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AFRIQUE
fiche pédagogique n° 02

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Carte extraite de : Oxford Regional Economis Atlas, P.H. Ady, Clarendon Press, 1965
(B. U. : 1 MAG 2747)


Carte des États (2003)
Les conséquences de la traite des esclaves en Afrique
ANALYSE D'UN SPECIALISTE AFRICAIN EN HISTOIRE ECONOMIQUE
Lauteur analyse les conséquences de la traite des esclaves africains dans le contexte de lévolution de lordre économique mondial à partir du XVIème siècle. Il tente de montrer que la traite des esclaves aura été un facteur clé dans lavènement de lordre économique atlantique au XIXème siècle.
Tout dabord, le total de lordre de 11 millions desclaves retenu par Curtin doit être révisé et passe ainsi à 15 400 000 personnes déplacées.
Si lon tient compte de la traite effectuée à travers le Sahara, la mer Rouge et locéan indien, ce sont environ 22 millions de personnes qui ont été exportés dAfrique noire vers le reste du monde de 1500 à 1890.
Au moment où Colomb prend pied aux Antilles en 1492, les économies de lEurope occidentale sont par définition sous-développées. Lagriculture de subsistance et le travail artisanal indépendant demeurent les activités économiques dominantes de la population active.
Cependant, depuis trois ou quatre siècles, lEurope occidentale a connu quelques changements importants. Laccroissement de la population et sa redistribution régionale au Moyen Âge ont stimulé le développement du commerce interrégional et international. Dimportantes innovations ont été introduites dans lorganisation des terres et du travail et ces changements se sont accompagnés dune certaine évolution des structures sociales. Les conditions sont ainsi crées pour permettre aux économies dEurope occidentale de saisir les possibilités offertes par lapparition du système atlantique.
Toutes les économies de lEurope occidentale nont pas eu la même part dans les changements apparus à partir de la fin du Moyen Age. LAngleterre, à la faveur à la fois du commerce de la laine et de lexpansion démographique, a connu les changements les plus remarquables.
Pour analyser limpact du système atlantique sur les économies dEurope occidentale, il convient de distinguer deux périodes : de 1500 à 1650 et de 1650 à 1820.
Durant la première période, les économies et les sociétés de la région atlantique navaient pas encore les structures nécessaires pour permettre aux forces du marché dassurer totalement le fonctionnement dun système économique unique capable de répartir les fonctions et de distribuer les récompenses entre les pays membres. En conséquence, lEurope usa de sa supériorité militaire pour acquérir la maîtrise des ressources dautres économies et dautres sociétés de la région.
Les ressources les plus importantes acheminées du reste de la zone atlantique vers lEurope occidentale durant cette période furent largent et lor. Ils provenaient principalement de lAmérique espagnol. A partir de lEspagne, largent et lor du Nouveau Monde étaient distribués à travers toute lEurope occidentale, accélérant le processus de commercialisation des activités économiques. Cest linteraction de laugmentation rapide de cette manne monétaire et de lexpansion démographique qui produisit le phénomène connu dans lhistoire européenne sous le nom de révolution des prix du XVIème siècle.
Au XVIème siècle, lEspagne devint donc le foyer dun vaste commerce international, dominé par la Hollande, la France et lAngleterre. Largent et lor latino-américains quittaient lEspagne quelques mois après leur arrivée et, injectés dans les grandes économies de la région, alimentaient le processus de leur transformation.
La seconde période, de 1650 à 1820, est dominée par la structuration économique et sociale des pays de la zone atlantique, et le processus de transformation capitaliste de lEurope occidentale en vient à être subordonné au système atlantique. Il faut à cet endroit analyser le contexte de la crise générale qui secoua lEurope occidentale au XVIIème siècle. En effet, les importations de métal américain, qui ont atteint leur maximum dans les années 1590, diminuent, et lexpansion démographique se ralentit. La situation se trouve aggravée par la politique de nationalisme économique adoptée au XVIIème siècle par un certain nombre de pays dEurope occidentale. Du fait des barrières dounanières erigées par la France, lAngleterre et dautres pays pour protéger leurs industries nationales, la situation économique dégénère en crise générale, et le commerce intra-régional seffondre. Le processus de transformation capitaliste est arrêté net dans certains pays et un processu de régression senclenche dans les autres, le plus durement touché étant lItalie.
La nature et lorigine de la crise du XVIIème siècle indiquent clairement que pour mener à bien son processus de transformation capitaliste, la région avait besoin de beaucoup plus de possibilités économiques.
Les changements intervenus entre 1650 et 1820 dans la structuration économique et sociale des régions extra-européennes de la zone atlantique offrent autant dimmenses possibilités que de défits à relever, qui vont transformer du tout au tout le paysage économique de lEurope occidentale. Dans le Nouveau Monde, la production de métaux précieux continue à jouer un rôle important, mais lélément capital de la structuration économique et social des pays de la région sera lessor de lagriculture de plantation sur une grande échelle. Sur le continent nord-américain, il sagit surtout de tabac et de coton, mais en Amérique latine et dans la Caraïbe, cest le règne de la canne à sucre.
Un commerce très actif va sorganiser autour du transport maritime des marchandises dAfrique et des Amériques, des esclaves dAfrique vers les Amériques et des produits agricoles et métaux précieux des Amériques vers lEurope occidentale. Comme les pays dEurope occidentale qui possèdent des colonies contrôlent le mouvement des marchandises, la distribution des produits américains en Europe par leurs soins devient un facteur primordial de la croissance des échanges intra-européens aux XVIIème et XVIIIème siècle. Le XVIIème siècle peut véritablement être appelé le stade atlantique du développement européen.
Les nouvelles possibilités économiques engendrées par lexpansion du système atlantique vont entraîner des créations demploi qui stimuleront la croissance démographique dans toute lEurope occidentale après le recul observé au XVIIème siècle. Lessor des marchés intérieurs anglais, français et hollandais, sera à lorigine de la demande qui suscitera les inventions et les innovations techniques des révolutions industrielles des XVIIIème et XIXème siècle en Europe occidentale.
Lexpansion phénoménale de la production de biens de consommation, des échanges, de lactivité financière et des transports maritimes intervenue dans la zone atlantique entre 1650 et 1820 aura permis aux pays européens de surmonter la crise du XVIIème siècle, de briser le carcan des structures économiques et sociales traditionnelles et dachever le processus de transformation capitaliste.
Dans le Nouveau Monde, la région qui allait constituer les Etats-Unis dAmérique en 1783 mais qui, au XVIIème siècle et jusquen 1776, était composée de territoires coloniaux, prit néanmoins dès cette époque une part appréciable à cette expansion. Quand Colomb avait débarqué aux Amériques, ces territoires étaient probablement les plus éloignés de tout développement économique; ils avaient une très faible densité démographique et vivaient sous le régime de léconomie de subsistance.
La participation de ces territoires au système atlantique modifia considérablement la situation dans les années qui précèdèrent la Déclaration dIndépendance.
A mesure que, sous linfluence de ce système, les colonies britanniques dAmérique du nord passent progressivement des activités de subsistance aux productions marchandes, on peut distinguer trois régimes économiques, ceux du sud, du centre et du nord (essentiellement la Nouvelle-Angleterre). Possédant à la fois de riches ressources naturelles et une main doeuvre africaine asservie et bon marché, les colonies du sud vont développer lagriculture de plantation, riz et tabac dabord, puis coton. Celles du centre se lancent dans des cultures alimentaires sur des exploitations de type familial. Quand aux colonies du nord, relativement pauvres en ressources naturelles agricoles mais dotées de ports naturels en eaux profondes et de ressources forestières permettant denvisager la construction navale, elles ne tardent pas à se spécialiser dans le commerce et les transports maritimes.
Ainsi, le sud produit pratiquement tous les prdoduits de plantation exportés vers lEurope, tandis que le nord assure lessentiel des exportations de sercices (transports maritimes, négoce et assurance).
Dans le centre et le nord, la production repose sur le travail libre de la main doeuvre blanche, la propriété foncière est largement diffusée et les revenus assez également répartis.
Dans le sud, la prédominance de lagriculture de plantation, tributaire de la main doeuvre servile africaine, se traduit par une forte proportion desclaves dans la population, une grande concentration de la propriété foncière et une répartition très inégale des revenus. Sur les 697 000 esclaves que comptent les Etats-Unis en 1790, 642 000 se trouvent dans les Etats du sud, où ils représentent 36% de la population totale.
Après laccession à lindépendance, les Etats du sud restent tributaires des esclaves africains à qui ils devront la prodigieuse expansion de leur production de coton entre 1790 et 1860.
Selon notre définition de départ, les pays dAmérique latine et la Caraïbe étaient des économies non développées à lépoque où Colomb arriva dans la région. Cette absence générale de développement tenait à trois principaux facteurs : la population, la géographie et lisolement par rapport au reste du monde. Les estimations de la population totale de toutes les Amériques donnent un chiffre compris entre 50 et 100 millions dindividus en 1492 (ce qui est très peu vu limmensité du territoire). La population était concentrée où se trouvaient les royaumes des Aztèques et des Mayas, lempire inca de lancien Pérou et lîle Caraïbe dHispaniola.
