l'animal jaillit vers le ciel de la gorge tranchée, que retentit l'ololugmos - ou ololugè - le cri des femmes qui exprime à la fois l'angoisse de la mort et le triomphe de la vie). La mort de l'animal est le vecteur et le prix de la réalisation du vœu du fidèle. C'est dire qu'il se représente la déesse comme la puissance qui détient la clé de la réussite : originellement, c'est la puissance de la fécondité. « Le sang représente la vie. La vie, le sang, c'est l'âme... ». « Le sang retourne à la terre. Il appartient à la terre. » C'est la signification du kabarlon : Karli est une divinité terrestre. Les sacrifices de cabris et de coq, en lien avec l'activité agricole des engagés et de leurs descendants, traduisent une vision énergétique de la santé ou de la fortune. Le fidèle est convaincu que le sacrifice, exécuté selon les règles, est en mesure de toucher et d'obliger le dieu invoqué.

Pour ce qui concerne la conformité avec la matrice indienne originelle, je citerai cette description faite par un voyageur européen - qui était entomologiste, voyageur-naturaliste pour le Muséum - à Pondichéry au début du XXe siècle. A quelques différences près on pourrait penser qu'il décrit le sacrifice tel qu'on peut l'observer à la Réunion :
Sous des hangars, on sacrifie des coqs à la déesse [Mariammin]. Le sol détrempé par le sang forme une boue rougeâtre farcie de plumes. Plus loin, on immole des boucs et des moutons. Couronné d'herbes, ce bétail attend les clients. Dès qu'un dévot a arrêté son choix, payé le prix convenu, le sacrificateur saisit la bête, lui jette de l'eau sur la tête, et fait signe à ses deux aides. L'un tire sur le licou, l'autre sur les jarrets de derrière, et le sacrificateur tranche si vivement la tête avec sa grande faucille dont il tient le long manche à deux mains, que l'on croirait voir couper une simple corde. Mais comme le cou a été sectionné en son milieu, l'inhibition est incomplète. Pendant quelques minutes le corps se roule à terre secoué de grandes convulsions. A chaque ruade, des jets de sang noir et vermeil giclent. La rosée hideuse tache les pieds, les jambes et les vêtements des assistants. Ainsi suis-je revenu des fêtes de Mariammin portant les marques des victimes offertes par les pèlerins à la grande déesse de la variole (Maurice Maindron, Dans l'Inde du sud, Le Coromandel, 1907, p.137).

La mise en question du sacrifice animal : l'abattage rituel et l'ordre public (sanitaire et « moral ») (Le projet d'arrêté préfectoral : la législation, l'étourdissement et le sens du sacrifice.)

En 2007, la préfecture de la Réunion, entreprend donc, mettant en avant les normes européennes et les contraintes sanitaires de légiférer sur le sacrifice animal à la Réunion.

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Le projet d'arrêté préfectoral
PROJET MODIFIE - 11/10/07
ARRETE PREFECTORAL
Définissant les conditions sanitaires présidant aux sacrifices rituels de caprins
N° 2007

Le préfet de la Réunion,
Officier de la Légion d'Honneur
Vu le Code rural, et notamment le livre II Titres I, II, III
Vu le Code des Collectivités Territoriales,
Vu l'arrêté ministériel du 19 décembre 2005 relatif à l'identification des animaux des espèces ovine et caprine;
Vu l'arrêté ministériel du 17 mars 1992 relatif aux conditions auxquelles doivent satisfaire les abattoirs d'animaux de boucherie pour la production et la mise sur le marché de viandes fraîches et déterminant les conditions de l'inspection sanitaire de ces établissements;
Considérant la grande ancienneté des sacrifices rituels caprins dans le département
Considérant la nécessité d'apporter un minimum de garanties sanitaires aux sacrifices rituels effectués hors d'un domicile privé,
Sur proposition du secrétaire général ;
ARRETE :
ARTICLE 1 : Les dispositions du présent arrêté ne s'appliquent pas aux sacrifices pratiqués dans un cadre strictement familial.
ARTICLE 2 : Les caprins faisant l'objet de sacrifices rituels doivent provenir d'élevages déclarés auprès de l'Etablissement Départemental de l'Elevage et être dûment identifiés par deux boucles auriculaires fournies par ce même service.
ARTICLE 3 : Les caprins doivent être transportés et entretenus dans des règles respectant la protection animale. Dans le cas de transporteurs commerciaux, ceux-ci doivent être agréés auprès de la Direction des Services Vétérinaires.
ARTICLE 4 : Les caprins doivent faire l'objet d'une inspection ante-mortem par un vétérinaire sanitaire sur le lieu d'abattage ou d'un certificat vétérinaire de bonne santé datant de moins de 5 jours avant l'abattage.
ARTICLE 5 : Les caprins doivent être sacrifiés dans le respect des règles de protection animale, par des sacrificateurs reconnus pour leur compétence et leur expérience. Pour ce faire, ces sacrificateurs sont habilités par leur autorité religieuse. Leur nom est communiqué au Préfet chaque année.
ARTICLE 6 : Les carcasses doivent être rendues non fendues et non découpées à leurs propriétaires, dépouillées et vidées de leurs viscères. Les abats comestibles doivent être conditionnés de façon hygiénique.
La viande et les abats ne peuvent en aucun cas être vendus.
ARTICLE 7 : Les déchets d'abattage sont collectés et éliminés dans un centre agréé. Ils ne peuvent en aucun cas être donnés à la consommation animale afin d'éviter toute diffusion de maladie.
Lors d'abattage en nombre, un contact préalable est pris avec la collectivité en charge de la collecte des déchets et les dispositions appropriées sont prises
ARTICLE 8 : Monsieur le préfet, messieurs les sous-préfets, messieurs les maires, monsieur le directeur départemental des services de police, monsieur le commandant de Gendarmerie de la Réunion, le directeur des services vétérinaires sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté qui sera inséré dans le recueil des actes administratifs.
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Bien que les prescriptions en cause concernent, pour l'essentiel, le suivi sanitaire (et crée, de fait, des contraintes économiques nouvelles, avec l'obligation de déclaration, de marquage, d'inspection vétérinaire, l'élevage de caprins à la Réunion étant souvent de type familial), l'intervention de la puissance publique dans la sphère religieuse choque la communauté indienne. La presse ayant fait état d'un projet d'arrêté, la préfecture diffuse la mise au point citée plus haut.
On note évidemment que la rédaction de l'article 5 : « Les caprins doivent être sacrifiés dans le respect des règles de protection animale », ne fait nulle mention de l'obligation d'étourdissement en vigueur en France depuis 1964 (voir infra), ni de la possibilité de dérogation à cette règle, dérogation accordée aux communautés israélite et musulmane, en vertu de la liberté de culte.
Voici la déclaration, à la conclusion en forme d'avertissement (cité en introduction), du secrétaire de l'Association Karli du temple de Bois-Rouge :

Le sacrifice de cabris et de coqs au temple de Bois-Rouge est une tradition ancestrale, tout comme la marche sur le feu dans les temples de Pandialee. Les gens de confession tamoule ont pris l'habitude de faire une offrande à Dieu. On ne peut pas du jour au lendemain vouloir changer une tradition. Vouloir légiférer sur le culte, quelle que soit sa confession, pour tout remettre en cause, je dis non, déclare le Secrétaire de l'association Karli, responsable du temple. La communauté tout entière s'y opposera. Pas question de toucher aux sacrifices d'animaux dans les temples tamouls. Coup'pas nout tradition.
La revue Tamij Sangam, a consacré un dossier à la question dans son n° 25, daté de décembre 2007 (pages 6 à 16) dont voici quelques extraits :
Le Groupe de Dialogue inter-religieux (GDIR) relate avoir « été saisi par lettre de la Préfecture en date du 16 août [2007] pour émettre un avis sur le projet d'arrêté préfectoral réglementant les sacrifices rituels de caprins dans les temples hindous ». Il a réuni son Conseil d'administration le 26 septembre à ce sujet.
La rédaction de Tamij Sangam réagit à ce sujet : « La préfecture n'a pas à saisir le GDIR sur un sujet de rite hindou. C'est plus qu'une maladresse. Je regrette que certains aient jugé opportun d'aborder ce sujet qui n'est pas du ressort du GDIR. C'est un débat interne à la communauté hindoue. Je ne souhaite pas d'intrusion des non-hindous sur ce sujet » (nous soulignons, p. 16).

C'est le domaine réservé de l'identité qui est mis en avant : la pratique religieuse ne peut être subordonnée à aucune autre autorité qu'elle-même…

La réglementation et le sacrifice dans la communauté musulmane de La Réunion

Le bœuf (c'est le sacrifice d'un bœuf et non d'un mouton qui, à La Réunion, commémore le sacrifice d'Abraham), engraissé à Salazie était, il y a peu, sacrifié sur l'espace public de Champfleuri. Aujourd'hui, les musulmans qui n'ont pas de cour peuvent passer commande d'un quartier de viande d'un animal traité à l'abattoir de Saint-Pierre. Une note d'information de l'abattoir de Saint-Pierre pour la fête d'Abraham de novembre 2010 précise :
- qu'« un couloir de visite permet de suivre toutes les étapes derrière des vitres »,
- que « l'animal ne sera pas assommé »,
- que « le sacrifice sera assuré par le salarié Musulman chargé d'effectuer cette opération pour l'abattoir », et qui conseille
- de « ne pas faire abattre des bovins de plus de 48 mois afin d'éviter le délai de l'analyse ESB" [J+2].
(in : Communiqué du Conseil Régional du Culte Musulman de La Réunion, 11 novembre 2010 ; Communiqué Qurbani : comment « offrir un animal en sacrifice » si : « absence de cour ou d'espace approprié ; habitation en immeuble collectif ; peu ou pas de main-d'œuvre ; moyens financiers insuffisants pour acheter un animal entier, etc... ».)

De fait, pour reprendre les termes d'un informateur, on préfère garder l'animal quelques jours dans sa cour afin de se familiariser avec lui. Dans l'abattage coutumier, on laisse libre l'une des pattes de l'animal entravé, afin qu'en se débattant il se libère de son sang, considéré comme impur.

Les discussions à propos de l'étourdissement de l'animal du sacrifice

Auditionnés, le jeudi 23 mai 2013 au Sénat, par la mission d'information sur la viande, des représentants du culte musulman ont réaffirmé : « Vous pouvez trouver des avis [...] qui peuvent dire que l'étourdissement peut être accepté, admet Mohammed Moussaoui, le président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Mais cet avis est minoritaire. La position officielle des écoles juridiques musulmanes est unanime : l'étourdissement préalable […] n'est pas compatible avec l'abattage rituel ».

Incompatibilité, en effet : dans la logique sacrificielle, le sacrifice n'a pas de valeur si l'animal n'est pas conscient. Sans cette conscience, comme le montrent les stratégies qu'on retrouve dans plusieurs cultures qui visent à obtenir le consentement de l'animal (on lui lance de l'eau ou une poignée d'orge - dans les textes védiques - pour qu'il s'ébroue : ce qui est interprété comme une acceptation) et à identifier l'animal au sacrifiant, le sacrifice est un acte sans portée, dévitalisé de son principe. L'esprit, le ressort du sacrifice, son efficacité tient dans cette substitution, vie pour vie, vie donnée en lieu et place du sacrifiant. Si l'animal n'est pas conscient (ou s'il refuse la mise à mort) la substitution en cause est réputée ne pouvoir s'opérer.

Le monothéisme et le matérialisme vont changer radicalement la perception du sacrifice animal. Dans une société où l'animal n'est plus le médiateur capable d'appartenir aux deux mondes, le visible et l'invisible, celui des humains et celui des êtres supranaturels, l'animal n'est plus un double mais un prochain. Ce même processus d'identification, qui soutient l'efficacité du sacrifice, va se trouver investi par le mode de vie de la modernité, vide de dieux et d'« esprits ». Préserver l'animal de toute souffrance inutile est un credo quasi universellement partagé. En réplique aux critiques, les défenseurs de l'orthodoxie sacrificielle argumentent que l'animal ne souffre pas. « La Grande Mosquée de Paris précise que, dans ses pratiques “l'animal ne souffre pas : la lame est très aiguisée et le coup porté dans la gorge étudié de façon à ce que sa mort soit immédiate, contrairement à ce que les affiches de Brigitte Bardot laissent entendre”. Faux, répond la Fédération des vétérinaires d'Europe, qui explique que l'animal ne meurt pas sur le coup et doit avant se vider de son sang. » Chez le bovin, l'agonie peut durer plusieurs minutes (« Douleurs animales. Les identifier, les comprendre, les limiter chez les animaux d'élevage ». Rapport d'expertise réalisé par l'INRA, décembre 2009).

L'article 5 du projet préfectoral se bornait à rappeler que « Les caprins doivent être sacrifiés dans le respect des règles de protection animale », ne faisant nulle mention, on l'a noté, de l'exception formulée par le Code rural et de la pêche maritime :

CODE RURAL (Partie réglementaire) Livre II, Chapitre IV : La protection des animaux, Section 4 : L'abattage
Article R214-70 « L'étourdissement des animaux est obligatoire avant l'abattage ou la mise à mort, à l'exception des cas suivants :
1° Si cet étourdissement n'est pas compatible avec la pratique de l'abattage rituel ; […] »

C'est bien cette souffrance objective, cette « conscience » requise par l'abattage rituel qui fait aujourd'hui question. Une livraison du Times de 2014 (march/6) titrait : Stop ritual slaughter of animals, says top vet. Le président de l'Association britannique des vétérinaires, rapporte cet article, s'est prononcé en faveur d'un encadrement plus strict de l'abattage rituel halal et casher en proposant d'interdire l'égorgement des bêtes sans étourdissement préalable. Selon ce vétérinaire, l'égorgement provoque « cinq ou six secondes de douleur » aux animaux. Il a ajouté que les moutons pouvaient garder conscience jusqu'à sept secondes après l'égorgement et le bétail jusqu'à deux minutes. Il propose de prendre exemple sur le Danemark, qui vient d'interdire l'abattage sans étourdissement préalable. Selon le Times, plus de 600 000 animaux sont abattus toutes les semaines selon le rite halal et casher en Grande-Bretagne.

