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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1-19.8
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 19


La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(des "trente glorieuses" aux trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 19.8 Appartenance commune : Unité et communication



L'antinomie des deux connaissances : morceau choisi

Le simple rappel, quand un peu de publicité lui est donné, des acquis sur l'étiologie génétique de l'autisme suscite régulièrement l'indignation des conservateurs de l'étiologie psychologique et des thérapies inspirées de B. Bettelheim qui lui correspondent. C'est ainsi qu'un article du Monde du 2 février 1985, faisant état de la synthèse – accusatrice – d'E. Ritvo sur la question (Autisme: la vérité refusée) a provoqué une lettre en défense signée par trente-six professeurs de psychiatrie de l'enfant. "Toutes ces psychothérapies, écrivait Ritvo, n'ont pas résisté à l'épreuve du temps, en dépit des affirmations de guérison et d'amélioration spectaculaires. Les enfants autistes traités par psychothérapie vieillissaient mais ne guérissaient pas. Le fait regrettable était que leurs familles continuaient à souffrir d'un sentiment de honte et de culpabilité induit par ces théories". Bien que pouvant paraître trop vieux et démodés pour qu'on y croie, les mythes de l'origine familiale de l'autisme sont toujours vivaces : "de nombreuses familles passent une quantité d'heures incroyable et dépensent un argent fou pour que quelqu'un écoute et devine la signification inconsciente de leur pensée et leur dise ce que signifie le comportement de l'enfant avec toujours comme appât la promesse de la guérison. Penser que de tels échanges peuvent guérir de l'autisme est aussi insensé que de croire qu'un échange verbal peut guérir le cancer".
Le "Courrier des lecteurs" du
Figaro daté du 21 mars 1990, sous la signature du "docteur A[...] K[...], neuropsychiatre, 64000 Pau", publie : "Pourquoi le psychanalyste Bruno Bettelheim s'est-il donné la mort ? Sans doute n'a-t-il pu surmonterla déception que lui a causée la démonstration que sa théorie psychogénétique de l'autisme infantile – œuvre de sa vie – était fausse."


L'éternel débat de l'idéalisme et du réalisme – dont on pourrait illustrer le caractère grimaçant par Le Canard sauvage d'Ibsen – de la fin et des moyens, de la raison d'État et de la justice - débat intérieur et débat public – est emblématique de la condition humaine. L'idéal est toujours condamné à déchoir et l'idéaliste s'enferme dans d'invivables contradictions ; la réalité jugée à cette aune ? une misère. Mais le réaliste, ou matérialiste, n'est pas moins travaillé par une insatisfaction qui procède d'un "toujours plus", d'une représentation idéale qui le pousse sans cesse en avant ; l'exploitation suivie de la jouissance est une ascèse. Comme l'écrit Voltaire dans Candide : "Toujours du plaisir ce n'est plus du plaisir." La loi de la jouissance demande une contenance, une règle, soit, encore une fois, la mesure d'une idée – qui la serre de si près qu'elle bascule parfois, vérifiant la dialectique de l'adage luthérien : "Pèche hardiment !", dans l'idéalisme pur et simple. Ayant conduit notre enquête sur le fait moral en mettant d'abord en avant, afin d'en isoler la spécificité, les approches réductrices, nous nous trouvons en présence, maintenant, d'une réalité portant le sceau de l'absolu – qui n'a de réalité propre que lorsqu'elle revendique cette qualité.

