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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques”...
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 9

Présentation du chapitre :

L’objet du chapitre est de produire quelques données représentatives de l’individualisme contemporain (9.1). On présente, par contraste et succinctement, les valeurs initiatiques (9.2) , puis éducatrices (9.3), idéalement développées dans ce que Georges Devereux a proposé d’appeler la “pseudo-homosexualité” grecque. Le propos étant la recherche d'invariants éducatifs et la mise en vedette des attendus de l'éducation libérale, ces valeurs sont de nouveau caractérisées par des données ethnographiques et archéologiques concernant des procédures initiatiques et des mythes de souveraineté associées à l'établissement de la différence des sexes (9.4 et 9.5).
Première partie 9.1 : “La culture des analgésiques et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur” ;
Deuxième partie : 9.2 : “L’homosexualité en Grèce ancienne : une préparation au mariage” ;
Troisième partie : 9.3 : L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme ? La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie”;
Quatrième partie : 9.4 (cette partie comporte trois pages : 9.4, 9.41 et 9.42) : “Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique” (Grèce, Soudan et Nouvelle-Guinée) ;
Cinquième partie : 9.5 : “Un Œdipe sans complexes : souveraineté, pédagogie et différence des sexes”.
Sixième partie : 9.6 : “L'Unique et sa propriété”.

N. B. Les principales références sont reportées en fin de chapitre 9, soit page 9.5.

4ième partie :

Quelques données ethnographiques
sur l'
homosexualité initiatique

III - 9.4

A) En Grèce ancienne
B) Le mariage homosexuel chez les Azandé du Soudan
C) Chez les Sambia de Nouvelle-Guinée

(Repris et développé d'une thèse de doctorat soutenue en 1989 à la Sorbonne, op. cit.)

Introduction

L'homosexualité pédagogique est ici comprise dans la continuité des procédures de formation telles qu'exposées précédemment au chapitre 2 (chapitre 2.1 : Pourquoi "le sang de la circoncision emporte la vie des rois" : sur une relation entre la périodicité initiatique et la périodicité de la souveraineté dans la "royauté sacrée"). Loin d'excepter les initiations à caractère homosexuel de la généralité, cette inclusion en éclaire au contraire une intention fondamentale : écarter la génération montante en voie de maturation sexuelle de la sphère domestique et lui offrir une sexualité de substitution, prémaritale. La sexualité masculine intervient ici selon deux valeurs : débouché de substitution dans sa forme passive, mais aussi instauration d'une maîtrise et d'une subordination dans sa forme active – des actifs, que sont les aînés, sur les passifs que sont les cadets. Les trois exemples exposés dans ce chapitre expriment ces deux valeurs à des degrés divers. Chez les Azandé, l'homosexualité est prémaritale et de substitution (elle s'explique par la difficulté pour l'homme jeune à trouver une épouse et par l'isolement dans les casernements). Chez les Sambia, elle se comprend, tant pour l'aîné que pour le cadet, comme un mariage prématuré et (selon le mythe explicatif) par la distance mise par le père entre le fils et sa mère : l'homosexualité y collabore avec l'alliance matrimoniale. Le paradoxe du dossier grec de la pédagogie homosexuelle, c'est que les documents qui en constituent la matière presque exclusive, littéraire et iconographique, sont le produit d'un moment culturel où la signification de probation et de coercition de l'homosexualité dans le champ pédagogique est devenue largement inintelligible. Les Anciens (Platon, Aristote, Plutarque...) se font les archéologues d'une coutume dont ils réaffirment la finalité, mais dont la signification anthropologique – ou éthologique – qui sera rappelée ici, apparaît comme une contradictio in adjecto. Ce dont le sens est perdu, moyen de cette maîtrise que les initiations, dans leur généralité, exercent sur ces fils de femmes que sont les adolescents immatures, ces "femmelettes" qui doivent être traitées comme telles pour accéder au statut d'homme, c'est la valeur psychogénétique de la violence sexuelle. Les rappels pédagogiques qui reviennent dans ces discussions ont en effet pour cadre une représentation de l'adolescence idéalisée où la maîtrise de l'aîné peut se renverser en dépendance (quand l'eros éducateur devient un eros passionnel) et où, généralement, la soumission sexuelle est euphémisée.

L'ethnographie est constitutionnellement obérée par l'interférence des jugements. A fortiori quand elle croit reconnaître dans les coutumes qu'elle rapporte des valeurs familières. Les pratiques ici exposées font débat et il est bien malaisé d'y jeter un regard véritablement détaché. K. J. Dover, auteur d'une étude qui fait référence sur le dossier en question, cite un jugement de Karlen illustrant cette difficulté : "Certains (c'est-à-dire certains des experts en sexologie dans le domaine public comme dans le domaine universitaire) sont secrètement homosexuels, leur "recherche" n'est qu'une apologie déguisée. D'autres chercheurs ou d'autres praticiens témoignent dans le privé d'une haine vengeresse à l'égard des déviations sexuelles qu'ils ne manifesteraient jamais publiquement ou par écrit" (Dover, trad. fr. 1982 : 8). Seul un point de vue naturaliste pourrait être en mesure de mettre ces données en perspective. Quand un écrivain contemporain qui fait profession de foi d'homosexualité publie, dans ses Propos secrets, précisément à propos du critère visé plus haut – le premier poil de barbe de l'adolescent – que la présence importune d'un tel trait distinctif chez un pathicus appointé lui fit adopter le rôle passif, on peut difficilement croire à l'innocence du propos, s'agissant d'un traducteur de Théocrite. A l'inverse, c'est vraisemblablement par un effet de censure et d'euphémisation qu' un philosophe en vue évoque par périphrase l'"antinomie du garçon" ou l'"isomorphisme" du corps du citoyen et du corps politique – quand il est en réalité explicitement question (lexicalement et sémantiquement) de l'infâmie ou de la dérision de la sodomie, c'est-à-dire de sa valeur de dégradation et de subordination. On s'efforce donc ici, armé de cette "morale par provision" que Descartes prescrit au chercheur de vérité (elle permet "de se rendre content de soi-même et sans rien attendre d'ailleurs" - lettre à Élizabeth du 4 août 1645), ayant en vue une archéologie des significations, de comprendre comment les réquisitions de la culture s'approprient le donné de nature.

Il faut sans doute commencer par un constat d'une grande banalité : l'exercice de la sexualité met en œuvre les dispositifs de gratification les plus puissants. L'observation longitudinale des mammifères sociaux fait apparaître, par exemple, un exercice de la sexualité à des fins strictement transactionnelles (moyen de résolution des conflits, confirmation des hiérarchies). Cette générosité de la nature ouvre à l'espèce humaine des opportunités d'autant plus inédites que celle-ci prospère dans un déterminisme labile que la culture parachève ou infléchit. Dans le règne animal, l'homosexualité est – statistiquement – de substitution : faute de partenaire (cette substitution pouvant engager un processus d'empreinte). Elle caractérise généralement les XY qui forment ce qu'on appelle parfois des "groupes de célibataires". Le même phénomène (et les mêmes conséquences) peuvent s'observer dans les sociétés où les femmes et les filles sont confinées. Le différend convenu entre "ce qui est naturel" et "ce qui n'est pas naturel" tombe de lui-même quand on constate que les dispositifs destinés à servir la reproduction et la sélection naturelle sont utilisés à d'autres fins. L'opposition fondamentale – le "naturel" en l'occurrence – n'est pas une opposition de genre, mais une opposition de statut. C'est, touchant l'homosexualité masculine (et pour prendre une référence "psy" dans ce recours au "naturel") cette donnée que Freud qualifie, dans un texte testament ("Analyse terminée, analyse interminable", in fine) de "roc d'origine" : la "rébellion" contre la position passive, ou féminine, vis à vis d'un autre homme. C'est le couple activité/passivité qui fait sens et cette opposition peut, de ce fait, constituer le fil directeur de la mise en perspective envisagée.

Le débat en cause n'est pas seulement troublé par l'évaluation. Il l'est aussi, pour le domaine grec, par l'extrême disparité des sources (disparité chronologique et disparité substantielle : comment mettre en perspective des informations de nature juridique et les épigrammes du livre XII de l'Anthologie Palatine, par exemple ?) et par l'importance de ce qui constitue, en réalité, un "instantané" : ce que l'iconographie et la littérature de la Grèce classique peuvent nous apprendre sur la question. Le point de vue "naturaliste", susceptible de qualifier les invariants et les variations indépendamment de l'histoire, peut, là aussi, servir de fil conducteur. L'arbre de la philologie ne doit pas cacher la forêt des symboles quand celle-ci plonge ses racines dans les strates de la phylogenèse.

A)

Pédagogie et pédérastie en Grèce ancienne

Le dossier académique de la pédérastie grecque a été ouvert, voici près d'un siècle et demi, en 1837, par le philologue allemand M.H.E. Meier qui a présenté et commenté un certain nombre des textes anciens à l'article "Päderastie" de l'Allgemeine Encyclopädie der Wissenchaften und Künste (von J.S. Ersch und J.G. Gruber, tome IX, pp. 149-189, Leipzig ; une traduction française annotée, signée L.R. de Pogey-Castries [Georges Hérelle], a été publiée en 1930, rééditée en 1952, sous le titre Histoire de l'amour grec dans l'antiquité augmentée d'un choix de documents originaux et de plusieurs dissertations complémentaires). L'interprétation dont il fait état vise à rendre compte à la fois de la signification générale et des circonstances dans lesquelles l'homosexualité grecque s'est développée. Quant au premier point, il lui suffit de lire pour constater, avec les anciens Grecs, que la pédérastie était une forme de l'éducation, une pédagogie, dont il explique la nature spécifique "surtout dans les états doriens" par la forme des institutions communautaires : "L'éducation domestique, écrit-il, n'y avait presque aucune influence sur les jeunes gens et c'était la pédérastie qui suppléait en quelque manière à ce défaut d'action paternelle. Selon la belle légende d'Hylas, racontée par Théocrite, Héraclès était pour son jeune aimé ce qu'à Lacédémone chaque amant généreux devait s'efforcer d'être pour le sien". "Comme un père instruit son fils, il lui apprenait tout ce qui l'avait rendu lui-même digne d'être chanté... Il voulait que cet enfant fût façonné selon son cœur, et que, docile à ses leçons, il devînt vraiment un homme." (Meier, 1930 :173) C'est encore, observe Meier, pour des raisons de pédagogie que s'explique le rôle de la pédérastie philosophique. "La pédérastie tint lieu en quelque sorte des écoles supérieures qui n'existaient pas... A l'exception de quelques sophistes et de quelques rhéteurs, personne ne considérait comme payables au moyen d'honoraires ce haut enseignement ou plutôt (car, à notre avis, il n'y eût pas d'enseignement proprement dit) cette haute communion intellectuelle : c'est par une inclination libre et réciproque que le disciple s'attachait au maître." (p.174) La pédérastie, valeur dorienne, le thème est développé avec l'autorité académique du pionnier des études grecques, K.O. Muller, dans Geschichte hellenistischer Stämne und Städte. Die Dorier, II, 1844 (1824) avec une insistance sur les valeurs aristocratiques et militaires produites par ce "compagnonnage de guerriers". La pédérastie pratiquée par les Doriens est comprise par Muller comme une forme ritualisée du conditionnement éducatif qui expliquerait la supériorité de leur organisation sociale et militaire.