La disparition de l'animal domestique de l'espace public, notamment avec la fin de la traction hippomobile, et l'intrusion de l'espace privé par l'animal de compagnie ont profondément modifié les représentations. L'élevage en milieu fermé (qui a été rendu possible grâce aux antibiotiques et à la fabrication synthétique de la vitamine D) étant devenu une activité quasi industrielle, le moderne a un contact essentiellement affectif avec le monde animal. « Quand on a perdu foi en l'humain, philosophe la responsable du site Mesopinions.com, qui a mis en ligne la pétition nationale visée plus haut, on se raccroche aux petites bêtes. Les animaux sont plus consensuels que les éoliennes. Leurs droits sont les nouveaux droits de l'homme. »

Sur les plates-formes de mobilisation numérique, rapporte le Monde avec une pointe d'ironie (27/02/2021), le bien-être des créatures à mille, quatre, deux (ou sans) pattes fédère des millions de signatures. D'énormes pétitions ont ainsi porté les principales mesures de la proposition de loi sur la maltraitance animale. » « Des chiens, des chats, sans cesse, mais pas seulement. Des porcelets, des ratons laveurs et des blaireaux, aussi. Peu importent les physiques ingrats : dans l'univers de la pétition en ligne, l'animal règne. Combien de millions de signatures validées d'un clic révolté ? Pour combien de campagnes en défense des bestioles de toutes espèces ? Même le « M. Cause animale » à l'Assemblée nationale, l'ex-vétérinaire et député (LRM) Loïc Dombreval, a lâché du lest, submergé : « J'en reçois tellement que je ne les lis pas toujours dans le détail… »

Parallèlement à une exploitation de l'animal de rente par la zootechnique, industrielle et invisible, mettant en œuvre une conception bioénergétique de la production de viande, se développe en effet une sensibilité franciscaine qui fait de l'animal le refuge de l'innocence existentielle. Il n'existe pas seulement des cimetières pour chiens, tel celui d'Asnières dans la banlieue de Paris, fondé en 1899 et où plus de 90 000 animaux ont été inhumés, il existe aussi une « église des animaux », Sainte-Rita, sise dans le 15° arrondissement de Paris. L'empathie pour l'animal, dans un environnement urbain, où l'élevage est industriel et la nourriture prête à consommer (« La campagne, disait Alphonse Karr, c'est cet endroit où tous les oiseaux sont crus » - la ville, c'est cet endroit où tous les oiseaux sont déjà cuits…), paraît avoir remplacé la relation du croyant à son dieu par la médiation de la sensibilité domestique.
En 1959, un décret abroge la loi Grammont de 1850 qui constituait alors la seule ressource de la protection animale et où le caractère public était constitutif de l'infraction de « mauvais traitement ». C'est la sensibilité du public, à préserver du spectacle de la maltraitance (et des sacres des charretiers), plus que la sensibilité animale qui faisait l'objet de la loi. (« Article unique, exposait la loi, seront punis d'une amende de 5 à 15 francs, et pourront l'être d'un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de prison sera toujours appliquée en cas de récidive. ») Le décret en cause prévoit la remise de l'animal à une œuvre de protection et ne fait plus mention du critère de publicité. Ce qui paraît constituer une inflexion de la doctrine et amorcer le juridisme pro-animal. Un fait divers qui s'est déroulé pendant les jeux olympiques de Tokyo de 2021 permet d'estimer le rôle, aujourd'hui, de la sensibilité du public en réaction aux mauvais traitements qui peuvent être, occasionnellement, infligés aux chevaux. Une cavalière allemande doit répondre d'une plainte pénale déposée par l'association allemande de protection des animaux, Deutscher Tierschutzbund, pour avoir frappé son cheval qui refusait de sauter l'obstacle lors de l'épreuve du pentathlon. Le coach de l'athlète est elle aussi poursuivie pour avoir « assené un coup de poing sur le flanc gauche » de l'animal, ce qui a entraîné son exclusion des jeux olympiques. La presse rapporte que ces images « ont fait le tour du monde » et ému les « réseaux sociaux ». Une actrice américaine a ainsi a proposé d'acheter, via son compte Instagram, l'involontaire vedette compassionnelle de ce drame : This rider and her « trainer » are a disgrace, explique-t-elle, I'll buy that horse outright and show it the live is should have. Name your price.

La directive européenne n° 93/119 sur la protection des animaux au moment de l'abattage est intégrée dans le droit français par les articles R. 214-73 à R. 214-76 du code rural, cité plus haut, et par l'arrêté du 12 décembre 1997 relatif aux procédés d'immobilisation, d'étourdissement et de mise à mort des animaux et aux conditions de protection animale dans les abattoirs. Ces dispositions précisent que l'étourdissement des animaux avant leur mise à mort est obligatoire en France, cette obligation datant de 1964 dans le droit national. Les dérogations à l'étourdissement (tout procédé qui, appliqué à un animal, le plonge immédiatement dans un état d'inconscience), accordées par l'article R. 214-70 du code rural aux communautés israélite et musulmane, sont adossées au principe de la liberté de culte. L'étourdissement contrevient, en effet, on l'a rappelé, aux conditions de conscience (d'éveil) théologiquement requises dans ce processus rituel.

Un déplacement de la sensibilité religieuse

Quand on compare la représentation du monde qui informe la pratique sacrificielle et la représentation du monde où la protection animale est un impératif catégorique, on a :

o un monde, dit traditionnel, où « Tout est plein de dieux », cette formule antique, reprise par Julien l'empereur ayant une valeur générique : c'est un monde où le sacrifice animal est précisément ce qui permet à l'homme de « partager la table des dieux » (In deorum matrem - « Sur la mère des dieux »). « L'usage des viandes, explique Julien, implique immolation et égorgement d'animaux qui éprouvent naturellement douleurs et tourments ». Ce qui fait la supériorité du sacrifice animal, c'est la vie de la victime. « Parmi les choses terrestres les unes sont animées, et les autres sont privées de l'âme. Les choses animées ont plus de prix que les inanimées aux yeux du dieu vivant et cause de vie, en tant qu'elles ont participé à la vie et qu'elles ont plus de rapport avec l'esprit » (Contra Galileos).
o et, si le monde traditionnel est « plein de dieux », un monde moderne « vide de dieux »…

L'incroyance matérialiste ou la croyance en un dieu unique (« du sang de taureaux et de boucs est impuissant à enlever des péchés » développe Paul de Tarse - Epître aux Hébreux X. 1-18 ; le sacrifice du Fils de Dieu fait homme décrédibilise tous les autres…) rompent toute possibilité de continuité religieuse homme-animal-dieu. Dans le monde des objets techniques, la vie de l'animal familier rythme la vie quotidienne dans une relation de partage et d'empathie (quand l'animal de compagnie fait grimper le taux d'ocytocine des personnes âgées…) L'animal est un proche, voire un confident.

Dans le monde coutumier, l'être humain est entouré d'esprits, le plus souvent assoiffés de vie. La vie de l'animal domestiqué peut les satisfaire moyennant un rituel de substitution et de redirection de vie approprié. Dans le monde technicien, il n'y a plus d'esprits. L'être humain est seul et l'animal proche, sensible et mortel, comme lui, est son bâton de solitude. La conscience animale, sa souffrance, preuve de vie et de transfert de vie dans la logique sacrificielle, est sa propre souffrance…

Le point sur le sacrifice animal à la Réunion

L'hindouisme réunionnais ne bénéficiant pas, comme les communautés israélite et musulmane, d'une dérogation à l'étourdissement accordées par l'article R. 214-70 du Code rural, en vertu de la liberté de culte (voir supra) et l'étourdissement étant contraire aux conditions de conscience requises dans le processus d'abattage rituel, est donc hors norme. Un document gouvernemental de juillet 2020 précise : « Les sacrificateurs doivent être habilités par des organismes religieux agréés par le ministre de l'agriculture, sur proposition du ministre de l'intérieur : la Grande Mosquée de Paris, la Mosquée de Lyon et la Mosquée d'Evry pour l'abattage halal et le Grand Rabbinat de France pour l'abattage casher. » (Comme le sont, d'ailleurs, les sacrifices musulmans qui continuent d'être pratiqués dans les cours, malgré le dispositif officiel visé plus haut - qui, selon le document cité, précise que « l'animal ne sera pas assommé »). Le respect des contraintes d'élevage et des contraintes sanitaires ne suffit pas à normaliser l'abattage rituel des caprins à la Réunion. Les consignes sanitaires étant respectées, charge donc aux responsables des associations de temples, leur rôle étant de faire de respecter les conditions de l'abattage rituel, d'obtenir, conformément au contrat de travail des premiers engagés qui garantissait la liberté de leur culte, une dérogation à l'obligation d'étourdissement stipulée dans le Code rural.

Les conditions dans lesquelles peut s'exercer cette dérogation sont les suivantes :
Extrait de https://agriculture.gouv.fr/tout-savoir-sur-labattage-rituel daté du 30/07/2020 :
Les abattages rituels doivent avoir lieu dans des abattoirs agréés bénéficiant expressément d'une autorisation à déroger à l'obligation d'étourdissement. Les sacrificateurs doivent être titulaires d'un certificat de compétence Protection animale (CCPA). Les sacrificateurs doivent être habilités par des organismes religieux agréés par le ministre de l'agriculture, sur proposition du ministre de l'intérieur : la Grande Mosquée de Paris, la Mosquée de Lyon et la Mosquée d'Evry pour l'abattage halal et le Grand Rabbinat de France pour l'abattage casher. Les animaux doivent être immobilisés avant leur saignée par des matériels de contention conformes, les bovins, les ovins et les caprins devant être immobilisés par un procédé mécanique.

T. P. n° 03 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
Note sur la réception par la plateforme Youtube
d'un film ethnographique réalisé à Madagascar


Le 7 janvier 2021, j'ai reçu de « YouTube Community Guidelines », sous l'intitulé « Bernard Champion, nous avons soumis l'un de vos contenus à une limite d'âge », l'information suivante :

« Bonjour Bernard Champion,
Notre équipe a examiné l'un de vos contenus et a conclu qu'il n'était pas conforme à notre règlement de la communauté. Par conséquent, nous avons appliqué une limite d'âge au contenu suivant :
Vidéo : Funérailles dans le sud-est malgache
[https://www.youtube.com/watch?v=BT_dOLxncTo]
Votre chaîne n'a reçu aucun avertissement, et ce contenu est toujours accessible sur YouTube. Lisez la suite pour en savoir plus sur ce que cela signifie et sur les étapes à suivre si vous voulez faire appel de cette décision.
Que signifie l'application d'une limite d'âge ?
Nous appliquons une limite d'âge aux contenus lorsque nous pensons qu'ils ne sont pas adaptés à un jeune public. Cela signifie qu'ils ne sont pas visibles par les utilisateurs non connectés, âgés de moins de 18 ans ou qui ont activé le mode restreint. Par ailleurs, ces contenus ne permettent pas la diffusion d'annonces. »

Zafimahavita [Les Petits-fils l'ont fait], funérailles dans le sud-est malgache (2003), est un documentaire de 39 minutes, réalisé avec une caméra numérique au format mini DV. La simplicité de ce type d'appareil en faisait, à l'époque, un nouvel outil susceptible de servir de « carnet de terrain » à l'enquêteur. Il m'a permis d'enregistrer nombre de scènes de la vie quotidienne à Ambila-Manakara, sur la côte Est de Madagascar, au cours de séjours réguliers effectués de 1998 à 2003, et d'entrer ainsi dans l'intimité de sa structure politique. Le « scénario » du film est constitué par ce que l'on pourrait appeler l'inévitable dérangement ethnologique en quoi consiste la présence d'un étranger au sein du village - quand bien même celui-ci pratique-t-il une ethnologie light, ou minimale, qui consiste à se fondre dans l'environnement et à essayer de se faire oublier. A la demande de l'informateur principal, qui se présente volontiers comme le chef de la vallée mais qui n'est que l'« ancien » de son groupe de parenté, je suis allé filmer sur la colline des tombeaux une cérémonie qui a lieu environ tous les trois ans. C'est cette venue qui a constitué le « dérangement » sur lequel est construit le scénario du film qui met en évidence la structure politique et historique du village. Ce document étant avant tout un document pédagogique réalisé pour les étudiants de la filière d'ethnologie de l'université de la Réunion, un commentaire « surabondant », style carnet de terrain, accompagne cette restitution de la vie quotidienne qui comporte deux mises à mort de zébus : l'une pour les funérailles d'un ancien, l'autre pour réconcilier les deux clans du village opposés en raison de l'« affaire du tombeau », précisément. Le film, présenté à l'université d'Antanarivo, puis au Musée de l'Homme à Paris, en 2003, a été déposé sur le serveur (souvent défaillant) de l'université, puis sur Youtube en 2015.

