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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...” : 13
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
présentation

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


AFRIQUE

fiche pédagogique n° 02



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Carte extraite de : Oxford Regional Economis Atlas, P.H. Ady, Clarendon Press, 1965
(B. U. : 1 MAG 2747)


Carte des États (2003)


Les conséquences de la traite des esclaves en Afrique

ANALYSE D'UN SPECIALISTE AFRICAIN EN HISTOIRE ECONOMIQUE

L’auteur analyse les conséquences de la traite des esclaves africains dans le contexte de l’évolution de l’ordre économique mondial à partir du XVIème siècle. Il tente de montrer que la traite des esclaves aura été un facteur clé dans l’avènement de l’ordre économique atlantique au XIXème siècle.

Tout d’abord, le total de l’ordre de 11 millions d’esclaves retenu par Curtin doit être révisé et passe ainsi à 15 400 000 personnes déplacées.
Si l’on tient compte de la traite effectuée à travers le Sahara, la mer Rouge et l’océan indien, ce sont environ 22 millions de personnes qui ont été exportés d’Afrique noire vers le reste du monde de 1500 à 1890.
Au moment où Colomb prend pied aux Antilles en 1492, les économies de l’Europe occidentale sont par définition sous-développées. L’agriculture de subsistance et le travail artisanal indépendant demeurent les activités économiques dominantes de la population active.
Cependant, depuis trois ou quatre siècles, l’Europe occidentale a connu quelques changements importants. L’accroissement de la population et sa redistribution régionale au Moyen Âge ont stimulé le développement du commerce interrégional et international. D’importantes innovations ont été introduites dans l’organisation des terres et du travail et ces changements se sont accompagnés d’une certaine évolution des structures sociales. Les conditions sont ainsi crées pour permettre aux économies d’Europe occidentale de saisir les possibilités offertes par l’apparition du système atlantique.
Toutes les économies de l’Europe occidentale n’ont pas eu la même part dans les changements apparus à partir de la fin du Moyen Age. L’Angleterre, à la faveur à la fois du commerce de la laine et de l’expansion démographique, a connu les changements les plus remarquables.
Pour analyser l’impact du système atlantique sur les économies d’Europe occidentale, il convient de distinguer deux périodes : de 1500 à 1650 et de 1650 à 1820.
Durant la première période, les économies et les sociétés de la région atlantique n’avaient pas encore les structures nécessaires pour permettre aux forces du marché d’assurer totalement le fonctionnement d’un système économique unique capable de répartir les fonctions et de distribuer les récompenses entre les pays membres. En conséquence, l’Europe usa de sa supériorité militaire pour acquérir la maîtrise des ressources d’autres économies et d’autres sociétés de la région.
Les ressources les plus importantes acheminées du reste de la zone atlantique vers l’Europe occidentale durant cette période furent l’argent et l’or. Ils provenaient principalement de l’Amérique espagnol. A partir de l’Espagne, l’argent et l’or du Nouveau Monde étaient distribués à travers toute l’Europe occidentale, accélérant le processus de commercialisation des activités économiques. C’est l’interaction de l’augmentation rapide de cette manne monétaire et de l’expansion démographique qui produisit le phénomène connu dans l’histoire européenne sous le nom de révolution des prix du XVIème siècle.
Au XVIème siècle, l’Espagne devint donc le foyer d’un vaste commerce international, dominé par la Hollande, la France et l’Angleterre. L’argent et l’or latino-américains quittaient l’Espagne quelques mois après leur arrivée et, injectés dans les grandes économies de la région, alimentaient le processus de leur transformation.
La seconde période, de 1650 à 1820, est dominée par la structuration économique et sociale des pays de la zone atlantique, et le processus de transformation capitaliste de l’Europe occidentale en vient à être subordonné au système atlantique. Il faut à cet endroit analyser le contexte de la crise générale qui secoua l’Europe occidentale au XVIIème siècle.
En effet, les importations de métal américain, qui ont atteint leur maximum dans les années 1590, diminuent, et l’expansion démographique se ralentit. La situation se trouve aggravée par la politique de nationalisme économique adoptée au XVIIème siècle par un certain nombre de pays d’Europe occidentale. Du fait des barrières dounanières erigées par la France, l’Angleterre et d’autres pays pour protéger leurs industries nationales, la situation économique dégénère en crise générale, et le commerce intra-régional s’effondre. Le processus de transformation capitaliste est arrêté net dans certains pays et un processu de régression s’enclenche dans les autres, le plus durement touché étant l’Italie.
La nature et l’origine de la crise du XVIIème siècle indiquent clairement que pour mener à bien son processus de transformation capitaliste, la région avait besoin de beaucoup plus de possibilités économiques.
Les changements intervenus entre 1650 et 1820 dans la structuration économique et sociale des régions extra-européennes de la zone atlantique offrent autant d’immenses possibilités que de défits à relever, qui vont transformer du tout au tout le paysage économique de l’Europe occidentale. Dans le Nouveau Monde, la production de métaux précieux continue à jouer un rôle important, mais l’élément capital de la structuration économique et social des pays de la région sera l’essor de l’agriculture de plantation sur une grande échelle. Sur le continent nord-américain, il s’agit surtout de tabac et de coton, mais en Amérique latine et dans la Caraïbe, c’est le règne de la canne à sucre.
Un commerce très actif va s’organiser autour du transport maritime des marchandises d’Afrique et des Amériques, des esclaves d’Afrique vers les Amériques et des produits agricoles et métaux précieux des Amériques vers l’Europe occidentale. Comme les pays d’Europe occidentale qui possèdent des colonies contrôlent le mouvement des marchandises, la distribution des produits américains en Europe par leurs soins devient un facteur primordial de la croissance des échanges intra-européens aux XVIIème et XVIIIème siècle. Le XVIIème siècle peut véritablement être appelé le stade atlantique du développement européen.
Les nouvelles possibilités économiques engendrées par l’expansion du système atlantique vont entraîner des créations d’emploi qui stimuleront la croissance démographique dans toute l’Europe occidentale après le recul observé au XVIIème siècle. L’essor des marchés intérieurs anglais, français et hollandais, sera à l’origine de la demande qui suscitera les inventions et les innovations techniques des révolutions industrielles des XVIIIème et XIXème siècle en Europe occidentale.
L’expansion phénoménale de la production de biens de consommation, des échanges, de l’activité financière et des transports maritimes intervenue dans la zone atlantique entre 1650 et 1820 aura permis aux pays européens de surmonter la crise du XVIIème siècle, de briser le carcan des structures économiques et sociales traditionnelles et d’achever le processus de transformation capitaliste.
Dans le Nouveau Monde, la région qui allait constituer les Etats-Unis d’Amérique en 1783 mais qui, au XVIIème siècle et jusqu’en 1776, était composée de territoires coloniaux, prit néanmoins dès cette époque une part appréciable à cette expansion. Quand Colomb avait débarqué aux Amériques, ces territoires étaient probablement les plus éloignés de tout développement économique; ils avaient une très faible densité démographique et vivaient sous le régime de l’économie de subsistance.
La participation de ces territoires au système atlantique modifia considérablement la situation dans les années qui précèdèrent la Déclaration d’Indépendance.
A mesure que, sous l’influence de ce système, les colonies britanniques d’Amérique du nord passent progressivement des activités de subsistance aux productions marchandes, on peut distinguer trois régimes économiques, ceux du sud, du centre et du nord (essentiellement la Nouvelle-Angleterre). Possédant à la fois de riches ressources naturelles et une main d’oeuvre africaine asservie et bon marché, les colonies du sud vont développer l’agriculture de plantation, riz et tabac d’abord, puis coton. Celles du centre se lancent dans des cultures alimentaires sur des exploitations de type familial. Quand aux colonies du nord, relativement pauvres en ressources naturelles agricoles mais dotées de ports naturels en eaux profondes et de ressources forestières permettant d’envisager la construction navale, elles ne tardent pas à se spécialiser dans le commerce et les transports maritimes.
Ainsi, le sud produit pratiquement tous les prdoduits de plantation exportés vers l’Europe, tandis que le nord assure l’essentiel des exportations de sercices (transports maritimes, négoce et assurance).
Dans le centre et le nord, la production repose sur le travail libre de la main d’oeuvre blanche, la propriété foncière est largement diffusée et les revenus assez également répartis.
Dans le sud, la prédominance de l’agriculture de plantation, tributaire de la main d’oeuvre servile africaine, se traduit par une forte proportion d’esclaves dans la population, une grande concentration de la propriété foncière et une répartition très inégale des revenus. Sur les 697 000 esclaves que comptent les Etats-Unis en 1790, 642 000 se trouvent dans les Etats du sud, où ils représentent 36% de la population totale.
Après l’accession à l’indépendance, les Etats du sud restent tributaires des esclaves africains à qui ils devront la prodigieuse expansion de leur production de coton entre 1790 et 1860.
Selon notre définition de départ, les pays d’Amérique latine et la Caraïbe étaient des économies non développées à l’époque où Colomb arriva dans la région. Cette absence générale de développement tenait à trois principaux facteurs : la population, la géographie et l’isolement par rapport au reste du monde. Les estimations de la population totale de toutes les Amériques donnent un chiffre compris entre 50 et 100 millions d’individus en 1492 (ce qui est très peu vu l’immensité du territoire). La population était concentrée où se trouvaient les royaumes des Aztèques et des Mayas, l’empire inca de l’ancien Pérou et l’île Caraïbe d’Hispaniola.
 
