Accueil
Madagascar
Réunion
Copyleft : Bernard CHAMPION

1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1-19.2
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


présentation

Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable
sur la page d'accueil
(2 Go, 1900 pages au format A4)
voir
SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 19


La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 19.2 Variations sur le prochain – tour du propriétaire (dossier de presse)

Vérité première du sol. Tour du propriétaire
Des "éminences déboussolées", des bergers qui ont perdu le nord...

La réalisation du genre humain se heurte à bien des résistances. Soit le "message de paix et de fraternité" adressé le 15 décembre 1983 par les évêques français aux immigrés vivant sur le territoire national. Message dans lequel les signataires réclament que la participation des immigrés à "la vie de la cité soit pleinement reconnue grâce à l'attribution des droits nécessaires". "Vous êtes en quelque sorte nos compatriotes", concluent les évêques... (les italiques sont nôtres). Dans une lettre publiée dans le Monde du 23 décembre, un membre du bureau politique du Front National explique que ces déclarations constituent un "défi scandaleux à la communauté nationale". Comment l'immigré, compatriote ("en quelque sorte", certes) d'un évêque, peut-il être une menace pour le citoyen ? Leur conception de la communauté nationale n'emporte évidemment pas les mêmes conséquences. Pour un membre du Front national, celle-ci est la référence majeure de l'identité ; pour un évêque, le salut est ailleurs. L'assimilation postulée par la lettre des évêques est un "défi" parce qu'elle ferait perdre son identité au "Français à part entière". A l'argument des naturalisations passées, l'idéologue du Front National oppose : "Aucune comparaison n'est possible avec les naturalisations passées... Echelonnées dans le temps, jugeant des cas individuels, elles ont parfois récompensé le sang versé. Elles concernaient en tout cas des hommes qui, en échange des droits acquis, s'engagaient à respecter certains devoirs, et à commencer par l'obligation du service militaire. Guy Viarengo, fils d'immigré italien, candidat du Front National à Aulnay est assurément mon compatriote. Et de même les fils de harkis. Nous ne saurions, sans perdre notre identité nationale, accorder en bloc cette qualité à une invasion massive, souvent clandestine. Ce message "de fraternité et de paix", d'ailleurs parfaitement justifié avant Noël... débouche sur la provocation délibérée... Le Christ, qui recommandait de rendre à César ce qui appartenait à César, ne revendiquait pas la citoyenneté romaine pour l'ensemble des Juifs de la Diaspora. Il invitait ses disciples à "enseigner toutes les nations". Il ne leur a pas dit : "Faites-en des machins qu'on appelera plus tard des melting-pot."

La qualité de national, on le voit, ne saurait être octroyée par les ministres du Christ, leur royaume n'est pas de ce monde. Elle regarde ceux dont la nation est la substance. Sauf à la considérer, non comme le propre de l'identité, mais comme une propriété sans valeur, elle ne peut donc être conférée sans discernement, gage ni contrepartie. Seuls ceux qui se reconnaissent restrictivement dans ce dépôt d'histoire et de tradition seraient en mesure de définir l'identité nationale : par le simple fait que lorsque celle-ci est altérée, ils ressentent cette dénaturation dans leur chair. Ainsi quand les évêques veulent faire des immigrés des égaux. "Si cet homme est Français, alors moi, "Français à part entière", qui suis-je, qui ne me reconnais rien de commun avec lui, ni dans mon corps, ni dans ma langue, ni dans mes moeurs ?..." Alors que la naturalisation devrait accorder, selon ce point de vue, un droit sous contrôle à des étrangers en position d'obligés, la naturalisation des évêques avaliserait une "invasion massive, souvent clandestine". Cette naturalisation ne ferait que légaliser un état de fait déjà intolérable. "Aux jeunes beurs qui ne se reconnaissent à l'égard de la France que des droits, non des obligations, je dis : 'Les vôtres sont morts pour votre patrie. Restez-y !'" déclare J. M. Le Pen dans le numéro de septembre 1987 d'Arabies. Il ne s'agit pas d'étendre sa protection sur qui a payé le prix pour s'intégrer à la communauté nationale, il s'agit de renoncer à soi et de se soumettre sans combattre. Réclamant "avec les immigrés" (souligné par l'auteur de la lettre citée) dans un esprit identique à celui du "manifeste de la marche des Minguettes qui affirmait comme un fait acquis, irréversible, que la France était désormais "pluri-ethnique", les évêques se feraient la cinquième colonne de cette invasion étrangère. C'est là un "attentat contre notre identité nationale", une "tentative de putsch". "Radio Le Pen" invite les Français à interpeller en ces termes ces "éminences déboussolées : "Dites [aux évêques] la révolte et l'indignation des citoyens de ce pays. Vous êtes chez vous. Je parle en tant que catholique. II n'appartient à personne, fût-il évêque, de faire des étrangers nos compatriotes." (cité dans Le Monde du 16 décembre 1983).

C'est la souveraineté du national, son droit élémentaire à être maître chez soi qui serait remis en cause par cette naturalisation d'"envahisseurs". Un leitmotiv de la doctrine anti-immigrés consiste à constater, en effet, "qu'on est plus chez soi", que "ce sont eux qui font la loi", que "trop c'est trop", etc... Au cours d'une réunion tenue à Lille le 23 mai 1984, le président du Front National déclare, à l'adresse des "organisations étrangères" algériennes, italiennes, turques, qui ont appelé à manifester contre les rassemblements du Front National devant se tenir à Metz et à Strasbourg : "Les organisations étrangères qui veulent s'opposer à la tenue de réunions électorales, cela s'appelle atteinte à la souveraineté de l'Etat. Nous serions en droit de nous considérer en état de légitime défense. Je dis aux responsables de ces organisations : il pourrait leur en cuire, sinon aujourd'hui du moins demain". Il semble d'ailleurs que le simple prêche de la tolérance raciale puisse être reçu comme une agression contre l'identité française. Voici ce qu'écrit un hagiographe du président du Front National, dans un livre intitulé Le Pen sans bandeau. "Notre pays a été moralement désarmé par (une) campagne méthodique basée sur la défense de l'antiracisme [...] s'inspirant des crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale et tendant à culpabiliser les Français, mais seulement eux [...] Cette campagne est faite dans nos écoles d'une manière systématique [...] Elle a pour finalité de susciter la soumission des Français à l'invasion d'étrangers chez eux et à la défense de leurs intérêts dans notre économie comme quelque chose de légitime et de juste, alors que c'est illégitime et injuste." (cité dans le Nouvel Observateur du 18 mai 1984). On peut bien penser, entre autres interprétations, qu'il y a là un complexe de persécution caractérisé. Le problème, c'est qu'il est partagé. Voici l'évidence de sa "réalité objective" dans un compte-rendu de la première prestation télévisuelle de J.M. Le Pen, paru dans Libération du 15 février 1984. "L'effet médiatique est parfois trompeur, souvent boomerang. Certains ont vu ainsi J.M. Le Pen vaciller, s'énerver, se crisper nerveusement... "déstabilisé" par les textes et les citations racistes et antisémites exhumées contre lui par J.L. Servan-Schreiber... Ceux qui ont pensé que l'effet d'une telle "heure de vérité" faisait perdre des points dans l'échelle de la sympathie populaire auraient été surpris de voir la foule qui se pressait dans le petit local parisien du Front National... au lendemain de l'émission de télévision. "Nous sommes venus aujourd'hui à cause de Servan-Schreiber vont-ils dire chacun à leur tour... [Le Pen] a eu raison de préciser que c'était interdit de prononcer le mot "juif" sans se faire attaquer pour antisémitisme ou risquer un procès." "Les juifs sont surprotégés"..."Si le racisme s'est développé, il doit y avoir de bonnes raisons, on ne naît pas raciste"... Que l'homme dont le slogan pour les élections sera "Les Français d'abord" soit une victime, cet avis est également partagé par le Figaro (cité dans Libération): "J.M. Le Pen est une victime... en situation d'auto-défense permanente".

