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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...” : 4
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



Le Christ et le mock-king
La publication des Actes de Saint Dasius par Franz Cumont en 1897
Notes pour une lecture anthropologique de la Passion 

Une partie de cette page a été présentée à la Journée de l'Antiquité, le 29 avril 2009, sous le titre "Une lecture ethnologique de la Passion du Christ est-elle possible ?"

Introduction : des croyances en rupture avec la religion néolithique 
 
Dans le cours du premier millénaire avant l'ère chrétienne, on peut observer, en concurrence avec les concepts religieux liés à la pratique de l'agriculture et de l'élevage (le sacrifice animal et son pouvoir vital de substitution ; la régénération du grain et son modèle de résurrection, vide supra), la formation d'interprétations du monde en dissidence avec l'exaltation des cycles naturels, alors que l'espérance de vie est bornée et les moyens de subsistance disputés. Pour mémoire : Siddharta Gautama, le Bouddha, naît en 623 av. J.-C. ; Pythagóras, réformateur religieux, naît aux environs de 580 ; en Palestine, des communautés d'ascètes, « contempteurs de la richesse » (Flavius Josèphe, De Bello Judaico, 2, 8, 122), prêchent l'abstinence et le retrait du monde. Un (quasi) contemporain de Jésus, Pline l'Ancien, décrit ainsi les Esséniens :

A l'occident [de la mer Morte], les Esséniens [sont] un peuple unique en son genre et admirable dans le monde entier au-delà de tous les autres : sans aucune femme et ayant renoncé entièrement à la sexualité (omni venere abdicata) ; sans argent ; n'ayant que la société des palmiers. De jour en jour, il renaît en nombre égal grâce à la foule des arrivants ; en effet, ils affluent en très grand nombre, ceux qui, meurtris par la vie et les aléas de la fortune (quos vita fessos ad mores eorum fortunæ fluctus agitat), en viennent à adopter leurs mœurs. Ainsi, durant des milliers de siècles, chose incroyable, subsiste un peuple qui est éternel et dans lequel, cependant, il ne naît personne : tant est féconde pour eux l'amertume qu'ont les autres de leur vie passée (tam fecunda illis aliorum vitæ pœnitentia est) (Histoire Naturelle, 5, 73).

Ils ne se reproduisent pas, mais leur communauté, alimentée par le trop-plein et la désespérance des peuples circonvoisins croît continûment. Les victimes des « aléas de la fortune », les exclus de la ressource, les désabusés de la lutte pour l'existence, les deshérités et les « meurtris de la vie » trouvent refuge dans ce havre de continence. La « fécondité de l'amertume » a pour gésine l'exode vers cet asile d'hommes défaits, convertis en renonçants. La multiplication de la population par l'affluence des damnés de la terre montre que la terre ne suffit plus et que ses fruits sont monopolisés aux dépens du plus grand nombre… C'est dans les régions à fort peuplement agricole (Moyen-Orient, Asie méridionale), alors que la maîtrise productive qui a permis aux hommes du néolithique de multiplier paraît avoir atteint ses limites, qu'on voit naître les religions de retrait du monde, avec leur pessimisme vital, et les religions à mystère qui, déchirant le voile de maya de l'apparence et de la doxa populaire, promettent une autre carrière que la carrière terrestre et un autre destin que celui de l'ancestralité. Les textes canoniques du bouddhisme font ainsi de la femme, réceptacle et source de la reproduction, un être impur et démoniaque quand la doctrine pythagoricienne, synthèse des enseignements et des croyances que Pythagore aurait recueillis au cours de ses pérégrinations savantes (qui l'ont conduit, selon la tradition, en Égypte, en Chaldée, en Perse, voire en Arabie, en Inde ou en Judée…) a pour objet, par l'abstinence et par le savoir, de libérer l'âme de la prison du corps. La doctrine orphique du corps-prison sera interprétée par Augustin (par la médiation de l'Hortensius de Cicéron) comme une analogie païenne du châtiment de la faute d'Adam. Sa radicalité est exprimée dans le jugement de Silène au roi Midas (dans : Plutarque : Moralia, Consolatio ad Apollonium, 115 e) : « Le meilleur pour tous et pour toutes est de ne pas naître ; sinon, la première des choses qu'il faut accomplir, une fois né, est de mourir au plus vite »

La question démographique retient spécifiquement la pensée antique. Dès le VIIe siècle, les Grecs avaient colonisé les îles et le littoral de la mer Égée, les côtes d'Asie Mineure, de Thessalie et de Macédoine et jusqu'aux rives de la Mer Noire, la Sicile et l'Italie méridionale, dite « Grande Grèce », répondant à la médiocrité des ressources continentales, à la stenochôria, l'étroitesse des terres. La période classique, temps de mutation économique et politique, ne change pas les contraintes de l'équilibre démographique. « Voilà bien le vrai paysan attique, ironisera Ménandre (342-291), ça se bat contre des cailloux qui ne produisent que des pousses de thym et de sauge ; ça n'attire que la Douleur sans jamais rien récolter de bon ! » (Le Dyscolos, III, 9). Plus amer encore, du même : « Y a-t-il, en effet, rien de plus malheureux qu'un père, qu'un autre père qui a davantage d'enfants ? » Le maître-mot est « mesure ». Aristote : « Dix hommes ne sauraient faire une cité, mais dix fois dix mille n'en serait pas une non plus » (Éthique à Nicomaque, IX, 10, 1170 b 31-32). La cité trop populeuse n'est plus une cité (polis) mais une tribu (ethnos). Platon : Qu'on « prenne garde de toute manière que la cité n'ait renom ni de petitesse ni de grandeur, mais qu'elle ait de justes dimensions et qu'elle soit une » (République, IV, 423 c). A propos des moyens de limitation des naissances (infanticide, exposition, mariage tardif, célibat, service militaire, âge limite de la procréation pour les hommes - Aristote la fixe à cinquante-quatre ans), Aristote relève : « Pour la restriction de consommation qu'il juge utile, le législateur a nombre de vues ingénieuses ; pour l'isolement des femmes, afin qu'elles n'aient pas trop d'enfants, il a permis les relations homosexuelles » (Pol. II, VII, 5). Parallèlement aux « vues ingénieuses » des législateurs, des prophètes orientaux en rupture, investissant l'aspiration humaine à une vie meilleure, vont mobiliser la religion et, de fait, contribuer à réformer les mœurs.

« Ayant quitté maison, femme, frère, parents ou enfants à cause du royaume de Dieu » (Luc, XVIII, 29), ils proclament « que le Royaume des cieux est tout proche », « que le Fils de l'Homme viendra » « avant [qu'ils] n'achèvent le tour des villes d'Israël » (Matthieu, X, 7 et 23). La Nouvelle, reçue par Paul à la faveur d'une « révélation de Jésus-Christ […] qui l'avait choisi dès le ventre de sa mère […] afin qu'il l'annonce aux nations » (Galates, I, 15-18), c'est qu'il existe un autre destin pour l'homme que le destin d'ici-bas : « L'esprit de Celui qui a relevé d'entre les morts Christ Jésus rendra aussi la vie à vos corps mortels » (Romains, VIII, 11). La prophétie de Paul, apôtre visionnaire et tourmenté (« emporté jusqu'au paradis » - Corinthiens, XII, 3 ; « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? » - Romains, VII, 24) répond à la déréliction d'hommes « fatigués de la vie et des aléas de la fortune », pour reprendre l'expression de Pline l'Ancien. Le cœur du dispositif repose sur la croyance que le renoncement à l'« ordre établi », exprimé par la continence, ouvre un crédit sur la vie après la mort. La foi est en mesure de donner corps à cet au-delà décrit par ceux qui ont le don de voyance (de même que le rêve ou les phénomènes de possession « prouvent » la réalité de mondes supra-naturels). Ce monde, anticipé par les nouvelles règles de vie, illustre un changement radical dans la représentation de l'ancestralité. L'ancestralité, c'est la fidélité au passé ; le paradis des chrétiens est un futur attendu qui est l'envers du présent. Alors que le monde des ancêtres est supposé être une réplique ou une continuation du monde d'ici-bas, le paradis chrétien justifie (idéalement) la contemption des règles mondaines.

Les textes canoniques du christianisme exposent que la venue du Christ a délivré l'homme de la mort. A l'opposé de la continuité généalogique (l'« immortalité des mortels » du Banquet de Platon), le christianisme fait briller une immortalité individuelle, accessible, à l'instar des initiations des religions du salut, au terme d'une mystagogie collective. Le caractère partagé de ces doctrines tient dans leur renversement des valeurs communes (de l'histoire de l'humanité pourrait-on dire), notamment touchant la sexualité. Depuis l'origine, en effet, l'« immortalité des mortels » enchaîne l'humanité à sa condition animale. Dans sa recension et sa critique des « hérésies », Clément d'Alexandrie vise ceux qui prétendent que le Sauveur aurait déclaré que la puissance de la mort durera « aussi longtemps que les femmes enfanteront » (Stromates, III, ch. VI), la figure biblique du Serpent et de la Chute signifiant la fatalité de la reproduction sexuée et la perte d'immortalité de l'espèce. La continence serait donc le moyen exact de s'affranchir de l'animalité et, le Royaume attendu n'étant pas advenu, de recouvrer dans la vie future l'immortalité paradisiaque perdue.

Dans sa réfutation de la théorie de la transmigration des âmes (quand ce serait les mêmes hommes, « les vivants naissant des morts », qui peuplent la terre) Tertullien oppose (en 210-211, dans son De anima, XXX) le constat obvie d'une multiplication continue du genre humain. De sorte que, toute la terre étant colonisée, par convoitise ou par nécessité, « la nature ne nous suffit plus » : « … Nous lisons dans les monuments des antiquités humaines, que le genre humain s'est accru par degré, soit que les peuples aborigènes (aborigines), nomades, exilés ou conquérants s'emparent de nouvelles terres, tels que les Scythes envahissant l'empire des Parthes, Amyclée le Péloponnèse, Athènes l'Asie, les Phrygiens l'Italie, les Phéniciens l'Asie ; soit que les migrations ordinaires, nommées apœcies, afin de se débarrasser d'un surcroît de population, déplacent sur les frontières éloignées l'essaim d'une nation. Car les aborigènes restent aujourd'hui dans leurs demeures, et ils ont multiplié ailleurs leur nation. Assurément il suffit de jeter les yeux sur l'univers pour reconnaître qu'il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu'autrefois. Tout est frayé ; tout est connu ; tout s'ouvre au commerce (Omnia iam pervia, omnia nota, omnia negotiosa). De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux ; les champs ont dompté les forêts ; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages ; les sables sont ensemencés ; l'arbre croît sur les pierres ; les marais sont desséchés ; il s'élève plus de villes aujourd'hui qu'autrefois de masures. Les îles ont cessé d'être un lieu d'horreur ; les rochers n'ont plus rien qui épouvante ; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie. Preuve ultime de l'accroissement du genre humain (Summum testimonium frequentiæ humanæ) : nous sommes un fardeau pour le monde (onerosi sumus mundo) ; c'est à peine si l'élémentaire est assuré ; la nécessité devient plus pressante ; d'où cette plainte universelle : la nature ne nous suffit plus (dum iam nos natura non sustineret). »

Aux débuts de l'ère chrétienne, on estime la population mondiale, qui a décuplé depuis la transition néolithique, à 190 ou 250 millions d'individus. L'immense majorité des humains s'est convertie à l'agriculture. La fuite en avant de la croissance démographique propre à ce mode de production en multiplie les maux (régression sanitaire, mortalité infantile, épidémies…, comme il a été rappelé plus haut). La révolution agricole peut apparaître rétrospectivement comme une innovation malheureuse : en paraissant pouvoir multiplier les biens et satisfaire à l'instinct de survie qui pousse les hommes à se reproduire, elle a en effet multiplié les hommes et les biens, mais aussi la peine, les infirmités et les inégalités, accablant les déshérités qui luttent pour survivre (et faisant briller rétrospectivement le paradis perdu de la cueillette ; voir les analyses de Marshall Sahlins : Stone Age Economics, New York : de Gruyter, 1972). La principale invention sociale de la révolution néolithique est probablement d'avoir créé une classe de pauvres. Saturation humaine et pessimisme vital alimentent ces philosophies qui, dans des sociétés foncièrement inégalitaires, prônent l'abstinence (« Le monde est déjà plein et ne nous contient plus ») et qui annoncent un monde meilleur dans l'après-vie (sous la forme d'une manière de retour au Paradis de la cueillette). La critique envers les rites de fécondité se développe quand ceux-ci ne sont plus en mesure d'assurer la prospérité pour tous. Les religions du salut et les cultes qui mettent en scène une union mystique de l'homme et du dieu apparaissent à cet égard comme une idéologie qui assure la cohérence du monde en dépit des apparences et qui permet d'ajuster la population aux ressources. Le crédit sur le futur en quoi consiste la croyance en cause légitime un message de résignation sociale et une leçon de malthusianisme.