La faible densité de la population nuisait au développement des échanges et à la division du travail. Les régions très peuplées étaient d'accès difficile en raison de la topographie, et le commerce inter-américain s'en trouvait limitée. En outre, les Amériques demeuraient isolés du reste du monde jusqu'en 1492 et et, de ce fait, les richesses naturelles avaient peu de valeur marchande et n'apportaient pratiquement rien à la population et aux échanges. Ainsi s'explique qu'en 1492, les anciennes civilisations d'Amérique centrale et d'Amérique du sud, qui avaient atteint un haut niveau de développement culturel, n'étaient pas du tout développées sur le poids économique.
Les possibilités commerciales ouvertes par l'arrivée des européens apparurent dans des conditions qui devait aboutir à des structures de sous-développement plutôt que de développement. Tout d'abord, les pays d'Europe occidentale s'assurèrent par la force la maîtrise des ressources naturelles de l'Amérique latine et de la Caraïbe. Humiliés et demoralisés, puis accablés de travail et décimés par les maladies inconnues introduites par les européens, la population indienne s'effondra dans toute la région. Ainsi, la population du Mexique central, est estimé à un chiffre variant de 18 à 26 millions avant la conquête européenne, elle tombe à 6 millions en mille cinq cent quarante-huit, puis à 2 millions en et 1580. En mille six cent cinq, elle ne sera plus que de un million.
L'élimination de la population indienne a deux conséquences importantes : d'une part, l'importation massive de main-d'oeuvre africaine, destinée à la remplacer, et d'autre part, la mainmise des colons européens sur les terres cultivables regroupées en vaste domaine. Ces deux phénomènes vont créer des possibilités commerciales qui stimuleront la transformation capitaliste de l'Europe occidentale et de l'Amérique du nord, tout en engendrant le sous-développement et la dépendance en Amérique latine et dans la Caraïbe. Du fait de l'ampleur des importations d'esclaves en contrebande dans l'Amérique espagnole des XVIème et XVIIème siècles, il est pratiquement impossible de chiffrer l'apport de la main-d'uvre africaine à la production de métaux précieux de cette région durant cette période. Il semble toutefois, d'après un recensement réalisé par le clergé en 1796, que la population d'origine africaine ait été de 679842 personnes au Mexique et de 539628 personnes au Pérou. Au Brésil, la production de sucre pour l'exportation fut entièrement assurée par les esclaves africains durant ces deux siècles et, lorsque le boom de l'or se produisit au XVIIIème siècle, la production effective demeura pratiquement tributaire de leur travail. C'est d'ailleurs ce que confirme la composition ethnique de la population brésilienne au 18ème et au 19ème siècle. En effet, la population d'origine africaine représentait 61,2 pour cent de la population totale du Brésil en 1798, et 58% en 1872. Les populations d'esclaves étaient concentrées dans les six provinces qui produisaient l'or et les produits agricoles pour l'exportation.
Dans la Caraïbe, à partir de la seconde moitié du 17ème siècle, des importations massives d'esclaves africains et l'expansion l'agriculture de plantation font reculer les cultures de subsistance tandis que la production pour l'exportation s'accroît rapidement. La composition ethnique, la aussi, se modifie profondément. Si l'on considère la population globale de la Barbade, de la Jamaïque et des Iles sous le Vent, la population d'esclaves qui est de 40,5% en 1660, passe à 80% en 1713. De même, la population d'origine africaine des Antilles françaises passe de 52 pour cent environ de la population totale vers la fin du XVIIème siècle à 88% environ en1780.
Cette transplantation massive de main-d'oeuvre africaine en Amérique latine, dans la Caraïbe et dans le sud de l'Amérique du nord, qui entraîne l'expansion prodigieuse de la production et du commerce des biens de consommation dans la zone atlantique entre le 16ème et le 19ème siècle, est loin d'avoir, dans ces pays, les mêmes effets qu'en Europe occidentale et en Amérique du nord. Du fait que la population en Amérique latine et dans la Caraïbe compte une forte proportion d'esclaves, la grande majorité des habitants gagne beaucoup trop peu pour que se créer un marché intérieur de produits de grande consommation. Faute d'être utilisé sur place, les bénéfices de l'activité minière et de l'agriculture de plantation servent donc à acheter des articles manufacturés importés d'Europe, ou bien sont rapatriés en Europe pour y financer l'investissement et la consommation. Cet état de choses est encore aggravé par les lois coloniales qui imposent des restrictions sur l'implantation d'activités industrielles en Amérique latine et dans la Caraïbe.
L'absence de développement industriel donna à l'Amérique latine et à la Caraïbe des économies privées d'articulation, dont les secteurs miniers et agricoles étaient étroitement liés aux économies de l'Europe occidentale, et aussi, plus tard, à celle des États-Unis. À cette évolution s'associa l'apparition d'empires économiques en relation directe avec l'importation et exportation, seuls activités auxquelles les magnats des mines et les oligarchies agraires d'Amérique latine et de la Caraïbe voyaient un intérêt. La prospère classe des marchands s'enferma, elle aussi, dans ce type d'activités.
Même quand les principaux pays d'Amérique latine obtiennent l'indépendance politique au 19ème siècle, les gouvernements continuent à favoriser la production de biens primaires pour l'exportation et l'importation d'articles manufacturés. De plus, les révolutions industrielles du 19ème siècle en Europe occidentale et aux États-Unis, en réduisant les coûts de production, abaisse tellement le prix des produits manufacturés vendus sur le marché de la zone atlantique que les jeunes pays indépendants de l'Amérique latine sont découragés de créer des productions manufacturières nationales pour le marché intérieur. Ainsi, dès le milieu du XIXème siècle, les pays d'Amérique latine et de la Caraïbe en sont-ils au point où leurs structures économiques et sociales les enfoncent dans le sous-développement et la dépendance.
Les premières bases des structures de dépendance en Afrique :
Les données disponibles montrent que les sociétés africaines étaient prises dans de grands processus de transformation lors de larrivée des Européens, vers la fin du XVème siècle. Des découvertes archéologiques récentes (comme les vestiges dIgbo-Ukwu) indiquent que leur transformation sociale et économique était très avancée dans un certain nombre de cas. Toutefois, le début du processus était récent, les structures économiques et sociales demeuraient fondamentalement conformes au modèle que nous qualifions de non-développement. La population totale était encore peu nombreuse par rapport à la superficie des terres agricoles disponibles et, de plus, elle était éparpillée sur le vaste continent en groupes séparés par de grandes distances et des obstacles géographiques. La présence dun immense désert entre lAfrique noire et les territoires de la Mediterranée et du Moyen-Orient limitait les échanges de lAfrique noire avec le reste du monde à des articles de grande valeur mais relativement peu coûteux à transporter : lor et les esclaves.
Létablissement dune liaison commerciale maritime entre lAfrique et lEurope occidentale à partir de la seconde moitié du XVème siècle paraît tout dbord offrir le genre de possibilités dont lAfrique noire a besoin pour réaliser une transformation économique et sociale rapide. Le commerce de lor saccroît, celui de certaines productions agricoles, comme le poivre, démarre, et une certaine impulsion est même donnée à la production des tisserands africains lorsque les Portugais et les Hollandais prennent part à la distribution des tissus africains en différents points de la côte dAfrique.
Ces premiers changements seront toutefois de courte durée. Dès que les immenses ressources des Amériques deviennent accessibles à lEurope occidentale, le rôle de lAfrique dans le système économique atlantique se trouve changé. La population dont elle aurait besoin pour assurer une transformation complète de ses structures économiques et sociales est transférée en masse vers les Amériques. Les conditions crées par ce transfert massif de la population décourageront trois siècles durant le développement de la production de biens en Afrique et y jetteront les bases de structures de dépendance.
Première perte infligée par cette migration forcée : lessor démographique sinterrompt et de vastes zones du continent se vident de leurs habitants. Nous avons situé à 22 millions de personnes au moins le nombre de personnes exportés dAfrique noire vers le reste du monde entre 1500 et 1890. Si lon veut déterminer dans quelle mesure ces exportations ont réduit la capacité de reproduction des populations dAfrique noire, il faut faire une analyse de la composition par âge et par sexe de la population exportée, car cest le nombre de femmes en âge dêtre mères qui importe.
Dans le cas de la traite à travers le Sahara et la mer Rouge, il y avait une forte proportion de femmes jeunes et belles du fait de la demande de concubines. Le rapport était de deux femmes pour un homme, suivant une évaluation généralement admise. Pour la traite transatlantique, des recherches récentes nous fournissent des indications sur la proportion hommes/femmes pour un effectif de 404 705 esclaves africains importés dans divers territoire du Nouveau Monde aux XVIIème, XVIIIème et XIXème siècle, soit 3% environ des exportations totales vers les Amériques. Globalement, léchantillon fait apparaître une proportion de 32,9% de femmes. Cest la région du Nigeria, entre le golfe du Bénin et le golfe du Biafra, qui exportait la plus forte proportion de femmes, entre les deux-cinquième et la moitié des exportations totales. En revanche, lautre grande région exportatrice, celle du Congo-Angola, expédiait régulièrement une proportion dhommes supérieure à la moyenne.
Cette variation selon les régions est très importante pour évaluer limpact démographique des exportations desclaves à léchelon micro-régional.
Pour lensemble de lAfrique noire, les données analysées montrent que, étant donné le nombre de femmes exportées chaque année, la capacité de reproduction de la région sen trouva forcément sérieusement réduite. Compte tenu des pertes supplémentaires causées par les exportations vers les Amériques, tout indique que la population de lAfrique noire a diminué en valeur absolue entre 1650 et 1850.