Mais voici comment l'incriminé répond aux accusations d'antisémitisme et de racisme : "Je considère les Juifs comme des citoyens comme les autres, mais pas comme des citoyens supérieurement protégés. Ils ne le sont pas plus que le sont les Bretons ou d'autres et on finirait par croire qu'il en est ainsi et qu'il y aurait en quelque sorte deux catégories de Français dont certains seraient mieux protégés que les autres. Certains le pensent aussi pour les étrangers. Je suis personnellement de ceux qui pensent que, dans notre pays, s'il doit y avoir une protection supérieure, elle doit être à l'égard des Français [...] Si l'antisémitisme consiste à persécuter les Juifs en raison de leur religion ou de leur race, je ne suis certainement pas antisémite [...] En revanche, je ne me crois pas pour autant obligé d'aimer la loi Veil, d'admirer la peinture de Chagall ou d'approuver la politique de Mendès-France". "Il y a un racisme moi que j'exècre encore plus que tous les autres, c'est le racisme anti-français. C'est celui qui tend à considérer les Français dans leur propre pays comme des gens, dans le fond, qui n'auraient pas les mêmes droits que les autres, et, en particulier, que ceux qui se sont très souvent bornés à pousser la porte pour entrer."

Le combat contre le racisme aurait pour effet de relativiser la qualité de national, qualité qui s'entendrait nécessairement comme l'affirmation d'une supériorité. Faire de l'étranger un égal, et non un inférieur en quelque façon, ce parti-pris ruinerait le fondement logique et existentiel de cette prise d'identité. En inculpant le nationalisme, l'antiracisme aurait désarmé les nationaux et fait d'eux des citoyens de seconde zone. Les victimes (prétendues) du racisme, aujourd'hui en position de juges par rapport à des accusés, seraient les seuls à pouvoir faire valoir les intérêts matériels et moraux de leur propre nationalisme – "folklorique" ou criminel chez les autres. Quand J.M. Le Pen dit qu'il ne se sent pas obligé, lui, d'admirer X ou Y parce qu'il est Juif, il est patent que, sous cet apparent souci d'impartialité et d'objectivité, s'exprime l'impossibilité physique d'avoir à admirer, même individuellement, un Juif, alors que du Français comme tel, il peut être affirmé sans ambage qu'"il lui suffit de sortir du ventre de sa mère pour avoir du génie". "Etre Français" est un superlatif absolu.

J.M. Le Pen ne serait donc pas antisémite. Les faits pris en considération de ce dossier, nous l'avons dit, sont, pour l'essentiel, antérieurs au mois de septembre 1987 (au "détail"). La discussion ici poursuivie pourra sembler superflue après la démonstration du "détail" et du "Durafour crématoire". (Ce dernier "calembour" démontrant que, contrairement au sentiment d'un membre du Front National qui quittera le parti à cette occasion, loin d'être "sacrés", les mots du génocide peuvent être réintégrés dans la sphère de la banalité quotidienne – il y a un four crématoire au fond de chaque jardin, commentera J.M. Le Pen.) L'homme politique "le plus calomnié de France", selon ses propres termes (sur T.F.l le 20 février 1986) serait aussi le plus habile à dissimuler une évidence si criante qu'il n'est nul besoin de la clamer pour la faire entendre et la faire partager. Alors que dans l'exaltation d'un nationalisme pulsionnel mobilisé sur des réflexes de "salut public", il y a nécessairement une exclusion et une dévalorisation de l'autre qui alimentent la xénophobie et le racisme, J.M. Le Pen fait régulièrement condamner par les tribunaux ceux qui l'accusent de racisme. Soit impuissance de la loi, soit paresse intellectuelle ou assentiment des juges, il se fait toujours (ou presque) que le délit de racisme n'est pas constitué. Selon l'avocat de la L.I.C.R.A, les juges "ne sont ni plus ni moins racistes que les autres, mais ils le sont tous un peu" (Le Monde du 1er septembre 1987). C'est que J.M. Le Pen sait fort bien qu'il existe une loi – il rappelle souvent son existence, non sans arrière-pensée – qui réprime l'expression du racisme. Et il est généralement prudent. Cette loi ne change évidemment pas la nature humaine, même si elle oblige la grossièreté à davantage de finesse. Il suffit, en effet, de quelques tropes pour satisfaire à ses exigences. Dans un rapport sur l'image du Front national en date du 20 février 1989, l'Institut de formation du parti de J.M. Le Pen expliquait qu'on peut "affirmer la même chose avec autant de rigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale, au lieu de dire 'les bougnoules à la mer', disons qu'il faut 'organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde'". Les artifices de la prétérition ouvrent à l'interdit le champ d'une transgression d'autant plus réjouie qu'elle puise dans la feinte une malice supplémentaire.


Pendant la Prohibition apparut sur le marché américain une "brique" de raisins secs avec la notice suivante : "Attention! Ne pas mettre cette brique dans une cruche de quatre litres, ne pas ajouter du sucre et de l'eau, ne pas couvrir et ne pas laisser reposer sept jours, sinon vous obtiendriez une boisson alcoolique interdite par la loi."

La réédition récente, par une librairie spécialisée dans la littérature d'extrême-droite, d'une liste de noms, datant de 1941, intitulée le Bottin mondain d'Israël est précédée de l'avertissement suivant : ce document, "pour curieux et odieux qu'il soit, n'en est pas moins périmé, car non seulement les noms cités sont aujourd'hui remplacés par d'autres, mais les chiffres sont totalement erronés, et la part des israélites dans la société française beaucoup plus importante qu'elle ne l'était avant guerre."

"Détail" : voir "bagatelle" : Bertaud du Chazaud, Dictionnaire des synonymes.


C'est un tel langage entendu, de gens qui savent poursuivre un objectif commun et qui se passe fort bien des explicitations dont les juges ont besoin pour reconnaître les délits, que parle J.M. Le Pen. Il suffit d'enthousiasme et de réjection significative, de "chauffer" une salle qui est déjà en entente et à l'unisson, pour que la moindre allusion à la figure du mal ait valeur d'imprécation. Le 26 octobre 1985, dans le discours d'ouverture de la fête des Bleu-Blanc-Rouge au Bourget, il déclarait à son public : "Je dédie votre accueil à Jean-François Kahn, à Jean Daniel, à Yvan Levaï, à Elkabbach, à tous les menteurs de la presse de ce pays. Ces gens-là sont la honte de leur profession. Monsieur Lustiger me pardonnera ce moment de colère, puisque même Jésus le connut lorsqu'il chassa les marchands du temple, ce que nous allons faire pour notre pays". (La cour d'appel de Paris du 9 juillet 1986 devait condamner J.M. Le Pen pour ces propos et un arrêt de la Cour de cassation du 3 février 1988 rejeter son pourvoi au motif qu'il avait "délibérément choisi de livrer à la vindicte populaire le nom de quatre journalistes" dont il ne "peut prétendre ignorer qu'ils sont juifs".)