Ce documentaire ethnographique banal, qui restitue les funérailles d'un vieil homme, Iaban'i Ranga, montre donc deux scènes de sacrifice, telles qu'un enfant du village peut communément en voir à l'occasion des cérémonies qui rythment la vie sociale. « Nous pensons qu'ils [ces contenus, juge la plate-forme] ne sont pas adaptés à un jeune public ». Le robot qui a interprété les images visées a donc mécaniquement exclu de la catégorie « jeune public » (à protéger d'images inappropriées) les jeunes de moins de 18 ans qui appartiennent à des cultures où le sacrifice animal se pratique couramment. En réalité, le « jeune public » en cause, à protéger par cette réserve de la limite d'âge, est évidemment celui des sociétés où le sacrifice et la mise à mort ont disparu des usages. Qu'y a-t-il donc dans la mise à mort (rituelle ou alimentaire) d'une victime animale qui, même restituée dans son environnement « exotique », se révèle inapproprié pour un « jeune public » ? La première réponse à cette question naïve, je l'ai dit, est que le jeune public en cause vit dans un monde où cette chose banale a pratiquement disparu de l'environnement quotidien. Aujourd'hui, plus des trois quarts de la population mondiale vit en zone urbaine où ces servitudes et ces incommodités sont invisibles, vérifiant cette remarque d'un humoriste de la fin du XIXe : « La campagne, c'est un endroit où tous les oiseaux sont crus ». La ville, c'est un endroit où tous les oiseaux sont prêts à consommer…

Mais au-delà des évolutions des modes de vie et des valeurs, il y a évidemment un fait premier à considérer : l'acte de mise à mort n'est jamais anodin. Et sa ritualisation, ou sa routine, n'en neutralise pas l'émotion (ainsi, le broyage des poussins mâles sera interdit en Allemagne, fin 2021, « au nom du bien-être animal » et cette interdiction sera vraisemblablement généralisée en Europe). Le phénomène d'identification qui supporte le processus du sacrifice animal comporte nécessairement une appréhension qui correspond à l'enjeu vital en cause. L'animal offert aux puissances supranaturelles met le sacrifiant en communication avec un monde numineux dont il est l'obligé. Mais ce phénomène d'identification se révèle opératoire avant même toute conceptualisation de type sacrificiel. Comme s'il était premier.

Au cours de sa tournée en faveur de la Communauté franco-africaine, le général de Gaulle est à Antananarivo le 22 août 1958. Désignant le Palais de la Reine, il s'adresse à la foule : « Vous serez de nouveau un État comme vous l'étiez lorsque le palais de vos rois était habité ». A distance de la tribune officielle, hors de la vue protocolaire, la solennité de ce moment historique est marquée par le sacrifice d'un zébu à la robe conforme à la circonstance. De surcroît au souci de ne pas mélanger les genres, mais sans doute aussi avec la volonté - pour user d'images convenues - de ne pas « choquer les âmes sensibles » (de la délégation officielle ?) une façon d'esquive de la mise à mort et de sa brutalité se manifeste ici. Le cliché de l'« âme sensible » - qui aurait peine à regarder sans ciller la dure réalité qui l'entoure - recouvre, en fait, une inhibition plus profonde. Avec le secours d'un groupe électrogène, j'ai pu diffuser quelques séquences du film en cause aux habitants du village d'Ambila - dont les écoliers - dans la salle communale. Alors qu'il s'agit d'une scène familière à tous, j'ai remarqué que plusieurs adultes avaient détourné le regard au moment d'une décapitation de zébu. Difficile de se représenter la décapitation d'un animal familier « sans plus de signification que de trancher une tête de chou » (- pour ne pas citer Hegel, qui fait référence à la Terreur).

Les précautions et la casuistique qui entourent la mise à mort de l'animal sacrificiel dans la généralité des sociétés anciennes montrent que cet acte est foncièrement ambivalent. Voici la présentation du sacrifice du bœuf chez les anciens Grecs, exposé par Porphyre de Tyr (234-c. 310) dans son Traité […] Touchant l'Abstinence de la chair des Animaux, traduction de M. de Burigny, Paris, 1747, p. 125-129.

o Première « subtilité » : l'animal se désigne lui-même pour le sacrifice. « On expose sur une table d'airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table ; et celui qui mange de ce qui est dessus, est égorgé. »
o Enfin, la mise à mort elle-même fait l'objet d'un partage des responsabilités et d'une dénégation de la culpabilité particulièrement édifiants :

On choisit des Vierges pour porter l'eau ; et cette eau sert à aiguiser la hache et le glaive. Quand cela est fait, on donne la hache à quelqu'un qui frappe le bœuf ; un autre l'égorge ; les autres l'écorchent. Ensuite tout le monde en mange. On coût après cela le cuir du bœuf ; on le remplit de foin, on le met sur ses jambes, comme s'il étoit vivant ; on l'attache à la charrue comme s'il alloit labourer ; on informe ensuite sur le meurtre ; on assigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuses d'eau rejettent le crime sur ceux qui ont aiguisé la hache et le glaive ; ceux-ci accusent celui qui a donné la hache. Ce dernier s'en prend à celui qui a égorgé ; et enfin celui-ci accuse le glaive, qui ne pouvant se défendre, est condamné comme coupable du meurtre.

Dans cet environnement, les docteurs indigènes insistent souvent sur la nécessité de se protéger de la vengeance de la victime. Mais c'est le moment névralgique de sacrifice, quand le sacrificateur porte le coup mortel, réveillant l'émotion liée au meurtre qui concentre le drame. C'est à ce moment, en Grèce ancienne, quand le flûtiste s'arrête de jouer, quand le sang de l'animal jaillit vers le ciel que retentit le you-you des femmes (ololugmos ou ololugè, du verbe ololuzô, « lancer le cri rituel »), la clameur sacrée qui exprime à la fois l'angoisse de la mort et le triomphe de la vie.

A Madagascar ses zébus sont sacrifiés à la mort du propriétaire du troupeau. De même que pour le paysan malgache « l'agriculture n'est pas une profession » (voir : « Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive, S.R.I., dans la vallée de la Manañano »), le pastoralisme investit l'animal d'une fonction culturelle (« improductive ») majeure : le zébu est l'intercesseur idéal pour établir la communication entre les vivants et les morts. Le zébu malgache (Bos taurus indicus), dont le nom (omby, aomby) est dérivé du swahili, ngombe, est considéré avoir été introduit par l'homme à partir de l'Afrique (absence d'éléments fossiles ou de reliefs archéologiques). « La marque d'oreille fait du zébu le consanguin de l'homme, le raza [la lignée] comprend le troupeau presque au même titre que les hommes » (Faublée, J., La cohésion des sociétés Bara, Paris : Presses Universitaires de France, 1954, p. 86). La culture malgache a ainsi fait de cet allochtone, descendant de l'auroch et originaire d'Inde, un médiateur important, visible dans son rôle cérémoniel, de la maîtrise de l'espace et de la vie sociale.

Quel peut être le sens de cette dramaturgie, aujourd'hui ? Ce type de représentation du monde n'est pas universellement partagé, il s'en faut. Ce que l'on désigne par « modernité » se caractérise, à l'inverse de ce qui vient d'être exposé, par un matérialisme ou un monothéisme qui prospèrent sur l'incroyance aux « esprits » et sur l'incrédulité quant à la possibilité de communication entre les vivants et les morts. Le « jeune public » « branché » (connecté) en particulier, nourri au lait de la non-violence, est supposé voir dans le sang et dans la mise à mort sacrificielle une sauvagerie insupportable (violence non contestable que la routine rituelle, prise dans une explication théologique, on l'a rappelé, absout), une violence gratuite, voire, selon ses « aînés », incitatrice… Dans un ouvrage que j'ai présenté ailleurs (voir références : « “Le grand Pan est-il mort ?” Note sur le sacrifice animal dans l'hindouisme réunionnais : panthéisme, polythéisme et christianisme ») une missionnaire protestante, Amy Wilson-Carmichael (1867-1951) spectatrice d'une fête hindoue au cours de laquelle quantité de chèvres sont décapitées raconte dans Things as they are : mission work in south India (1905) : « Nous observons des groupes d'enfants qui regardent cela avec délices. Il n'y a pas de cruauté délibérée, car le dieu n'accepte le sacrifice que si la tête est tranchée d'un seul coup - ce qui m'est d'un grand soulagement. Mais c'est dégoûtant et démoralisant au possible. Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion ! » Une petite fille « m'expliqua, poursuit-elle, comment elle tordait le cou des volailles de ses propres mains. Je regardais ses délicates petites mains brunes, ses adorables petites mains, et je n'arrivais pas à y croire. Tu fais des choses pareilles lui dis-je ? Elle répondit : Oui, quand vient le temps de sacrifier au dieu de notre famille, mon petit frère tient la tête de la chèvre quand mon père la sacrifie et je tords le cou des poulets. Cela me plaît ! » (id. p. 205) L'avertissement de Youtube sanctionne donc l'incompréhension de deux mondes (« C'est dégoûtant et démoralisant au possible. » « Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion ! »)
Outre la nécessité (la nourriture carnée consommable étant exonérée de la faute du meurtre par une prière), le sacrifice est justifié dans le monde coutumier par un jeu de postulats et d'équivalences que la modernité met précisément en question. Les croyants pensent que la vie de leur animal peut sauver la leur… (chez les Massa du Tchad, plusieurs têtes du troupeau sont individuellement dédiées aux puissances maléfiques qui assaillent les humains - dont elles portent parfois le nom - assurant une fonction d'assurance vie à leur propriétaire…) Le « jeune public » et ses aînés vivent dans un monde où l'animal domestique ne fait plus partie de la ressource vitale (visible et mobilisable), où les « esprits », s'ils existent, n'ont aucune indépendance ou pouvoir propre, un seul dieu subsumant le monde surnaturel (s'il existe). Le matérialisme, c'est la croyance que le monde s'arrête au visible. Au lieu d'un monde où « tout est conspirant », selon la formule de Leibniz, c'est la solitude morale et le vis-à-vis des écrans qui paraît être le lot de l'homme moderne qui se projette dans un extérieur virtuel entretenu par une quotidienneté prosaïque, industrielle et casanière. Cette déréliction, cette solitude spirituelle est neutralisée, on peut le penser, par une sensibilité, une projection de soi consonante avec tout ce qui est vivant - qui doit être préservé de toute souffrance, puisque tout ce qui vit, c'est moi… Tout ce que renvoie l'écran doit être conforme à cette charte de bienséance et de bienveillance universelle.

L'avertissement de Youtube révèle en effet deux mondes où la conception de la vie animale - et de la vie humaine - est radicalement autre. Pour le moderne, qui s'identifie à tout ce qui vit, tout ce qui est sensible doit être protégé d'inutiles souffrances. L'activisme animal se branche sur le credo de jouissance généralisée qui arme le matérialisme : Homo materialis étant son propre transcendant, il projette sa sensibilité sur le monde et déborde d'amour pour toute vie en laquelle il se reconnaît. Cette religion de la jouissance est cautionnée par la connaissance scientifique. Exemple : les poissons ayant un système nociceptif similaire à celui des mammifères, la « pêche au vif » (l'usage de poissons vivants comme appâts dans la pêche de loisir) doit être interdite… L'animal est bien aussi un autre lui-même pour Homo traditionalis. Mais sa mise à mort et sa souffrance posent d'autant moins problème qu'elles permettent à la fois d'entretenir et d'exonérer l'inexorable vie d'épreuves de celui qui sacrifie. Éthique de la jouissance contre éthique de la souffrance.

On pourrait résumer cette discordance par le constat suivant : Pour caractériser la psychologie de l'« homme traditionnel » qui met en œuvre le sacrifice animal, par contraste avec la psychologie de l'« homme rationnel » (quand on compare les deux mondes et qu'on essaie, au moins mentalement, d'appartenir successivement aux deux - quand on fait de l'ethnologie), on peut considérer ce jugement qui s'impose alors : « L'homme traditionnel n'a pas peur de la mort, il a peur des morts ; l'homme rationnel n'a pas peur des morts, il a peur de la mort ». C'est parce qu'il croit aux esprits que l'homme de la coutume n'a pas peur de la mort. La mort, cette entrée dans le monde des morts, prolonge cette communauté familière avec les esprits et ne fait pas (par hypothèse) l'objet de l'appréhension qui saisit l'homme rationnel à cette idée. Pour l'homme rationnel, en effet, la mort est un trou noir. Il n'y a rien après. Ces esprits familiers, supposés compagnons de l'au-delà dans un au-delà improbable, ne sont évidemment d'aucun secours pour tempérer l'appréhension de la mort. (La jouissance d'un présent censuré de tout ce qui peut heurter la sensibilité, de fait commune à l'homme et à l'animal familier, n'en est que plus urgente.)
Une fonction du documentaire ethnographique apparaît ici : révéler la cohérence (le questionnement et le dérangement) de mondes hors du monde commun.

Références
Anthropologieenligne.com, « “Le grand Pan est-il mort ?” Note sur le sacrifice animal dans l'hindouisme réunionnais : panthéisme, polythéisme et christianisme »)
https://www.anthropologieenligne.com/pages/sacrificeR.html
Faublée, Jacques, La cohésion des sociétés Bara, Paris : Presses Universitaires de France, 1954.
Porphyre de Tyr, Traité de Porphyre Touchant l'Abstinence de la chair des Animaux, traduction de M. de Burigny, Paris, 1747.
Wilson-Carmichael, Amy, Things as they are : mission work in south India (1905)
Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=BT_dOLxncTo
Zafimahavita, funérailles dans le sud-est de Madagascar.
YouTube Community Guidelines
https://www.youtube.com/intl/ALL_fr/howyoutubeworks/policies/community-guidelines/


T. P. n° 04 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
La religion populaire à l'épreuve du pentecôtisme



La Fédération des associations et groupements religieux tamouls de l'île de la Réunion vient de déposer une plainte (mars 2019) « pour provocation à la discrimination ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée », plainte visant un pasteur se réclamant de Jésus qui a publié une vidéo où on le voit brûler des divinités indiennes, qualifiées par lui de « dieux du diable ou de malheur ».