La faible densité de la population nuisait au développement des échanges et à la division du travail. Les régions très peuplées étaient d'accès difficile en raison de la topographie, et le commerce inter-américain s'en trouvait limitée. En outre, les Amériques demeuraient isolés du reste du monde jusqu'en 1492 et et, de ce fait, les richesses naturelles avaient peu de valeur marchande et n'apportaient pratiquement rien à la population et aux échanges. Ainsi  s'explique qu'en 1492, les anciennes civilisations d'Amérique centrale et d'Amérique du sud, qui avaient atteint un haut niveau de développement culturel, n'étaient pas du tout développées sur le poids économique.
 Les possibilités commerciales ouvertes par l'arrivée des européens apparurent dans des conditions qui devait aboutir à des structures de sous-développement plutôt que de développement. Tout d'abord, les pays d'Europe occidentale s'assurèrent par la force la maîtrise des ressources naturelles de l'Amérique latine et de la Caraïbe. Humiliés et demoralisés, puis accablés de travail et décimés par les maladies inconnues introduites par les européens, la population indienne s'effondra dans toute la région. Ainsi, la population du Mexique central, est estimé à un chiffre variant de 18 à 26 millions avant la conquête européenne, elle tombe à 6 millions en mille cinq cent quarante-huit, puis à 2 millions en et 1580. En mille six cent cinq, elle ne sera plus que de un million.
L'élimination de la population indienne a deux conséquences importantes : d'une part, l'importation massive de main-d'oeuvre africaine, destinée à la remplacer, et d'autre part, la mainmise des colons européens sur les terres cultivables regroupées en vaste domaine. Ces deux phénomènes vont créer des possibilités commerciales qui stimuleront la transformation capitaliste de l'Europe occidentale et de l'Amérique du nord, tout en engendrant le sous-développement et la dépendance en Amérique latine et dans la Caraïbe.
Du fait de l'ampleur des importations d'esclaves en contrebande dans l'Amérique espagnole des XVIème et XVIIème siècles, il est pratiquement impossible de chiffrer l'apport de la main-d'œuvre africaine à la production de métaux précieux de cette région durant cette période. Il semble toutefois, d'après un recensement réalisé par le clergé en 1796, que la population d'origine africaine ait été de 679842 personnes au Mexique et de 539628  personnes au Pérou. Au Brésil, la production de sucre pour l'exportation fut entièrement assurée par les esclaves africains durant ces deux siècles et, lorsque le boom de l'or se produisit au XVIIIème siècle, la production effective demeura pratiquement tributaire de leur travail. C'est d'ailleurs ce que confirme la composition ethnique de la population brésilienne au 18ème et au 19ème siècle. En effet, la population d'origine africaine représentait 61,2 pour cent de la population totale du Brésil en  1798, et 58% en 1872. Les populations d'esclaves étaient concentrées dans les six provinces qui produisaient l'or et les produits agricoles pour l'exportation.
Dans la Caraïbe, à partir de la seconde moitié du 17ème siècle, des importations massives d'esclaves africains et l'expansion l'agriculture de plantation font  reculer les cultures de subsistance tandis que la production pour l'exportation s'accroît rapidement. La composition ethnique, la aussi, se modifie profondément. Si l'on considère la population globale de la Barbade, de la Jamaïque et des Iles sous le Vent, la population d'esclaves qui est de 40,5% en 1660, passe à 80% en 1713. De même, la population d'origine africaine des Antilles françaises passe de 52 pour cent environ de la population totale vers la fin du XVIIème siècle à 88% environ en1780.
Cette transplantation massive de main-d'oeuvre africaine en Amérique latine, dans la Caraïbe et dans le sud de l'Amérique du nord, qui entraîne l'expansion prodigieuse de la production et du commerce des biens de consommation dans la zone atlantique entre le 16ème et le 19ème siècle, est loin d'avoir, dans ces pays, les mêmes effets qu'en Europe occidentale et en Amérique du nord. Du fait que la population en Amérique latine et dans la Caraïbe compte une forte proportion d'esclaves, la grande majorité des habitants gagne beaucoup trop peu pour que se créer un marché intérieur de produits de grande consommation. Faute d'être utilisé sur place, les bénéfices de l'activité minière et de l'agriculture de plantation servent donc à acheter des articles manufacturés importés d'Europe, ou bien sont rapatriés en Europe pour y financer l'investissement et la consommation. Cet état de choses est encore aggravé par les lois coloniales qui imposent des restrictions sur l'implantation d'activités industrielles en Amérique latine et dans la Caraïbe.
L'absence de développement industriel donna à l'Amérique latine et à la Caraïbe des économies privées d'articulation, dont les secteurs miniers et agricoles étaient étroitement liés aux économies de l'Europe occidentale, et aussi, plus tard, à celle des États-Unis. À cette évolution s'associa l'apparition d'empires économiques en relation directe avec l'importation et exportation, seuls activités auxquelles les magnats des mines et les oligarchies agraires d'Amérique latine et de la Caraïbe voyaient un intérêt. La prospère classe des marchands s'enferma, elle aussi, dans ce type d'activités.
Même quand les principaux pays d'Amérique latine obtiennent l'indépendance politique au 19ème siècle, les gouvernements continuent à favoriser la production de biens primaires pour l'exportation et l'importation d'articles manufacturés. De plus, les révolutions industrielles du 19ème siècle en Europe occidentale et aux États-Unis, en réduisant les coûts de production, abaisse tellement le prix des produits manufacturés vendus sur le marché de la zone atlantique que les jeunes pays indépendants de l'Amérique latine sont découragés de créer des productions manufacturières nationales pour le marché intérieur. Ainsi, dès le milieu du XIXème siècle, les pays d'Amérique latine et de la Caraïbe en sont-ils au point où leurs structures économiques et sociales les enfoncent dans le sous-développement et la dépendance.
 
Les premières bases des structures de dépendance en Afrique :
 