L'interprétation chrétienne de la crucifixion de Jésus, rétrospective, illustre cette mutation. Au modèle osirien du dieu de la végétation qui renaît (vide supra), l'exégèse chrétienne substitue un modèle qui transpose le pouvoir de régénération du dieu à l'homme, l'affranchissant idéalement de sa nature temporelle. Le corps du Christ ressuscité est le nouveau Temple. La Passion a pour support un rite de réfection annuel tel qu'on peut en observer dans les sociétés agraires mais vise, non pas la renaissance de l'année, mais la résurrection de l'homme. C'est un rite néolithique inversé. L'enjeu de ce déplacement s'exprime spectaculairement dans la fonction que le christianisme assigne au « bouc-émissaire ». Dans le rite cyclique, le « bouc émissaire », qui porte toutes les fautes de l'année, est voué à aux gémonies et à l'expulsion ; dans la Passion, la mort du « bouc émissaire » (la mort du Christ) signifie non pas le rejet des flétrissures et la réappropriation des catégories, mais la rédemption de la forme humaine dans ce qu'elle a de plus vil (et par voie de conséquence dans son essence). Le spectateur des Thargélies se différencie du rebut social incarné par le pharmakos dans un mouvement d'horreur, de dégoût et de violence ; le fidèle qui revit la Passion s'identifie au Christ qui souffre pour lui et pour le genre humain. Le dieu qui ressuscite alors n'est pas l'année, c'est l'homme régénéré. Si le dernier des hommes est racheté, alors tous le sont, Dieu lui-même, en la personne de son fils, ayant habité la forme humaine dans son expression la plus misérable. Assumée dans les souffrances du Christ, la souffrance qui résume la vie des hommes justifie l'espérance d'une vie après la mort, affranchie des malheurs et désillusions de cette vallée de larmes. (Cette croyance à l'immortalité de l'âme étant, comme telle, étrangère à l'Ancien Testament.)


Paul, aux Romains (8, 12-17)

Frères, nous avons une dette, mais ce n’est pas envers la chair : nous n’avons pas à vivre sous l’emprise de la chair. Car si vous vivez sous l’emprise de la chair, vous devez mourir ; mais si, par l’Esprit, vous tuez les désordres de l’homme pécheur, vous vivrez. En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu.       
L’Esprit que vous avez reçu ne fait pas de vous des esclaves, des gens qui ont encore peur ; c’est un Esprit qui fait de vous des fils ; poussés par cet Esprit, nous crions vers le Père en l’appelant : « Abba ! » C’est donc l’Esprit Saint lui-même qui affirme à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Puisque nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers ; héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ, à condition de souffrir avec lui pour être avec lui dans la gloire.  


Cette émancipation religieuse du cycle agricole porte en puissance une conversion idéologique majeure puisque, brisant le cercle des recommencements, l’« éternel retour », et soldant la « religion néolithique », elle ouvre le monde et l’histoire. La mutation culturelle caractérisée par le passage du « métier de chasseur » (selon l’expression de Jean-Jacques Rousseau) à celui d’agriculteur engage, on l’a rappelé, un infléchissement dans la représentation des puissances supra-naturelles rendu possible par la maîtrise de la reproduction animale et des plantes vivrières. Sacrifice animal et cultes aux ancêtres caractérisent cet état susceptible de différentes formes organisationnelles, selon que les moyens de production sont collectifs ou sont « privatisés » – l’institutionnalisation de cette appropriation constituant une disjonction historique d’importance. Mais les sacrifices ne conjurent ni le malheur ni la pauvreté. Leur répétition même paraît trahir à la fois leur impuissance et la vaine addiction du dévot (les « vœux enchaînés au vœux », votis nectere vota, « les autels inondés du sang des quadrupèdes », sanguine multo spargere quadrupedum - Lucrèce, De Rerum Natura V, v. 1201-1202). Si les sacrifices étaient efficaces, développe Paul,  "n'aurait-on-pas cessé de les offrir puisque les officiants de ce culte, purifiés une fois pour toutes, n'auraient plus conscience d'aucun péché ? Bien au contraire, par ces sacrifices eux-mêmes, on rappelle chaque année le souvenir des péchés. En effet, du sang de taureaux et de boucs est impuissant à enlever des péchés. C'est pourquoi, en entrant dans le monde, le Christ dit : « Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m'as façonné un corps. Tu n'as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour les péchés. Alors j'ai dit : Voici, je viens, car c'est de moi qu'il est question dans le rouleau du livre, pour faire, ô Dieu, ta volonté » (Psaumes 40.7-9). Or, là où les péchés sont remis, il n'y a plus d'oblation pour le péché » (Epître aux Hébreux X. 1-18).
 
La critique des rites néolithiques se nourrit de leur perpétuel recommencement mais aussi de leur corporatisme social. Constitutifs des cultes officiels, leur formalisme et leur théâtralité sont associés à la pompe du pouvoir. La Loi mosaïque, par exemple, est ainsi une norme marmoréenne, impassible, en soi indifférente à la rédemption individuelle. La récusation de ces rites est aussi une critique sociale. En effet, comment vouloir autre chose que les biens d’ici-bas appelés par l’invocation aux puissances qui sont supposées les dispenser, et qui peut bien vouloir autre chose que les biens d’ici-bas ? Le message en cause émane évidemment d’une contre-culture : pour qui la répétition de l’« éternel retour », c’est le harassement du même qui annonce que rien ne change et que les damnés de la terre le seront de toute éternité. Alcméon de Crotone expliquait que « les hommes meurent parce qu’ils ne peuvent [à la différence des astres] rattacher le commencement à la fin » (frag. 2 - Diels). La doctrine chrétienne crée un temps soustrait au monde de la génération et de la corruption, prenant acte de l’impossibilité pour les humains de rattacher le commencement à la fin. Économie du salut contre économie de la reproduction, elle prouve aux exclus qu’il existe une voie de rédemption : en renonçant à ce qu’ils ne peuvent acquérir, ils accèdent aux biens de l’au-delà. Mais comment comprendre que ce message fait de ressentiment (et de prophétique espérance) ait pu parler aux puissants jusqu’à devenir une religion officielle ? Si c’est bien sa stigmatisation de la chair et son pessimisme vital qui constituent le message le plus évident du christianisme, c’est vraisemblablement dans cette valeur qu’il faut chercher les raisons de cette séduction. C’est que le christianisme apporte un modèle de vie approprié à la cohérence sociale dans un environnement saturé d’hommes et limité en ressources. Le christianisme légitime à cet égard un coup d’arrêt à la multiplication de l’espèce et donne la clé de la compétition des unités domestiques. Les rites néolithiques avec leur « fange teintée d’érotisme » qui célèbre la fécondité, sont une incitation à se reproduire. S’il existe une vérité au-delà du cycle des apparences, l’éternel retour du même, symbolisé par l’âne aux yeux bandés qui actionne la meule (Évangile selon Philippe, trad. fr. J.-E. Ménard, Paris : Letouzey et Ané, 1967, p. 71) peut être vécu par les fils d’Adam (« …Ceux qui sont nés de femme, depuis Adam jusqu’à Jean-Baptiste… » - Évangile selon Thomas, publié par J.-E Ménard, Leyden : E. J. Brill, 1975, 46) comme un destin de mort – que la prophétie évangélique vient expressément racheter.

Pour revenir à une théologie sommaire, on peut se demander ce que change, comparé au sacrifice animal, le sacrifice du « Fils de Dieu ». On peut répondre en un raccourci que la doctrine chrétienne substitue au collectif « les ancêtres », dispensateurs de prospérité (au « Veau d’or »), un « Dieu Père » omnipotent. Fidèle au principe de filiation et de patrilinéarité, c’est, si l’on peut dire, une ancestralité « au carré » puisqu’un pouvoir de création et de re-création est attribué à ce « Père » et non plus seulement un pouvoir de régénération associé à l’année. C’est lui qui prend l’initiative de racheter le genre humain qu’il a créé « à sa ressemblance ». L’invocation de l’homme aux ancêtres concernait, à chaque temps critique du cycle agricole, la reproduction du même et c’est un événement unique et fondateur qui va briser ce cercle des recommencements : en la personne de son Fils, Dieu, va régénérer la création. « Adam est né d’une grande puissance […] mais il n’est pas devenu digne de vous, car s’il avait été digne, il n’aurait pas goûté la mort » (id., 85). Le Christ, nouvel Adam, va en effet libérer l’homme de son enveloppe corporelle. « Dieu en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair » (Romains, 8, 3). Le Christ n’est pas pécheur, mais par sa chair, semblable à la chair peccante de l’homme, il a sauvé l’homme. L’Incarnation, la Passion, la Croix sont des ainsi des modèles qui permettent de séparer radicalement l’esprit du corps et d’échapper aux cycles naturels. La nature virginale de Marie est une nouvelle Arche d’alliance. Si le Fils de Dieu renaît après avoir souffert la Passion, laissant son exuvie au sépulcre (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), c’est la démonstration que la nature corporelle est, pour le moins, un embarras, et que le corps, comme le rappelle une image pythagoricienne relevée par Platon et qui sera exploitée par l’exégétique chrétienne, n’est qu’un tombeau, sôma : sèma (Gorgias 493 a). « Les anciens théologiens et devins, fera valoir Clément d’Alexandrie, témoignent, eux aussi, que c’est en punition de certaines fautes que l’âme a été attelée au corps et ensevelie en lui comme en un tombeau » (Stromates, III, 11).

Présentation de la discussion

Le premier titre de cette communication était : "La publication des Actes de Saint Dasius par Franz Cumont en 1897". Ce titre n'étant pas très explicite, le sous-titre est devenu le titre, soit : "Une lecture ethnologique de la Passion du Christ est-elle possible ?" En réalité, je souhaite faire état des discussions que la publication du texte en cause a suscitées. Ce texte rapporte le martyre d'un légionnaire romain dans une garnison établie en Mésie, sur le Danube. Ce sont les circonstances de ce martyre, la célébration des Saturnales par la garnison, qui ont motivé les interprétations que je vais présenter, fondées sur l'hypothèse d'un rapprochement entre la Passion du Christ et le traitement dont faisait l'objet le "roi" des Saturnales ou le personnage (ou la représentation) qui, dans la fête juive des Sacées (Purim), tenait le rôle d'Aman et qui était rituellement exécuté.

Je rappelle – et je préciserai – que les Saturnales et les Sacées étaient des fêtes de renouvellement du monde ou de passage de l'année et qu'elles comportaient, comme les Thargélies grecques, un rite de "bouc émissaire" : on faisait porter à un individu – généralement un infirme, un condamné ou un "rebut" de la société – toutes les fautes de la communauté et on l'expulsait ou on le mettait à mort. Il était ainsi supposé emporter le mal avec lui : un nouveau monde, ou une nouvelle année, pouvait commencer. Pendant cette période rituelle (et festive) où le chaos est programmé pour refaire l'ordre, tout était inversé. Ainsi, pendant les Saturnales romaines (c'est sans doute le trait le plus connu), les esclaves devenaient les maîtres et sur ce chaos régnait un roi parodique qui incarnait Saturne. C'est évidemment le déguisement dont les soldats affublent le Christ, le revêtant de pourpre, lui mettant une couronne, lui conférant le titre de "Roi des Juifs" (appellation que Pilate fera inscrire sur la croix) qui constitue le point de départ du comparatisme théologique que je vais présenter.