Mais nous avons noté que cet inconditionné n'était pas sans cause. Or, la morale n'est jamais explicative. Quand elle l'est, elle ne se comprend pas dans l'explication. Elle est comminatoire, persuasive, exemplaire. Elle rend raison en commentant ses maîtres-mots par des mots équivalents. Elle fait appel à l'émotion ; elle fait partager. Les "belles pages" ou les "grands sermons" des moralistes, ceux qui savent parler d'autrui et de sa transcendance – ou de sa faiblesse impérative – font vivre en mots cette présence en la découvrant sous un jour pour ainsi dire originel. On ne peut parler d'autrui sans céder au "pathos" : sans compatir. L'explication du fait moral est nécessairement extérieure à la morale ; et partant immorale. Retenu (empêché) par le fil de notre propos – une recherche empirique d'invariants – (et à la différence du grand-prêtre qui pénétrait dans le Saint des saints retenu par une corde), nous ne tenterons pas d'approfondir la nécessaire énigme morale. Ceci posé, rappeler, nous arrêtant à la porte du sanctuaire (fanum) et n'ayant en vue qu'une approche tout extérieure, que l'a priori moral se constitue sur un a priori éthologique n'est nullement proférer une affirmation immorale, méjuger ou profaner la forme humaine. Souscrire à la réalité générique qui implique que tous les membres de la communauté nous sont prochains et que nous ne pouvons nous excepter des lois la reconnaissance que par des abstractions de l'intellect ou des vices du caractère, cette reconnaissance constituant une propriété spécifique. Constater, par là, que l'humanité est notre seul horizon. Identifier, par conséquent, une fondation naturelle à la morale. Tout ceci, certes, inclut l'homme dans la procession des êtres, mais permet aussi, en contre-partie, d'asseoir sans conteste – sans suspiscion d'idéalisme ou d'immodestie – sa prétention à l'unicité et le caractère à la fois catégorique et "inexplicable" de sa morale. (Ce n'est évidemment pas dans ces raisons toutes relatives qu'on trouvera des raisons morales). Dans cette limitation du propos à l'empirique, la récusation morale du déterminisme apparaît comme une propriété "naturelle". Le mécanisme de la reconnaissance spécifique s'oppose à l'objectivité de la connaissance. La surévaluation spécifique est bien autre chose qu'une source d'erreurs. Bertrand Russel faisait malicieusement remarquer que l'histoire de l'évolution serait tout autre si celle-ci avait été écrite par le ver de terre. On voit, d'ailleurs, au choix de l'animal retenu pour faire opposition à la prétention humaine, la raison éthologique qui fonde notre psychologie de la forme vivante et de la vérité. Nous avons recours à la forme larvaire ou reptilienne pour signifier le mal et nous en défaire. La morale, ou surévaluation de la forme humaine, ou redoublement de (la) reconnaissance, définit la place dans la nature et le propre d'un être de représentation.


Religion et photosynthèse

*Dios (*Dewo), Dieu signifie étymologiquement : lumière du ciel. Une espèce photophobe ferait-elle cette glorification de la lumière ?

Voici le propre d'une espèce lucifuge – que l'histoire de l'évolution ne doit pas intéresser beaucoup (excepté, peut-être, pour ce qu'elle démontre, par l'absurde, de vérité de la fixité : certaines variétés existent à l'identique depuis trois cents millions d'années). Dialogue entre deux congénères de l'espèce lucifuge en cause :
"–  Pourquoi fais-tu cet air dextre (= sinistre) ? demande le premier au second. Tu devrais plutôt bénir (maudire) chaque nuit que Ténèbres fait : quand on a la chance, comme toi, de vivre dans le remugle punais d'un fond de poubelle de cuisine !
J'ai l'homme, répond l'autre cafard."


Moins sublime qu'on ne croit, mieux assuré qu'on ne craint, tel nous apparaît, de l'extérieur, le dispositif de la moralité. N'est-il pas rassurant, au fond, de constater que les principes de la morale émanent des contraintes des agencements sociaux naturels, avant d'être définis dans les codes et les livres de l'humanité ? Tirons-nous, d'ailleurs, notre moralité de cette réserve de moralité que constituent l'exemple ou le prêche du religieux ou du philosophe ? Pas nécessairement. Qui disserte de la morale doit bien constater qu'elle se fait sans moralistes (Kant, Critique de la Raison pratique : p.6, note 1). Ou le devoir est naturellement connu – ou reconnu – ou il n'est pas. Nous pouvons récuser l'injonction morale, mais ce refus est le propre d'une connaissance. L'acte accompli sous la menace morale n'est évidemment pas un acte moral. Quand le devoir est (reconnu), il s'incorpore à l'identité première. Cela signifie que la question de la proximité à l'égard de qui le devoir moral s'établit ne se pose pas.