J.M. Le Pen n'est pas antisémite, mais il ne condamne pas, au nom de la tolérance, ceux de ses amis qui sont antisémites : "Je les prends avec leurs qualités et leurs défauts. Je ne suis pas totalitaire" (T.F.l, le 13 février 1984). Invité à se démarquer des propos de l'un d'eux qui faisait état de "la tendance qu'ont les juifs à occuper tous les postes-clés des nations occidentales", en particulier à la télévision, il répond : "Ce que dit M. Romain Marie, à savoir qu'il y a dans l'information un grand nombre de journalistes juifs, personne ne le consteste. Les journalistes juifs s'en font une fierté. Je ne vois pas en quoi cela pourrait constituer un élément de débat politique". Dans la même veine, François Brigneau commente en ces termes, sous le pseudonyme de Mathilde Cruz, dans le numéro de Minute du 5 avril 1986, l'émission 7 sur 7 (TF1) animée par Anne Sinclair : "Comme à l'accoutumée à 7 sur 7, sœur Sinclair-Levaï, la pulpeuse charcutière casher reçoit un de ses coreligionnaires..." (Ces propos lui ont valu une condamnation pour injure et discrimination raciale, le 18 mai 1989, confirmée en appel, devant la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris.) J.M. Le Pen s'étonne (fait semblant de s'étonner) de la question : "II y a dans la situation politique française quelque chose d'un peu anormal : c'est que tout s'oriente à partir de la question juive". (A "l'heure de vérité" : "On ne peut plus parler de quoi que ce soit en France, qu'il s'agisse d'agriculture, de météorologie ou de médecine, sans qu'à bout d'arguments votre adversaire vous jette à la tête Auschwitz et Buchenwald !"). Puis il termine sur une dénégation : "Je ne suis pas antisémite, mais je crois pouvoir m'exprimer librement sur ce sujet et je déplore le terrorisme que font régner certains, et qui interdirait, par exemple, de juger un artiste ou un journaliste tout simplement parce qu'il est juif" (T.F.l, le 22 mai 1986). Ces "citoyens supérieurement protégés" ne se contenteraient pas, d'ailleurs, du bénéfice de lois taillées à leur mesure, ils œuvrent dans l'ombre contre les "vrais Français". Dans un entretien au Monde du 30 novembre 1986, J.M. Le Pen accuse le "lobby" qu'est le C.R.I.F. (Conseil représentatif des institutions juives de France) "d'avoir sollicité du R.P.R. l'engagement qu'un système électoral capable d'éliminer le Front National soit adopté". C'est donc de légitime défense qu'il faut parler et si racisme il y a, les vrais maîtres en la matière ne sont pas où l'on pense : "La France et les Français, peut-on lire dans l'éditorial de Présent du 2 avril 1985, n'ont pas davantage à recevoir des leçons d'antiracisme des juifs, qui, sans une stricte observance des règles d'auto-défense raciste, n'auraient pas traversé comme ils l'ont traversée deux mille ans de dispersion. Les juifs, qui trouvent l'assimilation plus redoutable que l'extermination".

Alors que 12% des Français répondent "non" à la question "Un Juif est-il aussi français qu'un autre Français?" (Sondage IFOP réalisé entre le 1er et le 9 mai 1985 pour Le Point), ils sont 24% parmi les électeurs du Front National. Pour faire la part entre la conviction intime et le sentiment affiché, il faut avoir à l'esprit cette remarque d'un candidat du Front National à Sarcelles au sujet des jugements antisémites : ce sont des propos que "l'on peut tenir à sa femme ou dans sa salle de bains, mais pas en public" (Le Monde du 10-11 mars 1985). Quant au chef, voici ce que rapporte un des compagnons de longue date : "Publiquement, il fait très attention, car il est fûté comme un bison, mais quand vous assistez à l'une de ces nuits où l'on refait le monde en toute liberté, à Saint-Cloud... il a une obsession raciste ! C'est permanent. Tous les gens qui le connaissent le savent. Les juifs, pour lui, c'est les "Youbacs", qui ont des "pimards" qui leur dégringolent jusqu'aux sabots !  Immédiatement, il a été le premier à proclamer : Mme Toubon est juive ! Chez lui, c'est une obsession maladive. Quand les procès tombent les uns après les autres, on vient vous dire : Le Pen n'est pas raciste ! Si lui n'est pas raciste, alors qui l'est ? A partir d'une certaine ambiance, il serre les poings et dit : mes potes, une fois que j'aurai un bout du manche, ils vont comprendre qui je suis vraiment ! Il y a trente ans qu'il est comme ça, mais ça s'est aggravé. C'est la faille : c'est cette différence entre le personnage qu'il est vraiment et ce qu'il essaie de faire croire pour prendre le pouvoir." (Le Monde du 16 octobre 1985)


1936, 1984, 2006 : permanences

(Le Monde du 21 juillet 1984 ; Libération du 20 décembre 2006)

"Comme Léon Blum..."

"M. Laurent Fabius est socialiste, chef de gouvernement et d'origine juive. Comme Léon Blum. Tels sont les faits connus de tous rapportés par un journal d'extrême-droite. Avec cependant une insistance qui renoue ainsi avec la traditionn antisémite des années 30. Et aussi des précautions de style, puisqu'il existe, depuis 1972, une loi réprimant les actes et les propos racistes.

"Voici donc ce qu'on a pu lire, le 19 juillet, dans
Présent, quotidien dont les directeurs sont MM. Jean Madiran et François Brigneau et qui soutient fermement les idées de M. Jean-Marie Le Pen. 'Qu'y a-t-il de commun entre Laurent Fabius et Léon Blum ? Blum fut le premier chef de gouvernement français et Fabius est le plus récent à occuper Matignon comme résidence officielle' explique un encadré en 'une'. 'J'ai entendu un jour un notable du PS, député, maire de la banlieue de Paris dire : Fabius sera la premier président de la République juif', précise un autre article, tandis que M. Brigneau écrit, à l'adresse de la caricaturiste de Présent, Chard : 'Chard est aux anges. Elle ne redoute rien tant qu'une vedette à la bouche moyenne, nez moyen, menton fuyant, signe particulier : néant. Cette fois, elle est servie. Il lui faudra même prendre garde, en croquant le marmot, de ne pas tomber sous les coups du MRAP et de la LICRA.'" (Le Monde du 21 juillet 1984)

"Au Zénith, Dieudonné frontnationalisé.
Beaucoup de membres du FN ont assisté à son spectacle."

L'humoriste Dieudonné vient de redonner une jeunesse inattendue à un thème récurrent de l'antisémitisme (il s'exprime en tant que militant de la cause noire, voit des traiteurs juifs à l'origine du commerce des esclaves et reproche au juifs de monopoliser la position de victimes), thème qu'un graffito rapporté plus haut résume ainsi : "Trop de youtres milliardaires en France".