*

Si les chrétiens se représentent la Passion comme un commencement absolu – un événement fondateur ne peut, en effet, être une imitation – on constate que le premiers Pères de l'Église étaient moins "fondamentalistes". Engagés dans une entreprise d'apologétique et de réfutation des premières hérésies et œuvrant à définir le dogme de la nouvelle religion, ils exposent la croyance chrétienne par comparaison avec les croyances et les rites de leur temps. On peut donc les considérer, toutes choses égales d'ailleurs, comme les précurseurs de ce comparatisme en anthropologie des religions auquel je vais souscrire ici. Les discussions suscitées par la traduction du texte que je vais présenter renouent, en quelque sorte, au-delà des siècles, avec ce comparatisme originel. La question qui constitue le titre de cette communication : "Une lecture ethnologique de la Passion est-elle possible ?" pourrait donc d'emblée recevoir une réponse positive.

Le texte en cause, dont on ne connaît qu'une seule copie (c'est le Parisinus grec 1539 du XIe siècle, conservé à la Bibliothèque Nationale), est la traduction grecque d'un récit écrit en latin et resté inconnu. Il rapporte le martyre d'un légionnaire romain, Saint Dasius, en 303, dans une garnison établie sur le Danube, aux confins de l'empire. Cette relation hagiographique – la part faite à l'hagiographie – est instructive à plus d'un titre. L'idée est ici de mobiliser de conserve la philologie et l'histoire des religions dans une approche générique des rites de réfection ou de recréation du monde. Cette approche, permettant de la restituer dans son environnement de croyances, rend la Passion du Christ à la fois moins singulière et en même temps d'autant plus singulière : si l'on considère la postérité de cette interprétation d'un scénario "banal".

Je ne m'intéresserai ici qu'au caractère rituel – routinier et non exceptionnel – de la Passion. Et non à l'énigme, que j'évoquerai en conclusion, que constitue le fait que la mise à mort d'un prophète-thaumaturge, en Palestine occupée, selon un scénario de réfection du monde supposé enclencher la nouvelle année – un scénario banal – enclenche... non pas simplement une nouvelle année, mais une nouvelle ère.

Je rappellerai aussi – puisque nous sommes entre nous, à la Réunion – que notre Saint Expédit local, soldat arménien engagé dans la Fulminante et dont les expédientes fulminations sont toujours invoquées, a lui aussi été martyrisé en 303, dans la vague de persécutions engagée par Dioclétien. L’impatientèle de Saint Expédit (Hodie ! hodie ! [aujourd’hui ! mêm’-mêm’ !] réplique Expédit sur le crucifix qu’il brandit en réponse aux cr(o)assements procrastinateurs : Cras ! cras ! [demain ! demain !] du corbeau qu'il conculque – qu’il foule aux pieds, pour le dire en langue romane…) en demande de succès expéditifs et de promptes guérisons, nous renvoie à l’étymologie des premiers temps de la chrétienté…

Tertullien

Un exemple de ce comparatisme à porter au crédit des premiers Pères de l'Église – confortant, certes, le nouveau par l'ancien – est dû à Tertullien. Dans son Adversus Iudaeos, Tertullien (c.155 - c. 235), compare le sort terrestre du Christ à celui du bouc émissaire du Lévitique, “couvert d’ignominies” et chassé au désert : 
"Parlerai-je des deux boucs offerts par la loi mosaïque dans le jeûne public? Ne représentent-ils pas aussi le double aspect du Christ ? [...] L'un des deux boucs, environné d'écarlate, chargé de malédictions, couvert d'ignominies, insulté, frappé, maltraité par tout le peuple, était chassé hors de la ville et envoyé à la mort, portant ainsi les caractères manifestes de la passion de notre Seigneur, qui, après avoir été revêtu d'écarlate, après avoir subi les opprobres et les malédictions de tous, fut crucifié hors de la ville. [...] Le second, au contraire, éclatant de lumière et digne d'un Dieu [...]" (Adversus Iudaeos, XIV) 
 
Ce thème de l’avilissement et de l’humiliation du Christ ("Pour moi [dit le Christ sous la plume de Tertullien], je suis un ver de terre et non pas un homme. Je suis le rebut des mortels et le jouet de la populace." - Adversus Iudaeos, XIV) est, de fait, un topos de la prédication et de la théologie chrétienne (e. g. Bossuet : "Jésus-Christ est livré à ses ennemis et se laisse écraser". "Comme un ver de terre..." 1er sermon pour le dimanche de la Quinquagésime.) Ce topos n'est pas sans équivalent.
 
Une lecture anthropologique des passages des Évangiles décrivant la passion du Christ engage un rapprochement avec les rituels d’exclusion et de mise à mort révélés par l'histoire universelle. Chercher à définir ce qui spécifie la Passion requiert, au préalable, l’examen de ce qu’elle peut avoir de commun avec ces rituels. Le passage de Tertullien cité rappelle, s'il est besoin, que les contemporains du Christ ont compris ce supplice avec les outils intellectuels (émotionnels et conceptuels) de l’époque. Et il y a tout lieu de penser, en effet, que cette mise en scène et cette mise à mort, loin d’avoir constitué une innovation, ont emprunté aux rituels du temps.  

Le comparatisme théologique des Pères de l'Église trouve donc – sous d'autres attendus et en d'autres siècles – une suite en histoire des religions avec la publication par Franz Cumont, en 1897, des Actes du martyre de saint Dasius, un légionnaire romain mis à mort en 303, au cours de la célébration des Saturnales, dans une garnison établie sur le Danube, en Mésie. Dans un article de 1898, le philologue allemand P. Wendland, commentant ces Actes et les commentaires que cette publication a suscité parmi les spécialistes considère que le scénario de la passion de Jésus est inspiré par le rituel d’intronisation et par la mise à mort du roi des Saturnales (“Jesus als Saturnalien-Konig”, Hermes, XXXIII (1898), pp. 175-179). Le costume royal et la couronne dont les soldats affublent le “roi des Juifs” s'expliqueraient par ce modèle. Cette interprétation sera discutée par les historiens de la période et notamment par James Frazer dans une note de la deuxième édition du Rameau d'Or, en 1900. J'y reviendrai.
 
Les Actes de saint Dasius 
 
De l'avis de l'éditeur de ce manuscrit, traduction grecque d'un texte latin (traduction française en annexe), il est difficile d'y faire le départ entre histoire et hagiographie : “... de marquer exactement à quoi se réduit le noyau historique et où commence l’amplification.” (p. 9) Selon Macrobe, les Saturnales ont toujours été un temps de nefas pour les troupes (Macrobe, I, 10, 1) et, de fait, ce texte permet d'abord de confirmer qu’on célébrait cette fête dans les garnisons. Ainsi, les soldats de la citadelle de Durostorum avaient-ils coutume, lors des fêtes de Kronos qu’ils célébraient chaque année, de tirer au sort un roi. “Revêtu des insignes de sa dignité, celui-ci sortait à la tête d’un nombreux cortège, et se livrait dans la ville à toute espèce d’excès et de débauches. La licence permise à cette occasion passait pour un “don” spécial de Saturne, dont ce roi éphémère était l’image terrestre. (Cumont, p. 5) De fait, aussi, l'année 303 est l'année de la première grande persécution des chrétiens, sous Dioclétien. 
 
“Il semble [d'ailleurs], commente Cumont, que ce rédacteur grec, n’ait compris qu’imparfaitement l’original qu’il prétendait reproduire [...] Ainsi lorsqu’il affirme que les Saturnales se prolongeaient pendant trente jours à Durostorum [...] ou bien encore lorsqu’il raconte que ce malheureux roi finissait par être sacrifié à Saturne ; il faut simplement entendre qu’il offrait un sacrifice à ce dieu [...] 
 
En 303, donc, le sort désigne le soldat Dasius roi des Saturnales. Chrétien, celui-ci se refuse à tenir ce rôle impie et proclame sa foi. Il est amené devant le légat Bassus, qui cherche à le faire abjurer et qui lui demande de sacrifier aux images de l’empereur, chef des armées. “Le légat, écrit Cumont, voyant le peu de succès de ses objurgations, se décide à appliquer la loi et condamne l’accusé à être décapité. Avant sa mort, on s’efforce encore en vain de lui faire encenser les idoles.” (p. 7) 
 
“En résumé, conclut Cumont, quoique la Passion conservée dans le vieux manuscrit de Paris soit une traduction infidèle d’un original latin, on peut admettre, nous semble-t-il, que le légionnaire romain Dasius ayant refusé de présider aux fêtes de Saturne, fut condamné comme chrétien et décapité à Axiopolis, le 20 novembre 303 [...] attest[ant] pour la Mésie l’extension de la persécution de Dioclétien jusqu’aux frontières de l’empire, tout le long de la ligne du Danube.” (p. 10) La réalité historique du martyre de Dasius est confirmée par la découverte, publiée en 1908, également par Franz Cumont, d'un sarcophage dans la cathédrale d'Ancône (il y aurait été transféré lors des invasions barbares) dont l'épitaphe fait mention du nom du saint et de la ville de Durostorum. (F. Cumont, “Le tombeau de saint Dasius de Durostorum”, Analecta Bollandiana, XXVII (1908), pp. 259 s.)  
 
Mais la réalité du martyre de Dasius n'authentifie pas les circonstances de sa mise à mort.
 
 
Saturnales et Sacées 

Dans son acception courante, le phénomène dit de "bouc émissaire" qualifie des manifestations collectives de stigmatisation qui consistent à faire porter à l'étranger ou à l'homme différent la responsabilité du malheur social et à le chasser de la communauté. La perception et la signification de la différence constituant l'amorce de ce processus d'exclusion (voir : Penser la régularité. La forme et le temps dans la société traditionnelle - fiche pédagogique).


Un modèle animal de l'exclusion :

“Un jour, il prit au piège un gros corbeau, barbouilla ses ailes de rouge, sa gorge de bleu et sa queue de vert. Quand il vit une bande de corbeaux survoler notre cabane, il lâcha son souffre-douleur. À peine eut-il rejoint ses congénères qu’une lutte à mort s’engagea. De tous côtés on s’acharna sur l’imposteur [...] Les corbeaux prenaient de la hauteur, et soudain nous vîmes leur victime tomber en vrille dans les labours [...] Ses frères lui avaient crevé les yeux et du sang ruisselait sur son plumage. Après un dernier effort pour s’arracher à la terre gluante, ses forces l’abandonnèrent.”
Jerzy Kosinski, The Painted Bird (L’Oiseau bariolé),1965.

Ce "meurtre rituel" conspécifique, réactif et "sauvage" décrit par Kosinski met en évidence, par contraste, le caractère intentionnel et maîtrisé du rituel religieux. Dans les sociétés animales, la cohésion repose sur des dispositifs de reconnaissance sensoriels (visuels, phéromonaux, auditifs) qui soutiennent le processus de spéciation. Il y a bien perception du même quand la proxémie exclut l'"imposteur". L'imitation génère la société. La continuité d'une espèce est ainsi assurée par des mécanismes internes et externes de conformité (la variabilité résultant de la recombinaison génétique est plus grande quand la pression sélective diminue ; la prédation, par exemple, concourt à "homologuer" la conformité de l'espèce en éliminant les déviants.) Dans le monde animal, la perception de la régularité est dans l'instant. L'homme, lui – tout en restant sujet aux emportements collectifs spontanés, particulièrement en situation de crise – a conscience du temps. Il voit dans l'exception ou l'irrégularité non seulement une menace immédiate, mais un empêchement au retour, un dérèglement systémique. Ainsi, programmant le futur, instrumentalise-t-il la différence visible, l'entropie produite par la routine du même pour refaire l'ordre et régénérer l'identité. En mobilisant les mêmes contre l'autre, le désordre crée l'ordre par sa valeur d'injonction au chaos. Il rassemble et resserre les membres conformes dans une action réactive commune. Comme il est différent, nous sommes mêmes, nous sommes un, nous sommes unis. La refondation s'autorise d'un réel sans dystrophie qui conforte l'identité générique. 


Les Saturnales duraient sept jours, comme le rappelle Lucien (Saturnales, 2) : 
"Ma puissance
[c'est Saturne qui parle] se borne à sept jours : ce temps écoulé, je redeviens simple particulier, comme qui dirait un homme du peuple. Mais, durant cette semaine, il ne m'est permis de m'occuper d'aucune affaire soit publique, soit privée. Boire, m'enivrer, crier, plaisanter, jouer aux dés, choisir les rois du festin, régaler les esclaves, chanter nu, applaudir en chancelant, être parfois jeté dans l'eau froide la tête la première, avoir la figure barbouillée de suie, voilà ce qu'il m'est permis de faire." 
 