Le déroulement des campagnes anti-racistes dont il a été fait état précédemment permet de constater :
- qu'une morale ignorante des distinctions raciales est naturelle aux jeunes des banlieues ;
- que la xénophobie est naturelle à ceux dont l'humanité se définit originairement contre l'étranger.
Entre ces deux populations, les moralistes sont soupçonnés par les premiers de satisfaire leur bonne conscience et de différer les solutions aux vrais problèmes qui se posent aux jeunes des banlieues en agitant des distinctions qui n'existent déjà plus. (Cette morale serait le fait soit de privilégiés du centre-ville parant l'avance d'un "populo-racisme" menaçant pour leurs privilèges, soit de spécialistes de l'identification du mal moral qui tiennent au racisme comme au mal qui leur permet de voir le bien – et qui sont rien moins que naturels). Et accusés par les seconds, que l'antiracisme crispe sur leurs positions, de faillir à leur devoir de moralistes qui est de faire la morale à l'intérieur des limites de la communauté et non d'étendre cette limite. Souvenons-nous de l'admonestation aux "éminences déboussolées" (vide supra :
19.2 Variations sur le prochain – tour du propriétaire) à propos de la déclaration des évêques français aux compatriotes "en quelque sorte" que sont les immigrés.

On reconnaîtrait donc au moraliste le rôle d'un spécialiste de l'ouverture dans les limites de la cohérence sociale. Alors que le souci de soi s'oppose au libre jeu du processus qui fait l'autre immédiatement prochain, le moraliste rappelle à l'universel devoir de cette reconnaissance. Il réaffirme, envers et contre toute "bonne raison", la dette de la personne ; il est du droit de l'individu contre le droit de l'État, du droit des peuples contre le droit des systèmes ; il est de toutes les causes où la forme humaine est meurtrie. La vérité individuelle qu'il fait sienne n'est pas une affirmation du "je". Le moraliste n'est pas quelqu'un qui s'affirme – celui-là est tout le contraire – mais un homme qui affirme sa petitesse devant l'autre et qui prend force de cette affirmation. Cette disposition à se reconnaître et à s'engager, à faire sienne la souffrance de toute forme humaine, alors que la résistance à la suggestion est la règle pour persévérer dans son être, à clamer l'injustice de tout repos si "le plus petit d'entre les miens" souffre d'une injustice, permet de voir opérer à l'état chimiquement pur le pouvoir de liaison qui fait la cohésion des sociétés humaines. Pouvoir qui déplace la vérité du sujet de sa forme propre à sa participation ou conformité à l'autre. Ce n'est pas assez dire, alors, que l'autre est comme un bourgeonnement de moi-même, puisque c'est dans la commisération que je trouve ma propre forme. Il faut dire, à l'inverse, que je ne suis qu'une image ou un écho de la souffrance d'autrui. L'exemplarité de la compassion du moraliste, émanation entretenue de la faculté de se lier, me rappelle au devoir de cette disposition.

Cette disposition me découvre une vérité singulière : l'empreinte de la forme d'autrui sur la mienne, qui m'enseigne immédiatement que je ne puis le faire souffrir sans en pâtir en quelque façon (si je suis "en forme"), qui m'apprend sa liberté, me justifie dans ma propre singularité. La présence d'autrui me signifie mon existence comme l'E de Delphes, selon Plutarque, signifie la consécration du fidèle d'Apollon : "Tu es, donc je suis". La société d'autrui me délivre de la tyrannie du moi, m'apprend ma propre image et me convainc que je porte en moi "la forme pleine et entière de l'humaine condition". Nulle innocence sous le regard qui est, en mon for intérieur, le miroir et le juge de mes intentions. Aussi ne puis-je me détacher de mes actes. La culpabilité, le remords, la mémoire... toutes les formes, propres à la conscience – selon le double sens de ce mot – du retour sur soi me font débiteur d'une humanité matricielle dont je ne puis m'excepter, quand bien même je voudrais être seul comptable de ma conduite.