Cette opposition du christianisme et de l'hindouisme populaire n'est pas nouvelle à la Réunion. Elle date de la période de l'engagisme, quand le christianisme officiel a dû tolérer les cérémonies indiennes autorisées par les contrats d'engagement.
À l'île de la Réunion, écrit ainsi le R.P. Etcheverry en 1864, colonie française et diocèse catholique, le paganisme de l'Inde a certains jours ses solennités sataniques. Les trois premiers jours de l'année sont des jours de vraies saturnales pour ces multitudes d'Indiens venus ici pour les travaux de l'agriculture et dont la plupart sont idolâtres. Les rues de nos villes, les grandes routes sont remplies de groupes payens où l'on voit le démon représenté, non point par des tableaux ou des statues, mais par des êtres vivants, ornés de colifichets, le corps à peu près nu et peint de couleurs horribles quelquefois avec des cornes et une queue. La foule lui rend hommage, au son d'une musique adaptée à cette adoration infernale et à ce misérable spectacle. Des simulacres de temples, de pagodes, sont aussi transportés processionnellement, renfermant des idoles, devant lesquelles brûle l'encens (cité par Claude Prud'homme, 1987, p. 253).
Ce type de jugement a aujourd'hui bien entendu disparu du magistère chrétien où l'acceptation de la diversité culturelle est officiellement enseignée. L'action en justice citée, qui se prévaut de la loi républicaine, apparaît d'autant plus exotique. Cette revivification de la guerre à l'altérité du christianisme - du christianisme pentecôtiste en l'espèce - est un précipité de la complexité réunionnaise, au peuplement divers (européen, malgache, indien, chinois) et à l'histoire douloureuse, une colonie confrontée, depuis la Départementalisation de 1946, aux transformations de la modernité. Quand le christianisme officiel se veut rationnel et rassis, en majesté, les sectes en cause revendiquent leur caractère populaire et émotionnel, portant théâtralement le fer et le feu dans les coutumes locales et entretenant une guerre des « esprits » (« Esprit saint » contre « esprits ancestraux ») pour enrôler leurs fidèles, inféodés par l'usage aux cultes populaires.

L'imaginaire créole révèle un monde tourmenté, persécutif, à la généalogie occultée ou mélangée : le succès de ces sectes tient notamment dans leur prophétie thaumaturgique. Le génie du fondateur de la Mission Salut et Guérison (1966), Aimé Cizeron, probablement inspiré par le succès des « Assemblées de Dieu » en Afrique, a été de titrer sa mission « Salut et Guérison » (la dénomination officielle étant « Assemblées de Dieu de la Réunion »), faisant de la maladie sa principale cible. Alors que, dans les sociétés anciennes, les ancêtres, rituellement et régulièrement honorés sont protecteurs, on retire ici l'impression que les défunts (qui ne sont pas nécessairement des « mauvais morts ») sont source de troubles divers et notamment de manifestations associées à la possession. Cizeron rapporte dans ses mémoires que son succès a été immédiat. La mission s'installe près de la gare routière : « Les passagers voyaient notre banderole « Mission Salut et Guérison » si bien que très vite la nouvelle fit le tour de l'île […] Néna un boug blanc, un zoreil y guérit d'moune ! (Cizeron, 1992, p. 47). De quelles maladies guérit-on à la Mission ? Précisément, de celles que les fidèles imputent aux troubles de l'ancestralité. La Mission aurait une fonction d'exorcisme. Dans une mise en scène mettant aux prises les ancêtres, assimilés aux créatures diaboliques, et l'Esprit saint, le converti, habité par l'Esprit au lieu d'être dépendant des « esprits », solde définitivement un héritage généalogique impossible : il renonce à la succession. Au lieu d'emprunter le cycle sans fin des « promesses », des « carêmes » et des sacrifices, votis nectere vota, il rompt, par cette nouvelle naissance que constitue le baptême volontaire et par ce soutien de l'Esprit, avec une généalogie, incertaine ou tyrannique, où la mission voit la cause de son infortune.
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« Religions populaires » : un même système de représentation

o Dans Culture créole et foi chrétienne (Bruxelles : Lumen vitæ, 2007, ch. III) Danielle Palmyre fait référence à deux enquêtes conduites à Maurice en 1975 et en 1995 sur la pratique religieuse populaire en milieu christianisé. La pratique dévotionnelle du monde créole est sans doute chrétienne : saints, grottes, pèlerinages... « cependant, des pasteurs et des observateurs avisés [ont] remarqué que la dynamique globale de la religion populaire créole ne s'inspirait pas du christianisme » (p. 85). C'est de ce constat (et de cette inquiétude : « l'importance des enjeux a conduit le diocèse de Port-Louis à réagir ») que procèdent les deux enquêtes référencées qui constatent que le « credo de base » est : « le mal existe » (p. 85). Ce que le croyant dirait de Dieu (Dieu existe), le pratiquant de la religion populaire créole le dit du Mal (p. 86). Il y a dans cette conception une antériorité du mal sur le divin et la pratique religieuse se révèle très largement défensive. L'univers créole est un monde persécutif et les protections y sont de tous ordres : plantes, « médicaments », « garanties »... L'infortune, la maladie, la jalousie, l'envie... oppressent et obligent à dresser autour de soi un système dual fait de défense et de propitiation. Il existe donc, commun aux religions populaires, un monde surnaturel peuplé d'« esprits », le plus souvent maléfiques (Biby en malgache, Bébêt en créole), âmes errantes formant une multitude d'invisibles en quête de vif et de sang.
o La religion populaire est tout sauf doctrinale. Il y a bien un Dieu tout-puissant, mais lointain. La religion populaire est une affaire de quotidienneté. Les petits bons dieux sont des agents, proches et fiables, pour attirer la chance. Ceux de la main gauche, d'une invocation plus périlleuse, sont eux aussi de secours pour se protéger de l'infortune, se libérer d'un sort ou de l'emprise d'un esprit - ou pour nuire. Elle est aussi étrangère aux catégories de la psychologie officielle. Son espace propre se déploie dans la non adéquation entre la clôture physique de la personne, son corps, et sa clôture psychique, son esprit (adéquation dont la construction apparaît comme l'effet d'une suspension de ce mode d'être au monde caractérisé par l'intrication des êtres et des identités). La personne, loin d'être cette « forteresse » qui fonde l'unicité juridique et la responsabilité du sujet, comme le voudrait la psychologie classique, est exposée. Elle ne s'appartient pas et elle est d'autant plus vulnérable qu'une part de sa substance est détenue par d'autres : parents, alliés, voisins, esprits... La personne est d'abord un corps réceptif, siège et enjeu de la compétition sociale. Le vécu du monde et de l'environnement se fait dans une immersion collective où le corps est médium, émetteur et récepteur. Loin d'être compris comme un ensemble d'organes, tel que la biomédecine l'envisage, à merci (« Notre corps est notre jardin et notre volonté le jardinier », dit un personnage d'Othello) et réparable comme le serait un instrument, le corps a une fonction sociale que mettent en évidence l'émotion et sa contagion. En réalité, il n'apparaît guère ou pas de réserve, d'intériorité, dans la représentation traditionnelle de la personne et l'émotion, c'est-à-dire la communication, y est constitutive.
o La religion populaire est manichéenne. Elle consacre ses dévotions au Bien et au Mal. Au Mal avant le Bien.

Voici un instantané du rapport du christianisme et de l'hindouisme tel que Maurice Maindron, voyageur naturaliste qui collecte en Inde pour le Muséum de Paris en 1900 et 1901, a pu l'observer à Pondichéry.
La vierge miraculeuse de Lourdes possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de saint Michel. L'archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d'un homme noir, muni d'une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de Vishnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans ce qu'il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon qui porte l'insigne de Vishnou. Ainsi s'établit une tolérance réciproque qui s'achemine, peut-être, vers un syncrétisme indo-chrétien tout pratique (Dans l'Inde du sud, le Coromandel, [1907], Paris : Kailash éditions, 1992, I, p. 128-129).
Cette croyance aux démons, Marius et Ary Leblond la représentent (et la stigmatisent) notamment dans Ulysse cafre (1924).
Et, par Dieu !... Ce que le Père Vaysseaux chassait, c'était la Sorcellerie [..]
Son prédécesseur, Savoyard, fou des abeilles, pour qu'on le laissât en paix, afin de terroriser d'un coup la masse de son troupeau bigarré, avait eu l'inspiration de peindre sur les deux nefs latérales les scènes les plus horrifiantes de l'Enfer. Autour d'une colossale marmite, se tordaient pêle-mêle dans les flammes Blancs et Noirs qui, chacun portaient inscrit sur sa poitrine le nom des Péchés Capitaux. Au-dessus, Satan, assis dans le vide, les jambes croisées, cornu, prunelle en feu, brandissait une gigantesque fourchette. Et pour donner aux pécheurs le frisson de l'Eternité dans les Supplices, en sa gueule large ouverte, le curé avait niché une horloge dont le tic-tac emplissait l'église de son implacable et minutieuse comptabilité : « Écoutez ! Ecoutez ! hurlait-il en chaire, voilà le bruit du Temps dans l'Enfer sans fin ! Koutouque ! Koutouque !... Nampoulouke ! » Devant de tels tableaux, après de tels prônes, comment s'étonner que les fidèles de « la meilleure volonté » parmi les Indiens et les Cafres confondissent encore naïvement la Maison de Dieu ainsi peinturlurée de diables avec le temple des Malabares lui aussi peinturluré de monstres ?... En conséquence, le Père des Vaysseaux, endossant la blouse des peintres, badigeonna de lait de chaux les parois entachées ; tout l'espace occupé par l'Enfer et ses flammes, il le couvrit du plus beau bleu du ciel. Et là où transparaissaient encore les yeux des « Possédés », il peignit des étoiles…
[…] Et ce fut de la chaire comme du confessionnal ! Père des Vaysseaux en fit une sorte d'échafaud théologal d'où il exécutait, publiquement, toutes les fausses croyances, toutes les honteuses pratiques qu'il avait pu débusquer… (Ulysse cafre, Paris : Les Éditions de France, 1924, pp. 124-127)
Qu'est-ce qui distingue donc radicalement la croyance chrétienne de la croyance hindoue ? Au plan de la religion populaire, bien peu, comme le montrent le culte mixte de Saint-Expédit ou le culte, mixte lui aussi, de Marie, assimilée à Mariamen... La religion populaire est une religion de saints. L'hindouisme apporté par les engagés paraît émarger au même système de croyances. Les dieux dénommés Mini, par exemple, qui siègent dans le feuillage de certains arbres, peuvent être assimilés à des âmes errantes, mais aussi protéger les fidèles. La déesse de la variole en Inde du sud, Mariamman (Mariamen ou Marliémen à la Réunion), dont le nom signifie « mère », est à la fois une puissance liée à la fécondité et à la maladie. Cette ambivalence foncière des puissances surnaturelles autorise des rites de protection dont l'objet est de rediriger l'esprit maléfique vers une autre « victime » - voire, si les esprits peuvent être déplacés ou instrumentalisés, des rites de nature sorcellaire. Ainsi, prosaïquement, l'exorcisme qui consiste à déposer dans un van, à un carrefour, une volaille sacrifiée supposée contenir l'esprit en quête d'âme. Les cultes ancestraux d'origine malgache ou africaine (« service cafre » ou « service kabar ») sont, eux aussi, l'occasion de possessions par les défunts invoqués et sont pareillement visés par les pentecôtistes.
Si l'on fait l'économie du dogme, il n'y a pas de contradiction majeure entre religion populaire, hindouisme et christianisme. On aperçoit aux extraits cités (le double culte de la Vierge à Pondichéry, la religion « sorcellaire » avec son pandémonium illustré par le prédécesseur du P. des Vaysseaux d'Ulysse cafre sur les murs de son église, les sacrifices sanglants aux entités qui disposent de la fortune et de l'infortune des hommes de la marche sur le feu...) qu'au plan théologique, la divergence tient dans l'opposition entre le monisme du christianisme officiel et le dualisme (une forme de manichéisme) de l'hindouisme, tel qu'il ressort du panthéon indien si étrange à la foi chrétienne orthodoxe - pour laquelle l'origine du mal n'est que la défaillance du bien.

Dans le dogme chrétien, en effet, le mal n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de ce qui est bien (Augustin). Dieu est Un et triomphe du mal, tandis que la conception manichéenne fait du mal un principe autonome et irréductible - croyance qui caractérise, aussi, la « religion populaire ».
Chaque créature a ses caractères propres avec ses qualités et ses excellences, explique Bossuet... Mais Dieu étant une lumiere infinie, il ramasse en l'unité simple et indivisible de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dispersées deçà et de-là dans le monde […] J'admire dans les Anges damnés les marques de la puissance et de la libéralité de mon Dieu ; et ainsi c'est le créateur que je loue, pour confondre l'ingratitude de ses ennemis.
Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! comment s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient révoltées contre Dieu ? […]
Les fous Marcionites, et les Manichéens encore plus insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les Démons étoient méchans par nature : ils n'ont pu se persuader que s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu jamais se séparer de Dieu volontairement […] Pourquoi vous tourmenter, ô Marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe mauvais, qui précipite les créatures dans la malice ? Ne comprenez-vous pas que Dieu, étant lui seul la regle des choses, il est aussi le seul qui ne peut être sujet à faillir : et sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez de vous dire que les Anges étoient des créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étoient pas impeccables ? (Bossuet, « 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême. Sur les démons », Œuvres de Messire Jacques-bénigne Bossuet, Paris : Antoine Boudet, 1772, p. 84-86)
Il n'y a donc pas de principe mauvais, mais une nécessaire dégradation de l'Être dans ses créatures, processus de la création. Le principe théologique du mal est conceptualisé comme tel dans l'hindouisme. La lutte des dieux et des démons, exposée dans les textes védiques, signe la victoire des dieux par la possession du sacrifice. (Il y a une réversibilité telle entre dieux et démons que, dans l'Avesta, les dieux des Védas sont démons, et les démons dieux.) C'est donc dans la représentation de la vie humaine et de la personne que se situe la principale bifurcation. Dans cette différence de représentation, et en situation de confrontation religieuse, la présence ou l'absence du sacrifice animal peut être significative. Mais elle n'est pas la seule.