L'apport de la seconde moitié du dix-neuvième siècle à la connaissance des "sociétés primitives" devait imposer un rapprochement d'autant plus conséquent avec l'institution grecque que, dans certaines, l'éducation emprunte parfois la voie homosexuelle : dans l'initiation des garçons, ou dans la transmission, de maître à disciple, de savoirs ou de pouvoirs. En 1907, H. Bethe argumente la thèse que la pédérastie grecque avait pour fin la transmission de la perfection morale à travers le sperme de l'aîné, reconnu comme le support matériel de la vertu virile ("Die dorische Knabenliebe, irhe Ethic, ihre Idee" ; "La pédérastie chez les Doriens, son éthique et son idée"). Dans le prolongement de cette thèse, âprement discutée, mais selon des valeurs plus générales, l'étude qu'Henri Jeanmaire consacre, en 1939, aux sociétés militaires en Grèce ancienne met en parallèle, de manière systématique, un certain nombre de traits archaïques de la société grecque avec des traits corresponda
nts relevés dans des sociétés traditionnelles, exposant ainsi une signification initiatique des valeurs définies dans le mythe et dans le rite (vide supra : chapitre 2.1 : Pourquoi "le sang de la circoncision emporte la vie des rois" : sur une relation entre la périodicité initiatique et la périodicité de la souveraineté dans la "royauté sacrée"). Les travaux de Jeanmaire sont décisifs pour la critique des mythes grecs de formation et pour la compréhension de leur signification anthropologique (nous avons tenté d'en montrer la pertinence dans le chapitre cité, qui touche à la pédagogie des initiations). Que la pédérastie était originellement une institution, et non une affaire privée – opposition reprise par les Grecs de la période classique alors même que son sens initiatique, au sens strict, a de longue date disparu de la société – cela n'a donc pas besoin d'être prouvé. Les quelques informations dont il vient d'être fait état en témoignent.

Dans le souci des précédents chapitres, le propos est ici d'essayer de comprendre, à travers ce cas limite de la différenciation sexuelle qu'est l'homosexualité, comment l'institution homosexuelle (l'homosexualité initiatique), apparente scotomisation de la différence des sexes, collabore à l'hétérosexualité – que, loin de définir une clôture compulsionnelle et définitive du masculin, celle-ci a pour objet la construction de la différence des sexes : non pas inaptitude à regarder le "négatif" en face, mais (selon les termes de la pédagogie traditionnelle) habilitation à soutenir le regard du "négatif", épreuve et probation de cette capacité... Les éléments du dossier ici retenus seront donc ceux qui marquent la finalité hétérosexuelle de l'homosexualité, finalité qui s'exprime évidemment quand celle-ci vise le mariage du garçon : quand l'initiateur fait office d'intermédiaire matrimonial dans le mariage de son "protégé". Que cette relation, directe ou indirecte, exprime bien une valeur cardinale de l'homosexualité institutionnelle, c'est ce qu'on peut conclure d'un ouvrage consacré à la description d'une société de Nouvelle Guinée, ouvrage qui se signale par la précision des informations recueillies et par la place faite aux conceptions indigènes. Celles-ci donnent l'intelligence du système sans qu'il soit besoin de faire appel à des explications rapportées. Concernant la Grèce ancienne, cette donnée est développée dans le mythe. Ceci, d'ailleurs, ne change pas la nature du problème : dans l'hypothèse sur laquelle il faut travailler, le sens de l'homosexualité est bien lisible dans son résultat immédiat, mais la liaison homosexuelle n'apparaît pas nécessairement comme un moyen terme dans un échange de femmes entre deux groupes de parents. Il est constant, en revanche, les Anciens s'y accordent et nous n'aurons qu'à le rappeler, que la pédérastie grecque était (institutionnellement) une pédagogie dont l'objet était de faire accéder le garçon à l'état d'homme et nombre d'informations associent, logiquement, cette éducation au mariage. Ce travail de différenciation sexuelle fait apparaître la valeur fondatrice, coercitive et éducatrice à la fois, de la sexualité masculine dans l'ingénierie sociale : dans le "conflit des générations", dans la compétition pour les femmes, dans l'affirmation des statuts, dans la revendication territoriale, dans l'opposition guerrière.

Projection littéraire de cette donnée éthologique : la figure du satyre à la libido débridée, expression de cette virilité dirigée tous azimuts, zoophile, pédophile, homophile, hétérophile... – indifférente à l'objet, en réalité, qui monte "tout ce qui bouge" et qui peut trouver un exutoire dans le col d'une amphore – dont Priape, au sexe qualifié de terribilis par les Latins (terribilis membri : Columelle, Agriculture X, 33) constitue un avatar.


Coupe attique (Palerme).

Ces figures à fonction apotropaïque illustrent la valeur de signalisation et de commination de la sexualité mâle. Ovide décrit ainsi "l'homme fidèle au rite ancien" : qui "fait [à l'intention des Lémures] un signe avec le pouce au milieu de ses autres doigts joints" (Fastes V, 433). Associé au figuier (bois dans lequel il est taillé), arbre de la fécondité, Priape est ainsi un dieu gardien à la faveur de ce membre atteint de satyriasis (tumescent de papavérine), en menace de faire, littéralement, la figue au voleur – le champ sémantique de la figue couvrant le spectre des orifices naturels (et de leurs bourgeonnements) pouvant être pénétrés (Aristophane, Paix, v. 1348 ; Martial, Épigrammes, I, 65 ; IV, 52 ; VI, 49).

Pan paiderastes (Boston)

L"'âge éducateur" et le "stimulus éducateur"

La question est celle du rôle que l'homosexualité peut jouer dans l'éducation du masculin. L'éducation, c'est l'achèvement du corps infantile (et néoténique) par la transmission des voies et moyens de la survie "écologique" : des conditions pratiques et idéologiques qu'un groupe humain donné appréhende comme étant nécessaires à sa reproduction. Ce processsus de transmission consiste-t-il dans la pure et simple application d'un plan idéal ? Il est probable qu'il existe des motions ou dispositifs qui suscitent, provoquent et permettent cette transmission des formes de la culture. Une des règles de l'institution qui va être présentée consiste dans la disproportion d'âge des protagonistes de la relation homosexuelle. Il y a, on le rappelera, un critère de maturation physique qui signale immédiatement le terme ou l'impraticabilité de cette relation. C'est une certaine forme juvénile qui constitue le "stimulus éducateur" ("Je me consume, écrit Pindare - Éloges, 4 - dès que j'aperçois la fraîche adolescence des enfants"), ce quelque chose d'indécis ou d'indéterminé, quand l'évolution des formes semble hésiter, peut-être, entre le masculin et le féminin, et c'est un certain achèvement du corps qui l'annule. L'implication de l'homosexualité dans l'éducation s'expliquerait par ceci qu'elle serait une réponse immédiate à ce stimulus physique dont l'éducation est le résultat. La forme adolescente est une provocation à la réassurance de l'adulte. L'indétermination sexuelle du garçon l'invite à répéter non seulement la règle des catégories sexuelles, mais sa propre identité. La transmission institutionnelle de l'humeur virile (vide supra : 9.3) peut permettre de résoudre à la fois le problème de cette indétermination sexuelle par attribution d'une valeur masculine qui fait défaut au fils de femme et celui de la réassurance de l'identité de l'éducateur. Eros avec eris, elle exprime aussi le rapport différentiel de deux générations ; moyen, pour l'aîné, de réaffirmer sa position contre cette "invasion des barbares" que constitue la pousse naturelle de la génération humaine. Relation transitoire entre un aîné et un cadet, apte à réaliser la synthèse du conflit et de l'égalité des générations, l'homosexualité pédagogique s'achève dans son résultat.

Le contrôle social s'exerce sur la fonction pédagogique que l'institution assigne à l'homosexualité, une fonction de formation et de coercition. "Au reste, explique Plutarque, ce n'est pas, comme le disent les poètes, la passion de Laïos qui fut à l'origine des liaisons amoureuses chez les Thébains, mais ce sont les législateurs qui, voulant détendre et assouplir dès l'enfance le tempérament violent et brutal de leurs compatriotes, d'une part introduisirent partout, dans les occupations sérieuses comme dans les amusements, l'usage de la flûte, instrument qu'ils mirent en honneur et placèrent au premier rang et, d'autre part, favorisèrent ce genre d'amour et lui donnèrent libre carrière dans les palestres afin de tempérer le caractère des jeunes." (Vie de Pélopidas, 19, 1.) Si l'indétermination sexuelle du garçon constitue un "stimulus éducateur" pour l'adulte, il se peut aussi que ce dernier entretienne à son seul profit une relation sans contre-partie – sans contenu pédagogique ; qu'il n'ait aucune vertu virile à transmettre, mais, inversant la relation pédagogique, qu'il en tire, par exemple, la réassurance d'une virilité mal assurée (Platon parle d'"esprits malades qui trouvent plaisir dans la soumission qu'on a pour eux" - Phèdre, 283 e). La pierre de touche de l'homosexualité institutionnelle serait la capacité à faire face à l'hétérosexualité. Devant ce terme tombent et l'homosexualité compulsionnelle (figure du pédéraste enragé : paidomanes agrios) et l'exclusivisme homosexuel (figure de l'homme-femme: gynandros ou du célibataire à vie : homosexuel endurci - Plutarque, Lycurgue, XV).