Par ailleurs, comme cest en grande partie par la force que la population exportée était réduite en esclavage, le commerce dexportation des esclaves entraîna de sérieuses distorsions dans les structures sociales et politiques africaines. En 1730, un cadre de la Compagnie Hollandaise des Indes occidentales observe que la Côte de lOr est devenue une véritable Côte des esclaves et que, depuis lintroduction dune grande quantité darmes à feu par les Européens, les rois et les princes se livrent deffroyables combats dans le but de faire des prisonniers qui sont immédiatement revendus comme esclaves. Le lien entre le commerce dexportations desclaves et la fréquence des guerres en Afrique à lépoque est évident.
Lune des distorsions majeures fut la création daristocraties militaires dont linfluence devint telle quelles déterminèrent la ligne politique de tous les grands états africains de lépoque.
Lexistence dun vaste marché dexportation pour les captifs les incitait à voir dans la guerre le moyen de se procurer des prisonniers à vendre plutôt que de nouveaux territoires dont les ressources naturelles et humaines pourraient être intégrées et exploitées. Cela eut pour ces Etats un double effet négatif : sur leurs dimensions mêmes, qui restèrent limitées, et sur leur stabilité politique intérieure,extrêmement fragile.
Dans plusieurs sociétés africaines, lexistence de ces aristocraties militaires, conjuguée aux données de la situation économique du moment favorisa aussi lessor du mode de production fondé sur lesclavage. Dimportantes fractions de la population des grandes sociétés africaines en vinrent à être assujeties par des individus qui, soit comme marchands, soit comme fonctionnaires de lEtat, étaient en relation avec le commerce dexportation desclaves. Etant donné la pénurie de ressources humaines par rapport aux terres cultivables, les structures mises en place demeurèrent après la suppression de la demande extérieure desclaves.
Ces processus historiques, qui se sont étendus sur plus de trois siècles, auront eu globalement pour effet en Afrique de détourner le processus économique de développement pour lorienter vers le sous-développement et la dépendance. Lexpansion du mode de production fondé sur lesclavage, intervenue dans de vastes régions dAfrique, eut pour effet de freiner le développement des marchés intérieurs et de la production commerciale. Vers le milieu du XIXème siècle, la production alimentaire de subsistance demeurait-elle en Afrique lactivité économique prépondérante. Par là même se trouvait pratiquement supprimée toute accumulation de capital dans lagriculture et, par conséquent, toute augmentation de productivité pour les cultures alimentaires destinées au marché intérieur. La faible productivité des agriculteurs africains qui font aujourdhui des cultures vivrières est lhéritage de trois siècles dune histoire dont le passif fut encore alourdie par limpact économique du colonialisme au XXème siècle.
Le caractère embryonnaire de la division du travail et létroitesse des marchés intérieurs ne pouvaient que nuire au développement des activités manufacturières au delà du stade de lartisanat. Lindustrialisation fut encore contrecarrée par limportation effrénée de produits manufacturés en provenance dEurope et dOrient en échange de captifs. Ainsi, avec des marchés intérieurs réduits, des secteurs agricoles et industriels non capitalisés, des Etats de petites dimensions aux mains de marchands et de guerriers vivant de lesclavage, lAfrique réunissait parfaitement les conditions voulues pour devenir tributaire des économies industrialisées de la zone atlantique. Et, à partir de la fin du XIXème siècle, la domination coloniale allait parachever lédifice.
CONCLUSION :
Quand Colomb débarqua aux Amériques, les économies de la zone atlantique étaient toutes, par définition, non développées. En Europe comme en Afrique et aux Amériques, lactivité manufacturière en était au stade de lartisanat et faisait partie intégrante de lagriculture, secteur de très loin prépondérant. Partout prédominaient des modes de production précapitalistes. Au milieu du XIXème siècle, de grands écarts se sont creusés entre les économies des diverses régions de la zone atlantique. Dune part, les industries mécanisées se trouvent concentrées en bordure de lAtlantique, au nord-ouest de lEurope et au nord-est des Etats-Unis dAmérique.Dautre part, la majeure partie de la zone atlantique est dominée par les productions primaires : productions alimentaires commerciales et agriculture de plantation dans louest et le sud des Etats-Unis; agriculture de plantation dans la Caraïbe; exploitation minière, élevage extensif du bétail et agriculture de plantation en Amérique latine; enfin, agriculture de subsistance et, à temps partiel, cueillette pour lexportation en Afrique (une fois lexportation desclaves supprimée). La structuration économique et sociale de la zone atlantique a désormais abouti à un système économique unique régi par les forces du marché.
Les faits font ressortir que cette situation découle en fin de compte du commerce des esclaves dAfrique. La révolution industrielle, tant dans lAngleterre du XVIIIème siècle et du début du XIXème que dans le nord-est des Etats-Unis au XIXème siècle, naurait pu avoir lieu sans lessor prodigieux de la production et du commerce de marchandises que la zone atlantique a connu entre le XVIème et le XIXème siècle. Et cest, sans lombre dun doute, la main doeuvre servile africaine fournie par la traite qui a rendu possible cet extraordinaire essor.
Alors même que cet essor stimulait le développement du travail libre salarié, qui allait devenir la forme dominante dactivité économique dans le nord-ouest de lEurope et le nord-est des Etats-Unis, le reste de la zone atlantique vit sépanouir un mode de production fondé sur lesclavage.
En Amérique latine, dans la Caraïbe et dans le sud des Etats-Unis, son expansion créa les conditions dun développement inégal qui facilita le développement rapide du capitalisme dans le nord-est de lEurope et le nord-est des Etats-Unis. Le processus historique qui produisit le capitalisme dans ces régions de la bordure atlantique entraîna du même coup une consolidation et une extension des modes précapitalistes de production en Afrique, en Amérique latine, dans la Caraïbe et dans les Etats du sud des Etats-Unis.
Cest ainsi quen sappuyant sur des empires coloniaux, lordre économique atlantique a pu sétendre au reste du monde pour produire lordre économique mondial du Xxème siècle, dont on est en droit de dire quil sest construit au départ avec la sueur et le sang des Africains !!
Pour continuer à étudier limpact de lesclavage sur les sociétés africaines, je ne saurai que trop vous conseiller de lire le livre de J.E Inikori « Forced Migrations » paru en 1982.
Dans les lignes qui suivent, jessaierai dextraire de ce livre les point importants (jai essayé de traduire de langlais en français de façon fidèle) :
1) limpact démographique et politique :
Nous avons vu précédemment que les chiffres donnés par le Professeur P.D Curtin devaient être réhaussés, ce qui donne un total de 15 400 000 esclaves exportés (exportation atlantique uniquement).
Si lon tient compte du nombre total desclaves exportés de lAfrique sub-saharienne vers lEurope et le monde arabe, on arrive à un chiffre approximatif de 29 878 000, donc 30 millions.
Sur un total de 43 000 esclaves importés en Jamaïque de 1764 à 1788, on trouve un pourcentage de 37,8% de femmes et 62,2% dhommes.
La région du Bénin représente la région où le % de femmes exportés est le plus important (50,1%). En globalisant les chiffres à lAfrique, on obtient une moyenne pour lesclavage atlantique de 60% dhommes exportés pour 40% de femmes. En ce qui concerne à la fois la traite atlantique et arabe, on obtient des chiffres légèrement différents : 48% de femmes exportées pour 52% dhommes.
On peut dire que les européens préféraient exporter des hommes alors que les arabes donnaient leur préférence aux femmes (service domestique, concubinage). Lincidence dun nombre important de femmes exportées a une conséquence précise pour lAfrique : en effet, le « manque à naître » qui découle de ce fait est significatif. Les chiffres qui mentionnent les pertes dêtres humains ne tiennent pas compte des morts servenues à loccasion des raids sur les villages, effectuées dans le but de capturer des esclaves, et des morts survenues pendant le transport du village jusquà la côte. De plus, les chiffres ne tiennent pas compte des épidémies survenues à lendroit où lon entreposait les esclaves avant dembarquer. On peut ajouter à cela les suicides avant lembarcation...
Edward Alpers a montré quau Mozambique en 1819, sur les 10 442 esclaves destinés à lexportation, 1200 sont morts avant davoir été achetés. Ce même auteur a démontré quau Mozambique, dans les années 1820-1830, 25% des esclaves mouraient avant que les bâteaux ne quittent les ports à destination du Brésil ! Peut-on quantifier le « manque à naître » qui a résulté de cette exportation massive desclaves ? La seule preuve utilisable est celle-ci : les 430 000 noirs exportés vers les Etats-Unis après le milieu du 18ème siècle ont « produit » une population noire de 4 500 000 personnes en 1863. En corrigeant ce chiffre à cause des 40% derreur commise par Curtin, on obtient 630 000 (les 630 000 ont donc engendré 4 500 000 personnes de 1750 à 1863). Pour certains, ce chiffre ne peut être considéré car les conditions de reproduction aux Etats-Unis ainsi que les soins médicaux étaient plus à même dencourager la reproduction.
Inikori a montré que les 30 millions dexportés auraient « engendré » une population de 112 millions dêtres humains en 1880, si ces femmes, hommes et enfants étaient restés en Afrique.
En prenant lexemple de la constitution Fante établit en 1872, Inikori montre que les possibilités de développement économique étaient envisageables dans quelques sociétés africaines à lépoque pré-coloniale.