Les données disponibles montrent que les sociétés africaines étaient prises dans de grands processus de transformation lors de l’arrivée des Européens, vers la fin du XVème siècle. Des découvertes archéologiques récentes (comme les vestiges d’Igbo-Ukwu) indiquent que leur transformation sociale et économique était très avancée dans un certain nombre de cas. Toutefois, le début du processus était récent, les structures économiques et sociales demeuraient fondamentalement conformes au modèle que nous qualifions de non-développement. La population totale était encore peu nombreuse par rapport à la superficie des terres agricoles disponibles et, de plus, elle était éparpillée sur le vaste continent en groupes séparés par de grandes distances et des obstacles géographiques. La présence d’un immense désert entre l’Afrique noire et les territoires de la Mediterranée et du Moyen-Orient limitait les échanges de l’Afrique noire avec le reste du monde à des articles de grande valeur mais relativement peu coûteux à transporter : l’or et les esclaves.
L’établissement d’une liaison commerciale maritime entre l’Afrique et l’Europe occidentale à partir de la seconde moitié du XVème siècle paraît tout d’bord offrir le genre de possibilités dont l’Afrique noire a besoin pour réaliser une transformation économique et sociale rapide. Le commerce de l’or s’accroît, celui de certaines productions agricoles, comme le poivre, démarre, et une certaine impulsion est même donnée à la production des tisserands africains lorsque les Portugais et les Hollandais prennent part à la distribution des tissus africains en différents points de la côte d’Afrique.
Ces premiers changements seront toutefois de courte durée. Dès que les immenses ressources des Amériques deviennent accessibles à l’Europe occidentale, le rôle de l’Afrique dans le système économique atlantique se trouve changé. La population dont elle aurait besoin pour assurer une transformation complète de ses structures économiques et sociales est transférée en masse vers les Amériques. Les conditions crées par ce transfert massif de la population décourageront trois siècles durant le développement de la production de biens en Afrique et y jetteront les bases de structures de dépendance.
Première perte infligée par cette migration forcée : l’essor démographique s’interrompt et de vastes zones du continent se vident de leurs habitants. Nous avons situé à 22 millions de personnes au moins le nombre de personnes exportés d’Afrique noire vers le reste du monde entre 1500 et 1890. Si l’on veut déterminer dans quelle mesure ces exportations ont réduit la capacité de reproduction des populations d’Afrique noire, il faut faire une analyse de la composition par âge et par sexe de la population exportée, car c’est le nombre de femmes en âge d’être mères qui importe.
Dans le cas de la traite à travers le Sahara et la mer Rouge, il y avait une forte proportion de femmes jeunes et belles du fait de la demande de concubines. Le rapport était de deux femmes pour un homme, suivant une évaluation généralement admise. Pour la traite transatlantique, des recherches récentes nous fournissent des indications sur la proportion hommes/femmes pour un effectif de 404 705 esclaves africains importés dans divers territoire du Nouveau Monde aux XVIIème, XVIIIème et XIXème siècle, soit 3% environ des exportations totales vers les Amériques. Globalement, l’échantillon fait apparaître une proportion de 32,9% de femmes. C’est la région du Nigeria, entre le golfe du Bénin et le golfe du Biafra, qui exportait la plus forte proportion de femmes, entre les deux-cinquième et la moitié des exportations totales. En revanche, l’autre grande région exportatrice, celle du Congo-Angola, expédiait régulièrement une proportion d’hommes supérieure à la moyenne.
Cette variation selon les régions est très importante pour évaluer l’impact démographique des exportations d’esclaves à l’échelon micro-régional.
Pour l’ensemble de l’Afrique noire, les données analysées montrent que, étant donné le nombre de femmes exportées chaque année, la capacité de reproduction de la région s’en trouva forcément sérieusement réduite. Compte tenu des pertes supplémentaires causées par les exportations vers les Amériques, tout indique que la population de l’Afrique noire a diminué en valeur absolue entre 1650 et 1850.
Par ailleurs, comme c’est en grande partie par la force que la population exportée était réduite en esclavage, le commerce d’exportation des esclaves entraîna de sérieuses distorsions dans les structures sociales et politiques africaines. En 1730, un cadre de la Compagnie Hollandaise des Indes occidentales observe que la Côte de l’Or est devenue une véritable Côte des esclaves et que, depuis l’introduction d’une grande quantité d’armes à feu par les Européens, les rois et les princes se livrent d’effroyables combats dans le but de faire des prisonniers qui sont immédiatement revendus comme esclaves. Le lien entre le commerce d’exportations d’esclaves et la fréquence des guerres en Afrique à l’époque est évident.
L’une des distorsions majeures fut la création d’aristocraties militaires dont l’influence devint telle qu’elles déterminèrent la ligne politique de tous les grands états africains de l’époque.
L’existence d’un vaste marché d’exportation pour les captifs les incitait à voir dans la guerre le moyen de se procurer des prisonniers à vendre plutôt que de nouveaux territoires dont les ressources naturelles et humaines pourraient être intégrées et exploitées. Cela eut pour ces Etats un double effet négatif : sur leurs dimensions mêmes, qui restèrent limitées, et sur leur stabilité politique intérieure,extrêmement fragile.
Dans plusieurs sociétés africaines, l’existence de ces aristocraties militaires, conjuguée aux données de la situation économique du moment favorisa aussi l’essor du mode de production fondé sur l’esclavage. D’importantes fractions de la population des grandes sociétés africaines en vinrent à être assujeties par des individus qui, soit comme marchands, soit comme fonctionnaires de l’Etat, étaient en relation avec le commerce d’exportation d’esclaves. Etant donné la pénurie de ressources humaines par rapport aux terres cultivables, les structures mises en place demeurèrent après la suppression de la demande extérieure d’esclaves.
Ces processus historiques, qui se sont étendus sur plus de trois siècles, auront eu globalement pour effet en Afrique de détourner le processus économique de développement pour l’orienter vers le sous-développement et la dépendance. L’expansion du mode de production fondé sur l’esclavage, intervenue dans de vastes régions d’Afrique, eut pour effet de freiner le développement des marchés intérieurs et de la production commerciale. Vers le milieu du XIXème siècle, la production alimentaire de subsistance demeurait-elle en Afrique l’activité économique prépondérante. Par là même se trouvait pratiquement supprimée toute accumulation de capital dans l’agriculture et, par conséquent, toute augmentation de productivité pour les cultures alimentaires destinées au marché intérieur. La faible productivité des agriculteurs africains qui font aujourd’hui des cultures vivrières est l’héritage de trois siècles d’une histoire dont le passif fut encore alourdie par l’impact économique du colonialisme au XXème siècle.
Le caractère embryonnaire de la division du travail et l’étroitesse des marchés intérieurs ne pouvaient que nuire au développement des activités manufacturières au delà du stade de l’artisanat. L’industrialisation fut encore contrecarrée par l’importation effrénée de produits manufacturés en provenance d’Europe et d’Orient en échange de captifs. Ainsi, avec des marchés intérieurs réduits, des secteurs agricoles et industriels non capitalisés, des Etats de petites dimensions aux mains de marchands et de guerriers vivant de l’esclavage, l’Afrique réunissait parfaitement les conditions voulues pour devenir tributaire des économies industrialisées de la zone atlantique. Et, à partir de la fin du XIXème siècle, la domination coloniale allait parachever l’édifice.