Le cumul de la richesse et de la célébrité apparaît aussi comme un redoublement de provocation pour Dieudonné qui essaie, comme il le dit dans son spectacle, finement intitulé "Dépôt de bilan", de "remonter dans le show-biz" "(Je suis interdit de télévision. Ardisson me l’a confirmé. Maintenant, c’est BHL, Finkielkraut et Bénichou qui parlent à ma place") et de regagner des parts de marché sur ce marché des médias où, comme le constate J. M. Le Pen (supra), "il y a un grand nombre de [...] juifs, [ce que] personne ne [...] consteste [et ceux-ci] [...] [s'en faisant] une fierté". Il menace de révéler la "liste des sionistes qui travaillent à la télévision". "Dans ce pays, si un artiste veut réussir, s’il veut être diffusé dans la grande distribution, il doit faire du Bruel... Vous savez, Maurice, celui qui a changé de nom. Remarquez, c’est son problème." Dieudonné peut donc faire front contre un ennemi commun avec les exclus de la souveraineté élémentaire et du droit au sol (tel que nous avons tenté de le définir aux chapitres 15 : Le juge, de quel droit ? le conflit du politique et du juridique : quand la chronique judiciaire révèle une donnée archéologique du droit, 16 : Droit au sol et mythes d'autochtonie et 17.3 : Trois expressions de l'antisémitisme). Ainsi s'explique que "le carré VIP" "réservé aux invités de marque de Dieudonné pour son spectacle Dépôt de bilan au Zénith de Paris puisse ressembler à une réunion du bureau politique du Front national".

Le candidat à l'élection présidentielle peut faire huer par un public complice : "le philosophe milliardaire Bernard-Henri Lévy" ("ses milliards, il les a gagnés dans le commerce du bois précieux africain. Sur place les gens n’ont plus de bois ni de milliards. Il leur a tout volé"), l'animateur "Arthur, le milliardaire de la télé. Arthur Sebag, je connais son nom, alors je le donne" et le président du Conseil représentatif des institutions juives de France, Roger Cukierman, ainsi interviewé : "Vous avez un rhume ? On va faire un reportage de cinquante-deux minutes, on va faire un Téléthon. Branle-bas de combat. On va titrer : 'Attaque de microbes antisémites sur Paris'. Il tient à "souligner l’ingratitude des nègres d’Afrique vis-à-vis du peuple élu. Nous leur avons tout apporté, Diderot, Montesquieu, Rousseau qui, comme chacun sait, étaient tous juifs à 90%..." L'injonction à l'historien négationniste Robert Faurisson, présent dans la salle, résume l'essentiel : 'Ne revenez jamais ! J'essaie de remonter dans le show-biz. Vous dites des choses insensées. Vous êtes en Isra... Vous êtes en France'.


Madame Dupont, Monsieur Lévy et Monsieur Dupont...

"Vous êtes chez vous!" Le rappel de la plus élémentaire souveraineté commande un mouvement de rejet des perversions morales qui tendent à relativiser l'identité nationale. Dans leur mythologie ou dans leur histoire, les peuples légitiment une souveraineté sur une terre revendiquée comme un propre parce qu'inséparable de leur être. L'appartenance nationale, c'est la reconnaissance de soi dans une telle concrétion de mythe et d'histoire. Que de tels titres soient largement surévalués ne change rien à l'affaire, puisque c'est l'intime croyance qui est en cause. Une croyance qui préexiste à ses arguments. Quand Léon Poliakov souligne que "Monsieur Lévy a autant de chances que sa concierge, Madame Dupont, de descendre de Vercingétorix" (cité dans le Nouvel Observateur du 22 septembre 1983), il met certes en évidence le peu de consistance historique des tels mythes de souveraineté, mais il en démontre en même temps la pertinence puisque la rationalité de son argument attise une conviction qui est au principe même de l'antisémitisme : ce n'est pas des quartiers de noblesse de Madame Dupont qu'il est en réalité question dans cette généalogie de la souveraineté, mais du fait premier que Madame Dupont, qui s'estime chez elle, se trouve en position de service, voire de "servitude", par rapport à Monsieur Lévy, qu'elle estime chez elle. Porté à sa connaissance, l'argument de Poliakov ne ferait que renforcer cette conviction – dès l'instant qu'on en veut aussi à ses certitudes intimes – qu'on la dépouille. Et cet exemple, qui fait Madame Dupont bien dérisoire, réunit idéalement les conditions de la tragédie qui la fait criminelle – on sait le rôle des concierges dans la dénonciation des Juifs. Cette extranéité qui disqualifie tout droit à la propriété du sol de la patrie, est un lieu commun de l'antisémitisme. Monsieur Dupont (Edouard Frédéric-Dupont), "député des loges", s'est d'ailleurs fait élire sur la liste législative du Front National (mars 1986) à Paris.

Les attendus de la généalogie dérisoire de Madame Dupont ne sont cependant pas sans titre au moins historique sinon éthique). En 1209, un concile tenu en Avignon rappelait la défense faite aux Juifs d'employer des domestiques chrétiens. En 1204, un édit de Philippe Auguste qui fixait l'activité usuraire des Juifs, leur retour dans le royaume ayant été autorisé en 1198, menaçait d'excommunication les nourrices chrétiennes qui se mettraient au service des Juifs. Le mot "gouine", d'ailleurs, qui n'est pas précisément en odeur de sainteté dans la Weltanschauung des loges, désigne étymologiquement une servante chrétienne employée chez des Juifs (de goïm). Cette inversion des positions de dominance supposées procéder du "droit au sol" (du droit du premier occupant) est une constante du grief antisémite. "Par héritage, il [Robert Badinter] est pour le migrant contre le sédentaire. Pour le cosmopolite contre l'indigène. Pour le manouche voleur de poules contre la fermière... Fils ou petit-fils d'immigré, il est le symbole même de la France ouverte à l'étranger..." (François Brigneau, Présent 23 juin 1983).


Carte postale antisémite
(Berlin, vers 1900)
Une interprétation de la position de service :
– Je voudrais bien savoir pourquoi les Juifs ont tous une nourrice allemande.
– Mais vous ne savez pas ? C'est qu'ils doivent apprendre à sucer les Allemands dès le berceau.