Prenons quelques points de cette constitution :
-promouvoir de façon pacifique les rapports entre tous les rois et chefs Fanti, et tenter une unification afin de se défendre contre de potentiels ennemis.
-diriger les travaux de la confédération vers lamélioration du pays tout entier
-construire des routes à lintérieur de toutes les régions incluent dans la confédération
-construire des écoles afin daméliorer léducation des enfants à lintérieur de la confédération
-promouvoir des activités telles que lindustrie et lagriculture
-développer et faciliter le travail des minerais et autres ressources du pays
Les efforts consentis par le gouvernement Asante pour moderniser léconomie et ladministration du pays dans le dernier quart du 19ème siècle, montrent la réponse de la bourgeoisie africaine façe aux conditions économiques déplorables. Le gouvernement a tenté de construire un chemin de fer : la première tentative eut lieu en 1892, la seconde en 1895 (travaux sur le gouvernement Asante par Ivor Wilks, « Asante in the nineteenth century », 1975).
Au début du XXème siècle, les Egbas du sud-ouest du Nigeria sétaient employés à construire des routes de bonnes qualité afin de développer le commerce. On peut dire que le commerce des esclaves a retardé de façon significative le développement économique en Afrique. En labsence de traite des esclaves, la croissance du commerce interne et externe dans les produits du sol africain auraient stimulé le développement des infrastructures en Afrique sub-saharienne avant le 20ème siècle.
Walter Rodney a démontré que lesclavage en Guinée a été stimulé par le commerce desclaves atlantique; lesclavage à grande échelle nexistait pas dans les sociétés précoloniales en Guinée.
Exception faite du Bénin qui était déja un état puissant avant larrivée des européens, tous les autres états puissants de Guinée (Akwamu, Asante, Dahomey, Denkyira, Whydah) ont développé leur caractère militaire après les décennies du milieu du 17ème siècle, donc pendant la période dexportation des esclaves. Ce nest pas comme certains lont dit le développement du commerce de marchandises qui a aboutit à la formation de ces états militaires mais bel et bien le commerce atlantique dexportations desclaves qui en est à lorigine.
Le professeur Meillasoux a montré que la croissance et la propagation des aristocraties militaires, associées à des états militaires puissants, trouve son origine dans lesclavage en tant quinstitution sétant répandue au Soudan et dans les zones côtières.
Cest donc à cause du commerce atlantique dexportations desclaves que sont nés ces états militaires au Soudan médiéval et plus tard dans les zones côtières. On ne peut cependant pas dire que le commerce de lor na pas renforcé la puissance de ces états puissants et militaires : ce commerce de lor a permis lachat de chevaux et dautres marchandises, ce qui a renforcé la force et le prestige des princes.
Mais le commerce de lor nexplique pas les caractéristiques de ces états médiévaux.
On peut se demander pourquoi ces états médiévaux se sont développés ? Sans doute pour se protéger des aggressions visant à obtenir des esclaves ou au contraire afin de mener des raids visant à capturer des esclaves; des sociétés qui sengageaient dans la pratique de capture desclaves et celles qui achetaient et vendaient des esclaves se sont constituées.
On peut dire que des siècles desclavage ont « laissé » en Afrique des structures économiques et sociales adaptées à la capture, au commerce et à lexploitation des esclaves.
Martin Klein écrit que ce nest pas une exagération de dire que les effets des siècles desclavage sont plus à rechercher dans ladaptation des structures politiques et sociales africaines au commerce plutôt quen la perte dhommes, de femmes et denfants.
Il faut aussi dire que certains auteurs, dont le professeur Fage, montre que les tensions sociales et les conflits à lintérieur et entre les états africains pendant la période de la traite sont dues à des processus internes et que la traite nest quun phénomène transitoire.
La querelle entre spécialistes se développe surtout autour du point suivant : pendant la période de la traite, les états africains se procuraient-ils des esclaves afin de les « utiliser » dans leurs sociétés ou dans le but de les vendre aux européens ? Peut-être pour ces deux raisons..?
En effet, on apprend de Dov Ronen que dans létat du Dahomey, on capturait des esclaves afin de les utiliser lors de cérémonies sacrificielles particulières. On sait aussi que lon vendaient des esclaves aux acheteurs européens. Cet état utilisait donc les deux systèmes : dun côté, la capture desclaves à but sacrificiel et dun autre côté afin de les vendre aux européens en échange de produits divers. Pour Inikori, le nombre desclaves vendu aux européens était beaucoup plus important que celui servant aux cérémonies sacrificielles (larmée du Dahomey était impressionnante) 2); limpact économique :
Pour comprendre limpact négatif qua représenté la période de traite sur lessor de léconomie africaine, prenons cet exemple : Hopkins observe que même quand les prix de la production de palmiers étaient au plus haut (milieu du 19ème siècle), ils ne concurrençaient pas les revenus que pouvaient obtenir ceux qui vendaient des esclaves. De leur côté, les européens tiraient plus de bénéfices dans le commerce des esclaves quils nen auraient tiré dans le développement du commerce de marchandises en Afrique.
Pour Inikori, limportation non controlée de textiles bon marché et autres articles manufacturés dEurope et du monde oriental a retardé le développement de la manufacture en Afrique. Il ny a pas dexemples déconomies dans laquelle la technologie et lorganisation de la production industrielle aient été transformé pendant une période dimportation non controlée de produits manufacturés étrangers bon marché.
Cette importation non controlée de produits manufacturés étrangers a retardé le développement des industries intérieures en Afrique pendant la période de la traite, une situation qui sest perpétrée pendant la période coloniale.
La sous-population qui a fait suite à lexportation massive desclaves africains a empêché le phénomène de « pression de la population » qui aurait permis une transformation de lagriculture et de la manufacture. La loi de la demande sen trouvait aussi fortement réduite.
Les conséquences de la sous-population sur le secteur de lagriculture sont plus évidentes. Le faible taux de population amené à cultiver la terre a encouragé la dispersion de la population dans toutes les zones de lAfrique sub-saharienne.
Le sous-développement dans le domaine de lagriculture entre 1600 et 1900 était dû à la sous-population et au manque de la demande extérieur pour les marchandises propres à lagriculture. Du point de vue de la superstructure des états précoloniaux en Afrique, les conditions associées à lexportation des esclaves nont pas incité le développement des institutions et des infrastructures essentielles pour le développement économique.
Contrairement à ce qui sest passé aux 17ème et 18ème siècle en Angleterre, aux Etats-Unis à la fin du 18ème et au 19ème siècle, où les classes dominantes ont porté un interêt grandissant dans la production et la distributionde marchandises, en Afrique, celle-ci se sont investies totalement dans la production et la distribution des esclaves.
Voyons ici et pour terminer, un extrait du rapport publié par lUNESCO à lissu du colloque qui sest déroulé à Haiti en 1978 : « Les autorités traditionnelles, par exemple chez les Jolof, Cayor, Songhay, Zimbabwe, Congo, ont été de différentes manières et plusieurs fois confrontés à la pression européenne et musulmane qua constitué la demande desclaves. Ces autorités ont toutes été influencées par cette pression. Ces « dérangements » se sont accompagnés de tensions sociales et dune dégradation des conditions de servitude ».
Source :
J.E Inikori
Il y a cent cinquante ans, en France, était aboli lesclavage
Le Monde diplomatique
avril 1998, pages 16 et 17
La dimension africaine de la traite des Noirs
Elikia Mbokolo
Historien, directeur détudes à lEcole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris
Sous-secrétaire dEtat aux colonies françaises, Victor Schoelcher signait, le 27 avril 1848, le décret démancipation des esclaves. Pour arracher cette décision à son ministre hésitant, il avait dû lavertir des risques dune rébellion générale si lon maintenait les choses en létat. La résistance des esclaves fut en effet capitale dans la désision abolitionniste de Paris. Dans une Afrique ravagée par la traite des Noirs - et qui demeure marquée par cette effroyable saignée - la liberté finalement arrachée a été plus le résultat de lélan propre des sociétés africaines que dune soudaine générosité des esclavagistes.
Par Elikia Mbokolo
Même habitué au spectacle des crimes qui jalonnent lhistoire de lhumanité, lhistorien ne peut sempêcher déprouver un mélange deffroi, dindignation et de dégoût à remuer les matériaux relatifs à lesclavage des Africains. Comment cela a-t-il été possible ? Et si longtemps, et à une telle échelle ? Nulle part ailleurs dans le monde ne se rencontre en effet une tragédie dune telle ampleur.
Cest par toutes les issues possibles - à travers le Sahara, par la mer Rouge, par locéan Indien, à travers lAtlantique - que le continent noir a été saigné de son capital humain. Dix siècles au moins (du IXe au XIXe) de mise en servitude au profit des pays musulmans. Plus de quatre siècles (de la fin du XVe au XIXe) de commerce régulier pour construire les Amériques et pour la prospérité des Etats chrétiens dEurope. Ajoutez à cela des chiffres, même très controversés, qui donnent le vertige. Quatre millions desclaves exportés par la mer Rouge, quatre millions encore par les ports swahilis de locéan Indien, neuf millions peut-être par les caravanes transsahariennes, onze à vingt millions, selon les auteurs, à travers locéan Atlantique (1).