CONCLUSION :
Quand Colomb débarqua aux Amériques, les économies de la zone atlantique étaient toutes, par définition, non développées. En Europe comme en Afrique et aux Amériques, l’activité manufacturière en était au stade de l’artisanat et faisait partie intégrante de l’agriculture, secteur de très loin prépondérant. Partout prédominaient des modes de production précapitalistes. Au milieu du XIXème siècle, de grands écarts se sont creusés entre les économies des diverses régions de la zone atlantique. D’une part, les industries mécanisées se trouvent concentrées en bordure de l’Atlantique, au nord-ouest de l’Europe et au nord-est des Etats-Unis d’Amérique.D’autre part, la majeure partie de la zone atlantique est dominée par les productions primaires : productions alimentaires commerciales et agriculture de plantation dans l’ouest et le sud des Etats-Unis; agriculture de plantation dans la Caraïbe; exploitation minière, élevage extensif du bétail et agriculture de plantation en Amérique latine; enfin, agriculture de subsistance et, à temps partiel, cueillette pour l’exportation en Afrique (une fois l’exportation d’esclaves supprimée). La structuration économique et sociale de la zone atlantique a désormais abouti à un système économique unique régi par les forces du marché.
Les faits font ressortir que cette situation découle en fin de compte du commerce des esclaves d’Afrique. La révolution industrielle, tant dans l’Angleterre du XVIIIème siècle et du début du XIXème que dans le nord-est des Etats-Unis au XIXème siècle, n’aurait pu avoir lieu sans l’essor prodigieux de la production et du commerce de marchandises que la zone atlantique a connu entre le XVIème et le XIXème siècle. Et c’est, sans l’ombre d’un doute, la main d’oeuvre servile africaine fournie par la traite qui a rendu possible cet extraordinaire essor.
Alors même que cet essor stimulait le développement du travail libre salarié, qui allait devenir la forme dominante d’activité économique dans le nord-ouest de l’Europe et le nord-est des Etats-Unis, le reste de la zone atlantique vit s’épanouir un mode de production fondé sur l’esclavage.
En Amérique latine, dans la Caraïbe et dans le sud des Etats-Unis, son expansion créa les conditions d’un développement inégal qui facilita le développement rapide du capitalisme dans le nord-est de l’Europe et le nord-est des Etats-Unis. Le processus historique qui produisit le capitalisme dans ces régions de la bordure atlantique entraîna du même coup une consolidation et une extension des modes précapitalistes de production en Afrique, en Amérique latine, dans la Caraïbe et dans les Etats du sud des Etats-Unis.
C’est ainsi qu’en s’appuyant sur des empires coloniaux, l’ordre économique atlantique a pu s’étendre au reste du monde pour produire l’ordre économique mondial du Xxème siècle, dont on est en droit de dire qu’il s’est construit au départ avec la sueur et le sang des Africains !!
Pour continuer à étudier l’impact de l’esclavage sur les sociétés africaines, je ne saurai que trop vous conseiller de lire le livre de J.E Inikori « Forced Migrations » paru en 1982.
Dans les lignes qui suivent, j’essaierai d’extraire de ce livre les point importants (j’ai essayé de traduire de l’anglais en français de façon fidèle) :
1) l’impact démographique et politique :
Nous avons vu précédemment que les chiffres donnés par le Professeur P.D Curtin devaient être réhaussés, ce qui donne un total de 15 400 000 esclaves exportés (exportation atlantique uniquement).
Si l’on tient compte du nombre total d’esclaves exportés de l’Afrique sub-saharienne vers l’Europe et le monde arabe, on arrive à un chiffre approximatif de 29 878 000, donc 30 millions.
Sur un total de 43 000 esclaves importés en Jamaïque de 1764 à 1788, on trouve un pourcentage de 37,8% de femmes et 62,2% d’hommes.
La région du Bénin représente la région où le % de femmes exportés est le plus important (50,1%). En globalisant les chiffres à l’Afrique, on obtient une moyenne pour l’esclavage atlantique de 60% d’hommes exportés pour 40% de femmes. En ce qui concerne à la fois la traite atlantique et arabe, on obtient des chiffres légèrement différents : 48% de femmes exportées pour 52% d’hommes.
On peut dire que les européens préféraient exporter des hommes alors que les arabes donnaient leur préférence aux femmes (service domestique, concubinage). L’incidence d’un nombre important de femmes exportées a une conséquence précise pour l’Afrique : en effet, le « manque à naître » qui découle de ce fait est significatif.
Les chiffres qui mentionnent les pertes d’êtres humains ne tiennent pas compte des morts servenues à l’occasion des raids sur les villages, effectuées dans le but de capturer des esclaves, et des morts survenues pendant le transport du village jusqu’à la côte. De plus, les chiffres ne tiennent pas compte des épidémies survenues à l’endroit où l’on entreposait les esclaves avant d’embarquer. On peut ajouter à cela les suicides avant l’embarcation...
Edward Alpers a montré qu’au Mozambique en 1819, sur les 10 442 esclaves destinés à l’exportation, 1200 sont morts avant d’avoir été achetés. Ce même auteur a démontré qu’au Mozambique, dans les années 1820-1830, 25% des esclaves mouraient avant que les bâteaux ne quittent les ports à destination du Brésil !
Peut-on quantifier le « manque à naître » qui a résulté de cette exportation massive d’esclaves ? La seule preuve utilisable est celle-ci : les 430 000 noirs exportés vers les Etats-Unis après le milieu du 18ème siècle ont « produit » une population noire de 4 500 000 personnes en 1863. En corrigeant ce chiffre à cause des 40% d’erreur commise par Curtin, on obtient 630 000 (les 630 000 ont donc engendré 4 500 000 personnes de 1750 à 1863). Pour certains, ce chiffre ne peut être considéré car les conditions de reproduction aux Etats-Unis ainsi que les soins médicaux étaient plus à même d’encourager la reproduction.
Inikori a montré que les 30 millions d’exportés auraient « engendré » une population de 112 millions d’êtres humains en 1880, si ces femmes, hommes et enfants étaient restés en Afrique.
En prenant l’exemple de la constitution Fante établit en 1872, Inikori montre que les possibilités de développement économique étaient envisageables dans quelques sociétés africaines à l’époque pré-coloniale.
Prenons quelques points de cette constitution :
-promouvoir de façon pacifique les rapports entre tous les rois et chefs Fanti, et tenter une unification afin de se défendre contre de potentiels ennemis.
-diriger les travaux de la confédération vers l’amélioration du pays tout entier
-construire des routes à l’intérieur de toutes les régions incluent dans la confédération
-construire des écoles afin d’améliorer l’éducation des enfants à l’intérieur de la confédération
-promouvoir des activités telles que l’industrie et l’agriculture
-développer et faciliter le travail des minerais et autres ressources du pays
Les efforts consentis par le gouvernement Asante pour moderniser l’économie et l’administration du pays dans le dernier quart du 19ème siècle, montrent la réponse de la bourgeoisie africaine façe aux conditions économiques déplorables. Le gouvernement a tenté de construire un chemin de fer : la première tentative eut lieu en 1892, la seconde en 1895 (travaux sur le gouvernement Asante par Ivor Wilks, « Asante in the nineteenth century », 1975).
Au début du XXème siècle, les Egbas du sud-ouest du Nigeria s’étaient employés à construire des routes de bonnes qualité afin de développer le commerce. On peut dire que le commerce des esclaves a retardé de façon significative le développement économique en Afrique. En l’absence de traite des esclaves, la croissance du commerce interne et externe dans les produits du sol africain auraient stimulé le développement des infrastructures en Afrique sub-saharienne avant le 20ème siècle.
Walter Rodney a démontré que l’esclavage en Guinée a été stimulé par le commerce d’esclaves atlantique; l’esclavage à grande échelle n’existait pas dans les sociétés précoloniales en Guinée.
Exception faite du Bénin qui était déja un état puissant avant l’arrivée des européens, tous les autres états puissants de Guinée (Akwamu, Asante, Dahomey, Denkyira, Whydah) ont développé leur caractère militaire après les décennies du milieu du 17ème siècle, donc pendant la période d’exportation des esclaves. Ce n’est pas comme certains l’ont dit le développement du commerce de marchandises qui a aboutit à la formation de ces états militaires mais bel et bien le commerce atlantique d’exportations d’esclaves qui en est à l’origine.
Le professeur Meillasoux a montré que la croissance et la propagation des aristocraties militaires, associées à des états militaires puissants, trouve son origine dans l’esclavage en tant qu’institution s’étant répandue au Soudan et dans les zones côtières.
C’est donc à cause du commerce atlantique d’exportations d’esclaves que sont nés ces états militaires au Soudan médiéval et plus tard dans les zones côtières.
On ne peut cependant pas dire que le commerce de l’or n’a pas renforcé la puissance de ces états puissants et militaires : ce commerce de l’or a permis l’achat de chevaux et d’autres marchandises, ce qui a renforcé la force et le prestige des princes.
Mais le commerce de l’or n’explique pas les caractéristiques de ces états médiévaux.
On peut se demander pourquoi ces états médiévaux se sont développés ? Sans doute pour se protéger des aggressions visant à obtenir des esclaves ou au contraire afin de mener des raids visant à capturer des esclaves; des sociétés qui s’engageaient dans la pratique de capture d’esclaves et celles qui achetaient et vendaient des esclaves se sont constituées.
On peut dire que des siècles d’esclavage ont « laissé » en Afrique des structures économiques et sociales adaptées à la capture, au commerce et à l’exploitation des esclaves.
Martin Klein écrit que ce n’est pas une exagération de dire que les effets des siècles d’esclavage sont plus à rechercher dans l’adaptation des structures politiques et sociales africaines au commerce plutôt qu’en la perte d’hommes, de femmes et d’enfants.
Il faut aussi dire que certains auteurs, dont le professeur Fage, montre que les tensions sociales et les conflits à l’intérieur et entre les états africains pendant la période de la traite sont dues à des processus internes et que la traite n’est qu’un phénomène transitoire.
La querelle entre spécialistes se développe surtout autour du point suivant : pendant la période de la traite, les états africains se procuraient-ils des esclaves afin de les « utiliser » dans leurs sociétés ou dans le but de les vendre aux européens ? Peut-être pour ces deux raisons..?
En effet, on apprend de Dov Ronen que dans l’état du Dahomey, on capturait des esclaves afin de les utiliser lors de cérémonies sacrificielles particulières. On sait aussi que l’on vendaient des esclaves aux acheteurs européens. Cet état utilisait donc les deux systèmes : d’un côté, la capture d’esclaves à but sacrificiel et d’un autre côté afin de les vendre aux européens en échange de produits divers.
Pour Inikori, le nombre d’esclaves vendu aux européens était beaucoup plus important que  celui servant aux cérémonies sacrificielles (l’armée du Dahomey était impressionnante)
2); l’impact économique :
Pour comprendre l’impact négatif qu’a représenté la période de traite sur l’essor de l’économie africaine, prenons cet exemple : Hopkins observe que même quand les prix de la production de palmiers étaient au plus haut (milieu du 19ème siècle), ils ne concurrençaient pas les revenus que pouvaient obtenir ceux qui vendaient des esclaves. De leur côté, les européens tiraient plus de bénéfices dans le commerce des esclaves qu’ils n’en auraient tiré dans le développement du commerce de marchandises en Afrique.
Pour Inikori, l’importation non controlée de textiles bon marché et autres articles manufacturés d’Europe et du monde oriental a retardé le développement de la manufacture en Afrique. Il n’y a pas d’exemples d’économies dans laquelle la technologie et l’organisation de la production industrielle aient été transformé pendant une période d’importation non controlée de produits manufacturés étrangers bon marché.
Cette importation non controlée de produits manufacturés étrangers a retardé le développement des industries intérieures en Afrique pendant la période de la traite, une situation qui s’est perpétrée pendant la période coloniale.
La sous-population qui a fait suite à l’exportation massive d’esclaves africains a empêché le phénomène de « pression de la population » qui aurait permis une transformation de l’agriculture et de la manufacture. La loi de la demande s’en trouvait aussi fortement réduite.
Les conséquences de la sous-population sur le secteur de l’agriculture sont plus évidentes. Le faible taux de population amené à cultiver la terre a encouragé la dispersion de la population dans toutes les zones de l’Afrique sub-saharienne.
Le sous-développement dans le domaine de l’agriculture entre 1600 et 1900 était dû à la sous-population et au manque de la demande extérieur pour les marchandises propres à l’agriculture. Du point de vue de la superstructure des états précoloniaux en Afrique, les conditions associées à l’exportation des esclaves n’ont pas incité le développement des institutions et des infrastructures essentielles pour le développement économique.
Contrairement à ce qui s’est passé aux 17ème et 18ème siècle en Angleterre, aux Etats-Unis à la fin du 18ème et au 19ème siècle, où les classes dominantes ont porté un interêt grandissant dans la production et la distributionde marchandises, en Afrique, celle-ci se sont investies totalement dans la production et la distribution des esclaves.
Voyons ici et pour terminer, un extrait du rapport publié par l’UNESCO à l’issu du colloque qui s’est déroulé à Haiti en 1978 :
« Les autorités traditionnelles, par exemple chez les Jolof, Cayor, Songhay, Zimbabwe, Congo, ont été de différentes manières et plusieurs fois confrontés à la pression européenne et musulmane qu’a constitué la demande d’esclaves. Ces autorités ont toutes été influencées par cette pression. Ces « dérangements » se sont accompagnés de tensions sociales et d’une dégradation des conditions de servitude ».