L'évidence intérieure m'apprend instantanément l'inconvenance de toute approche déterministe de la personne. Quelque chose se récrie en moi lorsqu'on m'explique que l'homme, vivant entre les vivants, est soumis à la loi commune. La perception de l'identité humaine fait barrage à l'impersonnalité scientifique. Je sais par intimité et par empathie que l'homme est origine et non processus. Je ne puis considérer l'individu avec le souci du naturaliste que dans l'œil du souverain de la création. Je suis donc partagé entre une participation à l'humanité en vertu de laquelle je ne puis me reconnaître que dans la négation de tout ce qui n'est pas homme et un détachement qui me permet de m'affranchir hypothétiquement de mon système de perception, de me libérer de ma forme et d'accomplir ainsi, paradoxalement, le destin aléatoire de mon espèce. Il y a tout l'homme dans la déification de l'homme – Xénophane disait que si le bœuf savait peindre, il peindrait un dieu en forme de bœuf – et il y a tout l'homme dans le processus cognitif qui le remet dans la continuité de son milieu, à sa place.

Je peux parler en termes biologiques d'un processus corporel ou d'un corps "médicalisé", mais la simple perception du corps, alors même qu'elle donne l'humanité à travers une forme somatique particulière (et notamment sexuée) rend le corps invisible. L'enveloppe d'humanité le soustrait à l'analyse. La communication paralyse l'objectivité. Quand je regarde un visage avec distance, j'observe tel ou tel trait, mais quand j'entre en relation, l'intention d'autrui me désarme. Le charme des individus disgraciés tient généralement dans cette magie de la communication : jamais en repos, ils entretiennent l'échange qui les arrache à leur exception et ne se laissent jamais saisir. Quand bien même aurions-nous connaissance de tous les éléments qui permettraient d'appréhender tous les comportements d'un être, nous ne pourrions pousser cet avantage sans abolir l'espace de liberté qui est celui de notre propre humanité. Cette interdépendance qui conditionne l'endoscopie en fixe aussi les limites – celles-là même de l'introspection. L'écrasement de la liberté d'autrui me pose bien sur un pied de supériorité, mais me retranche aussitôt du système de dépendance qui me définit comme sa côte. Quand Stendhal s'applique à considérer la vie des bourgeois de province comme celle d'insectes, il invite l'entomologiste à épingler ses propres mœurs. L'échange, la réciprocité sont à la fois le devoir et la limite de cette communication humaine qui me démontre l'"insoutenable légèreté de l'être."

Le poète et le moraliste

Lorsqu'on tente de caractériser le fait moral, on rencontre une batterie d'expressions qui sont celles-là même qui caractérisent l'amour : absolu, sans condition, etc.. On emploie le même terme pour dire l'identification dans ce qu'elle a de plus personnel et l'identification spécifique du prochain. Le philosophe Ravaisson remarquait qu'on ne pourrait tomber amoureux d'un fou ou d'une folle. Reconnaître, c'est être reconnu. Dans l'amour, la vérité n'est ni dans le sujet ni dans l'objet, mais circule dans un perpétuel et réciproque assentiment de la reconnaissance. Celle-ci a pour limite absolue la folie et la bestialité, le défaut absolu de réciprocité. Je peux bien dire que l'amour est la forme humaine de la reproduction sexuée ; quoi de plus indiscutable que cette proposition ? Tout dépend, pourtant, du sens imprimé à ces mots. Kant observait qu'un couple d'amoureux ne saurait se reconnaître dans les statistiques matrimoniales qui interprètent en nécessité le libre-choix qui les a distingués. La discordance entre la probabilité statistique qui permet d'inscrire le choix individuel sur une courbe de nécessité et la nécessité intérieure qui interprète ce choix comme l'accomplissement de la liberté fait voir comment la morale, réquisition de la nécessité intérieure, se spécifie dans le réel.