Les Saturnales célébraient le solstice d'hiver et le passage de l'année. Elles présentent les caractéristiques des rites de renouveau ou de recréation du monde, quand on met en scène le chaos pour réamorcer l'ordre. C'est l'inversion caractéristique des carnavals, sens dessus-dessous – qui donnera des manifestations comme la Fête des fous de la chrétienté. Le temps de Saturne célébrait une époque mythique, avant l'invention de l'agriculture, quand les récoltes croissaient sans la main de l'homme.  Le mot “sata”,  semences, est donné pour une étymologie de “Saturne”,  dieu des germinations. ("Tout poussait alors sans soins et sans culture : point d'épis, mais le pain tout préparé et les viandes tout apprêtées" - Lucien, Saturnales, 7.) Le rite révèle que la production humaine, la fécondité réglée, requiert une profusion naturelle, un flux, un débordement que la loi va canaliser.  
 
Ce passage de l'année écoulée à l'année nouvelle, de la mort de la nature à sa résurrection – Janus, janvier, regarde vers l'avant et regarde vers l'arrière – constitue un temps particulièrement critique puisque rien n'assure que la vie va renaître. Ce passage est marqué dans plusieurs traditions par des jours intermédiaires qui peuvent représenter la différence existant entre l'année lunaire et l'année solaire ou les jours épagomènes (voir : Fiche pédagogique n° 13 Les calendriers). Lorsque ces jours sont au nombre de douze, on les considère parfois comme une préfiguration des mois à venir. Ces “jours étroits” sont, à Rome, sous la protection tutélaire d'Angerona, divinité des passages et des étranglements (Angerona : étymologiquement : angoisse, sphinge, sphincter...). Pendant cette période sans loi, dévolue à la régénération de la nature, les déguisements opèrent la confusion des ordres, des genres et des espèces (travestissements animaux). Et les esclaves deviennent les maîtres... 
 
Avec le tirage au sort du roi du festin évoqué par Lucien (dont la “galette des rois”, avec sa fève, est un avatar), un autre mode d'élection, cohérent avec le sens profond du rite, peut avoir cours : on tire de prison un condamné qui, après avoir été fait roi, sera sacrifié à Saturne, ou bien l'on choisit un individu disgrâcié, un infirme (“l'homme le plus laid de la cité”, cf. les Thargélies) qui incarne et qui emporte les flétrissures et les fautes de la vieille année. C'est le scénario du bouc émissaire visé par Tertullien. Le rebut signifie le chaos, il permet aussi de théâtraliser l'appel à l'ordre.  

Commentant les Actes dans l'année de leur publication, L. Parmentier convoque un certain nombre d'auteurs anciens (Dion Chrysostome, Athénée, Bérose, Strabon, Porphyre) pour établir la réalité d'une fête annuelle, les Sacées, commune aux peuples moyen-orientaux et aux régions soumises à l'influence asiatique (notamment par l'intermédiaire de l'armée romaine où les auxilliaires orientaux étaient nombreux), fête qui se serait amalgamée aux Saturnales et dont “l'épilogue caractéristique, conservé plus ou moins longtemps et fidèlement selon les pays, était l'immolation à la divinité d'un homme à qui l'on avait fait d'abord jouer le rôle de roi des orgies.” ("Le roi des Saturnales", Revue de Philologie, juillet 1897, XXI – 11, p. 147) Discutant l'hypothèse de Cumont, qui considère que le rôle du roi des Saturnales se serait limité à sacrifier une victime au dieu, sacrifice que Dasius aurait refusé d'accomplir, Parmentier suggère que la licence autorisée par la persécution des chrétiens aurait avivé la mémoire d'un rite ancien, incluant un sacrifice humain. Il convoque à ce titre un texte de Dion Chrysostome rapportant l’entrevue entre Alexandre et Diogène le Cynique (Or. IV, 66) qui fait mention d'un tel rite dans la célébration  des Sacées. 
 
“Que ne jettes-tu les ornements que tu portes, dit Diogène, pour prendre le manteau du pauvre et rendre hommage à ceux qui valent mieux que toi, au lieu de te promener avec un diadème ridicule. Bientôt peut-être il va te pousser une crête et une tiare, comme aux coqs ! Ne connais-tu pas la fête des Saces que célèbrent ces Perses que tu vas maintenant combattre ? – Quelle fête demanda-t-il vivement ; car il voulait savoir tout ce qui concernait les Perses. – Ils prennent, dit-il, un des prisonniers condamnés à mort et il le font asseoir sur le trône du roi , ils l'affublent du costume royal, le laissent commander, boire, s'amuser ; prendre les maîtresses du roi pendant tous les jours de la fête ; personne ne l'empêche de faire absolument toutes ses fantaisies. Mais à la fin ils le déshabillent, le battent de verges, et le pendent.”
(id. p. 144-45).


Notice "Sacées" de la première édition
de l'Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers
de Diderot et d'Alembert : 

SACÉES, s. f. pl. (Hist. anc.) en grec SAKAIA ; fêtes qu'on célébroit autrefois à Babylone en l'honneur de la déesse Anaïtis. Elles étoient dans l'Orient ce qu'étoient à Rome les saturnales, une fête instituée en faveur des esclaves; elle duroit cinq jours pendant lesquels, dit Athénée, les esclaves commandoient à leurs maîtres; & l'un d'entre eux revêtu d'une robe royale qu'on appelloit zogane, agissoit comme s'il eût été le maître de la maison. Une des cérémonies de cette fête étoit de choisir un prisonnier condamné à mort, & de lui permettre de prendre tous les plaisirs qu'il pouvoit souhaiter avant que d'être conduit au supplice.


Cumont rappelle, commentant à son tour les remarques de Parmentier dans la même revue, qu'"aux derniers temps du paganisme il se livrait au Forum lors des Saturnales un combat de gladiateurs et que [...] le sang du champion vaincu coulait, à travers des dalles percées de trous, sur un personnage placé au-dessous, dans une fosse et censé représenter Saturne." (p. 151, cit. de Saint Cyrille, Contra Julianum, IV) "Sous prétexte de Saturnales, des auxiliaires orientaux se seraient-ils amusés, dans un campement de la Mésie, à faire jouer par dérision le rôle de victime couronnée à un de leurs compagnons d’armes chrétiens ? Une telle comédie sanglante n’est pas impossible au milieu d’une fête soldatesque, à une époque où la licence de la persécution devait déchaîner les plus cruels instincts", conclut Parmentier (p. 148). Il y a certainement lieu de distinguer les Saturnales civiles, domestiques, telles qu'évoquées par Lucien, des Saturnales célébrées dans les garnisons et visées par l'évêque Astérius aux environs de l'an 400 pour leur parade et leur débauche (cf. cit. de Cumont). Cette fusion ou confusion de deux carnavals (Saturnales et Sacées) en un seul montre, quoi qu'il en soit, leur signification commune de rites de renaissance et de recréation du monde.

La lecture des Actes suggère donc une autre interprétation de la Passion du Christ. Si Dasius a été mis à mort en tant que roi des Saturnales, ne faut-il pas comprendre de même le traitement avilissant, la dérision et la crucifixion que les soldats font subir à Jésus ? Cette histoire familière et fondatrice, qui nous paraît d'une originalité absolue, pourrait ainsi se comprendre selon la routine cyclique d'un rite d'exclusion et de purification.

C'est donc ce à quoi s'emploie P. Wendland en ajoutant au dossier constitué par Cumont et Parmentier un passage de Philon qui vivait à Alexandrie au temps du Christ et qui raconte la manière dont les alexandrins ont tourné en dérision Agrippa, petit-fils d'Hérode, roi de Judée, de passage dans la ville de retour de Rome où Caligula venait de le faire roi de Judée. Wendland compare cette relation avec la mise en scène du couronnement du Christ (Marc, 15, 16-20 ; Matthieu, 27, 26-31). Voici la substance du récit de Philon : 

"Ils se saisirent d'un simple d'esprit nommé Carabbas, qui errait dans les rues complètement nu et qui était la risée des gamins et des passants, ils l'installèrent bien en vue sur une place publique, lui enfoncèrent une couronne de papyrus sur la tête en guise de diadème, l'enveloppèrent d'une natte en guise de manteau royal et lui mirent dans la main un roseau ramassé sur le chemin en guise de sceptre, faisant de lui, comme au théâtre, le dépositaire des insignes de l'autorité royale ; une garde de jeunes hommes armés de gourdins, à l'imitation des gardes du roi, se forma autour de lui ; on vint lui rendre hommage, d'autres faisaient mine de plaider leur cause auprès de lui ou venaient prendre avis sur les affaires de l'État. Alors, de la multitude qui s'était assemblée jaillit un cri puissant : Maris ! Maris ! car c'est le nom par lequel on nomme les rois en Syrie et la foule savait qu'Agrippa était syrien de naissance et souverain de ce pays." (Philon, Adversus Flaccum, VI, 36 à 39)  
 
La lecture de James Frazer

Dans une note de la deuxième édition du Rameau d’or (1900), Frazer discute cette hypothèse. "Un savant allemand éminent, écrit-il, a récemment appelé l’attention sur la remarquable ressemblance que présentent le traitement infligé au Christ, à Jérusalem, par des soldats romains, et celui que d’autres soldats romains firent subir au faux roi des Saturnales à Durustorum. Pour expliquer cette similitude, il suppose que la soldatesque tournait en dérision les prétentions du Christ à un royaume divin en le revêtant de l’appareil familier du vieux roi Saturne qui figurait, en bonne place, aux fêtes d’hiver" (Le Rameau d’or, III, Esprit des blés et des bois , Le bouc émissaire, p. 666, R. Laffont, 1983). 
 
À cette hypothèse, Frazer oppose une discordance de dates : les Saturnales sont une fête d’hiver, Pâques une fête de printemps. Mais cette objection est tempérée par le fait qu’à l’époque où l’année romaine commençait en mars, les Saturnales se tenaient au printemps... Frazer (ayant relevé dans la destruction des étals des marchands du temple par Jésus une variante des droits arbitraires reconnus au faux roi – p. 671) voit, quant à lui, une ressemblance "plus étroite" (relevée par Parmentier, citation de Dion Chrysostome, supra) : la ressemblance que la passion du Christ présente avec le traitement infligé au faux roi des Sacées. La relation de Matthieu étant la mieux à même de soutenir cette comparaison.

Matthieu, XXVII, 26-31 : 
"Alors il leur relâcha Barabas ; et après avoir fait fouetter Jésus, il le leur livra pour être crucifié. Et les soldats du gouverneur amenèrent Jésus au prétoire, et ils assemblèrent autour de lui toute la compagnie des soldats. Et l’ayant dépouillé, ils le revêtirent d’un manteau d’écarlate. Puis ayant fait une couronne d’épines, ils la lui mirent sur la tête, et il lui mirent un roseau à la main droite ; et, s'agenouillant devant lui, ils se moquaient de lui en lui disant : Je te salue, roi des Juifs ! et crachant contre lui, ils lui donnaient des roseaux et lui en donnaient de coups sur la tête. Après s’être ainsi moqué de lui, ils lui ôtèrent le manteau..."
 