Aryballos, récipient pour l'huile de massage (voir infra)

"Presque tous ceux, en effet, qui son au bel âge, je les trouve beaux" (Charmide, 154 c)
(Berlin)

On voit déjà, par l'énoncé de ces conditions prescriptives que, dans le catalogue de cette archéologie des formes qui nourrit la présente recherche, l'homosexualité semble être la meilleure et la pire des choses. De fait, si l'initiation, éducation de la différence des sexes, est nécessairement "hommosexuelle" : si l'idéologie de l'homosexualité est la règle des initiations masculines dans la mesure où il y est question d'achever le garçon en le soustrayant au monde des femmes, on constate que les pratiques homosexuelles y sont l'exception. Le caractère problématique de l'homosexualité pédagogique est évidemment lié à la signification des positions corporelles. Certes, toute éducation se transmet dans le déséquilibre de la relation pédagogique, mais il est des soumissions rédhibitoires. La mise en œuvre des conditions dans lesquelles l'activité peut s'éduquer dans la passivité homosexuelle – alors même que cette passivité constitue l'argument majeur de la représentation inversée de l'homme grec : on le voit à la lecture d'Aristophane par quoi nous commencerons, pour constater que la question de l'homosexualité engage jusqu'à la nature de la politeia – commande la déontologie de la pédérastie grecque, des pratiques initiatiques archaïques jusqu'à la conception platonicienne de l'eros.

Aristophane, Eschine et l'assemblée des citoyens

Pour ouvrir en manière de débat une question d'appréciation malaisée – s'agissant de mœurs que nous croyons connaître parce que notre société en offre le spectacle banal – demandons-nous simplement, à la suite de plusieurs auteurs que nous allons lire, s'il faut juger les hommes sur les préceptes qu'ils se donnent ou sur la manière dont ils mettent ceux-ci en pratique, sur ce qu'ils affichent ou sur ce qu'ils avouent.

Fustigeant la décadence des mœurs dans la scène des Nuées (889 s.) qui oppose le Discours Injuste au Discours Juste, Aristophane fait capituler ce dernier devant cette constatation sans réplique que le public athénien compte une "écrasante majorité" d'euruproktoi. Pour comprendre la valeur du mot et du constat, voici l'explicite passage en question : [En réplique à l'apologie de la tempérance que vient de prononcer le Discours Juste, le Discours Injuste s'adresse à Phidippide, le jeune fils de Strepsiade, fruit d'un mariage hypergamique, et lui marque de quels plaisirs un tel plan de vie va le priver.]
"Le Discours Injuste : - J'en viens maintenant aux nécessités de la nature. Tu as failli, tu as aimé, tu as commis quelque adultère et l'on t'a pris sur le fait. Te voilà perdu, car tu es incapable de parler. Mais si tu es avec moi, jouis de la nature, saute, ris, ne tiens rien pour honteux. Es-tu surpris en adultère? Tu répondras au mari que tu n'as rien fait de mal. Puis rejette la faute sur Zeus : celui-là aussi, diras-tu, est vaincu par l'amour et par les femmes. Et comment toi, simple mortel, pourrais-tu être plus fort qu'un dieu ?
Le Discours Juste - Mais quoi ? Sil se fait enfoncer un raifort dans le fondement pour t'avoir écouté, et épiler le derrière à la cendre chaude – [C'était le supplice supposé infligé à l'adultère pris en flagrant délit ; cette action valait émasculation symbolique : le traitement transformait le coupable en femme ; les femmes grecques s'épilaient le pubis, à la cendre chaude ou à la lampe] aura-t-il quelque maxime à dire pour prouver qu'il n'est pas un euruproktos ?
Le Discours Injuste - Et s'il est un euruproktos, quel tort cela lui fera-t-il ?
D.J. - Dis plutôt que pourrait-il jamais lui arriver de pire ?
D.I. - Et que diras-tu si tu es battu par moi sur ce point ?
D.J. - Je me tairai. Comment faire autrement ?
D.I. - Eh bien, réponds-moi : les avocats, où les prend-on ?
D.J. - Parmi les euruproktoi.
D.I. - Et comment ! Et les tragédiens ?
D.J. - Parmi les euruproktoi.
D.I. - Bien dit. Et les orateurs ?
D.J. - Parmi les euruproktoi.
D.I. - Reconnais-tu, à présent, que tous tes discours ne rimaient à rien?... Et parmi les spectateurs, qui sont les plus nombreux ? Regarde !
D.J. - Soit, je regarde.
D.J. - En grande majorité, par les dieux ! des euruproktoi ! En voilà un, par exemple, que je connais. Et cet autre là-bas. Et le chevelu que voilà.
D.I - Alors, qu'as-tu à dire?
D.J.- (au public) Nous sommes vaincus, ô prostitués ! (se tournant vers l'école de Socrate) : Au nom des dieux, recevez mon manteau, je passe dans votre camp"...

Le terme euruproktos signifie littéralement "large anus". Le poète comique Eubulos l'emploie (frag.120, Athénée 25 c) pour décrire l'état du fondement des Grecs prisonniers à Troie, dix années durant, sans femme : ils revinrent l'anus aussi large que les portes de la ville conquise... Le rire que provoque Eubulos, suscité par l'exagération d'une ouverture déjà condamnable, ou déjà risible, définit a contrario un contrôle, une fermeture, marque de l'homme respectable. Et c'est pourquoi, de l'avis du Discours Juste, "rien de pire" ne pourrait arriver à Phidippide... Mais cette soi-disant infamie, démontre le Discours Injuste, la "grande majorité" des spectateurs l'aurait en partage !

On voit que la traduction du terme dans notre propre échelle lexicale appelle une expression qui prenne l'acception injurieuse d'"homosexuel passif", dans toute sa précision anatomique. On pourrait le rendre par "Tous des pédés !" (expression que, de nos jours comme au temps d'Aristophane – voir le dossier de l'allophobie présenté infra : chapitre 19 et suivants –, on entend appliquer aux intellectuels et aux professeurs d'éloquence) mais ce serait perdre la raison physiologique de l'injure, cette morale du corps que suppose et conforte la comédie d'Aristophane. L'expression d'"enculés" serait plus fidèle, mais, dans notre langue, elle perd le plus souvent sa précision originelle, pour désigner toutes sortes de "trompés" et de "possédés" (ou que l'auteur de l'injure voudrait tels) et non plus, d'abord, ces citoyens passifs qu'Aristophane vilipende (vide supra : chapitre 7: Rire et démocratie : la comédie d'Aristophane). Faute d'équivalent, on rendra le terme euruproktos par un autre, qu'emploie aussi Aristophane, lakkoproktos (Nuées : 1330) que Van Daele (dont nous suivons généralement la traduction) traduit par "cul béant". L'infamie morale culmine (si l'on peut dire) dans la dépossession vénale de son propre corps : "Ô prostitués !..."


De la même veine :
Martial, dans ses
Épigrammes (VI, 37) :

Secti podicis usque ad umbilicum
nullas relliquias habet Charinus,
et prurit tamen usque ad umbilicum.
O quanta scabie miser laborat !
culum non habet, est tamen cinædus.

"De son anus fendu jusqu'au nombril,
Charinus n'a rien gardé,
et pourtant : jusqu'au nombril un prurit le démange.
Quelle gale doit faire souffrir le malheureux !
Il n'a plus de cul et pourtant il se fait encore enculer."


Eschine, l'intégrité corporelle et la conscience civique

En 423 donc, dans la foule des spectateurs des Nuées, ce n'étaient qu'euruproktoi ! En 345 pourtant, soit à une époque de "décadence" encore plus avancée – c'est quelques années avant la fin de la démocratie (322) ; la défaite de Chéronée aura lieu en 336) – devant une assemblée populaire, celle d'un tribunal cette fois, l'orateur Eschine plaide l'indignité civile du politicien Timarque au motif que celui-ci se serait prostitué dans sa jeunesse, déchéance si exceptionnelle et si coupable qu'elle "lèse gravement" l'Etat (Eschine, Contre Timarque : 1) et "compromet l'intérêt de la république" (Id. ibid. : 117) Eschine avait été membre de l'ambassade chargée de négocier le traité de 346 avec Philippe de Macédoine. Démosthène accusa Eschine d'avoir trahi à cette occasion les intérêts vitaux de la république. Parmi les avantages concédés, il y avait celui, lourd de conséquences pour Athènes, qui permettait à Philippe d'étendre son influence sur la Thrace par où passait le blé qui assurait la subsistance de la cité. Il y avait là un argument grave que saisit Démosthène pour mettre Eschine en accusation selon une procédure dont la constitution d'Athènes prévoyait la mise en œuvre, au retour d'une ambassade, lorsque les émissaires rendaient publiquement compte aux magistrats (Aristote, Constitution d'Athènes : 48-4). Pour éviter d'avoir à répondre sur le fond, Eschine souleva une question préalable qui visait non pas Démosthène – qui n'était pas l'accusateur principal – mais Timarque, homme politique et auteur de décrets familier au public de l'assemblée. La loi autorisait, en effet, "tout Athénien non interdit à faire sommation" (Id.ibid. : 32) à quiconque prenait la parole à la tribune d'avoir à se soumettre à une enquête judiciaire préalable, manière de dokimasie, pour dire si l'orateur avait qualité pour s'adresser au peuple. Elle écartait de la tribune ceux qui se seraient soustraits à leur devoir filial (Id. ibid. : 28) ou à leurs devoirs militaires (29), ceux qui avaient dissipé leur patrimoine (30) et ceux, enfin, qui se seraient livrés à la prostitution ou qui auraient eu des liaisons contre nature. "De l'avis du législateur, commente Eschine, celui qui a fait commerce de son corps en vue de l'infamie vendra de même sans hésiter les intérêts de la république". On voit par quel artifice de procédure Eschine tente d'échapper à l'accusation d'avoir trahi les intérêts de la cité : Timarque, l'accusateur, appartiendrait à cette catégorie d'hommes dont la nature morale fait des traîtres et qui n'ont pas voix à l'assemblée. Eschine disqualifie son adversaire et se pose en conscience de la loi, il se lave ainsi de tout soupçon de prévarication. Les faits allégués remontent à la jeunesse de Timarque et la démonstration de culpabilité tient dans un mélange de faits tenus pour évidents, d'accusations explicites et de sous-entendus, le tout enveloppé dans des flatteries à l'égard de l'assemblée. La plaidoirie d'Eschine pourrait constituer une sorte de cas d'école des sophismes intéressés : ignoratio elenchi, non sequitur, argumentum ad populum, etc., d'instrumentalisation de la rumeur, du sous-entendu, de la prétérition (48, 73, 80-85, 89-90, 121-122, 127, 130). Si ce plaidoyer d'indignité civile et de vertu offensée ne convainc guère – "portant secours à la cité tout entière et à ses lois, à vous et à... moi-même" – il constitue un document unique sur l'idéologie officielle concernant l'homosexualité à Athènes – et sur ce que les citoyens aimaient s'entendre dire à ce sujet.