Le Monde du 7 avril 1984 fait état de l'inquiétude de la communauté juive de Roumanie à la suite de publications antisémites. "Les attaques les plus virulentes sont parties d'un recueil de poèmes nationalistes de Corneliu Valerian Tudor. Le livre, largement distribué en décembre dernier, indique en particulier que "les Juifs sont lâches et corrompus, sans conscience et dépourvus de tout sens de loyauté, et qu'ils n'ont aucun lien patriotique dans les pays où ils se trouvent, leur principale préoccupation étant d'exploiter ces pays hôtes". Nouvel article dans le Monde du 22 juin 1984 : "Des neuf cent mille juifs qui vivaient sur le territoire roumain en 1939, il en reste à peine trente mille. Un demi-million ont péri pendant la deuxième guerre mondiale... Les autres, demeurés sous administration roumaine, ont survécu ou quitté le pays pour Israël ou ailleurs pendant les quatre dernières décennies. En principe, rien ne devrait troubler la sérénité de cette petite communauté vieillissante... où quelques milliers de personnes âgées retrouvent périodiquement à la faveur de voyages touristiques leurs enfants et leurs petits-enfants disséminés dans le monde entier"." "A la fin des années soixante-dix, le Parti communiste modifie ses statuts : les adhérents ayant de la famille à l'étranger ne peuvent plus occuper de poste important". Une revue officielle explique que les fonctions de responsabilité doivent être réservées "aux habitants originaires de ces lieux depuis des centaines d'années et pas à la tarentule démocratique vêtue de son cafetan malodorant, aux hérodes étrangers à la nation. Nous n'avons pas besoin de prophètes paresseux, de Judas qui ne portent pas dans leur sang corrompu la dimension du sacrifice roumain". Le regain d'antisémitisme qui fait l'objet de ce deux articles a été suscité par la réédition des écrits politiques de Mihail Eminescu, le plus important poète roumain de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Cet auteur, qui "s'indigne avec sincérité des vexations subies par les Juifs" leur conteste [pourtant] le droit d'exercer une activité politique. Selon Mihai Eminescu, "une population flottante ne peut contribuer à la stabilité des institutions ni à l'enracinement de l'idée de l'État, de l'harmonie et de la solidarité nationale". La protestation officielle du grand rabbin déclenche les foudres des nationalistes : "Comment un rabbin, fût-il roumain et proche du gouvernement, a-t-il l'audace de critiquer la pensée politique d'un poète qui symbolise là renaissance d'un pays? Le grand rabbin Moses Rosen est-il d'ailleurs vraiment roumain?" Suit un extrait d'un poème antisémite :
"Toi, monument de haine /... Drapé dans ton suaire couleur cerise / Comment oses-tu mettre de l'ordre dans ma culture/ ...Demeure dans ta boutique et vends ton eau-de-vie, ta mercerie / Méfiboche (fils de Saül, figure du traître) bègue et sans pays / ...Vous êtes des malfaiteurs, toi et les tiens."
On le voit, l'insupportable est atteint quand l'"étranger" se mêle de corriger l'expression de la conscience nationale.

Au détour d'un débat radiophonique :
"Avez-vous une double nationalité ?"
Question posée par J.M. Le Pen au ministre Stoleru, citoyen français d'origine roumaine,
pour savoir s'il avait aussi la nationalité israélienne.
(Dessin de Tim, paru dans Le Monde du 16 décembre 1989)

L'assise identitaire ne consiste pas seulement dans une appartenance réelle et mythique à une terre-patrie, elle concerne aussi la souveraineté sur les images et les comportements qui s'y affichent. Une diffraction de l'identité résulterait de la simple multiplication d'images étrangères dans cet espace de souveraineté. Même sous la forme d'une infinité négative ; devant le nombre, la singularité serait une faute. Mais la conscience nationale veille qui interprète la perception de la différence en termes de lutte pour la survie. Le 23 septembre 1983, le Parti des Forces Nouvelles, formation d'extrême-droite, a tenu à Marseille une réunion sur le thème de l'immigration. Les affiches qui annonçaient cette réunion proclamaient : "Trop d'immigrés, c'est trop. Marseille doit rester ville française." Voici quelques extraits d'un compte-rendu de cette manifestation paru dans Le Monde du 2 octobre 1983. "Le général Félix Busson, président du conseil national du P.F.N. était chargé de décrire l'apocalypse. "Cette Algérie qui aura bientôt autant d'habitants que nous", et l'Afrique noire, "avec ses immenses réserves qui s'apprêtent à déferler". Cette masse est, bien entendu, "criminogène parce que désœuvrée" et elle porte en elle "les germes de conquête face à la veule démission de ceux qui ont l'intention de donner le droit de vote aux immigrés." La solution ? le général Busson l'a découverte en Suisse, "la plus belle démocratie du monde", selon lui, qui a voté en masse pour "supprimer les avantages sociaux aux immigrés". M. Jack Marchal, membre du bureau politique du P.F.N., place l'argumentation sur le terrain des mathématiques et de la statistique. "Même dans le cas d'un blocage des frontières, affirme-t-il, la situation continuerait à s'aggraver. Nous sommes victimes d'une colonisation de peuplement et menacés d'un génocide par substitution", parce que la population française diminue alors que la population immigrée augmente. M. Marchal dénonce encore "le mensonge ignoble, obscène , qui voudrait accréditer le bienfait du mélange des cultures, et il n'est qu'à se promener à Barbès ou vers la porte d'Aix [à Marseille] pour voir quel vivier de superculture nous attend". La solution ? M. Marchal n'en voit qu'une : la politique visant à une diminution programmée, planifiée, et un rapatriement des indésirables. "Ça se fera, je ne sais pas comment, avoue-t-il ingénument, mais ça devra se faire."

La perpétuation de l'identité requiert la reproduction de l'identique : une vitalité démographique soutenue, ne serait-ce que pour faire pièce au "génocide par substitution" dénoncé plus haut. On comprend donc qu'en elle-même, la loi sur l'"interruption volontaire de grossesse", dite loi Veil, votée par le Parlement en 1974 (par 284 voix contre 189, adpotion définitive le 20 décembre 1974) et promulguée en 1975 soit une loi scélérate aux yeux des nationalistes. La remise en cause de cette loi est d'ailleurs explicitement liée au voisinage démographique des pays du Maghreb (Jacques Chirac à Libération du 30 octobre 1984 et au "Club de la presse"). Mais le comble de l'abominable est atteint quand l'auteur de cette loi est une femme et quand cette femme est juive. Bien que votée par une majorité de parlementaires, pour une fois réunis par- delà les clivages politiques traditionnels – enregistrant l'esprit du temps – cette loi symbolise l'ingérence du Juif au ventre même de cette "mère géniale" qu'est la France : Simone Veil, la "tricoteuse de Giscard", la marâtre avorteuse de la France (à propos de la liste de S. Veil – l'"Immaculée conception", la "chèvre émissaire" – pour les élections européennes du 17 juin 1984 J.M. Le Pen déclare : "C'est une tentative social-démocrate avortée avant même d'être née, ce qui est somme toute normal compte tenu de sa tête de liste", cité dans Le Monde du 16 juin 1984) incarne le retour diabolique de ceux à qui l'on avait voulu appliquer la "solution finale" et qui sont aujourd'hui en mesure de perpétrer aux dépens de leurs hôtes le génocide qui n'a pas eu raison d'eux : "Les hôpitaux sont devenus des fours crématoires." (Le Monde du 12-13 février 1984). Quelle que soit la paranoïa de tels propos, ils expriment la continuité d'une vision du monde – celle-là même qui commande à Charles Maurras cette réflexion, à l'énoncé du verdict le condamnant pour "intelligence avec l'ennemi" : "C'est la revanche de Dreyfus" (27 janvier 1945) – d'un système d'interprétation du réel que le réel d'aujourd'hui nous somme d'évaluer.