Le partage du poète est de dire l'absolue liberté de ce choix. Si l'amour, comme dit Platon, est la chance de la culture, c'est qu'il singularise l'homme par les mots. Le mystère de l'individuation et de la préférence intime, l'intuition de l'infini avec le sentiment, que donne l'amour, d'être justifié dans sa singularité, comment en donner la mesure sans les mots de l'homme ? Au cours d'une émission de télévision intitulée "Au nom de l'amour", dont le principe est de réunir des personnes qui se sont "perdues de vue", une vieille dame de quatre-vingt -six ans qui recherche l'homme dont elle a été séparée et qu'elle n'a pu épouser en raison de circonstances familiales témoigne, soixante -six ans après les faits, de la force extraordinaire de cette empreinte. L'affaire de la vie, l'affaire d'une vie. Toutes les ressources de l'humanité concourent à l'exaltation de ce sentiment, nécessairement unique, on le comprend à sa narration, pour être. Elle évoque avec une émotion contenue le souci et la galanterie dont "il" l'entourait, lui faisant, par exemple, une protection de son bras, à la sortie du théâtre pour lui éviter la bousculade – "en tout honneur, bien entendu. En ce temps-là on était sérieux". Elle dit l'admiration qu'elle avait pour lui et sa certitude d'alors que ce jeune homme qui faisait des études de droit deviendrait un homme important : "C'était quelqu'un!" Quand elle apprend qu'il est mort à cinquante-sept ans, qu'il ne s'est marié qu'un an avant sa mort – elle-même a fait un mariage "désastreux" – qu'il a été un des plus grands avocats du barreau de Barcelone, elle dit sa conviction que son âme, après sa propre mort, ira rejoindre l'âme de celui qu'elle a aimé.


Le privilège de l'intériorité en limite toutefois la compétence. Nous ne pouvons en étendre le champ que sur le mode de la participation. Si l'identification est bien une manière de connaissance, c'est dans la rupture avec les rythmes vitaux que se constitue ce que nous appelons le savoir objectif. Dans les danses primitives qui représentent les mythes originels, on voit l'homme se glisser dans les formes animales et s'identifier au temps cosmique en identifiant l'intention de formes naturelles. Bien que sortant ainsi de sa forme propre, il témoigne autant, par cette mise en scène, du pouvoir du monde sur lui que du pouvoir de sa représentation sur le monde. Cette connivence symbolique est celle-là même qui fait participer les hommes à un monde commun. Ainsi le romancier, suggérant l'intérieur en décrivant l'extérieur, sait-il que le lecteur le rejoint en ce point virtuel d'intersubjectivité où les formes prennent sens.



L'opposition significative prend sens sur fond d'identité


(
Sur le tournage de Thriller - DR)

Dans le bestiaire ou la fable, le caractère des protagonistes n'est pas ce composé problématique et changeant, invisible, dont il faut inférer le principe à partir d'une somme incomplète d'actes, il est immédiatement donné à voir dans l'éternité de la forme. Il suffit de décrire la forme pour connaître et comprendre les mœurs prévisibles qui en procèdent (vide supra : chapitre 18.4 “Foi d'animal !” : Vérité du bestiaire dans la fable et le conte). Dans la profusion des formes animales, l'homme se repaît de sa propre histoire. "Si l'animal n'existait pas, dit Buffon, l'homme serait encore plus énigmatique à lui-même".