Source :
J.E Inikori

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Il y a cent cinquante ans, en France, était aboli l’esclavage
Le Monde diplomatique
avril 1998, pages 16 et 17

La dimension africaine de la traite des Noirs
Elikia M’bokolo
Historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris 

Sous-secrétaire d’Etat aux colonies françaises, Victor Schoelcher signait, le 27 avril 1848, le décret d’émancipation des esclaves. Pour arracher cette décision à son ministre hésitant, il avait dû l’avertir des risques d’une rébellion générale si l’on maintenait les choses en l’état. La résistance des esclaves fut en effet capitale dans la désision abolitionniste de Paris. Dans une Afrique ravagée par la traite des Noirs - et qui demeure marquée par cette effroyable saignée - la liberté finalement arrachée a été plus le résultat de l’élan propre des sociétés africaines que d’une soudaine générosité des esclavagistes.
Par Elikia M’bokolo
Même habitué au spectacle des crimes qui jalonnent l’histoire de l’humanité, l’historien ne peut s’empêcher d’éprouver un mélange d’effroi, d’indignation et de dégoût à remuer les matériaux relatifs à l’esclavage des Africains. Comment cela a-t-il été possible ? Et si longtemps, et à une telle échelle ? Nulle part ailleurs dans le monde ne se rencontre en effet une tragédie d’une telle ampleur.
C’est par toutes les issues possibles - à travers le Sahara, par la mer Rouge, par l’océan Indien, à travers l’Atlantique - que le continent noir a été saigné de son capital humain. Dix siècles au moins (du IXe au XIXe) de mise en servitude au profit des pays musulmans. Plus de quatre siècles (de la fin du XVe au XIXe) de commerce régulier pour construire les Amériques et pour la prospérité des Etats chrétiens d’Europe. Ajoutez à cela des chiffres, même très controversés, qui donnent le vertige. Quatre millions d’esclaves exportés par la mer Rouge, quatre millions encore par les ports swahilis de l’océan Indien, neuf millions peut-être par les caravanes transsahariennes, onze à vingt millions, selon les auteurs, à travers l’océan Atlantique (1).
Ce n’est pas un hasard si, parmi tous ces trafics, c’est « la traite » dans l’absolu, c’est-à-dire la traite européenne et transatlantique, qui retient le plus l’attention et suscite le plus de débats. Elle n’est pas seulement, jusqu’à ce jour, la moins mal documentée. Elle est aussi celle qui s’est attachée de manière exclusive à l’asservissement des seuls Africains, tandis que les pays musulmans ont asservi indifféremment des Blancs et des Noirs. Elle est enfin celle qui, de toute évidence, peut le mieux rendre compte de la situation actuelle de l’Afrique, dans la mesure où en sont issus la fragilisation durable du continent, sa colonisation par l’impérialisme européen du XIXe siècle, le racisme et le mépris dont les Africains sont encore accablés.
Car, au-delà des querelles récurrentes qui divisent les spécialistes, les questions fondamentales que soulève l’esclavage des Africains n’ont guère varié depuis que, à partir du XVIIIe siècle, le débat a été porté sur la place publique tant par les idées des abolitionnistes dans les Etats esclavagistes du Nord que par les revendications des penseurs noirs et par la lutte continue des esclaves eux-mêmes. Pourquoi les Africains plutôt que les autres ? A qui, précisément, imputer la responsabilité de la traite ? Aux seuls Européens ou aux Africains eux-mêmes ? L’Afrique a-t-elle vraiment souffert de la traite ou celle-ci n’a-t-elle été qu’un phénomène marginal, qui n’aurait affecté que quelques sociétés côtières ?
Le commerce ou la mort
Il faut peut-être revenir aux commencements car ils éclairent les mécanismes durables par lesquels le continent a été jeté, puis maintenu dans ce cycle infernal. Il n’est pas sûr que, à l’origine, la traite européenne soit dérivée de la traite arabe. Celle-ci apparut longtemps comme le complément d’un commerce autrement plus fructueux, celui de l’or du Soudan et des produits précieux, rares ou curieux, alors que, malgré quelques exportations de marchandises (or, ivoire, bois...), ce fut le commerce des hommes qui mobilisa toute l’énergie des Européens sur les côtes d’Afrique. En outre, la traite arabe était orientée principalement vers la satisfaction des besoins domestiques ; au contraire, à la suite du succès des plantations esclavagistes créées dans les îles situées au large du continent (Sao Tomé, Principe, îles du Cap-Vert), les Africains exportés vers le Nouveau Monde fournirent la force de travail des plantations coloniales, plus rarement celle des mines, dont les produits - or, argent et, surtout, sucre, cacao, coton, tabac, café - alimentèrent très largement le négoce international.
Tenté en Irak, l’esclavage productif des Africains fut un désastre et provoqua de gigantesques révoltes, dont la plus importante dura plusieurs années (de 869 à 883) et sonna le glas de l’exploitation massive de la main-d’œuvre noire dans le monde arabe (2). Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir réapparaître, en pays musulman, l’esclavage productif dans les plantations de Zanzibar dont les produits (clous de girofle, noix de coco) allaient d’ailleurs, en partie, vers les marchés occidentaux (3). Les deux systèmes esclavagistes ont néanmoins en commun la même justification de l’injustifiable : le racisme, plus ou moins explicite, et puisant pareillement dans le registre religieux. Dans les deux cas, on trouve en effet la même interprétation fallacieuse de la Genèse selon laquelle les Noirs d’Afrique, étant prétendûment les descendants de Cham, seraient maudits et condamnés à être des esclaves.
Ce ne fut pas sans peine que les Européens mirent en place le commerce du « bois d’ébène ». Au début, il ne s’agissait guère que de rapt : les fortes images de Racines, d’Alex Hailey (4), sont confirmées par la Chronique de Guinée écrite au milieu du XVe siècle par le Portugais Gomes Eanes de Zurara. Mais l’exploitation des mines et des plantations exigeait sans cesse plus de bras : il fallut organiser un véritable système pour leur assurer un approvisionnement régulier. Les Espagnols instituent dès le début du XVIe siècle les « licences » (à partir de 1513) et les asientos (« contrats », à partir de 1528), qui transfèrent à des particuliers le monopole d’Etat d’importation des Noirs.
Les grandes compagnies de traite se constitueront dans la seconde moitié du XVIIe siècle parallèlement à la redistribution entre les nations européennes des Amériques et du monde, que le traité de Tordesillas (1494) et plusieurs textes pontificaux avaient réservés aux seuls Espagnols et Portugais. Français, Britanniques et Hollandais, Portugais et Espagnols, mais aussi Danois, Suédois, Brandebourgeois... : c’est toute l’Europe qui participe par la suite à la curée, en multipliant les compagnies à monopole et les forts, comptoirs et colonies qui s’égrènent du Sénégal jusqu’au Mozambique. Seuls manquent à l’appel la lointaine Russie et les pays balkaniques, qui reçoivent néanmoins leurs petits contingents d’esclaves par l’intermédiaire de l’empire ottoman.
Sur place, en Afrique, les razzias et rapts organisés par les Européens cèdent vite le pas à un commerce régulier. C’est à leur corps défendant que les sociétés africaines entrent dans le système négrier, quitte, une fois dedans, à chercher à en tirer le maximum d’avantages. Voyez, entre autres exemples, les protestations du roi de Kongo Nzinga Mvemba : « converti » au christianisme dès 1491, celui-ci considère le souverain du Portugal comme son « frère » et, après sa prise de pouvoir en 1506, il ne comprend pas que les Portugais, sujets de son « frère », se permettent de razzier ses possessions et d’emmener les gens de Kongo en esclavage. Ce sera en vain : cet adversaire de la traite se laissera peu à peu convaincre de l’utilité et de la nécessité de ce commerce. En effet, parmi les marchandises proposées en échange des hommes, les fusils occupent une place de choix. Et seuls les Etats équipés de ces fusils, c’est-à-dire participant à la traite, peuvent à la fois s’opposer aux attaques éventuelles de leurs voisins et développer des politiques expansionnistes.