Si l'"étranger" met en cause la souveraineté élémentaire du citoyen, comment expliquer que la majorité d'entre eux s'en accommode, voire même que certains veuillent que celui-ci soit "mieux protégé" que le national ? Pourquoi la nécessité s'impose-t-elle d'un "syndicat d'indigènes" (selon une expression de J.M. Le Pen) dans un pays qui n'est pas officiellement colonisé et de "rendre la parole au peuple" (titre d'une tribune du même publiée dans Le Monde du 13 juin 1983) dans un pays dont le gouvernement a l'expression populaire pour principe, comme si on entretenait le citoyen dans un état de minorité politique dans le but de faire de ce légitime possesseur du sol une minorité ethnique ? (Le terme d'"indigène" qualifie habituellement l'autochtone d'un pays colonisé ; par l'expression "syndicat d'indigènes" – on sait l'amour de l'extrême-droite pour les syndicats – qui pose aussi que les immigrés sont les civilisateurs, J.M. Le Pen feint d'avoir à se placer sous la protection de l'idéologie morale dominante pour laquelle la protection de l'indigène, image refuge d'une humanité non viciée, est un thème majeur). "Le Front national de la jeunesse (FNJ) va lancer une "campagne de sensibilisation" intitulée "Sortons de nos réserves". M. Jean-Marie Le Pen apparaîtra sur une affiche avec une coiffe de chef Sioux car, selon M. Martial Bild, président du FNJ : "Le Pen, c'est le chef des Indiens de France, mais ces Indiens-là n'entendent pas se laisser enfermer dans la réserve sans combattre et sans gagner." (juin 1990) "Puisqu'il se considère comme une Indien, déclarait M. Gérard Fuchs, député socialiste de Paris, mettons-le dans une réserve bien clôturée. Nous pourrons ensuite aller la visiter de temps en temps avec nos enfants, pour leur expliquer ce qu'est le racisme et à quel point Sitting Bull-Le Pen et Crazy Horse-Stirbois défendent des théories arriérées." (Le Monde du 9 mars 1988).

"Indigène et fier de l'être", c'est-à-dire peuple, J.M. Le Pen entend s'opposer aux "fils de famille", aux nantis qui gouvernent, cette "bande des quatre" (il s'agit des quatre partis politiques qui, au pouvoir ou dans l'opposition, font la vie politique française et dont l'opposition masque une complicité faite de l'appartenance à un même système) qui a confisqué le pouvoir au peuple. Cette critique des institutions procède d'un système de valeurs qui récuse certains traits de la société industrielle et ses succès sont symptomatiques de la crise que celle-ci traverse.


"L'homme est ce qu'il est."

Sur ce constat intéressé qu'il aime à répéter, sur cette considération philosophique des servitudes de l'espèce – déni des artefacts et des idéalismes – J.M. Le Pen fonde la certitude et l'enthousiasme de sa "reconquête"...

• "Investie par le haut et envahie par le bas" (Romain Marie à la convention nationale du FN à Nice, le 10 janvier 1988), comment la communauté nationale ne préfèrerait-elle pas, contre "les marginaux cosmopolites" qui ont intérêt "au melting pot" (
Le Monde du 5 septembre 1987) et à la dilution de l'identité nationale et contre l'"immigration de peuplement", "son prochain à son lointain" ? Comment la famille, fondation de la vie et de la civilisation ("J'aime mieux mes filles que mes nièces, mes nièces que mes cousines; mes cousines que mes voisines"... on reconnaît là l'axiomatique de la sélection de la parentèle théorisée par la sociobiologie : Hamilton, W. D., "The genetical evolution of social behaviour", Journal of Theoretical Biology, 1964, 7, 1-52.) ne préfèrerait-elle pas les "berceaux français" aux "charters qui viennent en France chargés d'immigrés" ? (Le Monde du 2 mars 1988)

• Force doit rester à la loi de la communauté naturelle, à l'inverse de ce que révèle l'aberration diagnostiquée : "Je reviens du Sud-Ouest. Dans les bals du samedi soir ce ne sont plus les équipes de rugby qui font la loi, ce sont les Maghrébins. Parce qu'ils sont plus nombreux, plus cohérents, plus solidaires". Identité, cohésion, solidarité, la politique nationale n'a pas d'autre principe.

•  "Je suis le seul candidat national, c'est-à-dire de l'identité nationale, de la préférence nationale, du territoire national, de l'indépendance nationale et du patrimoine national."
(
Le Monde du 25-26 décembre 1987)



La sociologie que l'extrême-droite fait de la société française entend démontrer que la crise résulte de l'abandon des valeurs de tradition, valeurs que "le peuple" aurait naturellement en dépôt, et que la nouveauté pernicieuse serait le propre d'une minorité que sa spécialisation – qui l'éloigne du peuple – condamne à l'erreur, à l'errance ou à l'indifférence morale. "...Le fossé ne cesse de s'élargir entre l'intelligentsia dirigeante, amorale et indulgente à tous les dérèglements – que les médias répercutent avec complaisance (infra) – et le peuple demeuré fondamentalement sain et qui souffre de ces désordres. La pègre non seulement tue et vole, mais elle disserte et trouve des éditeurs et même des préfaciers. Il n'est pas un crime, pas une déviation qui ne trouve dans tel ou tel média des avocats chaleureux ou des prosélytes ardents. La drogue, la pornographie, la pédophilie, le vol et même le meurtre ne sont plus considérés comme des fléaux sociaux..." L'homme qui incarne le peuple, c'est lui, J.M. Le Pen. "Il tient à se poser en fils du peuple au verbe haut...Il a su donner l'impression (au cours de l'émission de télévision dont il a été fait état plus haut) qu'on le repoussait du pied, qu'on le traitait en parvenu, qu'il avait en face de lui des fils de famille hautains et dédaigneux" (Le Monde du 14 février 1984). Il ironise sur la pauvreté calculée du vocabulaire du nouveau premier ministre : "M. Fabius s'est mis à la portée du peuple. Et bien nous, nous ne nous mettons pas à la portée du peuple. Nous sommes le peuple." (Le Monde du 18 septembre 1984, à propos d'une émission de télévision dont le premier ministre était l'invité, le 16 septembre).