Si on pose la question de savoir si le protestantisme évangélique, contre lequel une action en justice est diligentée (en la personne d'un pasteur) par les associations religieuses tamoules, est moniste ou dualiste, on peut répondre que s'il brûle les autres dieux, considérés comme des suppôts du démon, il ne met pas en doute leur existence. Il possède sa propre démonologie et fait des « autres » l'incarnation de Satan et la substance du Mal. Les sorts, les maléfices, les possessions démoniaques sont le cœur de cible de ses homélies et de ses exorcismes. Son monde, c'est le monde surnaturel dans lequel baigne l'imaginaire créole et où ne doit plus régner, idéalement, que l'Esprit saint qui a terrassé le mal. Le protestantisme évangélique emprunte aux traditions qui font du corps et des rituels collectifs la voie d'accès au sacré (exorcisme et adorcisme). Ainsi, le mode opératoire, théâtral et paranormal, des thérapies en cause : recours à l'imposition des mains ou de la Bible, aux imprécations, et dont l'action se manifeste par la glossolalie ou par la transe témoigne de la participation du fidèle à ce monde supranaturel où la présence de « Jésus » est centrale, inspiratrice, à la fois fatale aux « démons » et source de « charismes » (don de prophétie ou de guérison…). Ce pandémonium, même inversé, est conforme à l'imaginaire créole dans sa croyance aux esprits. En faisant descendre le surnaturel dans l'espace social, sacré ou domestique, comme le théâtralisent les prônes et les actions en délivrance des pasteurs, en empruntant le langage de la transe, le pentecôtisme permet aux fidèles d'opérer une rupture radicale avec leur identité originelle et leur fait adopter les valeurs évangéliques (et notariales) de la société dominante : éthique du travail, morale sexuelle, parenté de type descriptif, monogamie, héritage vertical, éducation, solidarité (au sein de la nouvelle communauté), participation à de nouveaux réseaux de sociabilité affranchis des marques identitaires. On peut affirmer, paradoxalement sans doute puisqu'ils sont concurrents et irréconciliables, que le pentecôtisme, disqualification de la religion populaire qui emprunte son système et ses pratiques à la religion populaire, ce chamanisme chrétien dans lequel baignent les assemblées de fidèles, est le médiateur acceptable (dualiste) qui achève la mission de l'Église officielle (moniste) en direction des « autres ».

Références

Aubourg, Valérie, 2011, « L'Église à l'épreuve du Pentecôtisme : une expérience religieuse à l'île de la Réunion », thèse d'anthropologie soutenue en mars 2011 à l'université de la Réunion.
Bossuet, Jacques, 1772, « 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême. Sur les démons », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, Paris : Antoine Boudet.
Boutter, Bernard, 2002, Le pentecôtisme à l'île de la Réunion, refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ? Paris : L'Harmattan.
Cizeron, Aimé, 1992 (avec Philippe Le Perru et Andrée Lebel), Aimé Cizeron, Pionnier de l'Océan Indien, Deerfield : éditions Vida.
Département d'Ethnologie de l'université de la Réunion, 2011, Religions populaires et nouveaux syncrétismes, Saint-Denis : Surya éditions.
Leblond, Marius et Ary, 1924, Ulysse cafre, Paris : Les Éditions de France.
Prud'homme, Claude, 1987, in Les relations historiques et culturelles entre la France et l'Inde, XVIIe-XXe siècles, Actes de la Conférence internationale France-Inde de l'AHIOI, 21-28 juillet 1986, AHIOI, Sainte-Clotilde : Archives départementales de la Réunion.
Maindron, Maurice, 1992 [1907], Dans l'Inde du sud, le Coromandel, Paris : Kailash éditions.



T. P. n° 05 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
« Noir » et « Blanc » : mélanodermie et leucodermie,
une longue histoire…


1°) La couleur de la peau et les migrations d'Homo sapiens

Succédant à un mode vie arboricole, l'adaptation des hominidés à la savane a favorisé le développement d'un système de thermorégulation spécifique et induit la perte du pelage. La multiplication des glandes eccrines (homo sapiens possède dix fois plus de glandes sudoripares que le chimpanzé), en mesure d'évacuer la chaleur corporelle en produisant plusieurs litres de sueur par jour, a constitué un avantage évolutif pour ce mode de vie où la bipédie et la course sont fonctionnels. Cette perte de fourrure a entraîné le brunissement de la peau du « singe nu » (pour user du titre fameux d'un best-seller) : il y a 75 ou 100 000 ans, quand nous vivions en Afrique, nous avions vraisemblablement la peau noire. La peau se protège des rayons du soleil en secrétant une substance capable d'absorber les radiations UV : la mélanine. Ce brunissement est principalement déclenché par les ultraviolets B (UVB) dont la pénétration dans l'épiderme entraîne progressivement une accélération de la fabrication de mélanosomes, substances chargées du pigment responsable de la coloration des cellules. Ceux-ci se regroupent alors au-dessus du noyau, protégeant ainsi la partie la plus sensible du kératinocyte. Si le brunissement constitue une protection efficace contre le rayonnement solaire intense, à l'inverse, il peut se révéler problématique hors des zones équatoriales. L'exposition aux UV est en effet nécessaire à la synthèse de la vitamine D (à la transformation du 7-déshydrocholestérol en vitamine D), essentielle à la croissance et au maintien de l'équilibre phosphocalcique de l'organisme. Les Afro-américains, déportés depuis plusieurs générations en Amérique du nord révèlent ainsi une déficience en vitamine D liée à la pigmentation de la peau (« Vitamin D Status: United States, 2001-2006 » source : http://www.cdc.gov/nchs/data/databriefs/db59.pdf).

Les conditions d'ensoleillement dans l'hémisphère nord ne correspondent évidemment pas à l'équipement sélectionné par le mode de vie équatorial. La migration en cause aurait favorisé l'expression d'un gène de dépigmentation favorable à la synthèse de la vitamine D. En quelques dizaines de milliers d'années, des types génétiques appropriés aux conditions écologiques apparaissent. (L'homme de Néandertal présent en Europe bien avant l'homme moderne, aurait été clair de peau.) La décoloration de la peau, la mélanine faisant écran à l'action des UV, aurait aussi permis de pallier au déficit d'un régime alimentaire moins riche en vitamines D, la pénétration des UV sous la peau claire mobilisant les précurseurs de la vitamine D présents dans les graminées, sauvages ou cultivées.

Cette histoire adaptative se résume à une question d'intensité du rayonnement solaire : l'espèce a foncé pour se protéger des UV et s'est éclaircie dans des conditions d'ensoleillement moindres pour une meilleure pénétration des UV (Inuits exclus : qui compensent grâce à un régime alimentaire spécifique). Les migrations modernes sont en mesure d'illustrer (et de court-circuiter) ce processus évolutif qui veut que nous soyons naturellement adaptés à l'environnement correspondant à notre phénotype.

Deux contre-exemples pour illustrer ces contraintes. - Le premier concerne la sensibilité aux UV : les Australiens à peau claire, d'origine européenne, sont particulièrement susceptibles de développer un cancer de la peau quand les Aborigènes sont naturellement protégés de ce risque ; - le second, la résistance au froid et un tragique défaut d'expertise qui a justifié une condamnation pour homicide et blessures involontaires : lors d'un « stage d'aguerrissement » en haute montagne, à 2.500 mètres d'altitude, dans la vallée de l'Ubaye, deux élèves de l'école d'officiers de Saint-Cyr, un Togolais et un Nigérien, sont morts de froid (parmi les sept autres victimes rescapées de cette épreuve qui comptait 91 participants, les deux officiers les plus touchés étaient camerounais et burkinabé). L'organisme et la couleur de peau d'homo sapiens peuvent donc évoluer en fonction des latitudes où il s'implante La différence de couleur actuelle des Amérindiens, par exemple, par hypothèse de même origine et ayant tous emprunté le détroit de Béring, est fonction du lieu de leur acclimatation, dans la zone équatoriale, au Canada ou dans le sud du continent. Il suffirait de quelques milliers d'années pour voir évoluer la couleur de peau d'une population ayant migré dans un nouvel environnement. Pour marquer le caractère banal et nécessaire à la fois de cette différence entre le « brun » et le « clair », on citera ici deux exemples d'adaptation génétique, le premier pour la rapidité de sa diffusion, le second concernant les limites du système de thermorégulation évoqué plus haut : 1°) - L'adaptation à la vie en altitude en moins de 3 000 ans constitue la divergence génétique la plus rapide observée chez l'homme, touchant le gène EPAS1 et différenciant Tibétains et Hans, en l'espèce (« Sequencing of 50 Human Exomes Reveals Adaptation to High Altitude », Science, 2 July 2010 : Vol. 329, n° 5987 pp. 75-78) ; 2°) - La règle mathématique qui énonce que la surface est proportionnelle au carré alors que le volume est proportionnel au cube donne un avantage sélectif à une petite taille dans un environnement où règne une humidité de 100 %, comme la forêt tropicale. Quand le taux d'humidité de l'air ambiant est élevé, l'air saturé, la sueur s'évapore difficilement, elle colle à la peau et le refroidissement de l'organisme n'est plus assuré. J'ai fait mention ailleurs d'un roman de Luis Sepúlveda qui campe un blanc, surnommé la Limace, installé dans une petite ville à la limite de la forêt amazonienne et dont la principale activité consiste à transpirer, à « s'éponger et à tordre ses mouchoirs » - et à alimenter cette transpiration par la bière qu'il engloutit... Ce personnage obèse est physiquement inadapté : « les habitants disaient qu'il avait commencé à transpirer à la minute où il avait posé le pied sur la terre ferme en débarquant de Sucre ». On peut multiplier les exemples où les lois de la mécanique et de la physiologie conditionnent l'anthropométrie et le mode de vie…


Contrairement à l'idée répandue, l'Afrique présente une grande variété dans la pigmentation de la peau, allant d'une peau claire, comme celle des San d'Afrique australe, à une peau beaucoup plus foncée. Les variations génétiques associées avec une peau claire ou foncée seraient apparues il y a plus de 300 000 ans. La version ancestrale de ces variants étant associée à un type de peau relativement pâle, la pigmentation plus sombre de la peau pourrait être un caractère propre développé par Homo sapiens. Les populations africaines à peau foncée sont caractérisées par un faible polymorphisme du gène MC1R, les allèles variants susceptibles d'entraîner une diminution de la pigmentation auraient été éliminés par la sélection naturelle. (Par comparaison, un individu possédant deux allèles non fonctionnels du gène MC1R, aura la peau claire et les cheveux roux, les mélanocytes produisant essentiellement de la phaéomélanine). On constate en revanche un important polymorphisme du gène en cause dans les populations européennes. Le variant du gène SLC24A5, dit de « dépigmentation », serait apparu en Eurasie il y a environ 30 000 ans et s'y serait totalement répandu il y a 6 000 ans. Il s'est révélé fréquent en Afrique de l'Est, même chez des individus à la peau sombre, ce qui indique que ce variant n'agit pas seul pour produire une peau claire (et que ses porteurs auraient pu migrer en retour depuis le Moyen-Orient vers l'Afrique de l'Est). (N. G. Crawford et al., « Loci associated with skin pigmentation identified in African populations », Science 17 Nov 2017: vol. 358, Issue 6365. A. Gibbons, « How Africans evolved a palette of skin tones », Science, 13 Oct 2017, vol 358, Issue 6360).



2°) Pourquoi et comment cette différence « de surface » en est-elle venue à signifier une différence morale ?

Une différence morale pour qui ? Tout est évidemment fonction de qui porte le jugement. Quand Louis Frank, médecin de l'expédition de Bonaparte qui séjourna cinq années au Caire constate : ils sont « bien positivement noirs et Nègres dans la force du terme », il fait un constat objectif, mais quand il poursuit : « Ils ont généralement le nez large, écrasé, de grosses lèvres renversées, et dans la totalité, une physionomie qui déplaît sensiblement aux Européens. Leurs qualités morales m'ont paru être dans un parfait rapport avec leur physionomie » (Louis Frank, Mémoire sur le commerce des Nègres au Kaire et sur les maladies auxquelles ils sont sujets en y arrivant, 1802, p. 24), il résume une histoire tragique faite de méconnaissance et de cupidité dont un captif devenu lui-même marchand d'esclaves, donne la clé :

Il semble que par ces dangers [la barre de la côte sénégalaise], la nature indique aux Européens qu'ils ne doivent point se fixer dans ce pays où ils ne viennent que pour y faire un commerce indigne de l'humanité ; mais le désir des richesses l'emporte sur tout, et fait surmonter les plus grands obstacles (Relations de plusieurs voyages à la côte d'Afrique, à Maroc, au Sénégal, à Gorée, à Galam, tirée des journaux de M. Saugnier, 2005, p. 98-99).