Donc, si l'on en juge par Eschine et par les voix (la majorité) qui condamnèrent Timarque, d'euruproktoi, point. L'indignité physique et morale de Timarque parmi les Athéniens, d'autant plus condamnable, constituerait une brutale exception. Croire Aristophane ou Eschine ? Le discours satirique ou le discours édifiant ? Fondamentalement, Aristophane et Eschine ne s'opposent ni pour la gravité ni pour l'intention. Nous ferons crédit aux protestations de désintéressement et de dévouement au bien public d'Eschine (c'est uniquement la conscience à laquelle il fait appel qui nous retient) et nous ne prendrons pas à la légère l'avertissement d'Aristophane qui, à plusieurs reprises, a saisi l'occasion de dire le sérieux de sa raillerie et, notamment, à propos des Nuées. Ainsi, dans la parabase des Guêpes (1054 s.) "jure-t-il par Dionysos que jamais personne n'entendit de meilleurs vers comiques que ceux-là". Le prix lui ayant échappé, il interpelle les spectateurs en ces termes : "Vous qui aviez trouvé un tel poète pour conjurer les maux de ce pays et un tel purificateur des mœurs, vous l'avez abandonné alors qu'il avait semé les pensées les plus neuves et, faute de les avoir bien comprises, vous les avez empêchées de lever". (1043 s.) Dans la défaite du Discours Juste, il y a l'amertume d'un citoyen qui voit la nouveauté grimaçante battre en brèche les valeurs qui ont fait la grandeur d'Athènes. Aristophane et Eschine parlent pour une même société : dans laquelle l'homosexualité est (ou était) une institution, et non une affaire privée, la pédérastie : une pédagogie, selon le mot de Xénophon à propos de Sparte. Quelles que soient les différences des circonstances et des intérêts, les valeurs tenues pour vraies sont semblables.

La loi athénienne

Ecoutons donc, dans la vindicte moralisatrice d'Eschine – "les inimitiés privées [servant] à corriger bien des abus publics" (Id. ibid. : 2) – où était le bien public à Athènes, quelles étaient les lois (d'une exceptionnelle et soupçonneuse vigilance) touchant la pédérastie et, en regard, quel homme était Timarque. Les anciens législateurs, développe Eschine, se sont employés à former l'homme athénien, c'est pourquoi (7) "Ils ont réglementé la conduite de nos enfants, expliquant en détail quel genre de vie doit mener l'enfant de condition libre, quelle éducation il doit recevoir. Ils ont fait de même pour les adolescents, et enfin [...] pour les autres âges à leur tour, en considérant non seulement les simples particuliers, mais encore les hommes publics". (9) "Les maîtres auxquels nous sommes obligés de confier nos enfants et qui doivent leur pain quotidien à l'honnêteté de leurs mœurs, tandis qu'une mauvaise conduite les conduirait à la misère, on voit cependant le législateur s'en défier. La loi fixe donc exactement l'heure à laquelle l'enfant de condition libre doit se rendre à l'école, le nombre de condisciples avec lesquels il doit y aller, l'heure à laquelle il doit en sortir. (10) Elle interdit aux maîtres d'école et aux maîtres de gymnastique d'ouvrir les écoles et les palestres avant le lever du soleil ; elle leur ordonne de les fermer avant la nuit, tenant par-dessus tout en suspicion la solitude et les ténèbres. Elle dit aussi quels sont les jeunes gens qui peuvent fréquenter ces lieux, leur âge, quelle est l'autorité qui veillera à l'exécution du règlement... (11) Elle prescrit que le chorège [... ] doit être âgé de plus de quarante ans, afin que ce soit un homme parvenu à l'âge le plus raisonnable qui ait affaire avec vos enfants". "Dans l'idée du législateur, l'enfant qui a reçu une bonne éducation deviendra, à l'âge d'homme un citoyen utile à la cité ; au contraire, celui dont on gâte le naturel dans l'enfance par de mauvais principes ne pourra, devenu citoyen, que ressembler à [ce] Timarque." Le texte de la loi – d'authencité douteuse – ajoute au développement d'Eschine que "durant les heures où les enfants sont à l'école, il est interdit, sous peine de mort, aux adultes d'y entrer... Le gymnasiarque n'admettra sous aucun prétexte que des adultes prennent part aux fêtes d'Hermès. S'il le leur permet [...] il tombera sous le coup de la loi qui punit les corrupteurs des enfants de condition libre". Une "loi sur les outrages" stipule que "si un père, un frère, un oncle, un tuteur ou toute autre personne ayant autorité sur l'enfant le livre à prix d'argent à un débauché, l'enfant ne sera pas poursuivi, mais les auteurs de la transaction seront mis l'un et l'autre en accusation, le premier pour l'avoir livré, le second, est-il dit, pour l'avoir pris à son service [...] l'enfant, devenu homme, ne sera pas obligé de nourrir ni de loger son père, qui l'aura vendu pour le prostituer".

Portrait du maître (Berlin)


Déchéance corporelle et déchéance civique :"Si un Athénien se fait rémunérer pour la honte qu'on inflige à son corps..." (I, 87)

(18) "Mais dès que l'enfant est parvenu à l'âge de la majorité, c'est à lui et non plus à un autre que s'adresse le législateur. (19) ...Tout Athénien, dit-il, qui se sera prostitué ne pourra être admis au nombre des neuf archontes – sans doute parce que ces magistrats portent la couronne, – ni exercer un sacerdoce – pour cela le corps doit être pur –, ni remplir les fonctions d'avocat public. Il ne pourra plus exercer aucune magistrature dans la cité ou au-dehors, élective ou conférée par le sort. (20) II ne pourra pas remplir les fonctions de héraut, ni celles d'ambassadeur, ni devenir accusateur [...] de ceux qui ont fait partie d'une ambassade [!] ... Enfin, il ne pourra exprimer son opinion devant le conseil ou devant le peuple, fût-il le plus éloquent des orateurs. Celui qui aura violé ces dispositions tombe sous le coup d'une accusation de mauvaises mœurs, pour laquelle le législateur a fixé les pénalités les plus rigoureuses". Telle était la loi et, par la voix d'Eschine, la conscience de la loi. La plaidoirie devait se révéler efficace, puisque Timarque fut frappé d'atimie. (Démosthène, XIX, 284)

Il peut paraître singulier que Timarque ait été condamné pour une "infamie" connue de tous, infamie qui n'avait jusqu'alors nullement nui à sa carrière politique et qu'un sujet de plaisanterie (infra) puisse justifier un vote d'indignité civile. Eschine veut pour preuve du bien-fondé du jugement qu'il demande à l'assemblée le fait que les citoyens auraient déjà mis la question aux voix ! Par une de ces expressions malheureuses et criantes de vérité, tout à la fois, qui font florès ou passent en proverbe grâce à la célébrité de leur auteur ou de ceux qu'elles mettent en cause – l'argent dont Périclès avait à rendre compte et qu'il déclare avoir dépensé "par nécessité" (Thucydide, II, 21 ; Nuées : 859) ; plus proche de nous : "Foccart est au parfum" (affaire Ben Barka), "J'ai oublié" (Kakue Tanaka, premier ministre japonais, impliqué dans l'affaire Lockheed)... – Timarque faisait-il ainsi allusion, dans un discours, à "quelque endroit retiré" ou à quelque événement "derrière les murs" (80-84), aussitôt les rires et les exclamations fusaient de partout et l'orateur s'entendait rappeler les fréquentations de tels lieux. Ce type d'accusation démagogique devait être courant. Eschine (II, 88) imputera à ainsi Démosthène une impureté qui souille jusqu'à l'organe de la parole ; Demokhares sera accusé (Arkhedikos, frag. 4) "d'être hetairekos avec la partie supérieure de son corps, ce qui le disqualifiait pour souffler la flamme du sacrifice"...


Le Monde du 1er mars 1990
De la compétence à "toucher les vases sacrés" mesurée à "la rumeur de la sacristie"
ou : quand les considérations du culte font office de droit du travail.


L"imitation du laid"

Pourquoi alors, et comment, si l'on fait crédit à la verve d'Aristophane, cette profusion d'euryproktoi ? Mais il faut se demander d'abord quel rapport l'exagération comique entretient avec la réalité. On fera appel ici (ouvrant aussi un sillon pour un chapitre ultérieur : chapitre 12 : La chimie du rire et instruisant pour une archéologie des formes) à l'interprétation que la pensée grecque donne de l'institution comique dans le manuel de l'école d'Aristote intitulé La Poétique.