Les Etats africains se sont donc, si l’on peut dire, laissé piéger par les négriers européens. Le commerce ou la mort : au cœur de tous les Etats côtiers ou proches des zones de traite se trouve la contradiction entre la raison d’Etat, qui commande de ne négliger aucune des ressources nécessaires à la sécurité et à la richesse, et les chartes fondatrices des royautés qui imposent aux souverains de préserver la vie, la prospérité et les droits de leurs sujets. D’où la volonté, de la part des Etats engagés dans la traite, de contenir celle-ci dans des limites strictes. Aux Français qui lui demandent l’autorisation d’ériger une factorerie, le roi Tezifon d’Allada fait en 1670 cette réponse dont on appréciera la lucidité : « Vous allez construire une maison dans laquelle vous mettrez d’abord deux petites pièces de canon, l’année suivante vous en monterez quatre, et en peu de temps votre factorerie va se métamorphoser en un fort qui va faire de vous le maître de mes Etats et vous rendre capables de m’imposer des lois  (5) . » De Saint-Louis du Sénégal à l’embouchure du fleuve Congo, les sociétés et Etats locaux vont pour la plupart réussir dans cette politique pour le moins ambiguë de collaboration, de suspicion et de contrôle.
Au contraire, dans certaines parties de la Guinée, en Angola et au Mozambique, les Européens vont s’impliquer directement dans les réseaux guerriers et marchands africains, avec la complicité de partenaires locaux noirs ou métis, ceux-ci étant issus de ces aventuriers blancs, à la réputation peu enviable, même en ces temps de grande cruauté : ainsi, les lançados portugais (ceux qui osèrent « se lancer » à l’intérieur des terres) nous sont décrits au début du XVIe siècle comme « la semence de l’enfer », « tout ce qu’il y a de mal », « assassins, débauchés, voleurs ». Avec le temps, ce groupe d’intermédiaires va s’étoffer au point de constituer, en plusieurs points de la côte, cette classe de « princes marchands » sur laquelle la traite va reposer.
Leur profit ? Les chargements des navires négriers, scrupuleusement comptabilisés en bonne logique marchande, nous en donnent une parfaite idée : fusils, barils de poudre, eaux-de-vie, tissus, verroterie, quincaillerie, voilà contre quoi on a échangé des millions d’Africains. Echange inégal, bien sûr. A ceux qui s’étonneraient de telles inégalités, on fera observer que la même logique se poursuit sous nos yeux et que notre siècle n’a guère fait mieux, qui a vu des solliciteurs empressés venus des pays du Nord convaincre des chefs d’Etat africains d’importer des « éléphants blancs » en échange de médiocres bénéfices personnels.
On voit donc que l’arsenal idéologique déployé par les négriers pour justifier la traite ne correspondait pas aux réalités ni aux dynamiques du terrain africain. Les Africains n’avaient, comme tous les peuples, aucun goût particulier pour l’esclavage, et c’est bien un système qui a généré et entretenu celui-ci. Si l’on connaît bien les révoltes des esclaves noirs au cours de la traversée de l’Atlantique et dans les pays d’accueil, on est loin d’imaginer l’ampleur et la diversité des formes de résistance en Afrique même. Résistance à la traite autant qu’à l’esclavage intérieur, produit ou aggravé par le commerce négrier.
Une source longtemps ignorée, la Lloyd’s List, jette une lumière inattendue sur le rejet de ce commerce dans les sociétés côtières africaines. Les détails dont elle fourmille sur les sinistres survenus aux navires assurés, à partir de sa fondation en 1689, par la célèbre firme de Londres montrent que, dans un nombre significatif de cas connus (plus de 17 %), le sinistre est dû à une insurrection, à une révolte ou à des pillages sur place en Afrique. Les auteurs de ces actes de rébellion étaient les esclaves, mais aussi des gens de la côte. Tout se passe comme si l’on était en face de deux logiques : celle des Etats installés bon gré, mal gré dans le système négrier ; celle des populations libres, menacées en permanence d’asservissement et manifestant leur solidarité avec les gens réduits à l’esclavage.
Quant à l’esclavage interne, tout semble indiquer qu’il s’est à la fois amplifié et durci parallèlement à la croissance de la traite, entraînant de multiples formes de résistance : fuite ; rébellion ouverte ; recours aux ressources de la religion dont les exemples sont attestés en terre d’islam comme en pays de chrétienté. Ainsi, dans la vallée du fleuve Sénégal, la tentation de certains souverains d’asservir et de vendre leurs propres sujets provoqua, dès la fin du XVIIe siècle, la « guerre des marabouts » ou le mouvement toubenan (de tuub, se convertir à l’islam). Son initiateur, Nasir al-Din, proclamait précisément que « Dieu ne permet point aux roys de piller, tuer, ny faire captifs leurs peuples, qu’il les a au contraire donnés pour les maintenir et garder de leurs ennemis, les peuples n’étant point faits pour les roys, mais les roys pour les peuples ».
Plus au sud, dans ce qui est aujourd’hui l’Angola, les peuples kongos utilisèrent le christianisme de la même manière, à la fois contre les missionnaires, compromis dans la traite, et contre les pouvoirs locaux. Au début du XVIIIe siècle, une prophétesse d’une vingtaine d’années, Kimpa Vita (connue aussi comme Dona Béatrice), prit le contre-pied des arguments racistes des négriers et se mit à prêcher un message égalitaire selon lequel « au ciel il n’y a pas de Blancs ni de Noirs » et que « Jésus-Christ et d’autres saints sont originaires du Congo, de la race noire ». On sait que ce recours au religieux n’a cessé, jusqu’à nos jours, d’accompagner dans plusieurs régions d’Afrique les revendications en faveur de la liberté et de l’égalité. De tels faits montrent que, loin d’être un phénomène marginal, la traite s’inscrit au centre de l’histoire moderne de l’Afrique et que la résistance à la traite a induit des attitudes et des pratiques encore observables aujourd’hui.
La « sauvagerie » du continent
Il faut donc se défier des impressions héritées de la propagande abolitionniste et que peuvent entretenir certaines manières de commémorer les abolitions de l’esclavage. Le désir de liberté et la liberté elle-même ne sont pas venus aux Africains de l’extérieur, des philosophes des Lumières, des agitateurs abolitionnistes ou de l’humanitarisme républicain ; ils sont venus de l’élan propre des sociétés africaines. D’ailleurs, dès la fin du XVIIIe siècle, on a vu dans les pays riverains du golfe de Guinée des négociants, enrichis le plus souvent par la traite, prendre des distances par rapport à ce trafic et envoyer des enfants en Grande-Bretagne pour se former dans les sciences et métiers utiles au développement du commerce. C’est pourquoi, tout au long du XIXe siècle, les sociétés africaines n’eurent aucun mal à répondre positivement aux sollicitations nouvelles de l’Europe industrielle, convertie au « commerce licite » des produits du sol et désormais hostile à la traite, devenue « trafic illicite » et « commerce honteux ».
Mais cette Afrique-là était bien différente de celle que les Européens avaient rencontrée à la fin du XVe siècle. Comme a tenté de le montrer l’historien trinidadien Walter Rodney, elle avait été engagée, du fait de la traite, dans une voie périlleuse pour elle et se trouvait bel et bien sous-développée (6). Le racisme issu de la période négrière trouva dans ces circonstances l’occasion de se renouveler. En effet, le discours des Européens sur l’Afrique portait désormais sur l’ « archaïsme », l’ « arriération », la « sauvagerie » du continent. Chargé de jugements de valeur, il posait désormais l’Occident en modèle. Les bouleversements et la régression de l’Afrique n’étaient pas mis au compte de développements historiques réels, dans lesquels l’Europe avait sa part, mais attribués à la « nature » innée des Africains. Le colonialisme et l’impérialisme naissants purent ainsi se parer des atours de l’humanitarisme et des prétendus « devoirs » des « civilisations supérieures » et des « races supérieures ». Les Etats ci-devant négriers ne parlaient plus que de libérer l’Afrique des « Arabes » esclavagistes et des potentats noirs, eux aussi esclavagistes.
Mais une fois le gâteau africain réparti entre les puissances coloniales, celles-ci, sous prétexte de ne pas brusquer le cours des choses et de respecter les coutumes « indigènes », se gardèrent bien d’abolir effectivement les structures esclavagistes qu’elles avaient trouvées. L’esclavage persista donc à l’intérieur du système colonial, comme le montrèrent les enquêtes réalisées à l’initiative de la Société des nations (SDN) entre les deux guerres mondiales (7). Pis, pour faire marcher la machine économique, il créèrent un esclavage nouveau, sous la forme du travail forcé : « De quelque nom que l’on masque le travail forcé, on ne peut pas faire que ce ne soit pas en fait et en droit l’esclavage rétabli et encouragé  (8) ». Ici encore, pour s’en tenir au cas français, c’est à l’intérieur de l’Afrique qu’est né le désir de liberté. N’est-ce pas aux élus africains, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor en tête, que l’on doit l’abolition du travail forcé en 1946, seulement en 1946 ?