Si l'on consulte le corpus des textes de voyageurs qui, dans leur simplicité (et avec le sentiment de leur différence et de leur supériorité), décrivent l'Afrique et les africains, on constate qu'au-delà des jugements moraux une sociologie sommaire s'y donne libre cours. Les différences de « mœurs » (statut des sexes, répartition des tâches, règles de mariage et d'héritage…), inévitablement associées à la « couleur », supposent une cohérence sociale autre qui provoque à la réflexion. Étonnement récurrent des voyageurs ou des missionnaires, par exemple : l'extension des termes « père », « mère », « frère », « sœur ». Ici, en effet (pour simplifier), les oncles sont des pères et les cousins sont des frères. Cette économie de la ressource humaine (cette mise en œuvre de la parenté) est évidemment à mettre en relation avec la politique et l'écologie des peuples visités. C'est l'occasion de constater que le système de parenté des voyageurs, des traitants ou des missionnaires n'est pas universel. Il est caractérisé par un invariant organique : sa capacité à transmettre la propriété en ligne verticale. Parmi les résultats d'une enquête quasi « universelle », précisément, portant sur les nomenclatures de parenté (la première de cette ampleur : y sont mis en parallèle les systèmes de parenté de cent trente-neuf populations), Lewis Morgan établissait, en 1871 (références dans le corps de l'ouvrage) le constat qui fait la différence entre le système classificatoire et le système descriptif, expliquant par une « passion maîtresse », l'apparition de la propriété individuelle, la substitution du descriptif au classificatoire (« the overthrow of the classificatory system of relationship, and the substitution of the descriptive » (1871, op. cit., p. 492 s.).

It is impossible to over-estimate the influence of property upon the civilization of mankind, explique Morgan. It was the germ, and is still the evidence, of his progress from barbarism, and the ground of his claim to civilization. The master passion of the civilized mind for its acquisition an enjoyment […] Out of his possession sprang immediatly the desire to transmit it to children […] With the rise of property, considered as an institution […] and, above all, with the established certainty of its transmission to lineal descendants, came the first possibility among mankind of the true family in its modern acception (p. 492).

La parenté des sociétés « lointaines » est donc dite « classificatoire » parce que les individus y sont rangés par catégorie sociale et généalogique, indépendamment de leur parenté strictement biologique, et ce par comparaison (et par opposition) au type dit « descriptif » qui qualifie les termes « père », « mère », « frère », « sœur » de manière univoque. En effet, si je veux transmettre mes biens à mes enfants je dois distinguer mes fils et mes filles de mes neveux et de mes nièces, etc. (ce distinguo étant quasi sans objet si je n'ai pas de biens à transmettre - si la propriété est collective)… On peut évidemment poser, à l'inverse du triomphalisme et du lyrisme de la propriété affiché par Morgan (the master passion of the civilized mind), que la passion communautaire, si c'est son mode d'être et la survie du groupe qui sont en jeu, ou si cela représente un état de civilisation plus avancé, doit triompher de l'individualisme propriétaire… Quoi qu'il en soit, la confrontation de ces deux systèmes, « communautaire » versus « propriétaire », met en évidence deux histoires civilisationnelles différentes. Que leur mode de vie soit supérieur à celui des africains, les européens en sont convaincus et en voient la preuve dans leur suprématie matérielle. Et c'est en effet ce qui paraît constituer une spécificité du système descriptif, la cumulation des artéfacts et des biens, stimulée par l'individualisme et la concurrence des unités domestiques. Mongo Beti, écrivain camerounais interroge ainsi, dans son roman Le pauvre Christ de Bomba, le génie comparé des missionnaires et de leurs convertis :

Allons donc ! fait-il, ce n'est pas du tout cela, voyons ! Moi, je vais te dire de quoi il retourne exactement, Père. Eh bien, voilà. Les premiers d'entre nous qui sont accourus à la religion, à votre religion, y sont venus comme à… une révélation, c'est ça, à une révélation, une école où ils acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos avions, de vos chemins de fer, est-ce que je sais, moi… le secret de votre mystère, quoi ! Au lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l'âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous vous imaginez qu'ils ne connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ? Ma foi, ils ont eu l'impression que vous leur cachiez quelque chose (Le pauvre Christ de Bomba [1956], New York : Kraus Reprint, 1970, p. 55-56).

C'est que cette « bonne parole » auxquels les hommes de Dieu se consacrent engage en réalité bien autre chose. (Ce « quelque chose », qui fait toute la différence, manifeste et non caché, n'est rien d'autre, que ce que leur Dieu leur dit publiquement de faire, aux toubabs et qu'enseignent leurs missionnaires : n'avoir qu'une épouse, trouver sa place dans la compétition économique et sociale, travailler sans relâche et transmettre ses biens à des enfants conçus avec mesure. Ça fait des siècles qu'ils s'y emploient, d'où cette cumulation de savoir et de technique et ces avions et ces chemins de fer…)

Mais à quelle nécessité répond cette passion pour la propriété qui fait la différence ?

Si l'on recherche l'origine de la propriété chère à Lewis Morgan (et aux sociétés à système descriptif), il faut vraisemblablement remonter à la transition néolithique - qui n'aurait pas entraîné les mêmes conséquences en Eurasie et en Afrique. Comme il a été rappelé ici dans le chapitre sur l'anthropologie politique, la transition néolithique, sédentarité et croissance démographique à la clé, a mis les hommes en concurrence pour l'accès aux ressources. Mais cette mutation (classiquement : des sédentaires qui pratiquent l'élevage, l'agriculture et la poterie) n'a pas eu partout les mêmes conséquences. En Afrique, la transition néolithique paraît éclatée et non cumulative des trois activités énumérées. L'invention de la poterie, par exemple, probablement antérieure à ses expressions moyen-orientales, est associée à la cueillette de graminées sauvages et au pastoralisme (des éleveurs-cueilleurs aussi potiers…). Les techniques élaborées de cueillette de graminées sauvages pouvant d'ailleurs coexister avec une agriculture sédentaire - comme on peut le voir aujourd'hui avec le cas du riz sauvage ici présenté. Alors que la sédentarisation enclenche en Eurasie un processus d'appropriation des terres, la néolithisation africaine a vu coexister sur les mêmes territoires des modes de production différents mis en œuvre par des groupes qui s'identifient par cette spécialisation (exemple des Peuls, pasteurs nomades en Afrique de l'ouest) et qui cohabitent en complémentarité.

Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, complémentarité plutôt que concurrence (si l'on ajoute à ce trait un facteur d'équilibre démographique et disponibilité de terres - alors que le limon des fleuves, du Tigre et de l'Euphrate, du Fleuve Jaune, de l'Indus et du Gange, du Nil… où naît la révolution néolithique en Eurasie est mesuré), on constate que la tendance générale des systèmes de parenté en cause est de type classificatoire. En faisant des frères et de sœurs des cousins et cousines, le système classificatoire fait primer la parenté sociale sur la parenté biologique, la communauté sur l'individu (sur la cellule domestique). Ce qui distingue radicalement ces deux systèmes, c'est cette master passion of the civilized mind qui spécifie le système descriptif : la propriété individuelle et la transmission de la propriété aux enfants. En privilégiant la cellule domestique, le système descriptif tend vers une égalisation des sexes et un type d'héritage égalitaire. C'est aussi un trait relevé par les voyageurs en Afrique, avec les commentaires assortis : ce sont les femmes qui travaillent, les hommes, pour la plupart, ne font rien… Ce type d'observation (critique) révèle une donnée juridique d'importance : c'est la lignée de l'époux qui possède la terre. Une sociologue burkinabé peut ainsi écrire : « Généralement considérée comme “étrangère en sursis” par sa propre famille et “étrangère” véritable dans le lignage qui la reçoit, la femme ne peut prétendre posséder et contrôler un bien aussi inestimable que la terre » (Konaté, G., Femmes rurales dans les systèmes fonciers au Burkina Faso, Ouagadougou : Ambassade royale des Pays-Bas, 1992, p. 23). Cette « étrangère » qui va cultiver la terre du lignage de son mari n'hérite pas dans le lignage de son père. Ce trait de l'Afrique traditionnelle est spécifiquement incriminé par le mot-clé « #VraieFemmeAfricaine », lancé début 2020 par une journaliste ivoirienne, qui associe humour et critique sociale : « #VraieFemmeAfricaine cultive la terre, #VraiHommeAfricain la possède » ; « #VraieFemmeAfricaine ne doit pas hériter des terres de son père parce que ça porte malheur »… Un ouvrage de référence publié en 1970 par Ester Boserup confirme ces données. Boserup caractérise les « systèmes agricoles masculins » et les « systèmes agricoles féminins » en fonction du mode de production (essartage, sarclage à la houe, jachère - quand la terre n'est pas limitée - ou exploitation intensive des mêmes terres). « L'Afrique est la région de l'agriculture féminine par excellence », relève-t-elle. « Dans beaucoup de tribus africaines, presque toutes les tâches en rapport avec la production de nourriture continuent d'être laissées aux femmes » (Woman's Role in Economic Development [1970], La femme face au développement économique, Paris : P.U.F. 1983, p. 15). « Ils épousent sans dot. » Dans cet environnement, le mariage se réalise moyennant une compensation matrimoniale (parfois appelée « prix de la descendance ») : l'épouse quitte son lignage qui reçoit en compensation un certain nombre de biens - à l'inverse des sociétés européennes où la fille est dotée et va s'établir dans la maison de son mari avec les biens qui lui sont attribués par ses parents.

Maintenant, comment les sociétés à système descriptif ont-elles obtenu « la révélation [du] secret, le secret de [la] force […] le secret du mystère… » ?

Les pré-jugements auxquels il a été fait référence ici expriment le dénigrement des sociétés à parenté descriptive sur le mode de vie des sociétés lignagères. Ils ont un sens à la fois moral et juridique. Touchant la conception du temps (dépense et insouciance), le mode de production (une agriculture grossière : ils grattent un peu la terre pour semer le mil), la répartition des tâches (ce sont les femmes qui travaillent - les hommes pour la plupart ne font rien), le mariage (ils sont polygames et ils épousent sans dot), l'héritage (le fils n'hérite pas du père), le mode de propriété (chez eux, la terre est commune) caractérisent la rationalité juridique et sociale d'une autre écologie. Cet « envers » de la civilisation est l'envers de l'éthique de la différenciation qui caractérise les sociétés à parenté descriptive. En effet, celles-ci se conçoivent et se justifient par l'économie, la réserve, la prévision et la cumulation, une philosophie de l'intérêt qui est la maxime de l'expansion économique et politique. Le système de valeurs dévolu à la sanctification de l'unité domestique et de la propriété nourrit de conserve la recherche de l'efficacité technique, la différenciation sociale et le culte du progrès… Propriété, travail, spécialisation et concurrence professionnelle, voilà des vérités bibliques : « Ne déplace pas la borne antique, et n'entre pas dans le champ des orphelins. Car leur vengeur est puissant : il défendra leur cause contre toi. » ; « Ne déplace pas la borne ancienne, que tes pères ont posée » ; « Ne sois pas parmi les buveurs de vin, parmi ceux qui se gorgent de viandes. Car le buveur et le gourmand s'appauvrissent, et la somnolence fait porter des haillons » ; « Vois-tu un homme habile dans son ouvrage ? Il demeurera auprès des rois, il ne demeurera pas auprès des gens obscurs » (Proverbes, 10, 11, 28, 20, 21, 29) ; « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui » (Exode, XX, 17). Cette sagesse est la sagesse populaire : Propriété : « Qui terre a guerre a ; qui rien a pis a ». Travail : « Les mains noires font manger le pain blanc » ; « De bois noué courent grandes vendanges » ; « Qui est oisif en sa jeunesse, peinera dans sa vieillesse ». Spécialisation : « Trente-six métiers, trente-sept misères » ; « Touche à tout, bon à rien » ; « Pierre qui roule n'amasse pas mousse » ; « Il n'est pas de sot métier, il n'est que de sottes gens »… Cette religion du travail étant parfaitement mise en maxime par Hésiode, le poète-paysan des Travaux : kai ergon ep' ergô ergadzesthai : « Travaille à enchaîner sans répit le travail au travail ! » (Travaux…, v. 382)

Ces banalités qui rythment la vie quotidienne des « chrétiens » sont le cœur même de l'identité « descriptive ». Philosophant sur la Découverte et sur les « américains », Cornelius De Pauw (1739-1799) décrira ceux-ci à l'inverse exact des « découvreurs ». Dans une tirade qui s'emploie à dénoncer cette imbécile uniformité, caractéristique du « génie abruti des Américains » (op. cit., II, p. 141), De Pauw dépeint avec une sorte d'horreur un monde où l'on ne peut pas être soi, c'est-à-dire différent, un antimonde caractérisé par l'uniformité, l'apathie et, nécessairement, la stérilité (c'est rendre compte - pour la présente recherche, si l'on est en droit de généraliser - de la vulnérabilité des populations à parenté classificatoire) :

Également barbares, vivant également de la chasse et de la pêche, dans des pays froids, stériles, couverts de bois, quelle disproportion voudroit-on imaginer entr'eux ? Là où l'on ressent les mêmes besoins, là où les moyens d'y satisfaire sont les mêmes, là où les influences de l'air sont si semblables, les mœurs peuvent-elles se contredire, les idées peuvent-elles varier ? (op. cit., I, p. 115). L'insensibilité est en eux [les Californiens] un vice de leur constitution altérée : ils sont d'une paresse impardonnable, n'inventent rien, n'entreprennent rien, et n'étendent point la sphère de leur conception au-delà de ce qu'ils voyent : pusillanimes, poltrons, énervés, sans noblesse d'esprit, le découragement et le défaut absolu de ce qui constitue l'animal raisonnable, les rendent inutiles à eux-mêmes et à la société […] on a même désespéré d'en pouvoir faire des esclaves (op. cit., I, pp. 169 et 171).