"Ne peut-il se faire, demande Frazer, qu’à une époque plus reculée, et comme les Babyloniens eux-mêmes, ils aient régulièrement forcé un condamné à remplir le rôle tragique, et qu’ainsi le Christ ait été mis à mort dans le rôle d’Aman ? La similitude qui existait entre la pendaison d’Aman et le crucifiement du Christ a frappé les premiers chrétiens eux-mêmes ; chaque fois que les Juifs détruisaient une effigie d’Aman, leurs voisins chrétiens les accusaient de tourner en ridicule le mystère le plus saint de leur nouvelle foi." (p. 667)
[Le livre XVI du Code de Théodose, promulgué en 438, porte en effet :
Contre les juifs qui se moquent du christianisme lors de la fête de Pourim
"Les gouverneurs de province interdiront aux juifs d'incendier Aman lors d'une de leurs fêtes solennelles, en souvenir de son ancien châtiment, et de brûler une sorte de simulacre de la sainte Croix dans un esprit sacrilège pour se moquer de la foi chrétienne, pour qu'ils n'introduisent pas dans les lieux qui leur appartiennent le signe de notre foi." (Code Théodosien XVI, introduction et notes de Roland Delmaire, les éditions du Cerf, 2005.p. 395)]

Là encore, la discordance des dates, les dates respectives de Purim et de Pâques, fait question. Mais si le faux roi des Saturnales se voyait octroyer une période de trente jours de licence avant sa mise à mort, le faux roi de Purim n'aurait-il pas pu bénéficier de la même libéralité ? Ce qui reculerait la date de son exécution à Pâques (p. 668). Remarquant que le Christ a été livré à la garde d’Hérode (et non aux soldats de la garnison romaine, si l’on en croit l’un des évangélistes - Esther, III, 7) et qu’on peut à bon droit considérer que ces soldats sont juifs, Frazer estime que c'est à cette fête inspirée des Sacées qu'il faudrait rapporter la Passion. (p. 669) "Pilate fit placer au-dessus de la croix une inscription indiquant que le supplicié était le roi des Juifs. Est-il vraisemblable que, sous le règne de Tibère, un gouverneur romain, perpétuellement hanté par la crainte du vieil empereur jaloux et soupçonneux, se fût risqué, même par dérision, à afficher un pareil appel à la révolte, si ce n’avait été la formule  normale employée en pareil cas, admise par l’usage [...] ?" (id.) Le traitement infligé au Christ "ne fut [donc] pas un châtiment inventé tout exprès pour le Christ, conclut Frazer, mais constituait seulement le lot annuel du malfaiteur qui remplissait le rôle d’Aman." (p. 669) 

Un autre ordre de questions surgit du scénario de la Passion touchant la présence et la signification du personnage de Barabbas. "À la fête au cours de laquelle le Christ fut crucifié, nous disent les Évangélistes, il était d’usage que le gouverneur romain relâchât un prisonnier, quel qu’il fût, que désignait le peuple." (p. 670) Frazer note que Pilate ne possédait nullement le pouvoir d’empêcher le sacrifice ; tout au plus pouvait-il choisir la victime” (p. 669) Pilate souhaite faire jouer à Jésus le rôle de Barabbas... (pp. 670-671) et doit céder sous la pression de la populace excitée par les prêtres. Il relâche Barabbas, emprisonné pour crime et sédition. On se souvient que la relation, par Philon d’Alexandrie, de la mise en scène contre Agripa fait mention d'un dément inoffensif, nommé Carabbas. Frazer rappelle que Barabbas signifie “fils du père”, ce n’est pas le nom d’un individu, mais celui d’une fonction. Il conjecture de cette dénomination une relation avec le sacrifice du fils du roi en place du père ou du sacrifice du premier-né. De fait, les Évangiles rapportent avec récurrence la référence au père dans les paroles du Christ. (voir note)
 
L'hypothèse que Frazer soumet, "sous toute réserve" au jugement du lecteur est donc celle-ci :
"Il était d'usage, nous pouvons le supposer, chez les Juifs à Purim, ou, peut-être parfois, à Pâques, de prendre deux prisonniers et de leur faire jouer les rôles respectifs d'Aman et de Mardochée dans le mystère sacré qui constituait un des traits essentiels de la fête. Les deux hommes, pendant un temps assez court, se pavanaient sous des accoutrements royaux ; mais leur sort était différent. Car, au dénouement, tandis que l'on pendait ou crucifiait celui qui représentait Aman, on donnait la liberté à celui qui personnifiait Mardochée, et qui portait en langue populaire le titre de Barabbas."
 
Frazer, on le voit, rejoint implicitement la comparaison de Tertullien du bouc émissaire, avec ce dédoublement caractéristique résultant de la division significative propre aux recréations du monde : purification de la société opérée par l'expulsion et l'annulation des fautes dans un premier temps, célébration de la procession ordonnée dans un deuxième temps (cf. les Thargélies).  

Que signifie la nouvelle croyance ?  
 
Même mise en scène  dans un scénario rituel sans doute “traditionnel”, la Passion signifie (rétrospectivement) autre chose. La mise à mort de Jésus, “ver de terre”, lie de la création, etc. ne dramatise pas la mort de l'année, comme dans le rite ancien, mais sa sublimation, au sens physique du mot, la désintégration des valeurs de vie. Le dieu qui ressuscite n'est pas un “dieu qui meurt”, façon Frazer, et qui renaît en gloire dans la nouvelle année. Car son royaume n'est pas de ce monde... Sans doute cette croyance se greffe-t-elle, chronologiquement et sémantiquement, sur l'ancienne, mais elle s'en distingue par son contenu. Produit de la dramaturgie universelle liée à la mort de l'année et à la perennité du cycle agricole et produit du millénarisme juif en attente du Messie à la fois, la nouvelle religion voit dans la Passion la promesse d'une délivrance dans l'au-delà et la promesse de la vie éternelle, car le bouc émissaire qui meurt sur la croix, à la différence du scénario classique où l'élection de l'inversion est instrumentalisée pour refaire l'ordre, c'est le dieu qui renaît.

Le portrait du Christ dans les Évangiles est celui d'un prophète thaumaturge, un agitateur, sans doute, aux yeux du temple et de l'occupant, etc., mais pas celui d'un rebut social. La passion du Christ, avec les valeurs négatives qu'elle développe est l'envers de sa face “solaire”, elle fait sens, comme l'explique Tertullien, par opposition à son destin céleste, aux côtés du père. "Il éclaire aveugles-nés, dit Bossuet dans le 1er sermon pour le dimanche de la Quinquagésime, il fait marcher les paralytiques, il délivre les possédés, il ressuscite les morts". Mais "ce n'est pas là qu'il nous sauve. Jésus-Christ est livré à ses ennemis et se laisse écraser". "Comme un ver de terre", poursuit Bossuet, "c'est là qu'il devient notre Rédempteur"
 
Il y a une nécessité théologique (et pédagogique) à ce que le Christ subisse ce traitement infamant et soit rabaissé et agoni comme la lie de la création. C'est la condition nécessaire pour que la vie terrestre soit rachetée. C'est parce que le Christ est traité comme le plus bas (qu'il est plus homme qu'aucun homme en ce sens) qu'est assurée la rédemption de tous les hommes (mais d'abord des exclus)... Cet homme qui défie les catégories, négation de l'humanité – ce mock-king – roi des juifs par dérision, cette parodie de la souveraineté mondaine, exception aux catégories et aux appartenances, pleinement homme puisqu'il porte sur lui toutes les fautes et les exécrations, en qui et grâce à qui tout ce que l'humanité a d'humanité est expurgé, expié, exténué.... est un dieu fait homme. Si cet homme, nouvel Adam, ressuscite, alors tout homme est virtuellement sauvé. Car c'est bien entendu l'espérance et le déni de réalité d'un réel accusateur qui est le moteur de la croyance chrétienne : il faut que Dieu soit pleinement homme, incarné (il sauve l'homme, il expose sa nature divine par la négation de son essence charnelle) pour que les croyants soient sauvés. C'est le sens du prêche de Tertullien contre les Marcionites.  
 
... Cette opinion monstrueuse [que Jésus-Christ n'était qu'un fantôme] remonte à ces méprisables sectaires, Marcionites avortés que l'apôtre appelait “antéchrists, parce qu'ils niaient que le Christ fut venu dans une chair véritable.” [...] un Dieu fait chair révoltait leur raison. [...] Voilà pourquoi son christ, afin d'échapper à tout reproche d'imposture et de mensonge, craignant d'ailleurs d'être regardé comme le Christ du Créateur, n'était pas ce qu'il paraissait, et cachait frauduleusement ce qu'il était, chair sans être chair, homme sans être homme, dieu le christ sans être dieu. [...] L'incarnation du Christ une chimère ! Mais il suit de là que les conséquences de son incarnation, sa présence parmi les hommes, ses enseignements, sa parole, ses vertus elles-mêmes, sont autant de mensonges. En effet, qu'il guérisse un malade en le touchant, ou en se laissant toucher par lui, cet acte corporel n'a pu avoir de réalité qu'avec la réalité de la chair. [...] Vous niez sa chair et avec elle sa mort ! Mais alors sa résurrection n'est plus qu'une fable. Il n'a pu mourir ; donc il n'a pu ressusciter, puisque la chair lui manquait, Mort illusoire, résurrection illusoire! Ce n'est pas tout ; ruiner la résurrection de Jésus-Christ, c'est ruiner la nôtre. Comment subsistera une résurrection, objet de la venue du Rédempteur, si le Rédempteur n'est pas ressuscité ? [...] “Conséquemment nous sommes encore dans les liens du péché, et ceux qui se sont endormis en Jésus-Christ sont morts sans espérance” pour ressusciter, mais en fantômes probablement, comme leur Christ. (Adversus Iudaeos, VIII)

Pierre de Bérulle, l'"apôtre du Verbe incarné" :
Le corps de Jésus était bien séparé de son âme par la puissance de la mort et de l'amour souffrant pour les péchés des
hommes. Mais, par un amour plus puissant du Verbe éternel envers le fils de l'homme, ce corps du fils de l'homme n'était pas séparé d'avec Dieu. Et maintenant que le fils de l'homme est ressuscité, le ciel a reçu ce dépôt sacré de l'amour de Dieu et des hommes. Il le contient pour jamais en sa gloire. Tant qu'il sera Dieu, il sera homme ! (Discours IV, 1623, pp. 177-178) Par cette unité si pénétrante, Dieu est homme, vraiment, réellement et substantiellement. Et l'homme est Dieu personnellement. (ibid. p. 179) En ce mystère d'unité, Dieu sort de sa grandeur pour entrer dans nos misères. Il sort de son éternité pour entrer en un être mesuré par le temps et limité par le cours du soleil. Il sort de son immortalité pour entrer en notre mortalité. Il s'oublie soi-même pour entrer dans la bassesse de l'être créé et s'unir à sa créature si étroitement que Dieu est homme et l'homme est Dieu. (ibid. pp. 182-183)
 
Dans la représentation traditionnelle, ce n'est pas le dieu qui meurt : c'est sa négation. C'est son contraire, ou sa forme exténuée. Et c'est l'ordre qui renaît de cette annulation du dérèglement. Le bouc émissaire, moqué, exécré et mis à mort n’est pas le dieu... Ce qui change avec la passion du Christ et qui constitue le message révolutionnaire du christianisme est ceci :

Celui qui meurt ignominieusement en raison de son abjection et celui qui ressuscite en gloire, c’est le même. Le bouc émissaire est le dieu.

Ce qui signifie que tout "rebut" tout "déclassé" peut renaître en gloire. (Frazer fait-il une lecture christianisante des rites traditionnels de recréation et de réfection du monde ? Celui qui est sacrifié, contrairement à ce qu'il écrit, n'est pas le dieu "qui infuse son sang... à la nature", c'est l'annulation des flétrissures qui permet la renaissance du monde.) Le bouc émissaire devient dieu, par cela même qu’il est moqué et exécré (déni des hiérarchies mondaines) : la vilénie de la vie terrestre est un signe, celui d’une élection qui prédispose à l’immortalité (interprétation de l’élection selon Max Weber, voir infra). Paul généralise cette élection à tout homme. C’est l’annonce de la "bonne parole".
 
La conclusion de Frazer à cette discussion est celle-ci : 
 
"... la conception d’un dieu mis à mort et ressuscité n’était pas une nouveauté dans ces régions. Il apparaît que dans toute l’Asie occidentale, de temps immémorial, la lamentable mort et l’heureuse résurrection d’un être divin ont été célébrées annuellement avec des alternances rituelles de lamentations amères et d’allégresse délirante." (pp. 672-3) 
 
"Un homme que la folle imagination de ses admirateurs investissait des attributs de la divinité donnait sa vie pour sauver celle du monde ; après avoir infusé son propre sang et une nouvelle énergie vitale dans les envies engourdies de la nature, il était suppprimé du nombre des vivants ; après que le déclin de ses forces eût donné le signal de la décadence universelle, et sa place était prise par un autre qui, comme comme tous ses prédécesseurs, jouait le drame toujours renaissant de la réssurection et de la mort divines." (673) 
 
"Un enchaînement des causes que [...] nous pourrons qualifier d’accident, décida un jour que le rôle du dieu mis à mort, dans cette représentation annuelle, incomberait à Jésus de Nazareth ; il s’était acquis, en haut lieu, par la sévérité de ses critiques, des ennemis qui avaient résolu de supprimer ce prédicateur si populaire mais si importun et qui y réussirent ; seulement, la mesure même par laquelle ils s’imaginaient du même coup avoir anéanti ses doctrines révolutionnaires contribua, plus que tout ce qu’ils auraient pu inventer, à les semer à tous les vents, non seulement à travers la Judée, mais à travers toute l’Asie." (673)

"Sous cette forme, l’histoire de la vie et de la mort de Jésus exerça une influence qu’elle n’aurait jamais possédée si ce grand apôtre était mort, comme on le croit communément, de la mort d’un vulgaire malfaiteur. [...] Le coup frappé sur le Golgotha fit vibrer à l’unisson un millier de cordes expectantes, partout où les gens avaient connaissance de la vieille, vieille histoire du dieu qui meurt et qui ressuscite." (674) 

L'élection et l'apologie de la souffrance et du sacrifice selon le second Isaïe

Ces comparaisons ne doivent évidemment pas faire oublier ce que la Passion doit à la doctrine testamentaire et spécifiquement au second Isaïe. L’image du ver de terre (ou de la larve) qui nous a servi de fil conducteur est, de fait, utilisée par Isaïe (XLI, 14) et l’on peut difficilement lire certains passages de cet auteur sans y voir une manière d’anticipation du sort qu’assumera Jésus. Jusqu’à la fonction d’expiation pour tous les hommes, sens reçu de La Passion par la généralité des croyants.
 