Ce nest pas un hasard si, parmi tous ces trafics, cest « la traite » dans labsolu, cest-à-dire la traite européenne et transatlantique, qui retient le plus lattention et suscite le plus de débats. Elle nest pas seulement, jusquà ce jour, la moins mal documentée. Elle est aussi celle qui sest attachée de manière exclusive à lasservissement des seuls Africains, tandis que les pays musulmans ont asservi indifféremment des Blancs et des Noirs. Elle est enfin celle qui, de toute évidence, peut le mieux rendre compte de la situation actuelle de lAfrique, dans la mesure où en sont issus la fragilisation durable du continent, sa colonisation par limpérialisme européen du XIXe siècle, le racisme et le mépris dont les Africains sont encore accablés.
Car, au-delà des querelles récurrentes qui divisent les spécialistes, les questions fondamentales que soulève lesclavage des Africains nont guère varié depuis que, à partir du XVIIIe siècle, le débat a été porté sur la place publique tant par les idées des abolitionnistes dans les Etats esclavagistes du Nord que par les revendications des penseurs noirs et par la lutte continue des esclaves eux-mêmes. Pourquoi les Africains plutôt que les autres ? A qui, précisément, imputer la responsabilité de la traite ? Aux seuls Européens ou aux Africains eux-mêmes ? LAfrique a-t-elle vraiment souffert de la traite ou celle-ci na-t-elle été quun phénomène marginal, qui naurait affecté que quelques sociétés côtières ?
Le commerce ou la mort
Il faut peut-être revenir aux commencements car ils éclairent les mécanismes durables par lesquels le continent a été jeté, puis maintenu dans ce cycle infernal. Il nest pas sûr que, à lorigine, la traite européenne soit dérivée de la traite arabe. Celle-ci apparut longtemps comme le complément dun commerce autrement plus fructueux, celui de lor du Soudan et des produits précieux, rares ou curieux, alors que, malgré quelques exportations de marchandises (or, ivoire, bois...), ce fut le commerce des hommes qui mobilisa toute lénergie des Européens sur les côtes dAfrique. En outre, la traite arabe était orientée principalement vers la satisfaction des besoins domestiques ; au contraire, à la suite du succès des plantations esclavagistes créées dans les îles situées au large du continent (Sao Tomé, Principe, îles du Cap-Vert), les Africains exportés vers le Nouveau Monde fournirent la force de travail des plantations coloniales, plus rarement celle des mines, dont les produits - or, argent et, surtout, sucre, cacao, coton, tabac, café - alimentèrent très largement le négoce international.
Tenté en Irak, lesclavage productif des Africains fut un désastre et provoqua de gigantesques révoltes, dont la plus importante dura plusieurs années (de 869 à 883) et sonna le glas de lexploitation massive de la main-duvre noire dans le monde arabe (2). Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir réapparaître, en pays musulman, lesclavage productif dans les plantations de Zanzibar dont les produits (clous de girofle, noix de coco) allaient dailleurs, en partie, vers les marchés occidentaux (3). Les deux systèmes esclavagistes ont néanmoins en commun la même justification de linjustifiable : le racisme, plus ou moins explicite, et puisant pareillement dans le registre religieux. Dans les deux cas, on trouve en effet la même interprétation fallacieuse de la Genèse selon laquelle les Noirs dAfrique, étant prétendûment les descendants de Cham, seraient maudits et condamnés à être des esclaves.
Ce ne fut pas sans peine que les Européens mirent en place le commerce du « bois débène ». Au début, il ne sagissait guère que de rapt : les fortes images de Racines, dAlex Hailey (4), sont confirmées par la Chronique de Guinée écrite au milieu du XVe siècle par le Portugais Gomes Eanes de Zurara. Mais lexploitation des mines et des plantations exigeait sans cesse plus de bras : il fallut organiser un véritable système pour leur assurer un approvisionnement régulier. Les Espagnols instituent dès le début du XVIe siècle les « licences » (à partir de 1513) et les asientos (« contrats », à partir de 1528), qui transfèrent à des particuliers le monopole dEtat dimportation des Noirs.
Les grandes compagnies de traite se constitueront dans la seconde moitié du XVIIe siècle parallèlement à la redistribution entre les nations européennes des Amériques et du monde, que le traité de Tordesillas (1494) et plusieurs textes pontificaux avaient réservés aux seuls Espagnols et Portugais. Français, Britanniques et Hollandais, Portugais et Espagnols, mais aussi Danois, Suédois, Brandebourgeois... : cest toute lEurope qui participe par la suite à la curée, en multipliant les compagnies à monopole et les forts, comptoirs et colonies qui ségrènent du Sénégal jusquau Mozambique. Seuls manquent à lappel la lointaine Russie et les pays balkaniques, qui reçoivent néanmoins leurs petits contingents desclaves par lintermédiaire de lempire ottoman.
Sur place, en Afrique, les razzias et rapts organisés par les Européens cèdent vite le pas à un commerce régulier. Cest à leur corps défendant que les sociétés africaines entrent dans le système négrier, quitte, une fois dedans, à chercher à en tirer le maximum davantages. Voyez, entre autres exemples, les protestations du roi de Kongo Nzinga Mvemba : « converti » au christianisme dès 1491, celui-ci considère le souverain du Portugal comme son « frère » et, après sa prise de pouvoir en 1506, il ne comprend pas que les Portugais, sujets de son « frère », se permettent de razzier ses possessions et demmener les gens de Kongo en esclavage. Ce sera en vain : cet adversaire de la traite se laissera peu à peu convaincre de lutilité et de la nécessité de ce commerce. En effet, parmi les marchandises proposées en échange des hommes, les fusils occupent une place de choix. Et seuls les Etats équipés de ces fusils, cest-à-dire participant à la traite, peuvent à la fois sopposer aux attaques éventuelles de leurs voisins et développer des politiques expansionnistes.
Les Etats africains se sont donc, si lon peut dire, laissé piéger par les négriers européens. Le commerce ou la mort : au cur de tous les Etats côtiers ou proches des zones de traite se trouve la contradiction entre la raison dEtat, qui commande de ne négliger aucune des ressources nécessaires à la sécurité et à la richesse, et les chartes fondatrices des royautés qui imposent aux souverains de préserver la vie, la prospérité et les droits de leurs sujets. Doù la volonté, de la part des Etats engagés dans la traite, de contenir celle-ci dans des limites strictes. Aux Français qui lui demandent lautorisation dériger une factorerie, le roi Tezifon dAllada fait en 1670 cette réponse dont on appréciera la lucidité : « Vous allez construire une maison dans laquelle vous mettrez dabord deux petites pièces de canon, lannée suivante vous en monterez quatre, et en peu de temps votre factorerie va se métamorphoser en un fort qui va faire de vous le maître de mes Etats et vous rendre capables de mimposer des lois (5) . » De Saint-Louis du Sénégal à lembouchure du fleuve Congo, les sociétés et Etats locaux vont pour la plupart réussir dans cette politique pour le moins ambiguë de collaboration, de suspicion et de contrôle.
Au contraire, dans certaines parties de la Guinée, en Angola et au Mozambique, les Européens vont simpliquer directement dans les réseaux guerriers et marchands africains, avec la complicité de partenaires locaux noirs ou métis, ceux-ci étant issus de ces aventuriers blancs, à la réputation peu enviable, même en ces temps de grande cruauté : ainsi, les lançados portugais (ceux qui osèrent « se lancer » à lintérieur des terres) nous sont décrits au début du XVIe siècle comme « la semence de lenfer », « tout ce quil y a de mal », « assassins, débauchés, voleurs ». Avec le temps, ce groupe dintermédiaires va sétoffer au point de constituer, en plusieurs points de la côte, cette classe de « princes marchands » sur laquelle la traite va reposer.
Leur profit ? Les chargements des navires négriers, scrupuleusement comptabilisés en bonne logique marchande, nous en donnent une parfaite idée : fusils, barils de poudre, eaux-de-vie, tissus, verroterie, quincaillerie, voilà contre quoi on a échangé des millions dAfricains. Echange inégal, bien sûr. A ceux qui sétonneraient de telles inégalités, on fera observer que la même logique se poursuit sous nos yeux et que notre siècle na guère fait mieux, qui a vu des solliciteurs empressés venus des pays du Nord convaincre des chefs dEtat africains dimporter des « éléphants blancs » en échange de médiocres bénéfices personnels.
On voit donc que larsenal idéologique déployé par les négriers pour justifier la traite ne correspondait pas aux réalités ni aux dynamiques du terrain africain. Les Africains navaient, comme tous les peuples, aucun goût particulier pour lesclavage, et cest bien un système qui a généré et entretenu celui-ci. Si lon connaît bien les révoltes des esclaves noirs au cours de la traversée de lAtlantique et dans les pays daccueil, on est loin dimaginer lampleur et la diversité des formes de résistance en Afrique même. Résistance à la traite autant quà lesclavage intérieur, produit ou aggravé par le commerce négrier.
Une source longtemps ignorée, la Lloyds List, jette une lumière inattendue sur le rejet de ce commerce dans les sociétés côtières africaines. Les détails dont elle fourmille sur les sinistres survenus aux navires assurés, à partir de sa fondation en 1689, par la célèbre firme de Londres montrent que, dans un nombre significatif de cas connus (plus de 17 %), le sinistre est dû à une insurrection, à une révolte ou à des pillages sur place en Afrique. Les auteurs de ces actes de rébellion étaient les esclaves, mais aussi des gens de la côte. Tout se passe comme si lon était en face de deux logiques : celle des Etats installés bon gré, mal gré dans le système négrier ; celle des populations libres, menacées en permanence dasservissement et manifestant leur solidarité avec les gens réduits à lesclavage.