La parenté classificatoire, c'est l'uniformité sociale, le fixisme. Aux yeux des obédients de la parenté descriptive, sans la même master passion, à l'œuvre dans la Découverte ou la colonisation il n'y aurait pas d'Histoire… Son génie de l'adaptation à des environnements divers ou changeants a permis à Homo sapiens de produire des organisations sociales différentes qui ont pu se concurrencer ou s'opposer frontalement tels, mythiquement, Abel et Caïn. L'innovation des Temps Modernes c'est d'avoir provoqué ou permis la mise en contact de quasi toutes les solutions que l'espèce a pu inventer pour survivre, tant biologiques que sociales. Avec des conséquences parfois tragiques - pour ne pas parler des traites qui ont saigné l'Afrique et qui sont évidemment au cœur du sujet - telle l'arrivée des européens aux Amériques, porteurs de maladies associées à la domestication animale, inconnues des hommes ayant effectué la migration américaine par la Béringie avant la transition néolithique (voir le chapitre : « La révolution néolithique et le choc biologique de la Découverte »). L'homme africain est donc bien le premier à être entré dans l'Histoire, puisque ce sont ses pérégrinations qui ont fait l'Histoire. La proposition « L'Afrique n'est pas entrée dans l'Histoire » (discours de Nicolas Sarkozy prononcé à Dakar le 26 juillet 2007, cit. infra) est évidemment un jugement qui résume l'Histoire aux évolutions et aux turbulences qui ont fait l'Occident. L'histoire humaine ne se résume évidemment pas à cette histoire…

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« Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. »
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On aperçoit ici comment un enchaînement de faits matériels peut emporter des conséquences sociales et culturelles considérables. La complaisance obligée qui célèbre la prise en compte de ce que l'on est par opposition aux « autres », définis par là-même comme des assujettis ou des asservis virtuels, est dénuée de toute pertinence historique. La réflexion commence lorsqu'on essaie d'identifier ce qui fait les humains semblables et ce qui les fait différents, tout jugement de valeur suspendu. Pour évaluer cette réalité critique qui découvre les hommes opposés dans leurs intérêts, la ressource documentaire que l'histoire nous a léguée constitue l'une des voies d'accès, ici suivie. Cette ressource est partiale et partielle, mais elle peut être interprétée : qui parle ? qui interprète ? à quelle fin ? etc. A titre d'exemple retenu pour le présent exercice : la Chronique de Guinée de Gomes Eanes de Zurara, datée de 1453 (Chronica do Descobrimento e Conquista da Guiné, trad. fr. Chronique de Guinée (1453), Paris : Chandeigne, 2011) constituant l'une des nombreuses sources touchant le sujet qui a été ici approché, l'expansion européenne, portugaise en l'espèce, avec ses implacables conséquences.

Un critique s'est demandé si « cette chronique offrait un quelconque intérêt » pour l'ethnologue (L'Homme, 1963, 3-1, p. 134-135, compte-rendu). Sans doute contient-elle « fort peu de renseignements ethnographiques », alors que pèse sur elle « l'étroitesse d'esprit » des entreprises de conquête. Mais la « naïveté » ou la « cécité » qui s'y expriment constituent un témoignage de première main, tristement récurrent dans l'histoire des peuples, pour comprendre l'état d'esprit des conquérants.

Cette chronique pour le roi Alphonse V du Portugal (1432-1481) est un compte rendu des récits des voyages d'exploration le long des côtes occidentales de l'Afrique pendant la première moitié du XVe siècle (Zurara décède en 1473). La progression le long de la côte africaine constitue, parmi « les cinq raisons qui poussèrent le seigneur Infant à faire découvrir les terres de Guinée » (p. 52), un motif affiché de ces expéditions : savoir « quelles terres s'étendaient au-delà des îles Canaries et d'un cap appelé « du Bojador ». C'est le rôle pionnier du Portugal qui s'affirme ici, Zurara développant les arguments par lesquels les européens justifieront leur sortie de l'« enclos de l'Europe » : la guerre aux infidèles, en l'espèce imaginés pris à revers à la faveur de l'alliance du Prêtre Jean auquel la côte africaine est supposée conduire, le prêche de la Parole aux gentils et le commerce.
Le type d'expédition en cause est évidemment peu propice au recueil d'informations ethnographiques, sauf les plus visibles : le baobab (qui sera décrit par Adanson - voir supra - « il y en avait un dont le pied avait plus de 108 empans (cviijo palmos) de tour » (- 1841, p. 306) - p. 194), le mil chandelle, l'écriture utilisée par les Maures, leur participation au trafic d'esclaves noirs… Un trait qui spécifie évidemment cette chronique : c'est qu'elle expose avec précision comment les Portugais, avant l'agencement mercantile de la traite, faisaient de la capture d'esclaves un objet de leurs expéditions à la découverte de la côte africaine. Une lettre de dom Alfonso V, du 25 septembre 1448, apprend que « plus de mille infidèles captifs » auraient été ramené de Guinée (op. cit., p. 346, note 7). Zurara précise : « En comptant bien, j'ai trouvé qu'il y en eut [les âmes des infidèles qui vinrent de ces pays dans le nôtre par la vertu et le génie de notre glorieux prince] neuf cent vingt-sept, dont la plupart, comme je l'ai dit, furent conduites au vrai chemin du salut » (op. cit., p. 267). Cette razzia d'hommes effectuée par d'autres hommes venus par la mer (« Jusqu'à cette année 1446, allèrent dans ce pays cinquante et une caravelles » - p. 227) sera supplantée par le commerce, qui va remplacer la prise guerrière avec sa fortune (« Au cours de ce combat se dépensa beaucoup un page de l'Infant […] dont le bouclier n'était pas moins couvert des traits des ennemis que le dos d'un porc-épic quand il dresse ses pointes » (p. 216) que se fosse spinhaço de porco spim quando levanta suas penas (1841, p. 346). En 1448, dom Henrique interdisait les actions guerrières au sud de cap Bojador afin de favoriser le commerce et il fera appel à des étrangers, vénitiens et génois, pour rechercher des débouchés européens aux produits africains (op. cit., p. 14-15, introduction).

Engagés dans cette aventure : « des hommes d'honneur qui s'efforcent de participer aux grandes choses, et surtout à la guerre sur mer, car leur ville est située tout près de la côte et qu'ils sont plus accoutumés à vivre sur leurs navires que sur la terre ferme » (p. 80). Ce monde ouvert sur la mer va jouer sa partie dans l'horizon politique, économique et conceptuel de la chrétienté.

En guerre avec l'islam, la chrétienté en appelle, au terme de ces explorations, à l'alliance du Prêtre Jean et, réunie, ambitionne de vaincre l'Infidèle. Toucher le royaume du Prêtre Jean était un objectif affiché : « Étant donné qu'il [notre prince] a envoyé faire des prises sur les eaux du plus noble fleuve du monde. (Le Sénégal que l'on croyait être un bras du Nil, supposé permettre d'accéder à l'Éthiopie, voir : Como o autor falia alguãs cousas acerca do ryo do Nillo - 1841, p. 289 et s. - p. 87). L'entreprise a vocation à répandre la Parole : Zurara justifie en ces termes la capture des Maures et des Noirs : « Car bien qu'il leur parût qu'en vivant ainsi [libres], leurs corps subissaient une bien plus lourde captivité, vu la nature du pays et la bestialité de leur vie, que s'ils avaient été soumis chez nous au pouvoir d'un autre, et cela sans parler de la perte de leurs âmes qu'ils auraient dû regretter plus que tout » (p. 200). L'entreprise est économique. Elle exprime le dynamisme des échanges avec la Méditerranée et avec la façade atlantique :

Selon l'opinion commune, l'Infant voulait créer en cet endroit [au cap Saint-Vincent] un bourg spécialement destiné à accueillir les marchands et où tous les navires passant du Levant au Ponant pourraient faire relâche et trouver du ravitaillement et des pilotes, ainsi qu'ils le font à Cadix, dont le port est pourtant très loin d'être aussi bon que celui-là […] Et j'ai ouï-dire que, lorsque le bourg fut commencé, les Génois en offraient un grand prix et, vous le savez, ils ne sont pas hommes à employer leur argent sans espoir certain d'en gagner (p. 47).

Elle justifie par la Genèse l'esclavage exercé par les Maures sur les Noirs :

Et il convient de noter que ces Noirs, bien qu'ils soient Maures comme les autres, sont pourtant leurs esclaves, en vertu d'une antique coutume que je crois provenir de la malédiction lancée par Noé après le Déluge sur son fils Cham et en vertu de laquelle sa race, dont descendent ces Maures, devait être soumise à toutes les autres races du monde (que a sua geeraçom fosse sogeita a todallas outras geeraçooês do mundo - 1841, p. 93), ainsi que l'écrivent l'archevêque don Rodrigo de Tolède, et aussi Josèphe dans son livre des Antiquités de Juifs, et aussi Gauthier et d'autres auteurs qui parlèrent de la descendance de Noé après sa sortie de l'arche (p. 74).

La Chronique fait état, lors de la répartition des esclaves en lots, du drame de la séparation. C'est le chapitre intitulé : « Où l'auteur dit quelques mots de la pitié qu'il éprouve pour ces gens, et de la façon dont fut fait le partage » (p. 94-96), « aucun compte n'éta[nt] tenu ni de l'amitié, ni de la parenté, mais chacun alla[nt] tomber là où le sort l'emportait » (p. 95).

« Oh toi, Père céleste ! […] c'est en considérant qu'ils sont des hommes que l'homme que je suis ne peut que pleurer de pitié sur leurs souffrances. Et si les bêtes brutes avec leur bestial sentir ont, par un naturel instinct, connaissance des malheurs de leurs semblables, que veux-tu que fasse mon humaine nature lorsque je vois devant mes yeux cette troupe pitoyable et que je me rappelle qu'ils sont de la génération des fils d'Adam » (p. 94). (E se as brutas animallyas, com seu bestyal sentyr, per hu_ natural destinto conhecem os dampnos de suas semelhantes, que queres que faça esta minha humanal natureza, veendo assy ante os meus olhos aquesta miseravel companha, nembrando-me que som da geeraçom dos filhos de Adam !) (1841, p. 132)

Ainsi que de leur parfaite assimilation : « Car voyant qu'ils n'étaient pas endurcis dans la croyance des autres Maures et qu'ils venaient de bon cœur à la religion du Christ, les gens ne faisaient aucune différence entre eux et leurs serviteurs libres natifs de notre pays » (p. 96).

Avec cette chronique datée de l'année 1453, on dispose donc d'une sorte de compendium de l'expansion européenne d'autant plus digne d'intérêt que celle-ci n'a pas encore commencé. Ce qui implique d'avoir à rechercher dans la matrice en cause l'armature théorique et pratique de cette expansion, racialisme compris.


T. P. n° 14 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
Une mise en perspective anthropologique
pour s'orienter dans le drame de l'histoire



1- On peut définir les différentes configurations politiques comme autant de « choix de société », i. e. de systèmes de contraintes qui permettent de produire et de distribuer les richesses (voir le chapitre : « Qu'est-ce que l'anthropologie politique ? »).

2- Sur ce spectre, la dynamique des sociétés libérales peut être caractérisée par une dialectique capital/travail qui scande l'histoire politique des deux derniers siècles européens.

3- Jusqu'à « hier » (avant les années quatre-vingts qui nourrissent l'ethnographie ici proposée), on pouvait dire que « capital » et « travail » se partageaient démocratiquement les fruits de la croissance économique, en vertu d'un idéal d'égalité juridiquement acquis et politiquement disputé. Avec cet horizon idéal-typique, les nations occidentales, dans le sillage de l'expansion européennes qui suit les Découvertes, ont imposé un leadership économique qui s'est exprimé notamment dans la colonisation puis dans un recours massif à l'immigration. (C'est le règne des O. S. : ouvrier dit « spécialisé », « sans qualification professionnelle », « qui exécute un travail précis sur une machine ne demandant qu'une courte période d'apprentissage »).

4- Le développement sui generis de cette structure de profit où le capital est premier et le travail principiel mais second, et où les moyens de financement et de production sont concurrentiels, va connaître une double évolution :
- Le capital, par définition mobile et intéressé, cherche à s'investir aux meilleures conditions dans le monde ouvert, mis à portée par l'expansion occidentale : ce sont les « délocalisations » et la « mondialisation » ;
- Apparaissent alors dans la compétition économique les pays dits « émergents » qui, de surcroît à leurs ressources propres, vont attirer l'investissement capitalistique international (de l'ordre de 40 %).

5- Le champ politique des nations occidentales va se trouver profondément affecté par ce déplacement de l'activité économique. La classe ouvrière pâtit en priorité de cette révolution économique. Aux États-Unis, les pertes d'emplois de l'industrie manufacturière attribuables à la concurrence des importations chinoises, entre 1999 et 2011, sont de l'ordre de 2 à 2,4 millions (Acemoglu, D. et al. : « Import competition and the great US employment sag of the 2000s », JOLE, 2016. U.C.P., vol. 34(S1), p. 141-198). En France, comme il a été noté ici, un parti d'extrême-droite est devenu « le premier parti de gauche ».

6- Si « la droite », c'est le capitalisme conquérant, « la gauche » défend, elle, les intérêts de la « machine productive », fonds de roulement du système. Mais elle ne constitue pas en soi une alternative (sauf idéologique) au capitalisme. Elle opère par médiation politique (en dernier ressort, grève et non mise en concurrence d'un autre système de production - c'est, toutes choses égales d'ailleurs, la stratégie de la fable d'Ésope, K_____ ___ &Mac185;____, reprise par Ménénius Agrippa dans le différend des patriciens et des plébéiens à Rome). L'« alternative » brandie est une contrainte de la force productive qui a pour objet de peser dans le partage des richesses produites par le leadership des pays occidentaux (en l'occurrence).