Le "faire" de l'homme, son art, sa manière d'être homme résultent de son pouvoir d'imiter. Le propre de l'homme, en effet, parmi les espèces animales, c'est l'imitation. Le sens de ce terme n'est pas précisé autrement que par des exemples. Cette conception est tout à fait banale chez les Grecs, comme le montre la comédie d'Aristophane. La référence évidente pour définir l'imitation par le langage, c'est la peinture et la danse. "Dès l'enfance, l'homme possède l'instinct d'imiter". C'est par l'imitation que l'enfant acquiert ses premières connaissances – il devient homme grâce à cet instinct qui le pousse à imiter, et tous les hommes gardent cette caractéristique de prendre plaisir aux imitations. Cette disposition a sa racine dans le corps, "Nous avons une tendance naturelle à l'imitation ainsi qu'à la mélodie et au rythme" (4-20). Nous avons l'imitation dans la peau. Cette aptitude précisément infantile et "hominisante" tout homme la possède au moins sous sa forme passive quand il actualise une imitation ; ainsi quand on regarde une image. Et le plaisir d'apprendre, commun à tous et non aux seuls philosophes, consiste, dans sa forme élémentaire, dans le plaisir de la reconnaissance. Si on se plaît à la vue des images, c'est qu'en les regardant on "comprend" ce qui est représenté; lorsqu'on dit, par exemple, de tel portrait d'homme : "là, c'est bien lui !" La connaissance se signale par le plaisir de la reconnaissance, pouvoir passif d'imitation qui s'analyse en réalité comme une réactivation de l'imitation. L'imitation met en œuvre une fonction cognitive qui s'exerce dans la simple saisie de la forme, même quand il s'agit de quelque chose de jamais vu auparavant. En présence d'une image, chacun reconnaît comme sien le pouvoir du peintre d'abstraire la "forme propre" de l'objet, puisqu'on "croit" à l'image. Pouvoir intellectuel, cognitif, dont l'effet de mise à distance explique qu'on prenne plaisir même aux imitations "des animaux les plus vils et des cadavres" (l'imitation transporte l'observateur dans l'image et confronte l'image et la réalité. C'est une image. Il n'y a pas identification du réel et de l'image).

Tout art est imitation. Les différences entre les arts tiennent aux moyens d'imiter, à l'objet imité, à la manière d'imiter. Quant aux moyens, il y a le trait et la couleur, la matière, le corps, le rythme, la mélodie, la parole articulée. La
Poétique analyse les imitations dont le moyen est le langage. Quant à l'objet imité et à la manière d'imiter, une division fondamentale apparaît alors qui répartit les imitations en deux groupes – selon une "dynamique" et une fin qui leur est propre – suivant que l'auteur, "en fonction de sa nature", choisit d'imiter les hommes supérieurs ou les hommes vils, ou bien de représenter ses modèles plus beaux ou plus laids que nature. "Comme ceux qui imitent représentent des hommes en action, lesquels sont nécessairement gens de mérite ou gens médiocres... ils les représentent ou meilleurs que nous sommes en général, ou pire, ou encore pareils à nous"... "C'est la même différence qui distingue la tragédie et la comédie : celle-ci veut représenter les hommes inférieurs, celle-là veut les représenter supérieurs aux hommes de la réalité". (2.1 ; 2. l6)

Masque comique, masque satyrique, masque tragique.

L'imitation, nature de l'homme, est donc engagée dans une fonction de classification et de discrimination du bien et du mal.


S'il faut suivre Aristophane et Eschine, l'"antique Athènes" condamne, vilipende et désigne à la dérision la passivité. Toute l'éducation athénienne traditionnelle s'emploie à former le citoyen dans le culte de l'intégrité corporelle et morale ; à former un corps maîtrisé, socialisé. La gesticulation de Timarque à la tribune tranche avec la pose contenue dans laquelle on représente Solon (Eschine, I, 26). La culture est éducation en commun : "ceux formés à la palestre, aux chœurs, à la musique." (Gren. 717). Athènes veut des éducateurs qui "aient de la branche" (gonimos, Gren. 95) c'est-à-dire à la fois de l'origine, du courage et de la sève (une participation et un intérêt au corps social). C'est dans la société que le citoyen éprouve, comme l'hoplite dans la formation en marche, la vérité de ses propres jointures. Mais les modèles que la mode propose aux jeunes gens, ce sont les paroles relâchées ou étrangères des "englottogastres" (vide supra : chapitre 7 : Rire et démocratie : la comédie d'Aristophane), professionnels de la parole que cette seule spécialisation condamne à l'erreur. Elle n'est plus la métaphore du corps socialisé, la voix et la conscience des citoyens, mais, indifférente au destin de la société, elle compose un agglomérat d'intérêts contradictoires, une société sans société. L'inversion politique est le fait d'une inversion morale et s'exprime dans une inversion physique : l'inverti, cible emblématique de la comédie citoyenne d'Aristophane, représente la vérité à l'envers.


"Pied contre pied, le bouclier appuyé contre le bouclier,
l'aigrette contre l'aigrette et le casque contre le casque,
la poitrine pressant la poitrine."
(Tyrtée, Elégies, 11, 29-34)
Phalange d'hoplites en formation de combat.
Entre deux rangées de soldats, un joueur de flûte rythme le pas.
(Vase protocorinthien dit "Vase Chigi") VIIe siècle.

Mais si la parole doit être la forme qui achève le corps inachevé (néoténique) qu'est celui de l'homme, si la fermeture et l'activité sont les garants de la justesse sociale du discours (la logorrhée étant l'indice d'un corps relâché), comment comprendre la compatibilité de l'éducation traditionnelle avec la pédérastie attestée par cette citation d'Aristophane lui-même : "J'aimerais une ville [il s'agit de reconstruire une cité délivrée des maux qui font le malheur d'Athènes] où m'abordant, le père d'un joli garçon me ferait ce reproche offensé : 'C'est du beau, flambard, tu rencontres mon fils quittant le gymnase, tout baigné, et tu ne l'embrasses point, tu ne lui dis mot, tu ne l'attires pas à toi, tu ne lui tâtes pas les bourses, toi, un ami de la famille !'" (Ois. 37 s.) ? Aristophane fait le procès de la sodomie et de la prostitution masculine, mais non de l'homosexualité pédagogique. Eschine lui-même, dans son discours de vertu offensée, ne craint pas de rappeler son passé amoureux : "Pour moi, je ne blâme pas un amour honnête [...] pas plus aujourd'hui qu'autrefois, je ne fais fi des plaisirs de l'amour, je le reconnais ; je ne cache pas que j'ai eu ma part de querelles et de risques qui s'élèvent entre rivaux à la suite de leurs amours... Aimer des jeunes gens bien faits et de mœurs convenables, voilà, suivant ma définition, le propre d'une âme sensible et généreuse, tandis que pratiquer la débauche avec un individu loué dans ce but est le fait d'un être brutal et sans mœurs. Et j'affirme que se laisser aimer d'une façon désintéressée est une chose belle, mais que se prostituer pour de l'argent est une infamie." (Eschine, I, 136-137)




Vase attique à figures noires. (Munich, Antikensammlungen).
Démos est "comme les jeunes garçons qui ont des amants, il repousse les soupirants honnêtes et se donne à des marchands de lampes, à des savetiers, à des cordonniers, à des marchands de cuir." (Cav. 736)
"Je ne cache pas que j'ai eu ma part de querelles et de risques qui s'élèvent entre rivaux à la suite de leurs amours."
(Eschine, I, 136)

Il faut rappeler ce qui faisait de la pédérastie une institution, soumise à un code et justifiée par des fins sociales, une éducation. Ce fait apparaît immédiatement dans la disproportion d'âge des protagonistes : l'usage était que l'éromène soit un adolescent et que l'éraste n'ait pas plus de quarante ans. On peut évidemment citer quantité d'exceptions à cette "règle". Il paraissait toutefois extraordinaire et malséant que "Ménon, encore imberbe [ait eu] Charypas pour éromène, alors que celui-ci avait de la barbe" (Xénophon, Anabase, 6, 28) et que "Critobule soit amoureux de Clinias alors que celui-ci commençait à avoir des favoris, qu'ils avaient fréquenté l'école ensemble et qu'il avait lui-même de nombreux amants (Xénophon, Banquet, 23). "Vraiment, Socrate, je ne t'approuve pas d'abandonner Critobule à ces transports amoureux... [quand] la barbe de Clinias frise déjà". "C'est en fréquentant les mêmes écoles qu'il s'est enflammé si violemment pour Clinias, explique Socrate [...] Son père me l'a confié dans l'espoir que je pourrais lui faire du bien, et vraiment, il va déjà beaucoup mieux. Mais à présent, Critobule, poursuit Socrate, garde-toi bien de me toucher tant que tu n'auras pas autant de poils au menton qu'à la tête !" Un proverbe, rapporté par Plutarque (Erotikos, 770 B ; Lucien, Amours, 10) dit que le premier poil de barbe coupe la liaison pédérastique en deux comme un œuf. L'apparition de la barbe libère l'éraste de "la tyrannie de l'eros", dit Plutarque (770 BC).

Quand Xénophon, dans sa Constitution de Sparte, aborde la question de la pédérastie, il déclare : "Je vais parler maintenant du système d'éducation en vigueur chez les Spartiates", "l'amour entre les garçons, ce point touche à l'éducation" (11,1 et 11,12). L'éducation a une fin, conduire l'adolescent de l'enfance à l'âge et au statut de l'adulte et, précisément, au mariage. Plutarque rapporte quelle situation infamante Sparte faisait aux célibataires, ces "homosexuels" à vie : "Ils étaient écartés du spectacle quand jeunes gens et jeunes filles prenaient leurs exercices et, l'hiver, les magistrats leur faisaient faire, nus, le tour de l'agora en chantant une chanson dans laquelle il était dit qu'ils subissaient un juste châtiment, parce qu'ils désobéissaient aux lois" (Lycurgue, XV, 1-3). L'accession à l'état d'homme, c'est l'acquisition par l'adolescent de la "vertu virile" et c'est le mariage. Enfant élevé au gynécée, éromène, époux, éraste sont des étapes ou des stages de la vie de l'homme. A cet égard, pour l'adulte, la pédérastie était un devoir. "A Sparte, selon Elien (Histoires Variées, III,10), les éphores punissaient l'homme que son origine et ses qualités désignaient comme tuteur et qui ne voulait pas s'engager dans le souci et la responsabilité d'une relation pédérastique". Complémentairement, chez ces autres doriens, fixés en Crète, c'était, dit Strabon (X, 4, 21) citant Ephore, une honte pour un jeune homme de bonne famille de n'avoir pas d'amant : "C'est une marque d'indignité pour un adolescent bien fait et d'illustre ascendance de ne pouvoir trouver d'amant, car on attribuerait cette disgrâce à un vice d'éducation". En bonne tradition, et jusque dans les discours officiels qui étaient tenus au temps de Platon, d'Eschine (et même de Lucien, Amours, 31 s.), la pédérastie est dite viser l'édification de l'éromène. "Quand un homme qui était lui-même honnête, écrit Xénophon (Sparte, 13), épris de l'âme d'un jeune garçon, aspirait à s'en faire un ami sans reproche et à vivre avec lui, il le louait et voyait dans cette amitié le plus beau moyen de former un jeune homme. Mais si quelqu'un ne semblait épris que du corps, il le déclarait infâme." C'est "dans le but d'acquérir la sagesse" ou "en vue de la vertu" que Pausanias, dans le Banquet de Platon (185 b), justifie la pédérastie ; et Phèdre, de son côté, constate quelle "bénédiction c'est, pour un homme, d'avoir eu, dans sa jeunesse, un amant qui était homme d'honneur... pour apprendre la honte de ce qui est laid et le désir de ce qui est noble". (Banquet,178 c-d) Si le premier poil de barbe de l'éromène libère l'éraste de la tyrannie d'Eros, comme disait Bion (cité par Plutarque), c'est que, la vertu virile ayant poussé à l'éromène, le travail de l'éraste est achevé. Ainsi, peut-être, peut-on entendre ce qu'exprime Théognis de Mégare, aristocrate dorien du VIe siècle, dans une œuvre adressée à son éromène, Cyrnos : "Je ne cesserai pas de te courtiser aussi longtemps que ta joue sera imberbe", le but recherché étant de transmettre, d'une génération à l'autre, une compétence : "Je te transmettrai l'instruction que j'ai moi-même reçue d'hommes sages dans mon enfance" (I, 27-28).