Quant à lesclavage interne, tout semble indiquer quil sest à la fois amplifié et durci parallèlement à la croissance de la traite, entraînant de multiples formes de résistance : fuite ; rébellion ouverte ; recours aux ressources de la religion dont les exemples sont attestés en terre dislam comme en pays de chrétienté. Ainsi, dans la vallée du fleuve Sénégal, la tentation de certains souverains dasservir et de vendre leurs propres sujets provoqua, dès la fin du XVIIe siècle, la « guerre des marabouts » ou le mouvement toubenan (de tuub, se convertir à lislam). Son initiateur, Nasir al-Din, proclamait précisément que « Dieu ne permet point aux roys de piller, tuer, ny faire captifs leurs peuples, quil les a au contraire donnés pour les maintenir et garder de leurs ennemis, les peuples nétant point faits pour les roys, mais les roys pour les peuples ».
Plus au sud, dans ce qui est aujourdhui lAngola, les peuples kongos utilisèrent le christianisme de la même manière, à la fois contre les missionnaires, compromis dans la traite, et contre les pouvoirs locaux. Au début du XVIIIe siècle, une prophétesse dune vingtaine dannées, Kimpa Vita (connue aussi comme Dona Béatrice), prit le contre-pied des arguments racistes des négriers et se mit à prêcher un message égalitaire selon lequel « au ciel il ny a pas de Blancs ni de Noirs » et que « Jésus-Christ et dautres saints sont originaires du Congo, de la race noire ». On sait que ce recours au religieux na cessé, jusquà nos jours, daccompagner dans plusieurs régions dAfrique les revendications en faveur de la liberté et de légalité. De tels faits montrent que, loin dêtre un phénomène marginal, la traite sinscrit au centre de lhistoire moderne de lAfrique et que la résistance à la traite a induit des attitudes et des pratiques encore observables aujourdhui.
La « sauvagerie » du continent
Il faut donc se défier des impressions héritées de la propagande abolitionniste et que peuvent entretenir certaines manières de commémorer les abolitions de lesclavage. Le désir de liberté et la liberté elle-même ne sont pas venus aux Africains de lextérieur, des philosophes des Lumières, des agitateurs abolitionnistes ou de lhumanitarisme républicain ; ils sont venus de lélan propre des sociétés africaines. Dailleurs, dès la fin du XVIIIe siècle, on a vu dans les pays riverains du golfe de Guinée des négociants, enrichis le plus souvent par la traite, prendre des distances par rapport à ce trafic et envoyer des enfants en Grande-Bretagne pour se former dans les sciences et métiers utiles au développement du commerce. Cest pourquoi, tout au long du XIXe siècle, les sociétés africaines neurent aucun mal à répondre positivement aux sollicitations nouvelles de lEurope industrielle, convertie au « commerce licite » des produits du sol et désormais hostile à la traite, devenue « trafic illicite » et « commerce honteux ».
Mais cette Afrique-là était bien différente de celle que les Européens avaient rencontrée à la fin du XVe siècle. Comme a tenté de le montrer lhistorien trinidadien Walter Rodney, elle avait été engagée, du fait de la traite, dans une voie périlleuse pour elle et se trouvait bel et bien sous-développée (6). Le racisme issu de la période négrière trouva dans ces circonstances loccasion de se renouveler. En effet, le discours des Européens sur lAfrique portait désormais sur l « archaïsme », l « arriération », la « sauvagerie » du continent. Chargé de jugements de valeur, il posait désormais lOccident en modèle. Les bouleversements et la régression de lAfrique nétaient pas mis au compte de développements historiques réels, dans lesquels lEurope avait sa part, mais attribués à la « nature » innée des Africains. Le colonialisme et limpérialisme naissants purent ainsi se parer des atours de lhumanitarisme et des prétendus « devoirs » des « civilisations supérieures » et des « races supérieures ». Les Etats ci-devant négriers ne parlaient plus que de libérer lAfrique des « Arabes » esclavagistes et des potentats noirs, eux aussi esclavagistes.
Mais une fois le gâteau africain réparti entre les puissances coloniales, celles-ci, sous prétexte de ne pas brusquer le cours des choses et de respecter les coutumes « indigènes », se gardèrent bien dabolir effectivement les structures esclavagistes quelles avaient trouvées. Lesclavage persista donc à lintérieur du système colonial, comme le montrèrent les enquêtes réalisées à linitiative de la Société des nations (SDN) entre les deux guerres mondiales (7). Pis, pour faire marcher la machine économique, il créèrent un esclavage nouveau, sous la forme du travail forcé : « De quelque nom que lon masque le travail forcé, on ne peut pas faire que ce ne soit pas en fait et en droit lesclavage rétabli et encouragé (8) ». Ici encore, pour sen tenir au cas français, cest à lintérieur de lAfrique quest né le désir de liberté. Nest-ce pas aux élus africains, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor en tête, que lon doit labolition du travail forcé en 1946, seulement en 1946 ?
Elikia Mbokolo
Historien, directeur détudes à lEcole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris ;
président de la Coordination de la diaspora zaïroise.
(1) Ralph Austen, African Economic History, James Curey, Londres, 1987, p. 275 ; Elikia MBokolo, Afrique noire. Histoire et civilisations, tome I, Hatier-Aupelf, Paris, 1995, p. 264 ; Joseph E. Inikori (sous la direction de), Forced Migration. The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, Hutchinson, Londres, 1982 ; Philip D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, The University of Wisconsin Press, Madison, 1969.
(2) Alexandre Popovic, La Révolte des esclaves en Irak au IIIe-IXe siècle, Geuthner, Paris, 1976.
(3) Abdul Sheriff, Slaves, Spices and Ivory. Integration of an African Commercial Empire into the World Economy, James Currey, Londres, 1988.
(4) Alex Hailey, Racines, Lattès, Paris, 1993.
(5) Akinjogbin, Dahomey and its Neighbours, 1708-1818, Cambridge University Press, Cambridge, 1967, p. 26.
(6) Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Bogle-LOuverture, Londres, 1972.
(7) Claude Meillassoux, LEsclavage en Afrique précoloniale, François Maspero, Paris, 1975.
(8) Lettre des députés français au ministre des colonies, 22 février 1946.
« La Naissance du monde moderne (1780-1914) »,
un ouvrage de C. A. Bayly
Les causes de lexception européenne
Au début du XVIIIe siècle, la majorité de la production manufacturière était concentrée en Asie et la productivité agricole était plus élevée en Chine et en Inde quen Europe. Pourquoi, alors, en un siècle, les rapports de forces se sont-ils inversés et comment le Vieux continent est-il devenu le centre du monde ?
Christopher Alan Bayly est professeur dhistoire, spécialiste britannique de la colonisation à luniversité de Cambridge. Ce texte est extrait de La Naissance du monde moderne (1780-1914), publié par Le Monde diplomatique et Les Editions de lAtelier.
Plusieurs facteurs contribuèrent à donner à lEurope occidentale ce supplément de dynamisme économique lui permettant daller vers ce que les gens commençaient à appeler la modernité. En premier lieu, comme la bien montré Kenneth Pomeranz (1), par comparaison avec lInde ou la Chine, lEurope possédait sur son propre continent ou encore en Amérique dénormes gisements de richesses encore sous-exploités. De plus, lexpansion dun système esclavagiste de plantations reposant sur la confiscation de main-duvre et de richesses lui permit de sapproprier à bon compte une série de vastes provinces agricoles. Durant le XVIIIe siècle, dénormes quantités de bois duvre destinées à la construction navale furent coupées en Europe occidentale, dans le grand Nord sibérien, en Amérique du Nord, et plus tard le long des côtes occidentales de lInde et de la Birmanie, ainsi que le long de la côte septentrionale de lAustralie. Dès le XVIIIe siècle également, lEurope commença à exporter vers lAmérique ses populations excédentaires, réduisant du même coup les problèmes dus à une densité de population trop élevée, alors que ces mêmes problèmes affectèrent toujours davantage certaines régions de lAsie au cours du XIXe siècle.
Au XVIIe siècle, la productivité de lagriculture était vraisemblablement plus élevée en Chine et en Inde quelle ne létait en Europe, et ce de manière significative. Mais certaines variétés nouvelles de cultures et des formes de production plus intensives permirent à certaines régions dEurope de connaître un véritable bond en avant au XVIIIe siècle, même si un décalage persistait entre la production et la demande. A cela vinrent sajouter les importations de denrées alimentaires en provenance des îles Caraïbes, de locéan Atlantique ou des Amériques, comme le sucre, ou le poisson riche en protéines. LEurope du Nord et de lOuest put ainsi nourrir une population urbaine croissante, laquelle saccrut bien plus rapidement au cours de ce siècle quelle ne le fit en Chine, en Inde, ou dans le Moyen-Orient. A lexception du Japon et de certaines régions côtières de Chine, il ne semble pas que les Asiatiques ou les Africains du Nord aient acheté des quantités significatives de nourriture transportées par la voie maritime. Les investissements dans le secteur des transports saccrurent rapidement en Europe, alors quen Chine les transports et le commerce intérieur étaient déjà parvenus à un « niveau élevé déquilibre trompeur (2) ». Ils y étaient suffisants pour répondre à la demande tant que cette dernière se maintenait à un niveau limité, mais nétaient pas à même de créer les conditions dune avancée.