7- La chute Mur de Berlin, en novembre 1989, qui a symbolisé la victoire de l'idéologie du « capitalisme » sur l'idéologie du « communisme », a en même temps soldé le déplacement de la lutte des classes conventionnelle : la « guerre froide » est passée de l'opposition Est/Ouest à l'opposition (économique) Occident/Asie.

8- Au-delà de différences culturelles patentes, cette opposition Occident/Asie révèle une identité profonde dans les structures sociales, telle qu'on peut la caractériser par la dynamique de la parenté. Monogamie, héritage vertical, égalité homme/femme, concurrence des unités domestiques, sont des caractères de la parenté dite « descriptive » qui, en raison d'une « passion maîtresse » (selon l'expression de Lewis Morgan, en 1871) s'émancipe de la « communauté première ». Qui veut transmettre ses biens à ses enfants doit en effet substituer au système « classificatoire » où tous les enfants de même génération sont (idéalement) des fils, un système qui différencie enfants biologiques et neveux, dit en l'espèce « descriptif » (1871, op. cit., p. 492 s.). Ce « choix de société » engage l'humanité dans des voies spécifiques, comme il a été rappelé à différentes reprises et sous diverses expressions dans le cours de cette recherche.

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Soit :
« La révolution néolithique et la stratification sociale » (p. 126) ; « L'origine de l'inégalité » (l'évolution des termes de parenté en indo-européen) (p. 145-169) ; « l'ascèse terrestre de l'homme de Dieu » (p. 337) ; « Que signifie “Porter la bonne parole” ? » Mission et colonisation » (Mongo Beti, p. 379) ; « La transition néolithique et le principe de population » (p. 399) ; « Une seconde révolution démographique » (p. 402) ; « Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique » (p. 560) ; « L'Unique et sa propriété » (p. 707) ; « Nord/Sud » (p. 900) ; « Une apostille opportuniste » (p. 1163-1166) ; Un contrat de mariage à Fort-Dauphin en 1670 (p. 1445) ; « Le christianisme et la « loi naturelle » du mariage » (p. 1547-1550) ; « Liberté et servitude dans l'idéologie mercantile » (p. 1576) ; « Une archéologie de la famille en Europe ? » (p. 1579) ; « Le mariage à dot selon Hésiode et Plutarque… » (p. 1581).

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9- Quoi qu'il en soit, c'est cette structure mentale qui soutient l'expansion des sociétés eurasiatiques et qui fait les sociétés autres vulnérables à cette expansion (tributaires, dépendantes…), comme il a été ici rappelé également , exploitées… (e. g. : « L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers » - p. 119 ; « esclavage et mercantilisme » - p. 1573). « La Chine est devenue en 20 ans le principal bailleur de l'Afrique subsaharienne, détenant 62,1 % de sa dette externe bilatérale en 2020, contre 3,1 % en 2000 » (Trésor-Éco, n° 292, novembre 2021). Les investissements et les prêts chinois en cause sont gagés sur l'exploitation des ressources naturelles, énergie et matières premières.

10- Adoptant la langue de l'universalisme des Droits de l'homme, la Chine vient de faire voter, le 8 octobre 2021, une résolution au Conseil ad hoc de l'ONU demandant aux pays de prendre des mesures pour éliminer les effets négatifs de l'héritage du colonialisme. La résolution souligne qu'« il est de la plus haute importance d'éliminer le colonialisme et de s'attaquer aux effets négatifs qu'a l'héritage du colonialisme sur l'exercice des droits de l'homme ».

11- L'état des lieux de cette nouvelle « guerre froide » permet de rendre compte du populisme triomphant qui fait des immigrés la cause des difficultés sociales - avec la crise de la production économique (de 1970 à 2014, la part de la population active dans l'industrie est passée en France de 23,7 % à 12 % (INSEE, 2017) et la dégradation de la compétence productive (OECD.org : « Évaluation des compétences des adultes » (PIAAC), vague 1- 2008-2013) qui sanctionne la polarisation de l'emploi (Maarten Goos, Alan Manning, Anna Salomons, « Explaining job polarization … », American Economic Review, 104 (8), 2014).

12- Aux prises avec la rançon de leur histoire coloniale (le « choc des civilisations » symbolisé par la destruction des Twin Towers en 2001), les pays occidentaux sont-ils en mesure de mobiliser, comme l'avait fait l'exode rural et le recours à l'immigration massive (quand « le but recherché, c'était du muscle » - p. 1029), la force productive, le mental « descriptif » requis pour faire face à la concurrence internationale ? La politique, aujourd'hui, se résume à cette épreuve cruciale.

13- Comme il a été rappelé ici avec l'histoire des compagnies des Indes : avant l'expansion européenne, les économies asiatiques assuraient l'essentiel de la production économique mondiale (si l'on peut le dire ainsi, la mise en rapport des trois continents, consécutive à l'expansion européenne, ayant donné son sens plein à l'expression). Ce sont aujourd'hui deux figures d'une même matrice culturelle qui s'affrontent sur la scène internationale, partageant, malgré leurs différences et leur histoire propre, la même armature mentale et le même credo, animées par la même master passion of the civilized mind for its acquisition and enjoyment (1871, op. cit., p. 492 s.) : l'institution de la propriété.

14- Mais peut-être existe-t-il une alternative à cet affrontement, s'il s'avérait que la rémission d'une planète surexploitée et moribonde en dépend… Si « la nature vient à nous manquer » (… onerosi sumus mundo : « Nous sommes un fardeau pour le monde », tant nous avons crû), comme s'en alarmait déjà Tertullien, se faisant l'écho d'une « plainte universelle » en l'an 210 de notre ère, ce seraient les valeurs « classificatoires » qu'il faudrait prendre en modèle pour faire retour de l'individualisme économique au « communisme primitif », la conservation remplaçant le culte du progrès et de l'innovation technique, la décroissance, la croissance, etc. On apprécierait alors l'actualité de la prophétie de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), citée par ailleurs : « Aujourd'hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, dans quelques siècles, on ne créera pas des universités pour rétablir l'ancienne ignorance ? » (Vermischte Schriften, vol. 2, Göttingen, 1844, p. 99-100).



T. P. n° 15 :
(document de travail : le questionnaire d'appoint est réservé à l'épreuve)
La gauche et le « monopole du cœur »
(brève sur la lutte des classes…)


Avant, tout s'expliquait par votre position dans les rapports de production, « capital » ou « travail ». Il existait bien sûr des états intermédiaires au sein de cette contradiction principale, mais tout se ramenait à elle. Dans cet antagonisme qui est au cœur de la machine productive des sociétés libérales, les mots de « justice » et de « morale » résumaient et subsumaient les diverses gauches en un éventail allant de « l'intérêt bien compris » à la « solidarité » (il y avait ainsi ceux qui, peu enthousiastes à l'idée de la « dictature du prolétariat », militaient, en vertu d'un productivisme inventif, pour une participation équitable du travail à la richesse produite, et ceux qui mettaient en avant des raisons morales pour œuvrer à la justice sociale). Le 30 mai 1969, veille de l'élection présidentielle, le communiste Jacques Duclos accusait la politique des partis de droite en ces termes : « C'est une politique de sans-cœur qui est faite par des hommes des grandes féodalités économiques et financières ». « Sartre, dira Raymond Aron (Le spectateur engagé, Paris : Julliard, 1981, p. 171) était un moraliste. Il ne pouvait pas admettre que mes prises de position, peut-être erronées, ne fussent pas coupables ». « La gauche », « les gauches », c'était l'idée de justice sociale dans les lois du marché.

Les années 80 ont vu à la fois la chute du mur de Berlin, qui a sonné le glas du mythe communiste, et la désindustrialisation des pays occidentaux au profit des pays dits émergents. De 1980 à 2007, l'industrie française perdra deux millions d'emplois. Conséquence de ces deux séismes, politique et économique (de ce déplacement de la lutte des classes de l'échelle nationale à l'échelle mondiale) : la délétion électorale des partis de gauche sur la scène politique nationale, le système productif ayant « délocalisé » et l'injustice sociale elle-même ayant, de ce fait, changé de nature. Ce changement d'échelle des rapports de production, sur lequel les partis politiques, de droite comme de gauche, ne peuvent évidemment rien, déplace en effet la question de la « justice » et de la « morale ». Le couple agoniste-antagoniste capital/travail ayant déserté l'espace politique, les revendications sociales associées à la logique productive (augmentation des salaires et création d'emplois), ont ainsi fait place à des revendications de « souveraineté » et d'« identité ». La clameur populiste a remplacé la clameur ouvrière sur la friche industrielle qu'est devenue l'arène politique. Elle conspue les « élites » et les institutions (soit ce qui reste du système productif conventionnel et, indirectement, ceux qui se sont adaptés à la désindustrialisation). L'idéologie laisse en effet aux victimes de l'attrition productive le recours de leur identité, politiquement monnayable, illustré par le basculement de l'électorat de gauche vers les partis populistes.

Mais il existe une catégorie d'acteurs passifs de la prospérité perdue qui ne se reconnaît évidemment pas dans ce recours souverainiste. Ce sont les « minorités » mobilisées par l'urgence productive. Malgré la loi qui leur reconnaît les mêmes droits que les nationaux, indifférenciés, ces hommes et ces femmes sont d'« ailleurs » et comme tels « invisibles ». Alors que le système productif tend à les assimiler (au moins formellement), ils n'ont, eux aussi, que leur identité à faire valoir. Victimes de la « double peine » (puisqu'ils viennent ou paraissent venir d'ailleurs : ils sont différents), c'est eux que la morale, la passion de justice consubstantiellement « de gauche » - le « monopole du cœur » -, doit défendre en priorité.

Deux constats s'ensuivent :

o Cette défense des minorités, qui engage une compréhension de leur situation spécifique, ouvre nécessairement sur une critique générique du « système productif » et révèle sa véritable nature : il n'a prospéré que parce qu'il s'est exporté à la planète et a mobilisé toutes les énergies disponibles. D'où cette participation des minorités au progrès, qui les a déplacées, accommodées et… abandonnées. Avec cette idée critique que même le « juste salaire » exploite une injustice « planétaire »…
o Cette défense impose une suspension des injonctions propres à l'idéologie du progrès et à la logique productive qui prospèrent, précisément, à la faveur d'un moratoire des croyances religieuses et de la ségrégation sexuelle - qui spécifient ostensiblement les minorités en cause et leurs idoles.

On s'aperçoit alors que les valeurs revendiquées par « les gauches » sont celles qui ont permis l'essor et l'expansion du système productif (laïcité, valeurs républicaines d'égalité, de tolérance, droit à la caricature soit l'assurance de la désacralisation d'un monde cartésien) qui, certes, ne se satisfont pas de lui et se font un devoir de l'amender, ajoutant de la justice au réel, mais qui l'accompagnent. La gauche, c'est le monde moral produit par le développement.

Si c'est le « système » qu'il faut mettre en cause, cette morale « de gauche » est pour le moins inadaptée à cette révolution… A l'inverse, les valeurs qu'elle développe peuvent apparaître comme des valeurs à la lettre « réactionnaires » (contre le port du voile, pour une laïcité militante et un universalisme assimilateur…), comme si ce à quoi « les gauches » aspiraient, aujourd'hui, c'était le retour aux Trente glorieuses. Avec plus de justice, certes - des Trente glorieuses qui auraient intégré « mai 68 »… La laïcité, dans cette conception, c'est ce qui permet aux différentes religions de coexister, à l'école et sur la chaîne de production ; à l'inverse, le multiculturalisme, c'est Babel et les territoires perdus de la république.

On pourrait dire que ce que défend la gauche « réactionnaire », c'est l'humanisme et le mode de vie qui va avec le libéralisme de la lutte des classes dans feu le système productif industriel. Ce qu'illustre aujourd'hui, par exemple, le candidat communiste Fabien Roussel à l'élection présidentielle de 2022, avec son : « défi des jours heureux… » soit : « Une bonne viande, un bon fromage, un bon vin, pour moi c'est la gastronomie française. Mais pour avoir accès à ce bon, à cette bonne gastronomie, il faut avoir des moyens. Donc le meilleur moyen de défendre le bon vin, la bonne gastronomie, c'est de permettre aux Français d'y avoir accès. » (France 3, 09 janvier 2022). C'est la nostalgie du bon temps de la culture de classe, de l'accent rocailleux de Jacques Duclos, quand le capital exploitait le travail (« Blanc bonnet et bonnet blanc » : second tour de la présidentielle de 1969) d'un monde genré, sinon sexiste, celui de la culture ouvrière militante, tel le : « J'ai dit à ma femme : [Liliane] Fais les valises on rentre à Paris ! » de Georges Marchais en janvier 1980. (Mais le monde a changé : cette image rétro du parti communiste et des Français « des jours heureux », associée au bifteck, au bon vin et au travail a d'ailleurs provoqué les remontrances de la « gauche couscous »…)

Apparaît donc une opposition entre « les gauches », entre une gauche de gouvernement (en l'espèce nostalgique de l'avant mondialisation) et une gauche extrême mobilisée contre un monde d'injustice (raciale, sexiste…) qui voit dans le système productif, révélé par ses minorités et par la crise, le mal par excellence. Il y a une gauche industrielle et il y a une gauche de la soute industrielle…

Question de fond vers quoi tend ce petit exercice : savoir quel rapport d'expression il peut exister entre le « système productif » et les valeurs « universelles » ici mises en avant…





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