Transmission physique ou transmission chaste ? Concurremment à l'idéal qui vient d'être résumé, on trouve chez les auteurs grecs l'idée que l'homosexualité chaste est une hypocrisie, mais aussi que les relations homosexuelles ne sauraient transmettre quelque vertu que ce soit, autrement dit, que l'homosexualité n'a rien à voir avec l'éducation. "Lycurgue, rapporte Xénophon, fit en sorte qu'à Lacédémone les amants n'étaient pas moins retenus dans leurs amours pour les enfants que les pères à l'égard de leurs fils et les frères à l'égard de leurs frères. Que certains aient peine à le croire, je ne m'en étonne pas." (Sparte,13-14) "Si l'amour des garçons renie la volupté, c'est qu'il a honte et craint le châtiment; comme il a besoin d'un prétexte honnête pour s'approcher des jeunes gens, il met en avant l'amitié et la vertu. Il se couvre de poussière dans l'arène, prend des bains froids, fronce les sourcils; à l'extérieur, il se donne l'air d'un philosophe et d'un sage, à cause de la loi, puis, la nuit quand tout repose : Douce est la cueillette en l'absence du gardien." (Plutarque, E. 752 A) Lucien (Amours, 23) : "Ils font semblant [les disciples de Socrate] d'aimer l'âme, ils s'appellent les amants de la vertu... [mais] "d'où vient que votre amour philosophique s'allume avec tant de violence pour un enfant qui n'a pas encore de raison ?" "Loin d'être propre à insuffler ("engendrer") le courage", dira le Platon des Lois (836 c-e), dans l'union homosexuelle "l'actif capitule devant le plaisir tandis que le passif singe la femelle" (l'assaillant – litt. le poursuivant – cède au plaisir, le sailli singe la femelle).

Les Grecs attribuaient l'invention de la pédérastie aux Doriens fixés en Crète (la critique platonicienne dont nous venons de faire état s'adresse à un Crétois) et l'expression proverbiale à Athènes "la mode crétoise" désignait la pédérastie dite impure. L'homosexualité grecque tire probablement son origine et sa fin de l'initiation d'un adolescent par un aîné telle que la pratiquait l'aristocratie dorienne. "Ce sont les peuples les plus belliqueux, remarque Plutarque (E. 761 B), qui se sont le plus adonné à l'amour des garçons". La fameuse analyse du philologue allemand Bethe (1907) sur le caractère religieux et initiatique de l'homosexualité dorienne, soutenue ou non par une théorie "spermatique" de l'âme, est conforme au sens que les discours officiels donnent à l'institution, alors même que l'humeur virile n'est plus reconnue comme le support de l'arétè, cette perfection à la fois physique et morale qui, chez Homère (Iliade,15, 642), définissait l'homme. Car ce qui est en question, ici et là, c'est l'éducation de l'homme par l'homme ou la définition du masculin.

La Géographie de Strabon (X, 4, 21) fait mention d'une relation d'Ephore, déjà citée, qui contient une description de l'institution crétoise :
"Touchant les relations amoureuses, les Crétois ont une coutume très particulière. Ce n'est pas, en effet, par la persuasion que les érastes viennent à bout de ceux qu'ils poursuivent, mais par le rapt. L'amant annonce trois jours au plus à l'avance à ses amis qu'il a l'intention de procéder à l'enlèvement. Cacher l'adolescent qu'il convoite ou ne pas le laisser s'engager sur la route prévue pour le rapt serait de leur part le comble de l'insulte car cela signifierait aux yeux de tous qu'il n'est pas digne d'appartenir à un amant de si haut rang. Ils se rassemblent donc et s'ils constatent que le ravisseur est égal ou supérieur à l'adolescent sous tous les rapports et en particulier par le rang, ils le poursuivent et le lui reprennent, mais avec douceur et seulement pour se conformer à la coutume, puis ils se font un plaisir de le lui confier pour qu'il puisse l'emmener définitivement. Si l'éraste, au contraire, ne leur parait pas avoir un rang suffisant, ils enlèvent l'enfant pour de bon. En tout état de cause, la poursuite cesse dès que celui-ci a été entraîné jusqu'à l'andrie de son ravisseur. Ils jugent digne d'être aimé non pas le garçon le plus beau, mais celui qui se distingue par son courage et sa correction. Après lui avoir souhaité la bienvenue et remis des cadeaux, l'éraste lui fait quitter la contrée et le conduit dans l'endroit qu'il lui plaît. Tous ceux qui ont assisté à l'enlèvement l'accompagnent et après avoir festoyé chez lui et chassé avec lui pendant deux mois – la loi ne permet pas de retenir l'adolescent plus longtemps – ils redescendent en ville. On laisse alors partir l'enfant qui reçoit en présent un équipement militaire, un bœuf et un gobelet – ce sont les cadeaux prescrits par la loi – et de plus, naturellement, beaucoup d'autres cadeaux de prix, si bien que les amis de l'amant ont l'habitude de se cotiser pour supporter le poids énorme de la dépense. Quant à l'enfant, il sacrifie le bœuf à Zeus et offre un repas à ceux qui l'ont ramené. Puis il fait une déclaration publique sur le commerce qu'il a eu avec son éraste, dans laquelle il dit s'il a eu à s'en louer ou non, la loi stipulant que s'il a été victime de violences au cours du rapt il a le droit de lui en demander réparation dans cette circonstance et d'être soustrait à son pouvoir. D'autre part, c'est une marque d'infamie pour un adolescent bien fait et d'illustre ascendance de ne pouvoir trouver d'amant car on attribuerait cette disgrâce à un vice d'éducation. Des honneurs, au contraire, attendent les parastates, nom que l'on donne à ceux qui ont été l'objet d'un enlèvement: on leur réserve les places les plus en vue sur les sièges publics et dans les stades et ils ont le droit de se distinguer des autres en se parant du vêtement que leur a donné leur éraste. Ce droit n'est pas limité à la seule époque de leur adolescence, car une fois parvenus à l'âge adulte, ils continuent à porter un vêtement particulier afin qu'on sache de chacun d'eux qu'il a été autrefois un glorieux, terme qui désigne chez eux l'éromène, tandis que l'éraste est appelé Philétor."

Cette relation fait suite à des informations touchant la formation des classes d'âge et le mariage simultané (et différé) de ses membres. On peut reconnaître dans cette description certaines phases cardinales des initiations masculines. L'enfant est enlevé au monde féminin dans lequel il vivait jusqu'alors (enlevé "à l'obscurité" dit une expression crétoise : scholie d'Alceste, 989 d'Euripide : "En Crète, les enfants étaient appelés skotioi parce qu'ils vivaient dans les appartements des femmes"). La mise en scène du rapt, dramatisation du passage, mais aussi de la transaction, fréquemment utilisée dans le contexte matrimonial (comme le montre l'ethnographie africaine, mais aussi la coutume spartiate, selon Plutarque : Lycurgue, XV, 4 : "On se mariait à Sparte en enlevant sa femme qui ne devait être ni trop petite ni trop jeune, mais dans la force de l'âge et de la maturité") met en présence les parents du jeune homme et les "amis" de l'éraste. Il est insisté sur le rang des partenaires. Dans un tout autre environnement (il n'est plus question de contrat entre familles) qu'Eschine qualifie indirectement quand il reconnaît avoir eu "sa part de querelles et de risques qui s'élèvent entre rivaux à la suite de leurs amours" (supra), la loi athénienne met aussi en avant le statut social, faisant de cette relation spécifique une affaire d'égaux et un privilège de l'"homme libre". D'après Plutarque (Solon 1, 6 ; Moralia, 751 B), "Solon promulgua une loi qui défendait aux esclaves de se frotter d'huile et d'aimer les jeunes gens : c'était mettre cet amour au rang des mœurs louables et honorables que d'en exclure les indignes". D'après Eschine (I, 138-139), "un esclave ne pouvait s'exercer ni se frotter d'huile dans les palestres [...] ne pouvait être l'amant d'un enfant de condition libre ni le poursuivre de ses assiduités sous peine de se voir condamner publiquement à cinquante coups de fouet". Et de conclure : "Ce que nos ancêtres ont interdit aux esclaves, ils en ont fait un devoir à l'homme libre". Eschine conseille à ses concitoyens : "Ordonnez à ceux qui poursuivent les jeunes gens faciles à séduire de tourner leurs désirs vers les étrangers et les métèques, afin qu'ils ne vous nuisent sans pour autant être frustrés de leur passion favorite" (I, 195). Protéger l'intégrité des jeunes citoyens, en réserver la formation à ceux qui ont de la vertu à transmettre, c'est-à-dire qui possèdent la qualité de citoyen, c'est marquer la nature éducative et contractuelle de l'homosexualité institutionnelle. Les esclaves n'ont à transmettre que leur indignité ; les étrangers et les métèques conviennent à cette homosexualité faite d'hubris : vice et paiement. II y aurait scandale absolu quand un citoyen (Timarque) devient le prostitué attitré (l'esclave sexuel) d'un homme de condition servile. (Eschine, I, 54)