L 6 J'ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe; je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats.
L 3 objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas.  4 Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié.  5 Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes.
L 7 Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche.  8 Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple?  9 On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche.  10 Yahvé a voulu l'écraser par la souffrance; s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté de Yahvé s'accomplira.
 
La question est de savoir comment le support négatif (spectacle dérisoire et théâtre d’horreur à la fois) d’un rite de renouvellement de l’année "type Saturnales" peut se métamorphoser en son contraire – comment le pharmakos peut devenir dieu. L’origine testamentaire de ce renversement des valeurs a été discutée par Max Weber qui a souligné la corrélation existant entre l’élaboration de ce message et la situation exilaire du peuple juif. Ce qui est à comprendre, anthropologiquement parlant, c’est le mécanisme psychologique qui permet de retourner idéellement une situation d’oppression en accomplissement, puis en promesse de salut. Alors que, selon le rituel traditionnel, la mise à l’index, la dégradation et l’expulsion du rebut font l’ordre, il faut comprendre comment, ici, la situation d’abjection peut devenir un index de vérité, l’oppression d’aujourd’hui, voulue par Yavhé, un signe d’élection et le destin d’ignominie du "peuple paria" (selon l'expression de Weber) revêtir une valeur sotériologique… Le succès du christianisme primitif tient dans ce mécanisme psycho-religieux. Dans le message du Christ, cette élection, devient promesse de vie éternelle et vaut pour tous les hommes. Les "damnés de la terre", si le partage de cet état d’oppression et de misère est la condition du salut, se reconnaîtront dans ce futur de gloire.


Le Judaïsme antique, Max Weber
Gesammelte Aufsätze zur Religionssociologie,
Band III
(Tübingen, Mohr, 1920)
(tr. fr. éditions Pocket, 1998, Paris)

"La prophétie littéraire de l’exil a essentiellement construit la théodicée la plus radicale et, on peut dire, la seule théodicée authentique et sérieuse que le judaïsme antique ait jamais produit. C’est une apothéose de la souffance, de la misère, de la pauvreté, de l‘humiliation et de la laideur si cohérente qu’elle ne sera même pas égalée par le message du Nouveau Testament." ( p. 458) Sans doute Dieu a caché sa face à son peuple à cause de son impiété, mais ces appels au repentir "sont tout à fait éclipsés par la signification sotériologique positive que le prophète attribue à la souffrance en tant que telle. S’opposant radicalement à la prophétie préexilique il valorise précisément la souffrance gratuite. […] Le "serviteur de Dieu" "se glorifie d’avoir offert son dos à ceux qui le frappaient, son visage à ceux qui lui arrachaient la barbe ; de n’avoir point dérobé sa face “aux ignominies et aux crachats”". Il est “le plus méprisé et le plus abandonné” des hommes, il est accablé de souffrances et de douleur et devant lui on détourne la tête car il compte pour moins que rien" (LII, 3-4).

"Il offre sa vie pour “porter les péchés de la multitude”, “il fut transpercé et torturé pour nos péchés” et Yahvé le “chargea de toutes nos iniquités” (LIII, 5-6) . Sous la torture il “s’est tu semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie” (LIII, 7-10) […] "Au fur et à mesure que le prophète fait passer au premier plan la figure du Serviteur de Dieu, il proclame avec d’autant plus de force que sa souffrance est imméritée."
"Quelle signification attache-t-il à la glorification de la souffrance, de la laideur et du mépris subi ?" (p. 466) "La signification de tout cela c’est précisément l’exaltation de la condition imposée à un peuple paria, ainsi que de la patience et de la persévérance que celle-ci exige. C’est par là que le Serviteur de Dieu et le peuple dont il est l’archétype deviennent les sauveurs du monde."

"Cette éthique misérabiliste de la non-résistance, tout à fait originale, réapparut dans le Sermon sur la Montagne. La conception du martyre et de la mort sacrificielle du Serviteur de Dieu innocent contribua à la naissance de la christologie […] 

"La situation pathétique de ce peuple de parias qui souffrait et espérait avec patience et ce regard étranger que les juifs jetèrent sur le monde tout au long de l’histoire trouvèrent dans ce livre extraordinaire leur justification la plus solide jusqu’à ce que cette œuvre de l’exil agisse comme un des ferments les plus actifs de la croyance dans le Christ qui était en train de s’élaborer." (p. 470)

Ne crains pas, ver de Jacob
larve d'Israël (XLI, 14)

50 6 J'ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe; je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats.

53 1 Qui a cru ce que nous entendions dire, et le bras de Yahvé, à qui s'est-il révélé? 2 Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits; 53 3 objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. 4 Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. 5 Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes.

53 7 Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche. 8 Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple? 9 On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche. 10 Yahvé a voulu l'écraser par la souffrance; s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté de Yahvé s'accomplira.

53 12 …qu'il s'est livré lui-même à la mort et qu'il a été compté parmi les criminels, alors qu'il portait le péché des multitudes et qu'il intercédait pour les criminels.


La "contagion d'amour"

La question de la contagion de la nouvelle foi est posée. Tacite, à propos de l'incendie de Rome, rapporte que, parmi la lie de la plèbe romaine, les chrétiens apparaissaient comme des boucs-émissaires désignés et donne une information indirecte sur leur statut social :

Néron supposa des coupables
[à l'incendie de Rome] et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient du Christ, que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice ; réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait à nouveau non seulement en Judée où le mal avait prit naissance, mais encore dans Rome, où tout ce qu'il y a d'affreux et de honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle.
(Tacite XV, 44 ; trad. Henri Goelzer)

Les chrétiens se recrutent dans les villes parmi les humiliores. Un document de la communauté chrétienne de Cirta (Constantine), en Afrique du nord, liste les vêtements recueillis pour être donnés aux pauvres. Il y a 82 tuniques de femme pour 35 tuniques d'homme. Ce que les historiens interprètent comme l'indice d'une sur-représentation féminine dans la communauté – trait relevé par les auteurs anti-chrétiens. Avec les cultes orientaux apportés par les légionnaires, le christianisme accompagne la romanisation. Au moment de la conversion de Constantin, les chrétiens sont une petite minorité dans l'empire et c'est en épousant le cadre romain qu'il va s'étendre.

Une doctrine qui ignore ou transgresse les ordres sociaux et les idéaux "mondains" (née de la servitude dans laquelle le peuple juif a été entretenu – servitude retournée en élection par ses prophètes) et qui promet la vie éternelle trouve évidemment ses adeptes naturels dans les "déclassés", exploités ou sous-produits de l'ordre social. C'est la rencontre du prophétisme juif (l'attente du Messie) et de l'expérience cosmologique du drame de l'année qui fait sens ici. Mais comment ces deux scénario sont-ils superposables, alors qu'ils développent un sens contraire ? La Passion du Christ et la mise à mort du mock-king portent, en effet, des conséquences théologiques bien différentes. Le bouc émissaire traditionnel, en vertu de la proximité qu'il entretient avec l'irrégularité, qu'il incarne et qu'il symbolise, enclenche un nouveau cycle annuel en drainant, en prenant sur lui et en expulsant les fautes de la communauté (c'est le pharmakos). Quand le rituel traditionnel développe le scénario : le sacrifice du rebut produit l'ordre et la renaissance de l'année, la nouvelle foi comprend : le rebut, c'est l'ordre, le mock-king est le vrai roi : par cette mort indigne l'exuvie va renaître et procurer l'immortalité aux croyants, car ce "ver de terre" qui meurt est en réalité un dieu. Délivré des vicissitudes du temps, il transcende l'année en cela qu'il est le fils du dieu unique.

C'est la conception de l'ancestralité qui change...

Dans la conception chrétienne (et avant que le christianisme ne devienne la religion officielle de l'imperium romanum), l'"immortalité" (l'ancestralisation) n'est donc pas l'achèvement d'une vie réussie, conforme au destin de qui a satisfait aux lois de sa société. Ce n'est pas la "vie pleine" que récompense l'immortalité des premiers chrétiens, mais l'exténuation des valeurs de vie. Les "élus" sont des victimes et, comme on l'a noté plus haut, vraisemblablement des "déclassés". La constitution de cette communauté de croyants, portés une foi dont le secret (en période de persécution) garantit l'authenticité, soudés par des rites de commensalité sacrificielle, communauté d'hommes et de femmes sans communauté, constitue un bénéfice objectif de la nouvelle foi. Mais c'est le contenu même de la croyance, la promesse d'immortalité, prix du renoncement infligé par la vie, qui fait son succès...

[Sur l'ancestralité voir le dossier pédagogique :
http://www.anthropologieenligne.com/pages/pbancestralM.html
qui comprend notamment :
- le texte latin et la traduction française du texte d'Augustin De cura pro mortuis geranda écrit en 422 ("Des soins dus aux morts") (doc) ;
- une note de lecture d'un ouvrage qui présente la doctrine de Saint-Augustin sur le sujet de l'ancestralité, exposée dans le traité cité (doc) ;
- un document internet qui résume la genèse du point de vue chrétien (doc) ;
- une communication faite à un colloque (conjointement organisé par l'université d'Antanarivo et la Mission norvégienne) qui s'est tenu à Antsirabe du 6 au 9 avril 1992, par Öyvind Dahl sur la représentation du temps à Madagascar (doc).]

Dans la conception chrétienne, il
n'existe plus aucune automaticité du rite de sépulture qui engagerait le devenir de l'âme, à l'opposé de la conception populaire selon laquelle un vivant vertueux "mal enterré" devient un mauvais mort et, inversement, un méchant inhumé selon le rite devient un bon mort… Ainsi, argumente Augustin, "Si les défunts n'ont acquis en-deçà du tombeau aucun mérite en vertu duquel ces devoirs peuvent leur être utiles, vous ne leur en trouverez pas davantage au delà." (I, 2)

Alors le Christ aurait donc erré en disant : 'Ceux qui tuent le corps n'ont plus ensuite aucun pouvoir' ? Car ils en auraient encore beaucoup dans ce cas, en maltraitant les cadavres.
Toutefois ces faits autorisés ne signifient pas qu'il reste aucun sentiment dans les cadavres ; mais ils nous montrent que les corps mêmes des morts ne sont pas étrangers à la Providence de Dieu, qui a pour agréables ces pieux devoirs, parce qu'ils servent à établir la foi en la résurrection.
Lorsque l'esprit est sorti de la chair, il a emporté avec lui le sentiment, par lequel seul il est possible de s'intéresser au sort heureux ou malheureux de quelqu'un. Ce n'est donc pas de cette chair qu'il attend d'être aidé pour vivre parce que c'est lui-même qui la faisait vivre, et il en a emporté la vie en en sortant, comme il la lui rapportera en y rentrant. Non, ce n'est pas la chair qui mérite pour l'esprit, c'est l'esprit qui mérite pour la chair jusqu'à la résurrection elle-même, et c'est lui qui la fera revivre soit pour le châtiment, soit pour la gloire.
(V, 7)

Dans la conception populaire (dans la religion universelle), les morts font société avec les vivants. Pour apprécier cette donnée, il faut se représenter que les sociétés traditionnelles sont des sociétés agraires et qu'elles sont par conséquent fondées sur la reproduction des cycles naturels. L'idée, simple et fondamentale, c'est que dans la nature qui renaît, ce sont les morts qui renaissent ou, plus précisément, que la renaissance de l'année dépend du bon vouloir des défunts. Ce n'est donc pas un hasard si leur culte est associé à l'espérance du renouveau de la nature. Une constante de la société traditionnelle, en effet, c'est que les morts, sous la catégorie des ancêtres, sont considérés comme les maîtres de la prospérité et de l'infortune des vivants. En Chine ancienne, selon Marcel Granet, l'ancêtre se tenait dans le coin sombre de la maison, exposé au nord-ouest, où étaient entreposées les semences et où se trouvait le lit conjugal. Un texte akkadien présenté par Jean Bottéro ("Les morts et l'au-delà dans les rituels en akkadien contre l'action des ‘revenants’", p. 173. Zeitschrift für Assyriologie und Vorderasiatische Archäologie, Berlin, 1983, vol. 73, no2, pp. 153-203) rapporte une prière adressée aux défunts lors d'un repas funéraire, vraisemblablement au moment de la disparition de la lune, dans une partie de la maison familiale consacrée aux ancêtres. Cette prière expose la plainte d'un "fils" et la croyance que la maladie (le Mal) qui le frappe peut être éloignée par l'intercession de ses mânes :

Ô vous, mânes de ma famille... tous autant que vous êtes à reposer en terre! Je vous ai préparé un repas funéraire et je vous ai versé à boire! Je vous ai traités avec soin, avec honneur, avec respect! Aujourd'hui, donc, Shamash et Gilgamesh, assistez-moi! Jugez ma cause, prononcez ma sentence! Le Mal (mauvais esprit) qui se trouve en mon corps, ma chair et mes muscles..., emparez-vous de lui et le faites redescendre au Pays-sans-retour! Guérissez-moi, pour que je célèbre vos louanges!