Ainsi que la également montré Pomeranz, lEurope du Nord et de lOuest fut aussi très vite capable de faire de son charbon un usage efficace. Cette marchandise était apportée de loin pour fournir lénergie requise par les révolutions industrieuses dans le cadre familial, puis plus tard par la production industrielle.
Par comparaison, les ressources en combustibles fossiles de la Chine, perdues dans les zones reculées du Nord et en Mandchourie, furent sans doute moins efficacement exploitées. Le charbon contribua à mettre en branle une chaîne dinnovations en Grande-Bretagne. Parce quelles senfonçaient à des profondeurs importantes, les mines nécessitaient des pompes. Les innovations technologiques en matière de pompage amenèrent en retour un perfectionnement du travail du fer en fonderie et une meilleure connaissance du vide atmosphérique, toutes choses qui se révélèrent décisives pour permettre un saut qualitatif. Même sil fallut attendre encore beaucoup de temps avant que des inventions comme la jenny (3) ou la machine à vapeur améliorent le taux de croissance densemble de léconomie, ainsi que le soulignent désormais certains spécialistes dhistoire économique, toutes ces innovations furent pourtant en mesure de conférer aux Européens un avantage supplémentaire en matière de technologie militaire dès les années 1820 et 1830.
LEurope du Nord et de lOuest et ses colonies américaines tirèrent un avantage sans cesse accru de trois autres atouts, qui, tout en relevant davantage du social ou du politique que de léconomie, encouragèrent ses peuples à exporter leur puissance au plan international. Ces atouts doivent être pris en considération au même titre que les facteurs économiques mis en avant par Pomeranz. En premier lieu, il existait dans ces régions des institutions légales à peu près stables, qui garantissaient que les progrès économiques seraient récompensés. La notion de droits attachés à la propriété intellectuelle fut lente à se développer en dehors de la Grande-Bretagne, mais la common law britannique et le droit romain en usage sur le continent apportaient des garanties non négligeables quant au respect des droits de la famille et des individus en général.
A condition de jouer les bonnes cartes, il était possible pour les inventeurs et autres pionniers de senrichir. En Europe occidentale, à la ville comme à la campagne, les biens étaient en gros à labri de toute menace de confiscation par le gouvernement, ou de toute réappropriation foncière par le suzerain. La stabilité géographique des groupes dirigeants garantissait également quils trouveraient un intérêt à encourager, génération après génération, des améliorations limitées. A la suite des guerres idéologiques qui sétaient déroulées en Europe au XVIIe siècle, les gouvernements et les élites avaient conclu un accord tacite afin quon évite de trop attenter aux droits de propriété. Lors des guerres et des révolutions en France et en Europe, seule lEglise et une petite minorité de familles nobles se virent définitivement privées de leurs terres et de leurs privilèges. En fait, certaines de ces familles parvinrent à récupérer leurs biens après 1815. Dans les sociétés dEurope de lEst, en Asie et en Afrique, il apparaît que la notion de propriété est restée bien davantage soumise aux aléas découlant des interventions de lEtat. Limportance de ce fait ne doit pourtant pas être exagérée, contrairement à ce quont pu dire certains théoriciens du despotisme oriental comme lécrivain du XVIIe siècle François Bernier. Il subsistait pourtant une différence significative entre lEurope de lOuest et ses rivaux. En Afrique et en Asie, les dynasties régnantes freinaient souvent tout accroissement de la richesse de ceux qui ne faisaient pas partie de leurs sujets proches. Chez les Ashantis par exemple, esclaves et gens ordinaires se virent pratiquement fermer toutes les voies davancement contrôlées par lEtat, et les familles riches furent punies par des prélèvements exorbitants après décès. Les sultans ottomans bridaient leurs grandes familles de commerçants en leur imposant des contrats dÉtat qui leur faisaient perdre de largent. De telles pratiques nétaient apparemment pas aussi fréquentes en Chine, où les changements politiques ne saccompagnaient généralement pas de la suspension des droits de tel ou tel lignage. (...)
Le deuxième avantage compétitif dont les Européens du Nord et de lOuest ainsi que les Américains tirèrent profit à moyen terme est à rechercher au niveau de la sphère commerciale. Ils avaient développé des institutions financières qui étaient dores et déjà relativement indépendantes, à la fois de la fortune individuelle des grands marchands et des caprices des gouvernements. Les Hollandais avaient joué un rôle pionnier dans la mise en place des compagnies par actions, précisément afin déviter les risques inhérents à toute expédition commerciale de longue durée. La compagnie hollandaise des Indes orientales fut la première à pratiquer une prise en charge partagée des risques, et à mettre en place cette séparation stricte entre gestionnaires et propriétaires qui allait jouer un rôle central dans le capitalisme moderne. En réalité, à partir de lépoque des villes-Etats italiennes au début de lère moderne, lEurope de lOuest semble toujours avoir été capable dentretenir une réaction en chaîne dinnovations commerciales. A linverse, même les entreprises chinoises les plus dynamiques et les plus prospères sefforçaient de contrôler les richesses en maintenant au sein de la cellule familiale les fonctions de gestion. En Grande-Bretagne, la Banque dAngleterre exerçait un contrôle indépendant sur létat de léconomie. La notion de dette nationale, consolidée par la classe des marchands et des propriétaires, donna à la comptabilité publique une transparence inimaginable ailleurs. De fait, la dette nationale devint une sorte de symbole de la nation. Aux yeux du peuple, elle symbolisait la confiance totale qui régnait entre les élites et le gouvernement. Lapparition du papier-monnaie et lexplosion du nombre des banques régionales en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord facilitèrent prêts et emprunts. Ce qui plaça les gouvernements européens et les institutions financières dans une position qui leur permettait de tirer les bénéfices non seulement de leurs propres révolutions industrieuses, mais aussi de celles des autres continents. Porcelaines et thés de Chine, épices de Java et textiles de lInde furent happés par leurs mâchoires puissantes.
Certains historiens ont récemment mis en lumière le savoir-faire indéniable des grands marchands dAsie et du Moyen-Orient. Jusquà la fin du XVIIIe siècle, les marchands chinois, indiens ou moyen-orientaux figurèrent indubitablement parmi les plus riches du monde. En matière de comptabilité ou de capacité à entreprendre, ils ne le cédaient en rien à leurs homologues européens. Ce furent toutefois le cadre légal et les formes dorganisation des grandes entreprises fixant les opérations des grandes firmes commerciales qui donnèrent lavantage à lEurope occidentale, et sans doute aussi au Japon. Paradoxalement, il allait revenir à lEtat colonial, par ailleurs peu soucieux du progrès économique de lAfrique et de lAsie, dapporter aux marchands et aux financiers autochtones des garanties légales et une certaine stabilité des droits de propriété.
Le dernier avantage compétitif dont certaines régions dEurope tirèrent parti concerne le rapport entre la guerre et les finances. Pour dire les choses brutalement, les Européens devinrent rapidement les meilleurs dès lors quil sagissait de tuer. Les guerres idéologiques meurtrières du XVIIe siècle avaient créé des liens entre la guerre, les finances et les innovations commerciales, qui accrurent leur avance dans ce domaine. Cela conféra à ce continent une force supérieure lors des conflits qui éclatèrent dans le monde au XVIIIe siècle. Les techniques de guerre européennes étaient particulièrement compliquées et coûteuses, en partie parce quelles étaient amphibies. Les gouvernements devaient être capables dacheminer leurs forces à la fois par la voie terrestre et par la voie maritime.
La valeur de la production agricole des esclaves dans les Caraïbes était telle que vers 1750 des sommes énormes furent investies dans la mise en place de systèmes destinés à ravitailler les navires affectés à la protection de ces îles. Les Britanniques notamment cherchèrent à prévenir tout risque dinvasion en faisant continuellement croiser une flotte importante au large de leurs côtes occidentales.
Cela impliquait la mise en place dun système complexe de ravitaillement et de contrôle, mais cela amena aussi la constitution dune flotte permanente de navires pouvant être expédiés dans des eaux plus lointaines, vers lEst ou dans la mer des Antilles. Toutes les marines européennes susceptibles de devoir affronter militairement les Anglais, aussi loin que ce soit des îles britanniques, furent obligées de suivre. Le cas le plus célèbre est celui de Pierre le Grand, qui modernisa son armée et sa marine au début du XVIIIe siècle, tout comme devaient le faire les Japonais un siècle et demi plus tard. Toutefois, plus on séloignait de lEurope, moins lincitation à innover était forte. Les Etats dAsie ou les Ottomans pouvaient certes rassembler des flottes imposantes, mais les techniques permettant de les maintenir en mer durant de longues périodes nétaient pas aussi bien maîtrisées. Leur technologie navale perdit également du terrain par rapport à celle des Occidentaux après 1700. (...)