L'alliance est donc une condition fondamentale de l'institution et c'est peut-être la fatalité de la mésalliance qu'exprime symboliquement l'histoire, contée par Plutarque (E. 772 F), de ce garçon physiquement déchiré par ses parents et les ravisseurs qui veulent le leur arracher. Le devoir de l'éraste consiste à transférer son excellence à l'adolescent dont il a charge. En Crète archaïque, c'est moralement et matériellement que ce dernier doit lui donner les moyens de s'intégrer aux klenoi, les excellents. Il lui fait don d'un équipement militaire et lui fournit le bœuf de son premier sacrifice à Zeus. On peut penser que le rôle du philétor ne s'arrêtait pas à la formation du jeune. Cette intégration de l'enfant à la classe des hommes est une affaire qui engage des familles de même rang et la mise en scène du rapt, théâtre d'une rupture, évoque aussi des pratiques matrimoniales : quand les émissaires du fiancé se saisissent de la future épouse, retenue par les siens alors que la transaction est déjà acceptée. Il est frappant de constater, le rôle joué par Poséidon, le divin éraste de Pélops, dans le mariage de ce dernier. Selon Pindare (Olympiques, I), "L'amour ayant dompté son cœur", le "maître du Trident" "enleva Pélops sur son char d'or (et le) transporta dans le palais céleste". "Lorsqu'à la fleur de son âge, un duvet brun revêtit son menton, [Pélops] voulut obtenir [...] l'illustre Hippodamie [...] il appela le dieu du Trident : Conduis-moi sur ton char le plus rapide au pays d'Elis et mène-moi à la victoire" [...] Pour le glorifier, le dieu lui donna un char d'or et des chevaux aux ailes infatigables. Il triompha d'Œnomaos, et la vierge vint en son lit ; il eut d'elle six fils, six princes aux vertus généreuses..." Ce trait plaide en faveur du rôle que l'éraste aurait pu jouer dans le mariage de son protégé.

Et c'est bien par un mariage que s'achève l'initiation d'un homme. Dans nombre de sociétés, d'ailleurs, le parrain d'initiation est pour son filleul un beau-père potentiel ou un intermédiaire matrimonial (en hébreu, "circonciseur" et "beau-père" ont même étymologie : hâtân : gendre; hôtên : beau-père ; apparentés à l'arabe hatana : "circoncire" - Barrois, Manuel d'archéologie biblique, II : 24). Cette partie "démonstrative" du cycle mythique de Pélops est suivie d'une contre-épreuve, ou démonstration par l'absurde. Laïos, chassé de Thèbes par une révolution de palais, se réfugie auprès de Pélops. Violemment épris de Chrysippe, fils de Pélops, il l'enlève secrètement. Pélops maudit Laïos (c'est l'origine du destin tragique des Labdacides) ; Chrysippe, de honte, se suicide. Le fils de Laïos, Œdipe, tue son père et épouse sa propre mère. Autrement dit : Poséidon enlève Pélops, puis le marie à Hippodamie – homosexualité contractuelle qui a pour terme le mariage ; Laïos enlève Chrysippe sans le consentement du père de celui-ci (en dépit des règles de l'institution) – homosexualité dévoyée et négation du mariage ; (Chrysippe se suicide, Œdipe épouse sa mère et tue son père, il ignore sa génération). La rétribution de Laïos, c'est un fils qui ne reconnaît pas la paternité. Ce qui signifie (si l'on a bien compris) que pour avoir un fils qui sache son origine, épouse une femme qui ne soit pas sa mère et reconnaisse son père, il lui faut un initiateur qui le mette en mesure de savoir la génération, l'enlève au milieu familial et lui procure une épouse après lui avoir donné les moyens d'épouser. Œdipe n'a pas d'initiateur, dirait-on, parce que son père n'a pas établi le contrat qui lie l'éraste au père de l'adolescent – qui lie les pères dans le service (réciproque et différé ?) d'éducation de leurs fils.

S'il est permis de construire sur ces quelques indications, on peut imaginer un "système" dans lequel un homme enlève un adolescent, selon une procédure symbolique et contractuelle, le change en homme en lui transmettant l'expression de la virilité qui l'habilite au mariage et lui procure une épouse (vraisemblablement appartenant à son propre groupe de parenté). Ce qu'on appelle banalement le "conflit des générations" résulte de la cohabitation (nécessaire au développement de l'être inachevé qu'est le petit d'homme) de deux générations. Œdipe tue son père et épouse sa mère par erreur ou ignorance, personne ne l'ayant mis en mesure d'épouser, c'est-à-dire de prendre femme hors du cercle de sa parenté. Cette capacité et ce droit peuvent être définis et ouverts dans un échange différé de fils et de sœurs. Un certain nombre d'informations convergent pour indiquer le rôle d'intermédiaire matrimonial de l'éraste dans le mariage de l'éromène ou la position d'intermédiaire matrimonial de l'éromène dans le mariage de l'éraste :
- Pélops se marie grâce au secours de Poséidon ;
- Héraclès donne sa propre épouse, Mégara, à son éromène Iolaos, fils de son demi-frère, (Diodore, IV, 10 s.; Apollodore, Bibli. II, 4, 11) ;
- D'après Zénis de Chios dans son Histoire (Athénée, 601 f) Minos, pour mettre fin à l'hostilité entre Athènes et la Crète, fit du jeune Thésée son éromène et lui donna sa propre fille, Phèdre, en mariage ;
- Un trait marquant de la légende de Méléagre est l'opposition du héros à sa lignée maternelle. Dans une dispute à propos de l'attribution de la peau et de la hure du sanglier de Calydon dont Méléagre veut honorer la chasseresse Atalante – il souhaite en avoir une descendance, bien que déjà marié à Cléopatra – il tue ses oncles maternels. Sa mère le maudit et, finalement, il meurt des conséquences de cette malédiction. Héraclès le rencontre aux Enfers et, profondément ému par son destin tragique, lui promet d'épouser sa sœur. S'agit-il, pour Héraclès, d'apaiser l'âme de Méléagre, de redresser une situation inversée et de tenir, malgré l'histoire, un rôle identique à celui de l'oncle maternel en épousant la soeur de ce héros dont le destin "avunculicide" et suicidaire s'accomplit en raison d'un choix matrimonial excentrique ? Elément notable pour le point qui nous occupe, relevé par Devereux (1967 : 81), Héraclès promet d'épouser la sœur de Méléagre à condition, d'après Bacchylide (33, 165 ) cité par Devereux, que celle-ci ressemble à son frère ; ce qui signale un rapport de continuité entre la relation homosexuelle et la relation matrimoniale – ici soutenu par la proximité du frère et de la soeur – déjà mentionné dans la relation de Minos et de Thésée. D'une manière générale, et quoi qu'il en soit effectivement de sa place dans la structure matrimoniale, l'éraste joue un rôle matrimonial de première importance en étant l'initiateur de l'éromène, lui enseignant, tel Héraclès Hylas "comme un père à son fils chéri tout ce que lui-même avait appris pour devenir brave", "homme véritable" (Théocrite, XIII, 5-7, 15), enseignement qui s'achève dans le mariage – Hylas est ravi à Héraclès par une nymphe affolée d'amour.

Pour représenter comment l'initiation peut travailler avec l'institution matrimoniale, nous suivrons une étude de Louis Gernet (1932) sur le fosterage, institution caractérisée, elle aussi, par le double rôle de formateur et d'intermédiaire matrimonial du "père adoptif". Gernet propose d'interpréter comme vestiges ou indices du fosterage un certain nombre de traits légendaires : des héros enfants sont "élevés", "laissés" ou "envoyés" dans une autre famille (le terme employé est trephein : nourrir) :
- Thésée, élevé par son grand-père maternel, Pitthée, son gouverneur et pédagogue (Plutarque, Thés. 4) ;
- Oreste, Nestor, trouvent refuge et subsistance chez un protecteur. Devenus hommes, ils rentrent au pays de
leur père et régnent ;
- Hiphidimas, dans Homère, fils du troyen Anténor fut nourri en Thrace. Kissès, le père de sa mère, l'avait élevé dans sa demeure quand il était enfant. Parvenu à l'âge d'homme, il le retint et lui donna sa fille en mariage ;
- Aisacos a été instruit par son grand-père maternel, Mérops, dans l'art d'interpréter les songes (Apollodore. III, 141). Un disciple de Dédale est un fils de sa sœur (Pausanias I, 21, 4). Le centaure Chiron, "spécialiste", magicien, détenteur de secrets est le modèle de l'instructeur. C'est lui qui élève Achille, fils de Pelée, son gendre. (Le mariage de Thétis et de Pelée aurait eu lieu dans l'antre de Chiron) ;
- "Le retour de l'enfant auprès du père donne bien l'impression d'un motif de légende" (p.23) ;
- Des enfants-dieux ou héros sont confiés à quelque personnage par leur divin père en suite d'une naissance tragique : Asclépios, Arcas, Dionysos furent tirés de la main des dieux du sein de leurs mères mortes puis portés à leurs "nourriciers".
Gernet conclut que la "diversité de ces histoires" – dont nous n'avons donné qu'un échantillon – oriente vers des "rites collectifs d'adolescence, des institutions familiales : c'est dans le groupe maternel que l'enfant est élevé. Et, pour les fils de "rois" vers une pratique qui se situe entre des rites de consécration, au lendemain de la naissance, et des rites d'investiture, au moment de la majorité". "Le fosterage a pour fonction éminente d'entretenir des relations régulières entre deux lignées. Il semble bien que ce soit là l'essentiel." (p.25) "Ce qui permet de situer cette pratique, poursuit Gernet, ce sont ces régimes matrimoniaux dont nous entrevoyons le fonctionnement dans la préhistoire et auquel il est permis de supposer un rôle dominant : qu'ils consistent dans un échange "simple", c'est-à-dire dans la réciprocité de deux groupes, ou dans un commerce à sens unique entre lignée de "paternels" ou lignée de "maternels", on peut reconnaître à travers telle ou telle de nos histoires comment le fosterage s'y insère : particulièrement suggestifs sont les épisodes où le fosterage dans la famille maternelle prélude à un mariage avec une fille de la même famille" (p.26).