Alors que l'homme juif est la cible « naturelle » du nationaliste (cf. cette profession de foi de Charles Maurras : « Sans cette providence de l'anti-sémitisme, tout paraît impossible. Par elle, tout s'arrange, s'aplanit, se simplifie » (L'Action française du 28 mars 1911), c'est un journaliste qui se définit comme « juif d'origine berbère et français » qui, aujourd'hui, surclasse J.M. Le Pen et consorts dans leur croisade xénophobe. Dans une déclaration au Monde du 02 octobre 2021, qui rapporte les bonnes relations entre le fondateur du Front National et Éric Zemmour, J-M. Le Pen déclare : « Si Éric est le candidat du camp national le mieux placé, bien sûr, je le soutiendrai ». Comment expliquer ce mariage contre nature entre deux protagonistes qui devraient s'affronter ? C'est bien la « providence » (pour paraphraser Maurras) de l'« anti-immigration » (qui « arrange, aplanit, simplifie… ») qui permet ici de réunir les contraires, de mettre en pause la contradiction principale pour peser sur la contradiction secondaire. Car les deux tribuns en cause n'ont évidemment, généalogiquement et philosophiquement, rien en commun. Comme la litanie des faits ici mis en perspective le rappelle, le cœur de revendication de l'extrême-droite, c'est la restauration de la « souveraineté populaire », mise à mal par la présence incontrôlée d'immigrés et par l'appropriation des moyens de production par d'« autres » : le nom de personnalités juives apparaissant avec récurrence quand il est question de déni de souveraineté dans la rhétorique de ces tribuns. Or, Il se trouve que la communauté juive française doit faire front, pour des raisons historiques et politiques, contre cette immigration décriée par les « souverainistes ». Si les membres de cette communauté n'étaient que 4 % à voter pour le Front National de Jean-Marie Le Pen en 2007, en 2012, ils étaient 13,5 % à voter pour Marine Le Pen (Focus IFOP, 03/09/2014). « Depuis une dizaine d'années, constatent Serge et Arno Klarsfeld dans une tribune du Monde (13/07/2021) intitulée « Les juifs doivent se tenir à l'écart de l'extrême droite », un certain nombre d'entre eux, craignant un islamisme conquérant et antijuif qui s'est manifesté par des attentats sanglants, sont tentés par un vote à l'extrême droite. » Cela fait d'eux des alliés objectifs de cette reconquête de l'identité que vise J.- M. Le Pen. Quand c'est un halo d'insécurité qui justifie, le plus souvent, le discours anti-immigré du français « de souche », la menace physique qui vise l'homme juif en France est, en effet, bien réelle. Et ne date pas d'aujourd'hui : le quotidien Libération a été condamné pour avoir publié un « courrier des lecteurs », le 31 juillet 1982, appelant les « frères arabes à faire en sorte qu'aucun juif ne puisse se sentir en sécurité à Belleville, à Saint-Paul, à Sarcelles ». Une « Radiographie de l'antisémitisme en France » de la Fondation pour l'innovation politique (janvier 2020), rapporte : « Un tiers des Français de confession ou de culture juive se sentent menacés en raison de leur appartenance religieuse » ; « 70% des Français de confession ou de culture juive déclarent avoir été victimes d'au moins un acte antisémite au cours de leur vie » ; « Face aux violences, les Français de confession ou de culture juive appliquent des stratégies d'évitement et de dissimulation » ; « Plus d'un Français de confession ou de culture juive sur deux a déjà envisagé de quitter la France ». La condition critique du juif français est le miroir grossissant de l'insécurité générale et de la crise (économique et institutionnelle). Entre 2000 et 2017, près de 60 000 juifs français ont émigré en Israël, selon les données de l'Agence juive. Men ist azoy wie Gott in Frankreich, « Heureux comme Dieu en France » disait un proverbe yiddish. A condition que continuent à prospérer en France les valeurs qui ont libéré les juifs. Si la France devient la Palestine, c'est une autre histoire qui se joue… (Depuis la fin de la 2 nde guerre mondiale, un million de juifs ont quitté les pays arabes (voir : Bensoussan, Juifs en pays arabe. Le grand déracinement, 1850-1975, Paris : Tallandier, 2012). Le juif ne peut être en sécurité en France que si les français sont « maîtres chez eux »… Maintenant, pourquoi un même discours sécuritaire peut-il avoir un succès plus important quand il est tenu par un juif ? Comme le note J.-M. Le Pen dans le numéro du Monde cité : « La seule différence entre Éric et moi, c'est qu'il est juif. Il est difficile de le qualifier de nazi ou de fasciste. Cela lui donne une plus grande liberté. » N'ayant pas à souffrir de l'opprobre de racisme (dont il est lui-même victime), le « juif français d'origine berbère » peut être en mesure de porter la parole imprécatoire, mieux et plus loin que le français « de souche » et de revendiquer les fondamentaux de l'histoire qui a fait la gloire (passée) de la nation qui l'a assimilé. Alors que le français moyen qui vote Le Pen est aussitôt taxé de xénophobie, lui, peut se permettre d'articuler sans honte la litanie des doléances sécuritaires. Il les affranchit de leur indignité. Quand c'est un français « de souche » qui énonce son malaise identitaire en chargeant l'« étranger », c'est moralement condamnable et pas très glorieux : cela trahit la position de l'imprécateur au bas de l'échelle sociale, en concurrence directe, professionnelle ou culturelle, avec les immigrés. A l'inverse, cautionnées par des intellectuels d'une communauté parfaitement intégrée à la société globale, ces imprécations peuvent être partagées, sans état d'âme, par un public de droite conservateur, jusqu'alors honteux devant le tribunal des élégances morales. (Crédité de 16 % d'intentions de vote à la présidentielle en décembre 1980, Coluche avait, lui aussi, libéré la parole populiste.) Un notable qui se compare à Zemmour écrit dans leFigaro.fr du 12/09/2021 : « Aux antipodes idéologiques l'un de l'autre, Éric Zemmour et moi partageons un destin commun : nous sommes des enfants exemplaires de l'assimilation telle que la France savait la pratiquer. Fallait-il que l'efficace machine assimilatrice fonctionne pour que, lui, le Juif d'Afrique du Nord devienne l'arrière-petit-fils adoptif de Charles Maurras […] l'antisémite qui jetait sa judéité au visage de Léon Blum devenu président du Conseil ! » Cet assimilationnisme radical (c'était celui d'Arhtur Meyer, petit-fils de rabbin, directeur du Gaulois, patron de presse royaliste, antidreyfusard et baptisé – E. Zemmour a fait l'apologie des prénoms chrétiens, mais il n'a pas évoqué les fonts baptismaux) fait passer l'identité française avant l'identité juive. En 1806, Berr-Isaac-Berr, « député des Juifs de la Lorraine », considérait qu'il faudrait « supprimer entièrement [le mot Juif de] la langue française » (Réflexions sur la régénération complète des Juifs en France, par Berr-Isaac-Berr, de Nancy, député à l'Assemblé des Juifs, convoquée par décret impérial du 30 mai 1806). Selon E. Zemmour, c'est la terre de France qui aurait dû recevoir la sépulture des enfants de l'école juive Ozar Hatorah, assassinés par Mohammed Merah : « Ils n'appartenaient pas à la France. Bien sûr ! Ils se sentaient Israéliens […] Je dis qu'il y a là un problème qui se pose à nous. Mes parents sont enterrés en France, ils ne sont pas enterrés en Israël. Le drame français est qu'on ne fait plus de Français. » (France 2, le 11 septembre 2021). Le nationaliste Zemmour, « juif et gaulois » (lui aussi) est plus lepéniste que Le Pen. On pourrait ajouter, au titre de cette assimilation surérogatoire et contre nature, le nom de juifs « pieds-noirs » (les « Israélites indigènes » du décret Crémieux) étant souvent jeté en pâture dans les anathèmes d'un FN qui prospère sur ses fondamentaux, une assimilation si bien réussie (par contraste avec le destin des « français musulmans d'Algérie » devenus des immigrés), qu'elle est accusée de supplanter… les nationaux. Mais, en l'espèce, la résolution de la contradiction secondaire passe avant la résolution de la contradiction primaire : s'il faut un juif pour se débarrasser des arabes… Qui prône, lui aussi, pour reprendre en main une France plurielle, post-industrielle, une réaction aux valeurs de la France coloniale. La scène médiatique étant à la politique ce que les figures de cire du musée Grévin – créé par Arthur Meyer (ci-dessus) – sont au réel, on peut douter du destin politique de ce journaliste à contre-emploi, surfant sur la « crise de civilisation » et qui a mangé son crédit électoral en se révélant admirateur de Poutine et antiféministe conviancu. Zemmour n'a pas (encore) sa réplique au musée Grévin, mais on pourrait lui prédire l'aventure de celle de Poutine. En juin 2014, une Femen ukrainienne, réfugiée politique, décapite… la statue cire de Vladimir Poutine, affichant sur sa poitrine nue le slogan : Kill Putin ! La statue a bien sûr retrouvé sa tête, mais elle a été remisée (01/03/2022) suite à l'invasion de l'Ukraine par l'armée de Poutine.