La croyance chrétienne va porter le fer dans cette conception de l'ancestralité selon laquelle les ancêtres sont des dieux : "Nous tenons en égal mépris (despuimus) les temples des dieux et les sépulcres des morts" fulminera Tertullien ; "car morts et dieux sont un" (dum mortui et dii unum sunt), les dieux des païens ne sont que des démons... (De Spectaculis, XIII)

Ce déplacement de la divinité des ancêtres au dieu rédempteur suppose une représentation de la vie humaine autre. Une autre conception du destin social, du corps et du devenir de l'âme. Dans la conception populaire, l'âme du défunt rôde autour de la tombe et la transformation du mort en ancêtre requiert un certain nombre de conditions et d'actions rituelles. Ainsi le refrigerium des Latins, le repas funéraire servi au mort, a-t-il pour objet de permettre au défunt de continuer sa vie sous terre. Dans la conception chrétienne, le devenir de l'âme est indépendant du devenir du cadavre. Le lien charnel aux parents, au sens propre de l'expression, est rompu. La réponse "officielle" de l'Église sur cette question est celle que fera Saint Augustin à l'évêque Paulin qui l'avait interrogé "pour savoir s'il y avait avantage à enterrer un défunt près de la sépulture d'un saint" (De cura pro mortuis geranda, I, 1). Selon Augustin, la conception qui fait de la sépulture la condition du salut est étrangère à la foi. Et il définit à cette occasion une doctrine funéraire proprement chrétienne. Le défaut de sépulture des corps, argumente-t-il en un exemplum extrême, n'est pas cause de souffrance des âmes après cette vie : preuve en est l'histoire des martyrs chrétiens, dont les corps furent jetés au chiens et les ossements brûlés (cas des martyrs de Lyon rapporté par Eusèbe de Césarée : "Les corps des martyrs furent exposés et laissés en plein air durant six jours ; puis brûlés et réduits en cendres par leurs bourreaux qui les jetèrent dans le fleuve du Rhône" - Histoire ecclésiastique, livre V ; "saccage récent de Rome" [en 410] évoqué par Augustin, "lorsque, dans la dévastation de cette grande ville et des autres, les cadavres des chrétiens furent privés de ces honneurs, il n'en résulta ni une faute pour les vivants qui ne purent les leur rendre, ni une punition pour les morts qui ne purent en rien sentir" (De Cura, III, 5). "Nous devons croire que Dieu n'eut pas d'autre dessein, en permettant ces incroyables sévices, que d'apprendre aux chrétiens qui méprisent la vie présente en confessant le Christ, à mépriser à plus forte raison la sépulture (De Cura, VI, 8), "...il entrait dans ses desseins que cette épreuve ne fût pas épargnée à ceux qui devaient passer par toutes les épreuves" (VIII, 10). Les chrétiens prient leurs défunts "en taisant leur nom" ("...quas faciendas pro omnibus in christiana et catholica societate defunctis etiam tacitis nominibus eorum sub generali commemoratione suscepit Ecclesia", IV, 6), la communauté des croyants se substituant à la parentèle et la relation à l'au-delà s'instituant par l'intercession des martyrs et des saints.

Dans la conception chrétienne (et avant que le christianisme ne devienne la religion officielle de l'imperium romanum), l'"immortalité" (l'ancestralisation) n'est donc pas l'achèvement d'une vie réussie, conforme au destin de qui a satisfait aux lois de sa société. Ce n'est pas la "vie pleine" que récompense l'immortalité des premiers chrétiens, mais l'exténuation des valeurs de vie. Les "élus" sont des victimes et, comme on l'a noté plus haut, vraisemblablement des "déclassés". La constitution de cette communauté de croyants, portés par une foi dont le secret (en période de persécution) garantit l'authenticité, soudés par des rites de commensalité sacrificielle, communauté d'hommes et de femmes sans communauté, constitue un bénéfice objectif de la nouvelle foi. Mais c'est le contenu même de la croyance, la promesse d'immortalité, prix du renoncement infligé par la vie, qui fait son succès...

Comment cette croyance asociale a-t-elle pu se socialiser... à quoi ressemble la Cité de Dieu ?

Le christianisme, qui se développe essentiellement dans le monde gréco-romain, est perçu comme une religion "orientale", et d'abord dans sa proximité avec le judaïsme. (La séparation du christianisme et du judaïsme a d'ailleurs été longue et progressive – voir la question des Nazoréens et des Ébionites.) Récusant les valeurs communautaires de la religion officielle,
les chrétiens n'observaient pas les coutumes familiales du monde romain et se tenaient à l'écart des manifestations publiques dans lesquelles ils voyaient l'occasion de pratiques idolâtres, le martyre exprimant et magnifiant la supériorité de valeurs étrangères à la cité. Le chrétien n'est pas de ce monde. Le recrutement populaire du christianisme, ainsi que l'émancipation des femmes et des esclaves qu'il prônait, en faisait un ferment de contestation morale et politique qui constituait un défi et pour la conscience commune et pour le pouvoir politique. L'hostilité envers les chrétiens et les persécutions qui vont les viser se nourrissent de ce sentiment.

Tout change quand le christianisme devient religion officielle avec l'avènement de Constantin. Le pouvoir civil de l'Empire va fournir un cadre administratif au développement de la norme chrétienne (concile d'Arles en 314). À partir de Théodose, les païens seront inquiétés, les sacrifices domestiques, et notamment le sacrifice de victimes animales, interdits (en 324, interdiction renouvelée en 380 sous Théodose qui, à la demande de l'évêque Ambroise, décrète en 393 l’interdiction de tous les jeux païens), les revenus des temples confisqués (par Gratien en 392). L'hérésie devient un crime et les dissidents sont persécutés. Au concile d'Arles, l'Église "offre d'excommunier ceux qui se refusent au service militaire" (Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, 1927, p. 56...). Si l'Église s'est coulée dans le moule de l'État, c'est que son expansion ne pouvait se passer d'un bras séculier et que, comme le note Lot, "elle n'avait pas été constituée pour la vie d'ici-bas". De fait, "elle n'apportait à la société aucun concept juridique ou social nouveau" (p. 61). Renan pourra écrire que "la haine entre le christianisme et l'Empire [était] la haine de gens qui doivent s'aimer un jour".

Religion populaire et théologie

Les Actes de Dasius font référence (anachroniquement) au dogme de la Trinité (concile de Nicée : 325). Mais la croyance populaire n'est affectée ni par les contradictions ni par la rationalisation du dogme. Le deus ex machina (si je puis dire) de la croyance chrétienne, c'est la rédemption de l'humanité par le secours d'un dieu qui se fait homme, c'est le Christ. La paternité divine, la conception virginale, la trinité... sont des conséquences collatérales de cette conviction si l'on s'avise d'y mettre du "réel", de confronter la foi et le réel (e. g. : Note sur le destin marial du prêtre : l'ascèse terrestre de l'homme de Dieu). Les réponses dogmatiques en "mystères" ou "objets de foi" se bornent à dire : ici s'arrête la raison, elles laissent inchangé le noyau de la croyance – qui reste, en effet, parfaitement hermétique à la raison.

(à suivre...)


Annexe 1:

LES ACTES DE SAINT DASIUS.

Sous le règne des impies et sacrilèges Maximien et Dioclétien, les soldats des légions avaient l'habitude de célébrer chaque année la célèbre fête de Kronos. Ils considéraient comme un don spécial et choisi de Kronos lui-même le privilège de rendre son jour fameux entre tous. Ce jour-là, en effet, chacun accomplissait le sacrilège comme un sacrifice. Celui que le sort désignait revêtait un habit royal et marchait à la manière de Kronos en personne, en présence de tout le peuple, avec une dignité impudente et effrontée. Escorté de la foule des soldats, jouissant d'une entière liberté pendant trente jours, il se livrait à ses passions criminelles et honteuses et se plongeait dans les plaisirs diaboliques. Au bout de trente jour, la fête de Kronos prenait fin et avec elle la fête votive. Alors, après avoir achevé, selon le rite. les jeux impies et indécents, celui qui avait joué le rôle de roi venait aussitôt s'offrir comme victime aux idoles immondes, en se frappant de son épée.
Lorsque la voix (du sort) désigna le bienheureux Dasius pour accomplir, selon l'usage, le rite impie de la fête, celui-ci s'éleva, selon la parole de l'Écriture, comme une rose entre les épines. On lui ordonna et on le força tout à la fois de se tenir prêt à célébrer le jour solennel de la fête de Kronos.
Cette abominable tradition a été malheureusement conservée jusqu'à nos jours. Le monde n'a pas renoncé à ce rite infâme, mais il l'a renouvelé sous une forme pire encore. En effet, le jour des calendes de janvier, des hommes vains qui se disent chrétiens, suivant en cela la coutume des Grecs, se promènent en grande pompe et changent leur nature pour prendre la figure et la forme du diable. Couverts de peaux de chèvres et le visage défiguré, ils répudient le bien dans lequel ils ont été régénérés et retournent au mal dans lequel ils sont nés. Ils ont confessé qu'ils renonçaient au diable et à ses pompes, et de nouveau ils le servent dans les œuvres mauvaises et honteuses.
Connaissant la vanité de cette tradition, le bienheureux Dasius foula aux pieds le monde et ses plaisirs trompeurs, méprisa le diable et ses pompes, s'attacha au Christ crucifié et marcha en vainqueur contre l'ignominie. Plein de sagesse et enflammé d'un saint zèle, il se disait: “Si, pendant les trente jours que durera cette honteuse coutume, je m'inquiète de procurer l'honneur des démons, que la foi des chrétiens exècre et proscrit, je me livre à l'éternelle damnation. A quoi me servira après ces trente jours, quand les jeux immondes de Kronos seront finis, de me livrer à l'épée? A la voix du héraut, je me livrerai à l'épée pour la gloire des impurs démons, et en échange de cette vie je serai envoyé au feu éternel. Il vaut mieux que j'endure quelques tourments et quelques supplices pour le nom de Notre-Seigneur et que j'hérite, après la mort, de la vie éternelle avec tous les saints.”
On décida donc en ce jour que Dasius serait amené en face de tout le peuple, et qu'il célébrerait la fête solennelle de Kronos. Dasius répondit aux soldats qui voulaient l'y forcer :
– “Puisque vous m'obligez à accomplir ce rite impur, il vaut mieux que, de mon libre choix, je devienne une victime offerte à mon maître le Christ, que de me sacrifier moi-même à Kronos, votre idole.” A ces mots, les licteurs le jettent dans un cachot, d'où ils le firent sortir le jour suivant pour l'amener brutalement au prétoire du légat Bassus.
Le saint martyr Dasius est donc amené par la cohorte au tribunal du légat. Celui-ci le regarde attentivement et lui dit :
– “Quelle est ta condition et quel est ton nom ?
– Je suis soldat, dit Dasius avec assurance et liberté. Quant à mon nom, je te dirai que mon nom de choix est celui de chrétien. Celui qui m'a été donné par mes parents est Dasius.”
Bassus dit alors :
– “Prie les statues de nos maîtres les rois qui nous donnent la paix et nous distribuent la solde let s'occupent chaque jour de notre bien.” Le bienheureux Dasius répondit :
– “J'ai déjà dit et je dis encore que je suis chrétien ; je ne sers pas un roi terrestre, mais un roi céleste. C'est de lui que je reçois ma gratification ; je me nourris de sa grâce et je m'enrichis de son ineffable bonté.”
Le légat reprit :
– “Supplie, Dasius, les saintes images de nos rois que les nations barbares elles-mêmes honorent et servent.
– Je confesse que je suis chrétien, comme je l'ai confessé plusieurs fois, et je n'obéis à personne autre qu'au seul pur et éternel Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Dieu en trois personnes et trois noms et en une seule nature. Enfin, pour la troisième fois, je confesse ma foi en la sainte Trinité. Fortifié par elle, je vaincrai et renverserai la folie du diable.
Le légat :
– “Tu ignores, Dasius, que tous les hommes sont gouvernés par l'ordre du roi et les saintes lois. Puisque je t'épargne, réponds-moi sans inquiétude et sans crainte.”
Mais le bienheureux athlète du Christ répondit :
– “Fais ce que t'ordonnent tes impies et impurs rois. Car cette foi que j'ai promis à Dieu de garder, je la garde et j'ai la confiance que je persévérerai fortement et sans défaillance dans cette confession. Tes menaces ne peuvent changer une telle résolution.
Le légat Bassus dit :
– “Eh bien ! je te donne deux heures pour réfléchir et voir comment tu pourrais vivre avec nous dans la gloire.
– A quoi bon ce délai de deux heures ? Je t'ai déjà manifesté ma volonté et mon choix, en te disant : Fais ce que tu veux, je suis chrétien. Voici que je méprise tes rois et leur gloire, je les exècre, afin de pouvoir, après cette vie, vivre dans l'autre.”
Alors le légat Bassus lui infligea de nombreux tourments, et le condamna à avoir la tête tranchée. Sur la route qui conduisait au lieu du martyre, Dasius était précédé d'un soldat qui portait la cassolette sacrilège. On voulait le forcer à faire un sacrifice aux impurs démons. Mais le bienheureux Dasius, prenant de ses propres mains les parfums, les répandit, arracha et renversa par terre les idoles impies et défendues des sacrilèges. Puis il arma son front du sceau de la précieuse croix du Christ, dont la force lui permit de s'opposer vaillamment au tyran.
Le saint martyr eut donc la tête tranchée, le 20 du mois de novembre, un vendredi, à la quatrième heure, le 24° jour de la lune. Il fut frappé par l'invincible soldat Jean, et son martyre fut achevé dans la paix. Saint Dasius souffrit le martyre à Durostore, sous le règne de Maximien et de Dioclétien. Son juge fut le légat Bassus. Au ciel régnait Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