Tomi Ungerer
et :
Marie Marcks : Généticiens discutant de l'hérédité de l'intelligence
La métaphore suppose l'unité des champs sémantiques

Un lieu commun des dessins animés est la description des mœurs amoureuses de personnages animaux en termes de pariade humaine. Dans une œuvre de Tex Avery (Sweet Homer, Homère la Puce, 1948)) on voit, montant de l'échine d'un chien, une colonne de fumée. Changement d'échelle : les poils du chien sont les arbres d'une forêt et l'on constate que la fumée en cause est celle du foyer sur lequel une puce fait cuire son repas du soir. Exemple accompli de xénobiose pacifique, celle-ci, qui est végétarienne, souhaite, son repas terminé, la bonne nuit à son hôte après avoir éteint ses feux. Mais le lendemain, une puce femelle, arrivée d'on ne sait où, sexy en diable et jouant des hanches, vient troubler le calme de cette amitié virile. La puce fatale feint d'ignorer le damoiseau, bat des paupières et laisse tomber son mouchoir. Puis, quand il est bien ferré, disparaît dans la nature... Au-delà de cet anthropocentrisme, nous ne pouvons dire l'intérêt spécifique de la gent animale, comme il serait pourtant nécessaire pour en parler valablement – tout autant qu'il est nécessaire de connaître l'homme pour disserter des amours humaines. Ceux qui étudient les populations animales disent que certaines espèces ont des sentiments dont la profondeur n'est pas moindre que celle des sentiments humains. On pourrait imaginer, par exemple, que l'oie cendrée, qui ne connaît qu'un seul conjoint, ou mieux, le canard mandarin, qui est, en Chine, le symbole de la fidélité et de la félicité conjugale, qu'un (canard) mandarin assez lettré pour avoir des rudiments de ce que nous appelons l'éthologie nous trouverait, nous autres, hommes, singulièrement dénués de sens poétique avec nos histoires d'hormones, d'horloge biologique, de présentation des signes sexuels, etc.. et nul doute qu'il revendiquerait comme la spécificité du canard mandarin ce caractère admirable et unique de l'empreinte sexuelle que nous considérons comme le propre de l'homme... Si nous nous arrachons à l'animalité, c'est davantage, alors que c'est l'appartenance spécifique, pourtant, qui nous fait hommes, par la capacité à nous abstraire de la forme humaine dans la connaissance non-spécifique que par l'unicité radicale des attachements qui caractérisent cette forme. Contrairement à ce que l'on peut humainement soutenir – et que l'on doit soutenir – le sentiment, qui nous désigne le prochain à la reconnaissance (et qui limite cette reconnaissance) peut se comprendre aussi dans la continuité de l'héritage. La connaissance spécifique aussi sort de la forme propre, mais sur le mode de l'identification. Elle n'est évidemment pas sans objectivité. Le jars qui a châtré Boileau savait où il visait, et peut-être aussi le canard dont on avait voulu guérir l'auteur des Récits d'une vie fugitive.