Une semaine de vitrine télévisuelle

Selon Le Point du 24 octobre 1988, le bilan d'une semaine de télévision s'établissait comme suit :

670 meurtres ;
15 viols (dont 1 par sodomie et 2 de petites filles) ;
848 bagarres ;
419 fusillades ou explosions ;
14 enlèvements ;
11 hold-up ;
8 suicides ;
32 prises d'otages ;
27 scènes de torture ;
18 histoires de drogués;
9 défenestrations;
13 tentatives de strangulation ;
11 scènes de guerre ;
11 strip-teases et
20 scènes d'amour poussées.

(Cette semaine n'étant pas celle du film pornographique mensuel sur "Canal Plus".)



Les pages qui suivent examinent une propriété de la logique économique libérale dont les fondements ont été évoqués au début de cette recherche avec le choc de la Découverte. Engendrée par la seconde révolution industrielle, l'augmentation exponentielle des biens de consommation est le produit de cette expansion. Le 28 juillet 1885, par la voix de Jules Ferry dans un discours à la Chambre des députés, le « cri de [la] population industrielle » notifiait : « La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les États riches, où les capitaux abondent et s'accumulent rapidement, où le régime manufacturier est en voie de croissance continue, l'exportation est un facteur essentiel de prospérité. Oui, ce qui manque à notre industrie ce sont des débouchés » (J. O., Débats parlementaires). L'implacable expansion européenne paraît irrésistible. Au fur et à mesure de sa progression géographique, convoitant les produits du commerce, le savoir-faire et la force de travail, elle mobilise ou déporte à son utilité. Après avoir réalisé la première mondialisation, elle a unifié les cultures dans un même marché. La multiplication des hommes et des biens depuis le début des Temps modernes est, de fait, remarquable : la population humaine a été multipliée par 15 et la consommation d'énergie par 100. Cette position dominante, produit d'un complexe culturel où le christianisme et le matérialisme, l'incroyance et l'individualisme collaborent, est strictement amorale. D'abord parce qu'elle échappe à ses acteurs, comme Mandeville l'a montré avec sa fable des abeilles, et qu'elle se développe selon ses propres lois. Quelle que soit leur couleur politique, la fonction des gouvernants et de l'autorité est de préserver les lois des affaires (The Moral : So Vice is beneficial found / When it's by Justice lopt and bound) : garantir la sécurité des personnes et des biens, assurer les conditions de la concurrence et, bien sûr, surérogatoirement et symboliquement, sanctionner la fabrication de fausse monnaie qui constitue une atteinte à l'ordre public quand celui-ci repose sur la bonne marche de l'économie. (Dans ce monde, les politiques sont des facilitateurs de l'activité économique ; le jeu des alternances et des coalitions - droite/centre/gauche - permet de gérer la contradiction capital/travail et paraît épuiser la vie de la cité.) Le XIXième siècle, quand se crée un lien étroit entre science et technique, voit naître les inventions qui vont profondément modifier la production des biens et les modes de vie. On a l'impression que l'Europe est devenue l'atelier d'une sorte de concours Lépine (avant la lettre) et qu'une armée d'ingénieurs et d'originaux s'est mis en tête de changer la vie. On connaît le vers d'Hölderlin : « L'homme habite poétiquement sur cette terre » (…dichterisch, wohnet der Mensch auf dieser Erde - 1806/1807) ; l'européen du XIXième siècle paraît habiter, lui, en polytechnicien et en apprenti-savant. En 1873, Rimbaud raille : « Rien n'est vanité ; à la science et en avant ! crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde » (« Une saison en Enfer », Œuvres, Paris : Mercure de France, 1924, p. 302). Pourquoi cette fébrilité industrieuse ? Pourquoi l'homme s'applique-t-il maintenant à percer les secrets de la réalité matérielle, du monde tel qu'il est ? - Parce qu'il a cessé de croire (vraiment) aux théologies (des allégoriques familières et sympathiques, mais « inoutiles » dans un monde voué aux « arts mécaniques » et aux « arts questuaires ») et qu'il a renoncé à sa vérité spécifique (au « rituel ») pour embrasser celle du monde (le « matériel »). Cet enrôlement des choses et des énergies naturelles est la réponse à un environnement vide de sens religieux, où la jouissance, l'être-là, la réalité charnelle de l'humanité présente (abolition de la peine de mort, légalisation de l'avortement…) sont les valeurs qui s'imposent. La révolution industrielle est d'abord une révolution des sources d'énergie. La vapeur et l'électricité déclassent la force musculaire et permettent mécanisation et automatisation (puis robotisation) des opérations manufacturières. L'histoire sociale des pays occidentaux est scandée par cette évolution, de l'esclavage des colonies à la robotisation des chaînes de montage. Ce mariage de la science et de l'industrie professe que les perspectives d'amélioration de la vie matérielle vont apporter le bonheur à l'humanité, conjurer la misère, la maladie, voire la mort. Cette croyance se légitime par le fait que la recherche généralisée du profit, qui stimule l'invention et qui mobilise les capitaux, multiplie en effet les biens et les remèdes et bénéficie (inégalement) à tous (To such a Height, the very Poor / Liv'd better than the Rich before, constatait Mandeville). Cette recherche du profit dans un monde ouvert paraît constituer le primum mobile de la modernité. Des expéditions de découverte, au début des Temps modernes, à l'aventure spatiale se déploie une même et problématique quête qui interroge aussi la conscience collective. En réalisant historiquement l'unité du globe par la circumnavigation et en rassemblant sous un même regard (au moins virtuellement) la diversité des cultures, le marché s'est imposé politiquement, offrant l'opportunité d'une vision quasi scientifique de l'humanité dans la diversité de ses expressions (nourrissant la « sarabande » des différences « innombrables »…) et dont le statut allait faire question : « Les Indiens ont-ils une âme ? », que signifie that immoveable veil of black (Th. Jefferson en 1785) qui fait le Noir indéchiffrable et autre ? « Les immigrés peuvent-ils voter ? »… Le déploiement économique en cause va appliquer ses propres lois, impassiblement, à la mobilisation des hommes. La création de biens, des cultures de rente tropicales à l'automobile, requérant énergie et travail, illustre l'évolution des modes de production et ses conséquences humaines. Ces contraintes, matérielles et anthropologiques, constituent la matrice juridique de la question de la reconnaissance de la forme humaine ici évoquée.


Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire




Rechercher dans :
http://www.AnthropologieEnLigne.com