Les conflits qui opposèrent en Europe les Etats de taille moyenne constituèrent pour leur part une incitation à innover en matière de technologie militaire terrestre, à imaginer des armes encore plus meurtrières, ainsi que des systèmes de financement permettant lentretien dun nombre croissant de soldats de métier. Il en résulta quune fois encore le commerce européen et le commerce international contrôlé par les Européens bénéficièrent dun avantage comparatif notable. Ce furent les navires et les compagnies commerciales appartenant à des Européens qui sapproprièrent la plus grande partie de la valeur ajoutée générée par lexpansion du commerce mondial au XVIIIe siècle, et non les Africains ou les Asiatiques, qui produisaient des esclaves, des épices, des calicots, ou encore des porcelaines. La raison en est que les Européens en contrôlaient le transport et la vente sur les plus grands marchés du monde. De la même manière, le fait de monnayer la protection et laide militaires accordées à certains pays extérieurs permit à lEurope déquilibrer ses rapports commerciaux avec le reste du monde. Cela fut vrai y compris avant la révolution industrielle, à une époque où, sur le marché mondial, les produits européens restaient plus chers et moins prisés que ceux dAsie ou dAfrique du Nord. LEurope établit des liaisons, développa des conquêtes et sappropria finalement les bénéfices des révolutions industrieuses des autres peuples. (...)
Théoriciens et historiens nont certes généralement guère dévié dune approche de lhistoire de lhumanité qui présente le nationalisme comme quelque chose qui fut exporté au XIXe siècle sous une forme achevée dans le reste du monde. Les conflits entre Européens, Africains et Asiatiques semèrent les germes du nationalisme dans toutes les parties du monde. Le nationalisme culturel serait ainsi apparu en Inde et en Egypte autour de 1880, en Chine dans les années 1900, et dans lempire ottoman et en Afrique du Nord après la première guerre mondiale. Dune manière ou dune autre, il avait déjà touché les côtes du Japon avant cela. En revanche, lAfrique subsaharienne ne fut touchée quaprès la seconde guerre mondiale, soit beaucoup trop tard pour pouvoir en faire un usage autre que dévoyé. Cette approche demeura constante chez les idéologues victoriens et plus tard impériaux, qui tantôt déplorèrent et tantôt se félicitèrent que lEurope et lAmérique du Nord aient apporté le nationalisme aux pays dOrient ou du Sud dans le fourgon à bagages des gouvernements coloniaux et de léducation à loccidentale. Cette théorie a récemment été remise au goût du jour par certains intellectuels en Afrique et en Asie. Haïssant le capitalisme mondial qui les a faits, ils se sont efforcés de présenter leur propre histoire comme une histoire où des formes didentité paysannes non figées, décentralisées et positives furent bouleversées tardivement par les formes de nationalisme et dethnicité qui leur furent imposées par le capitalisme et ses valets.
Il nest certes pas question de nier le fait quen tant quaire nationale strictement délimitée lInde a été le produit de la domination anglaise, tout comme lAlgérie et le Vietnam ont été ceux de la domination française, lIndonésie celui de la domination hollandaise, ou encore les Philippines celui de la domination espagnole, puis américaine. Les jésuites parlaient de la Chine comme dun pays de « culture confucéenne », et les missionnaires en poste en Afrique assignèrent à chaque « tribu » un territoire spécifique, tout en retranscrivant « leur » langue. Frontières, passeports, monnaie nationale et systèmes pénitentiaires nationaux figurent au nombre des apports dus à la domination européenne. Les dirigeants politiques prirent conscience de lexistence de « leurs » frontières et de « leur » peuple à loccasion des conflits internationaux qui éclatèrent au XIXe siècle. Pourtant, comme en Europe, des patries et des sentiments identitaires plus étroits sétaient cristallisés en Afrique et en Asie autour de valeurs allant au-delà de la simple loyauté due à une dynastie, puis dissous, puis reformés avant que ne débute lexpansion européenne, et même encore à ses tout débuts. Ces mêmes formes dorganisation sociale et ces mêmes processus continuèrent dagir pour renforcer les divers nationalismes asiatiques et africains aux XIXe et XXe siècles. Il ne sagissait pas seulement de « traditions inventées » ou dune fausse conscience encouragée par des élites intellectuelles occidentalisées parce quil en allait de leur propre intérêt. Et contrairement à ce qui se passa en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces nationalismes ne réussirent pas non plus toujours à fusionner avec le nationalisme populaire qui se développa ultérieurement. Le patriotisme (...) qui germa au XVIIIe siècle parmi les Marathes dInde occidentale était bien trop exclusif et lié aux hautes castes pour pouvoir trouver sa place dans les formes de mobilisation populaire propres aux XIXe et XXe siècles.
Laction conjuguée de lEtat, des marchés, ou encore des prédicateurs religieux, avait contribué à faire naître dans de nombreuses régions situées en dehors dEurope des formes fluctuantes didentité patriotique avant même que nintervienne au XIXe siècle le déferlement colonialiste. Cela est évident pour les colonies européennes du Nouveau Monde et en Afrique du Sud, où les créoles, les Américains et les « Africains » nés sur place commencèrent bien avant 1776 à opposer une forte résistance face aux gouverneurs envoyés par la métropole et aux intérêts commerciaux de cette dernière. Cela fut vrai également dans le cas de certains grands royaumes dAsie, où la notion de nationalité et dethnicité fut probablement encouragée par laction des gouvernants eux-mêmes. Lempereur Qianlong se félicita des exploits accomplis par les soldats Han qui combattaient pour le compte de sa dynastie mandchoue, mais il semble du même coup avoir renforcé chez les Han un sentiment identitaire chinois. Or cela allait à lencontre de la solidarité entre Mandchous. Ce sentiment identitaire sétait transmis de famille en famille, était resté consigné dans les textes confucéens, mais il avait toujours été visible dans les codes vestimentaires et les formes de coiffure imposés aux Chinois par les lois mandchoues.
Ce fut souvent dans les plus petits territoires, situés à la périphérie et rendus plus vulnérables par la proximité de lennemi ou par léloignement, que ce sentiment identitaire fut le plus fort. A Ceylan, nobles et chefs nourrissaient depuis longtemps un sentiment de fierté locale face aux Tamouls de lInde méridionale et aux déprédations commises par les Portugais. Bien avant le XIXe siècle, les Birmans, les Coréens et les Vietnamiens du moins les Vietnamiens du Nord faisaient également étalage dun sentiment identitaire nourri de leurs pratiques religieuses propres, dune langue commune, et des guerres prolongées contre des voisins agressifs. A mesure que saffirmait pour ces cultures et ces Etats le sentiment dimportance attaché à la patrie, la Chine devint une sorte de modèle à imiter, mais aussi à maintenir à distance. Un sentiment généralisé de patriotisme sétait depuis longtemps développé chez les Japonais. Il prit soin de mettre en avant ce qui le distinguait des formes de patriotisme « barbare » de lextérieur, mais aussi des « barbares » de lintérieur, comme les Aïnous, qui, entre les XVe et XVIIIe siècles, sétaient vu repousser toujours plus loin vers les régions les plus désolées de lîle de Hokkaido du fait de la grande « domestication de la nature » japonaise. (...)
Par conséquent, la spécificité de lEurope ne fut pas nécessairement dans lexistence dEtats forts et volontaristes, ou même de sentiments identitaires dattachement à la patrie hérités du passé et encore flous. Ce qui frappe fut la convergence de ces formes politiques avec le dynamisme économique, la fabrication bien rodée darmes de guerre, et les rivalités féroces qui opposèrent des Etats de taille limitée. Lorigine de cet « exceptionnalisme » européen, temporaire et relatif, ne doit pas être recherchée dans un seul facteur, mais dans laccumulation aléatoire de caractéristiques existant séparément dans les autres régions du monde. Il est par exemple significatif quune des régions dAsie où les sentiments identitaires précoloniaux furent très forts ait été le cur de lAsie du Sud-est, une région où les conflits entre royaumes de taille moyenne avaient déjà une longue histoire. Et de fait, lexceptionnalisme européen fut un avantage empoisonné. Dès les années 1870, le Japon avait entrevu la voie qui allait lui permettre daccéder à une forme parallèle de modernité. Si lon se concentre exclusivement sur les questions de contingences économiques, de sentiments identitaires dattachement à la patrie et de pouvoir de lEtat, il manque un élément. Il sagit du tissu social, qui, au XVIIIe siècle, évolua très vite en Europe et en Amérique du Nord, et permit aux individus de se réunir, de débattre et de faire évoluer les institutions, avant den faire par la suite autant dinstruments efficaces qui permirent daccumuler richesses, pouvoir et savoirs.
Christopher A. Bayly
Christopher Alan Bayly est professeur dhistoire, spécialiste britannique de la colonisation à luniversité de Cambridge. Il est lauteur de La Naissance du monde moderne, LAtelier/Le Monde diplomatique (2006),

et, avec Tim Harper, de Forgotten Armies. The Fall of British Asia 1941-1945, Penguin, Allen Lane (2004).
(1) Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton University Press, 2002.
(2) Mark Elvin, The Pattern of the Chinese Past, Stanford University Press, 1973.
(3) Machine à filer le coton.
Édition imprimée avril 2006 Pages 26 et 27
FIN du chapitre 2
Plan du chapitre 2 :
I - 2.01 Introduction
I - 2.02 Des rois agricoles
I - 2.03 La paille et le grain
I - 2.04 Apollon, dieu Septime
I - 2.05 Le scandale de la mort programmée du roi
I - 2.06 Thésée, chef dinitiation ?
I - 2.07 De la stérilité à la panspermie
I - 2.08 Lénigme du monstre
I - 2.09 Souveraineté de la distinction
I - 2.10 Climatérique de la souveraineté
I - 2.11 La roue du temps et la mise hors course du vieux roi
I - 2.12 Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois
I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un
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