Elikia M’bokolo
Historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris ;
président de la Coordination de la diaspora zaïroise.

(1) Ralph Austen, African Economic History, James Curey, Londres, 1987, p. 275 ; Elikia M’Bokolo, Afrique noire. Histoire et civilisations, tome I, Hatier-Aupelf, Paris, 1995, p. 264 ; Joseph E. Inikori (sous la direction de), Forced Migration. The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, Hutchinson, Londres, 1982 ; Philip D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, The University of Wisconsin Press, Madison, 1969.
(2) Alexandre Popovic, La Révolte des esclaves en Irak au IIIe-IXe siècle, Geuthner, Paris, 1976.
(3) Abdul Sheriff, Slaves, Spices and Ivory. Integration of an African Commercial Empire into the World Economy, James Currey, Londres, 1988.
(4) Alex Hailey, Racines, Lattès, Paris, 1993.
(5) Akinjogbin, Dahomey and its Neighbours, 1708-1818, Cambridge University Press, Cambridge, 1967, p. 26.
(6) Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Bogle-L’Ouverture, Londres, 1972.
(7) Claude Meillassoux, L’Esclavage en Afrique précoloniale, François Maspero, Paris, 1975.
(8) Lettre des députés français au ministre des colonies, 22 février 1946.

« La Naissance du monde moderne (1780-1914) »,
un ouvrage de C. A. Bayly
Les causes de l’exception européenne

Au début du XVIIIe siècle, la majorité de la production manufacturière était concentrée en Asie et la productivité agricole était plus élevée en Chine et en Inde qu’en Europe. Pourquoi, alors, en un siècle, les rapports de forces se sont-ils inversés et comment le Vieux continent est-il devenu le centre du monde ?
Christopher Alan Bayly est professeur d’histoire, spécialiste britannique de la colonisation à l’université de Cambridge. Ce texte est extrait de La Naissance du monde moderne (1780-1914), publié par Le Monde diplomatique et Les Editions de l’Atelier.