Donner un fils à "nourrir" au grand-père maternel, c'est à la fois en faire un homme : le soustraire à Thétis (Pelée confie son fils Achille à Chiron pour lui éviter le traitement d'"immortalité" que Thétis veut lui infliger en le mettant au feu comme ses précédents enfants) et le marier. Le grand-père fait jouer une reprise sur le fils de sa fille qui n'est pas destinée à contester le droit du père, mais qui assure le mariage des fils dans une réciprocité, mise en œuvre par deux groupes de parents, du service de leur éducation. C'est exposé, initié, nourri d'un autre lait, enté d'un autre lignée ("La déchirure de l'hymen, c'est comme la greffe des arbres" dit Plutarque - E. 769E) avec laquelle sa propre lignée est déjà alliée en réalité, que le fils peut revenir prendre la succession du père. L'exposition victorieuse annonce un destin exceptionnel ou prouve une origine divine. (L'enfant né des œuvres d'un dieu ne peut avoir, par définition, qu'un père nourricier adoptif et de condition nécessairement inférieure. Souvent un artisan dans la tradition indo-européenne.) La conception divine, l'exposition et le fosterage s'éclairent mutuellement. Le fosterage permet de mettre une distance de la mère au fils sans laquelle il n'y a ni père ni fils. En programmant l'éducation des fils chez qui lui donne épouse – dans un contrat qui assure les mariages – l'institution habilite le jeune homme et le légitime individuellement dans un droit à matrimonial contractuellement ouvert pour lui. Ce déplacement des fils exprime la collaboration de groupes de parents vers un but commun. L'alliance matrimoniale suppose l'accomplissement des fils ; elle découle de la nécessité d'avoir à séparer les fils des mères. Son sens n'est autre que celui des rites d'initiation qu'elle achève.

On décrit sous le titre de "phénomènes de déplacement de paternité" un certain nombre de pratiques qui n'ont en commun que leur inconvenance par rapport à notre propre concept de paternité ou de devoirs de paternité, le fosterage qui vient d'être mentionné de même que la conception trobriandaise qui veut que le "père" d'un homme soit son oncle maternel et non pas son géniteur, qu'un homme se perpétue par les enfants de sa sœur et ne joue aucun rôle physiologique dans la conception de "ses" enfants (des enfants de son épouse). Dans le fosterage, le déplacement des fils sert à conceptualiser la paternité et à mettre en œuvre le mariage. Dans l'institution pédérastique, le sens du déplacement des fils s'exprime dans l'enlèvement par l'éraste et dans la prévalence fonctionnelle du lien éraste-éromène sur le lien père-fils. (Toutes ces valeurs paraissent se nouer dans l'histoire de Pélops, sacrifié par son père Tantale, offert en nourriture aux dieux – Déméter, seule, consommant cette chair : une épaule que Zeus remplacera par une épaule en ivoire – ressuscité dans le chaudron sacré, enlevé par Poséidon, puis marié grâce à son concours). Cette prévalence – programmée – n'exprime pas le manque d'intérêt du père pour le fils, c'est un échange de prestations. Si l'on veut trouver une portée générale à la déclaration de Lysimaque, au début du Lachès, c'est une crise de l'institution qu'elle traduit, quand le rôle d'un père était de contracter pour son fils une alliance matrimoniale dans laquelle son éducation était contenue : "Car nous ne sommes pas distingués l'un et l'autre, constate Lysismaque (fils d'Aristide) englobant dans ce regret Mélésias, fils de Trasybule, nos illustres pères ne s'étant guère préoccupés de notre éducation; nous en avons quelque honte devant nos fils et nous en faisons reproche à nos pères qui nous ont laissé la bride sur le cou dans notre jeunesse, occupés qu'ils étaient eux-mêmes par les affaires de la cité". (Discussion dans Devereux, 1967)

On notera qu'à Athènes, le soin des affaires de la cité, soit le plus large intérêt de la communauté, n'englobait pas le devoir particulier d'éducation des fils (Socrate, père négligent et mari agoni se flatte d'avoir l'éducation des jeunes gens pour premier souci) ; que ce devoir d'éducation pouvait être conçu dans une liaison pédérastique, mais qu'il ne reposait pas sur un échange de prestations impliquant le mariage de l'adolescent. Est-ce la nostalgie d'un autre âge qu'exprime le souhait (déjà cité) d'Aristophane dans les Oiseaux : "J'aimerais une cité où m'abordant, le père d'un beau garçon me ferait ce reproche offensé : "C'est du beau, flambard, tu rencontres mon fils sortant du gymnase, tout baigné, et tu ne l'embrasses pas, tu ne lui dis mot, tu ne l'attires pas à toi, tu ne lui tâtes pas les bourses, toi, un ami de la famille" ? La pédérastie athénienne, dans son discours officiel comme dans sa pratique, se focalise sur l'eros. Dans la composition nouvelle des hommes qu'est la cité, l'érotique homosexuelle, détachée du cadre institutionnel des génè, se justifie encore par une fonction d'éducation, mais on a mentionné la suspicion que pouvait provoquer la réalité de cette éducation. Dans la situation traditionnelle supposée, on peut considérer comme vraisemblable que, s'il est du devoir de l'éraste de marier l'éromène, c'est que le groupe de parenté de celui-là a contracté une dette d'épouse envers le groupe de parenté de celui-ci. Dans le cas de figure (hypothétique) simple où l'éraste épouserait la sœur de l'éromène (et l'éromène la fille issue de ce mariage, après avoir été l'éraste du fils issu de ce mariage ?) [Héraclès Iolaos, fils de son demi-frère et lui donne sa propre épouse ; Idoménée initie Mérionès (dont le nom signifie "fesse"), fils de son demi-frère : l'initiation homosexuelle peut-elle préluder au mariage avec la fille du frère, licite aux temps classiques ?] on verrait le contrat d'éducation se réaliser dans le contrat matrimonial. La pédérastie ne peut être, dans une telle structure, une passion privée où se perdent les partenaires (mort de Laïos, suicide de Chrysippe), ni une situation à vie, un "mariage", elle est un système transitoire d'attitudes et de devoirs qui oblige et qui dépasse les protagonistes.

On peut définir comme vestiges ou conséquences de l'institution dans la cité grecque :
- Une distension de la relation père-fils ;
- Une propension à traiter et à juger le féminin à l'aune du masculin : - "A Sparte, la coutume (voulait) qu'avant le mariage, on s'unisse aux filles comme si c'étaient des garçons" (Athénée, 602 f). Thésée aurait cohabité avec Hélène de cette manière (parfois représentée sur les vases) après l'avoir enlevée. "Dès sa période archaïque, écrit Marie Delcourt ( 1958 :85), l'art grec accuse le moins possible les différences de structure entre le corps de l'homme et celui de la femme. Les visages se ressemblent à tel point que, devant une tête privée de son corps, les meilleurs juges se demandent si elle est masculine ou féminine". Dans les années 1900, un archéologue danois qui étudiait les Parques de Phidias sur le Parthénon s'avisa tout à coup que les statues féminines de la période classique n'avaient de féminin que des détails extérieurs et ne se distinguaient des personnages masculins par aucun trait physique essentiel. (Dr. P. Richer, 1926 : 240) ;
- Une distance du mari et de l'épouse, une étrangère, insistait Fustel de Coulanges, dans la maison de son mari – à l'indépendance soutenue par la dot qui l'accompagne dans son nouveau foyer. Si le paiement de la compensation matrimoniale consacre l'abandon, de la part du groupe de l'épouse, de ses droits sur la descendance de celle-ci, le système de la dot peut être interprété ici comme le prolongement des droits du groupe donneur et spécifiquement de ceux du frère de l'épouse et comme une alliance endogamique (vide infra : chapitre 13.2 : Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction). La valorisation de la relation frère-sœur a pour contre-partie la distance mari-épouse, l'épouse étant le "mal nécessaire" à la perpétuation de la lignée, disent Ménandre et Lucien (L'Arbitrage, 490 ; Amours, 38). Dans le dialogue de Lucien, le zélateur de l'amour philosophique retient et fait sien le souhait du "sage Euripide" (Hippolyte, 616 s.) qui voulait qu'on puisse acheter sa descendance à prix d'argent dans les temples. "Y a-t-il quelqu'un que tu connaisses et avec qui tu aies moins de conversation qu'avec ta femme ? demande Socrate à Critobule dans l'Economique (3,12) de Xénophon – Il y en a peu, s'il y en a", concède ce dernier...
- Une valorisation esthétique de la forme masculine et une fixation érotique sur l'adolescent. Si l'homosexualité pédagogique est bien, dans sa fonction initiatique, une "pseudo-homosexualité", le relâchement du contrôle social légitime d'autres valeurs. La pierre de touche de cette pseudo-homosexualité qui a la formation de la jeune génération pour objet (l'éducation traditionnelle, ainsi qu'il a été rappelé en 9.1 :
“La culture des analgésiques et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur”, est une éducation par la douleur et les sévices infligés aux néophytes en constituent un passage obligé) tient dans la mobilisation, dans le conflit générationnel et le dressage social, de la composante répressive et dominatrice de la sexualité masculine (dont les attendus sont rappelés infra : 9.41) .

C'est dans telle interprétation du travail de l'initiation dans le culte de la perfection masculine (perfection morale, perfection corporelle), dans telle divinisation du corps que les dieux prennent forme humaine. La statuaire fait descendre les dieux sur la terre et les dieux enlèvent et divinisent les plus beaux des mortels. Enlevé par Zeus qui avait pris l'apparence d'un aigle, Ganymède devient l'Aquarius ; son office consiste à verser aux dieux le nectar et l'ambroisie, cette Eau de Vie qui n'a nul besoin de l'étreinte féminine pour s'exprimer. L'aigle étant un équivalent du phénix, l'oiseau qui s'engendre lui-même, on peut voir dans cet enlèvement une figuration de l'assomption de l'homme par l'homme. Poséidon confère au miraculé Pélops une vertu que celui-ci propagera dans les échanges où il sera impliqué ; non plus, cas de l'union d'un dieu et d'une mortelle, sanctification de la terre mais (sur)qualification de l'homme.


Musée de Ferrare


Musée du Louvre


Zeus et Ganymède

Ganymède dans les serres de Zeus, version Rembrandt, en 1635.

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