Allergie, solitude, synergie

Que disent les scénarios éducatifs ? Que la forme "un" n'est pas première, qu'elle doit être apprise, fermée, socialisée ; que dans la séparation – le dépassement de la "peur du noir", de la nausée de l'informe... se constitue l'identité ; que vaincre sa peur, renoncer à la protection, c'est être. Le sociodrame de la maturation, ou travail de l'identité, fait jouer au jeune une partie que personne ne peut jouer à sa place. L'unique, destin du sujet, est son devoir et sa croix. Avant l'ouverture, la contenance est un devoir – avant la morale, si ce mot désigne la relation de dépendance qui fait l'un originellement débiteur de l'autre. Il ne peut y avoir communication qu'entre des unités constituées. L'intérêt de la dispersion individuelle a la fermeture et l'autonomie pour condition. Le drame de l'existence est à l'intersection de l'un et de l'autre. Ouvert et fermé, rivé à une identité physique et sociale, le sujet voudrait ou se fondre ou tout asservir. Cesser enfin d'exister séparé. Mais il reconnaît en l'autre sa propre unicité et ne peut sortir de sa forme qu'en acceptant ses limites. L'enveloppe qui le contraint est le moyen de son échappée et de son salut. L'unité individuelle n'est fermée qu'en apparence : on ne peut être parmi les hommes et s'appartenir. "L'homme seul, dit Paul Valéry, est en mauvaise compagnie". Le secours de la société, ou de la simple présence, c'est d'abord la reconnaissance d'une forme qui se distingue immédiatement de tous les objets du monde. Qui distingue immédiatement l'observateur de tous les objets du monde. Présence de l'identique, c'est un peu de soi-même qui échappe, c'est un peu de l'autre qui échoit. Quelle que soit la fin de cette communication, elle démontre le caractère incomplet de l'existant. La solitude pèse, dit-on. Poids de l'existence, mesuré à l'état de compagnie rêvée, qui enlèverait, libérerait, sanctifierait l'égoïsme corporel. La compagnie délivre l'existant du poids de son existence en le délivrant de son esseulement. La forme humaine est faite pour communiquer, échanger, partager. Fatalement une et fatalement autre. Ouverte, dans sa réserve. Inviolable et pourtant ne détenant pas la clé de son unité. Le mystère de la liberté tient aussi à cette résistance à la fusion ou à l'annulation désirée quand les limites sont insupportables et font cependant le prix de la communication.

Il suffit d'ouvrir un dictionnaire de citations au mot "ennui" pour constater le caractère surfait de la vérité individuelle. L'ennui, "ce fléau de la solitude", dit Rousseau, c'est l'absence de qualité de l'homme "aussitôt qu'il est réduit à se considérer" (Pascal). Quand on a fait le tour de sa forme et qu'on doit tirer jouissance de soi, alors qu'"on ne s'ennuie point de manger et de dormir tous les jours, car la faim renaît et le sommeil" (Pascal), il apparaît bientôt un appétit de société que seule la mutilation peut faire taire. A défaut de cette lobotomie affective qui confère au sujet la perfection de la plante, le solitaire "tue le temps", "avale sa langue d'ennui", avale aussi "le monde dans un bâillement" (Baudelaire). Distensio (Saint Augustin), uneasiness (Locke), l'inquiétude vitale se nourrit de la différence et de la société. "C'est un grand agrément que la diversité / Nous sommes bien comme nous sommes. / Donnez le même esprit aux hommes / Vous ôtez tout le sel à la société. / L'ennui naquit un jour de l'uniformité." (La Motte-Houdar) Le divertissement que Pascal sermonne est cet art de la diversité. Une expression qui ne figure (presque) plus dans les dictionnaires d'usage dit : "s'ennuyer comme un rat mort". Image d'une passivité absolue, destin achevé de vermine dans un fénoir de cave ou d'égoût, le rat mort, paquet informe dont l'état de chose est prouvé par cette queue sans panache – on s'en saisirait, n'était le dégoût qu'elle suscite, pour débarrasser le plancher de cette saleté – serait l'image du solitaire, attaché à son corps comme un mort à son cadavre, tel en ce supplice que les pirates étrusques infligeaient à leurs victimes, "liant étroitement, face contre face, le vivant et le mort." (Aristote, Protreptique, 10 b)


Richard Aeschlimann (1979)


Richard Aeschlimann (1980)

En l'obligeant à n'être que ce qu'il est, la solitude enferme l'individu dans un destin d'organes. La compagnie l'en délivre en le rendant à l'humanité. Pour n'y être sans part, l'organique y est sans nom. La communication rompt en même temps la solitude et l'ennui. Ivresse de la reconnaissance et repos de l'unité : "Ce qui fait que les amants ne s'ennuient point d'être ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-même". (La Rochefoucauld) Lassitude de la reconnaissance quand le sujet est de nouveau seul avec lui-même : "On s'ennuie presque toujours avec ceux que l'on ennuie". (Albalat)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire





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