 
Annexe 2

Les appellations du Christ

Agneau de Dieu
(Jean 1/29) Le lendemain, il vit Jésus venant à lui, et il dit: Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. (Jean 1/36) et, ayant regardé Jésus qui passait, il dit: Voilà l'Agneau de Dieu. 
 
Fils de Dieu
(Lu 1/35) l'ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C'est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. (Lu 3/38) Fils d'Énos, Fils de Seth, Fils d'Adam, Fils de Dieu. (Lu 4/3) Le diable lui dit: Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu'elle devienne du pain. (Lu 4/9) Le diable le conduisit encore à Jérusalem, le plaça sur le haut du temple, et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas; (Lu 4/41) Des démons aussi sortirent de beaucoup de personnes, en criant et en disant: Tu es le Fils de Dieu. Mais il les menaçait et ne leur permettait pas de parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Christ. (Lu 20/36) Car ils ne pourront plus mourir, parce qu'ils seront semblables aux anges, et qu'ils seront Fils de Dieu, étant Fils de la résurrection. (Lu 22/70) Tous dirent: Tu es donc le Fils de Dieu? Et il leur répondit: Vous le dites, je le suis. (Jean 1/34) Et j'ai vu, et j'ai rendu témoignage qu'il est le Fils de Dieu. (Jean 1/49) Nathanaël répondit et lui dit: Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël. (Jean 5/25) En vérité, en vérité, je vous le dis, l'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu; et ceux qui l'auront entendue vivront. (Jean 9/35) Jésus apprit qu'ils l'avaient chassé; et, l'ayant rencontré, il lui dit: Crois-tu au Fils de Dieu ? (Jean 10/36) celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, vous lui dites: Tu blasphèmes! Et cela parce que j'ai dit: Je suis le Fils de Dieu. (Jean 11/4) Après avoir entendu cela, Jésus dit: Cette maladie n'est point à la mort; mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. (Jean 11/27) Elle lui dit: Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui devait venir dans le monde. (Jean 19/7) Les Juifs lui répondirent/Nous avons une loi; et, selon notre loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu. (Jean 20/31) Mais ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom. 
 
Fils de l'Homme
(Jean 1/51) Et il lui dit: En vérité, en vérité, vous verrez désormais le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme. (Jean 3/13) Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel. (Jean 3/14) Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé, (Jean 5/27) Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'homme. (Jean 6/27) Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle, et que le Fils de l'homme vous donnera; car c'est lui que le Père, que Dieu a marqué de son sceau. (Jean 6/53) Jésus leur dit: En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'avez point la vie en vous-mêmes. (Jean 6/62) Et si vous voyez le Fils de l'homme monter où il était auparavant? (Jean 8/28) Jésus donc leur dit: Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous connaîtrez ce que je suis, et que je ne fais rien de moi-même, mais que je parle selon ce que le Père m'a enseigné. (Jean 12/23) Jésus leur répondit: l'heure est venue où le Fils de l'homme doit être glorifié. (Jean 12/34) La foule lui répondit: Nous avons appris par la loi que le Christ demeure éternellement; comment donc dis-tu: Il faut que le Fils de l'homme soit élevé? Qui est ce Fils de l'homme? (Jean 13/31) Lorsque Judas fut sorti, Jésus dit: Maintenant, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. (Ac 7/56) Et il dit: Voici, je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu. 
 
Premier né

(Col 1/18) Il est la tête du corps de l'Église; il est le commencement, le premier-né d'entre les morts, afin d'être en tout le premier. (Apoc. 1/5) et de la part de Jésus-Christ, le témoin fidèle, le premier-né des morts, et le prince des rois de la terre. 
 
Vie
(Jean 14/6) Jésus lui dit: je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. (1 Jean 5/20-21) nous savons aussi que le Fils de Dieu est venu, et qu'il nous a donné l'intelligence pour connaître le Véritable; et nous sommes dans le Véritable, en son Fils Jésus-Christ. C'est lui qui est le Dieu véritable, et la vie éternelle. 
 
Tertullien, De Spectaculis,

CAPUT XIII. Satis, opinor, implevimus ordinem, quot et quibus modis spectacula idololatriam committant, de apparatibus, de locis. De sacrificiis quidem certi sumus, nulla ex parte competere nobis ea, qui bis idolis renuntiavimus, I Cor. VIII. Non quod idolum sit aliquid (ut Apostolus ait), sed quodquae faciunt, daemoniis faciunt, consistentibus scilicet in consecrationibus idolorum sive mortuorum, sive species (ut putant) deorum. Propterea igitur, quoniam utraque idolorum conditionis unius est, dum mortui et dii unum sunt, utraque idololatria abstinemus, nec minus templa, quam monumenta despuimus: neutram aram novimus (Act. XX; I Cor., X), neutram effigiem adoramus: non sacrificamus, non parentamus, sed neque de sacrificato et parentato edimus, quia non possumus coenam Dei edere, et coenam daemoniorum. Si ergo gulam et ventrem ab inquinamentis liberamus, quanto magis augustiora nostra, oculos et aures, ab idolothytis et necrothytis voluptatibus abstinemus, quae non intestinis transiguntur, sed in ipso spiritu et anima digeruntur: quorum munditia magis ad Deum pertinet, quam intestinorum.


Coda
Discussion... (l'ancestralité et l'individuation - extrait)

"J'aimerais aussi rappeler que sous l'Ancien Régime, on comptait environ deux cents lieux de sépulture à Paris. (Les morts étaient le plus souvent inhumés dans la fosse commune du cimetière de leur paroisse, à proximité des établissements religieux.) Et que le déménagement de ces cimetières, à la périphérie de la ville, a été le fait de disciples d'Auguste Comte, adonnés à une conception de l'organisation sociale marquée par ce qui s'est appelé l'hygiénisme."

"La naissance de la psychiatrie, telle que nous la connaissons aujourd'hui, notamment dans son principe d'individuation, serait donc contemporaine (je simplifie évidemment), de cette rupture fondamentale des vivants avec les morts, de cette émancipation que nous appelons progrès ou liberté. Je crois que c'est ici l'occasion de méditer cette phrase, écrite en 1936 par Julien Benda : "C'est la rançon d'une éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute l'espèce humaine". Cette phrase résume l'opposition conceptuelle – mais aussi le conflit historique – de deux systèmes de valeurs et leur nécessaire incompréhension sur la question qui nous retient : quelles relations, d'assistance ("Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs" dit Baudelaire), de protection ("Les ancêtres redoublent de férocité" titre Kateb Yacine) ou de prophylaxie (quand le cimetière familier est devenu une source d'infection) les vivants doivent-ils entretenir avec leurs morts ?"

"Maintenant, que signifie le fait que, dans un colloque sur la dépression au moins deux communications, non concertées, aient trait aux pratiques funéraires ? Que signifie le fait que, dans le cas analysé dans la précédente communication – une Africaine immigrée en région parisienne – la patiente trouve remède en renouant avec ses morts ? Comment le rituel funéraire peut-il constituer une médication efficace à la dépression ?"

"La réponse à ces questions est en même temps une réponse – une impossible réponse – à la "maladie de civilisation" qu'est la dépression dans la société moderne. Si le rituel funéraire se révèle un dispositif adapté pour traiter la dépression, c'est dans la mesure où la dépression est une maladie de filiation. Dans l'univers mental de la tradition, la culture incorpore à l'identité une dette d'existence et la maladie accuse une rupture de paiement de ce devoir aux morts. Rendre l'homme traditionnel à sa culture, c'est le relier à nouveau à ses ascendants dans la dette première d'exister. Rendre le "dépressif" à sa culture, c'est lui donner, au contraire, les moyens de subsister dans cet état de solipsisme ou de déréliction qui le définit en tant que moderne. Il ne peut, sans se renier, renouer avec ses morts, ni retrouver la sécurité de la dépendance originelle sans renoncer à être."

"L'inquiétude fondamentale du moderne est celle de la mort ; celle de l'homme traditionnel l'est des morts. Cette dernière fait l'objet de procédures rituelles qui définissent en propre la religion quand l'inquiétude moderne (uneasiness, dit l'empirique Locke) a pour remède historique la fuite en avant de l'activité industrieuse et du "divertissement" qui sont à son principe. Quand l'assistance aux morts ouvre la sécurité d'une sujétion aux esprits tutélaires qui œuvrent à la reproduction du même, au cycle des renaissances, la psychologie doit armer l'individu pour le lancer dans l'aventure du non-advenu. Quand le verbe de la tradition ignore, ou veut ignorer, l'inflexion du futur, l'intempérance, ou déni d'origine, qui définit la morale moderne ouvre au sujet cette difficile liberté dont nous vivons la fiction. Rendre le dépressif à ce temps sans futur, ce serait réimplanter au cœur de son identité d'apatride (homme sans pères) le système de devoirs contre lequel se construit la modernité. Ce serait réimplanter ses cimetières dans le cœur de Paris."

"Rappelant encore qu'on ne peut, sans faire violence à la société traditionnelle, comprendre comme régression ou pathologie, toutes ces formes du retour des morts que sont les apparitions, les possessions, les dévotions rendues aux esprits ou les cultes funéraires ouverts en réponse à l'envoi d'une maladie. Formes qui sont, en réalité, des modes de régulation cohérents avec une représentation de l'individu et de la filiation."



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