Plusieurs facteurs contribuèrent à donner à l’Europe occidentale ce supplément de dynamisme économique lui permettant d’aller vers ce que les gens commençaient à appeler la modernité. En premier lieu, comme l’a bien montré Kenneth Pomeranz (1), par comparaison avec l’Inde ou la Chine, l’Europe possédait sur son propre continent ou encore en Amérique d’énormes gisements de richesses encore sous-exploités. De plus, l’expansion d’un système esclavagiste de plantations reposant sur la confiscation de main-d’œuvre et de richesses lui permit de s’approprier à bon compte une série de vastes provinces agricoles. Durant le XVIIIe siècle, d’énormes quantités de bois d’œuvre destinées à la construction navale furent coupées en Europe occidentale, dans le grand Nord sibérien, en Amérique du Nord, et plus tard le long des côtes occidentales de l’Inde et de la Birmanie, ainsi que le long de la côte septentrionale de l’Australie. Dès le XVIIIe siècle également, l’Europe commença à exporter vers l’Amérique ses populations excédentaires, réduisant du même coup les problèmes dus à une densité de population trop élevée, alors que ces mêmes problèmes affectèrent toujours davantage certaines régions de l’Asie au cours du XIXe siècle.
Au XVIIe siècle, la productivité de l’agriculture était vraisemblablement plus élevée en Chine et en Inde qu’elle ne l’était en Europe, et ce de manière significative. Mais certaines variétés nouvelles de cultures et des formes de production plus intensives permirent à certaines régions d’Europe de connaître un véritable bond en avant au XVIIIe siècle, même si un décalage persistait entre la production et la demande. A cela vinrent s’ajouter les importations de denrées alimentaires en provenance des îles Caraïbes, de l’océan Atlantique ou des Amériques, comme le sucre, ou le poisson riche en protéines. L’Europe du Nord et de l’Ouest put ainsi nourrir une population urbaine croissante, laquelle s’accrut bien plus rapidement au cours de ce siècle qu’elle ne le fit en Chine, en Inde, ou dans le Moyen-Orient. A l’exception du Japon et de certaines régions côtières de Chine, il ne semble pas que les Asiatiques ou les Africains du Nord aient acheté des quantités significatives de nourriture transportées par la voie maritime. Les investissements dans le secteur des transports s’accrurent rapidement en Europe, alors qu’en Chine les transports et le commerce intérieur étaient déjà parvenus à un « niveau élevé d’équilibre trompeur (2) ». Ils y étaient suffisants pour répondre à la demande tant que cette dernière se maintenait à un niveau limité, mais n’étaient pas à même de créer les conditions d’une avancée.
Ainsi que l’a également montré Pomeranz, l’Europe du Nord et de l’Ouest fut aussi très vite capable de faire de son charbon un usage efficace. Cette marchandise était apportée de loin pour fournir l’énergie requise par les révolutions industrieuses dans le cadre familial, puis plus tard par la production industrielle.
Par comparaison, les ressources en combustibles fossiles de la Chine, perdues dans les zones reculées du Nord et en Mandchourie, furent sans doute moins efficacement exploitées. Le charbon contribua à mettre en branle une chaîne d’innovations en Grande-Bretagne. Parce qu’elles s’enfonçaient à des profondeurs importantes, les mines nécessitaient des pompes. Les innovations technologiques en matière de pompage amenèrent en retour un perfectionnement du travail du fer en fonderie et une meilleure connaissance du vide atmosphérique, toutes choses qui se révélèrent décisives pour permettre un saut qualitatif. Même s’il fallut attendre encore beaucoup de temps avant que des inventions comme la jenny (3) ou la machine à vapeur améliorent le taux de croissance d’ensemble de l’économie, ainsi que le soulignent désormais certains spécialistes d’histoire économique, toutes ces innovations furent pourtant en mesure de conférer aux Européens un avantage supplémentaire en matière de technologie militaire dès les années 1820 et 1830.
L’Europe du Nord et de l’Ouest et ses colonies américaines tirèrent un avantage sans cesse accru de trois autres atouts, qui, tout en relevant davantage du social ou du politique que de l’économie, encouragèrent ses peuples à exporter leur puissance au plan international. Ces atouts doivent être pris en considération au même titre que les facteurs économiques mis en avant par Pomeranz. En premier lieu, il existait dans ces régions des institutions légales à peu près stables, qui garantissaient que les progrès économiques seraient récompensés. La notion de droits attachés à la propriété intellectuelle fut lente à se développer en dehors de la Grande-Bretagne, mais la common law britannique et le droit romain en usage sur le continent apportaient des garanties non négligeables quant au respect des droits de la famille et des individus en général.
A condition de jouer les bonnes cartes, il était possible pour les inventeurs et autres pionniers de s’enrichir. En Europe occidentale, à la ville comme à la campagne, les biens étaient en gros à l’abri de toute menace de confiscation par le gouvernement, ou de toute réappropriation foncière par le suzerain. La stabilité géographique des groupes dirigeants garantissait également qu’ils trouveraient un intérêt à encourager, génération après génération, des améliorations limitées. A la suite des guerres idéologiques qui s’étaient déroulées en Europe au XVIIe siècle, les gouvernements et les élites avaient conclu un accord tacite afin qu’on évite de trop attenter aux droits de propriété. Lors des guerres et des révolutions en France et en Europe, seule l’Eglise et une petite minorité de familles nobles se virent définitivement privées de leurs terres et de leurs privilèges. En fait, certaines de ces familles parvinrent à récupérer leurs biens après 1815.
Dans les sociétés d’Europe de l’Est, en Asie et en Afrique, il apparaît que la notion de propriété est restée bien davantage soumise aux aléas découlant des interventions de l’Etat. L’importance de ce fait ne doit pourtant pas être exagérée, contrairement à ce qu’ont pu dire certains théoriciens du despotisme oriental comme l’écrivain du XVIIe siècle François Bernier. Il subsistait pourtant une différence significative entre l’Europe de l’Ouest et ses rivaux. En Afrique et en Asie, les dynasties régnantes freinaient souvent tout accroissement de la richesse de ceux qui ne faisaient pas partie de leurs sujets proches. Chez les Ashantis par exemple, esclaves et gens ordinaires se virent pratiquement fermer toutes les voies d’avancement contrôlées par l’Etat, et les familles riches furent punies par des prélèvements exorbitants après décès. Les sultans ottomans bridaient leurs grandes familles de commerçants en leur imposant des contrats d’État qui leur faisaient perdre de l’argent. De telles pratiques n’étaient apparemment pas aussi fréquentes en Chine, où les changements politiques ne s’accompagnaient généralement pas de la suspension des droits de tel ou tel lignage. (...)
Le deuxième avantage compétitif dont les Européens du Nord et de l’Ouest ainsi que les Américains tirèrent profit à moyen terme est à rechercher au niveau de la sphère commerciale. Ils avaient développé des institutions financières qui étaient d’ores et déjà relativement indépendantes, à la fois de la fortune individuelle des grands marchands et des caprices des gouvernements. Les Hollandais avaient joué un rôle pionnier dans la mise en place des compagnies par actions, précisément afin d’éviter les risques inhérents à toute expédition commerciale de longue durée. La compagnie hollandaise des Indes orientales fut la première à pratiquer une prise en charge partagée des risques, et à mettre en place cette séparation stricte entre gestionnaires et propriétaires qui allait jouer un rôle central dans le capitalisme moderne. En réalité, à partir de l’époque des villes-Etats italiennes au début de l’ère moderne, l’Europe de l’Ouest semble toujours avoir été capable d’entretenir une réaction en chaîne d’innovations commerciales. A l’inverse, même les entreprises chinoises les plus dynamiques et les plus prospères s’efforçaient de contrôler les richesses en maintenant au sein de la cellule familiale les fonctions de gestion. En Grande-Bretagne, la Banque d’Angleterre exerçait un contrôle indépendant sur l’état de l’économie. La notion de dette nationale, consolidée par la classe des marchands et des propriétaires, donna à la comptabilité publique une transparence inimaginable ailleurs. De fait, la dette nationale devint une sorte de symbole de la nation. Aux yeux du peuple, elle symbolisait la confiance totale qui régnait entre les élites et le gouvernement. L’apparition du papier-monnaie et l’explosion du nombre des banques régionales en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord facilitèrent prêts et emprunts. Ce qui plaça les gouvernements européens et les institutions financières dans une position qui leur permettait de tirer les bénéfices non seulement de leurs propres révolutions industrieuses, mais aussi de celles des autres continents. Porcelaines et thés de Chine, épices de Java et textiles de l’Inde furent happés par leurs mâchoires puissantes.
Certains historiens ont récemment mis en lumière le savoir-faire indéniable des grands marchands d’Asie et du Moyen-Orient. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les marchands chinois, indiens ou moyen-orientaux figurèrent indubitablement parmi les plus riches du monde. En matière de comptabilité ou de capacité à entreprendre, ils ne le cédaient en rien à leurs homologues européens. Ce furent toutefois le cadre légal et les formes d’organisation des grandes entreprises fixant les opérations des grandes firmes commerciales qui donnèrent l’avantage à l’Europe occidentale, et sans doute aussi au Japon. Paradoxalement, il allait revenir à l’Etat colonial, par ailleurs peu soucieux du progrès économique de l’Afrique et de l’Asie, d’apporter aux marchands et aux financiers autochtones des garanties légales et une certaine stabilité des droits de propriété.
Le dernier avantage compétitif dont certaines régions d’Europe tirèrent parti concerne le rapport entre la guerre et les finances. Pour dire les choses brutalement, les Européens devinrent rapidement les meilleurs dès lors qu’il s’agissait de tuer. Les guerres idéologiques meurtrières du XVIIe siècle avaient créé des liens entre la guerre, les finances et les innovations commerciales, qui accrurent leur avance dans ce domaine. Cela conféra à ce continent une force supérieure lors des conflits qui éclatèrent dans le monde au XVIIIe siècle. Les techniques de guerre européennes étaient particulièrement compliquées et coûteuses, en partie parce qu’elles étaient amphibies. Les gouvernements devaient être capables d’acheminer leurs forces à la fois par la voie terrestre et par la voie maritime.
La valeur de la production agricole des esclaves dans les Caraïbes était telle que vers 1750 des sommes énormes furent investies dans la mise en place de systèmes destinés à ravitailler les navires affectés à la protection de ces îles. Les Britanniques notamment cherchèrent à prévenir tout risque d’invasion en faisant continuellement croiser une flotte importante au large de leurs côtes occidentales.
Cela impliquait la mise en place d’un système complexe de ravitaillement et de contrôle, mais cela amena aussi la constitution d’une flotte permanente de navires pouvant être expédiés dans des eaux plus lointaines, vers l’Est ou dans la mer des Antilles. Toutes les marines européennes susceptibles de devoir affronter militairement les Anglais, aussi loin que ce soit des îles britanniques, furent obligées de suivre. Le cas le plus célèbre est celui de Pierre le Grand, qui modernisa son armée et sa marine au début du XVIIIe siècle, tout comme devaient le faire les Japonais un siècle et demi plus tard. Toutefois, plus on s’éloignait de l’Europe, moins l’incitation à innover était forte. Les Etats d’Asie ou les Ottomans pouvaient certes rassembler des flottes imposantes, mais les techniques permettant de les maintenir en mer durant de longues périodes n’étaient pas aussi bien maîtrisées. Leur technologie navale perdit également du terrain par rapport à celle des Occidentaux après 1700. (...)
Les conflits qui opposèrent en Europe les Etats de taille moyenne constituèrent pour leur part une incitation à innover en matière de technologie militaire terrestre, à imaginer des armes encore plus meurtrières, ainsi que des systèmes de financement permettant l’entretien d’un nombre croissant de soldats de métier. Il en résulta qu’une fois encore le commerce européen et le commerce international contrôlé par les Européens bénéficièrent d’un avantage comparatif notable. Ce furent les navires et les compagnies commerciales appartenant à des Européens qui s’approprièrent la plus grande partie de la valeur ajoutée générée par l’expansion du commerce mondial au XVIIIe siècle, et non les Africains ou les Asiatiques, qui produisaient des esclaves, des épices, des calicots, ou encore des porcelaines. La raison en est que les Européens en contrôlaient le transport et la vente sur les plus grands marchés du monde. De la même manière, le fait de monnayer la protection et l’aide militaires accordées à certains pays extérieurs permit à l’Europe d’équilibrer ses rapports commerciaux avec le reste du monde. Cela fut vrai y compris avant la révolution industrielle, à une époque où, sur le marché mondial, les produits européens restaient plus chers et moins prisés que ceux d’Asie ou d’Afrique du Nord. L’Europe établit des liaisons, développa des conquêtes et s’appropria finalement les bénéfices des révolutions industrieuses des autres peuples. (...)
Théoriciens et historiens n’ont certes généralement guère dévié d’une approche de l’histoire de l’humanité qui présente le nationalisme comme quelque chose qui fut exporté au XIXe siècle sous une forme achevée dans le reste du monde. Les conflits entre Européens, Africains et Asiatiques semèrent les germes du nationalisme dans toutes les parties du monde. Le nationalisme culturel serait ainsi apparu en Inde et en Egypte autour de 1880, en Chine dans les années 1900, et dans l’empire ottoman et en Afrique du Nord après la première guerre mondiale. D’une manière ou d’une autre, il avait déjà touché les côtes du Japon avant cela. En revanche, l’Afrique subsaharienne ne fut touchée qu’après la seconde guerre mondiale, soit beaucoup trop tard pour pouvoir en faire un usage autre que dévoyé. Cette approche demeura constante chez les idéologues victoriens et plus tard impériaux, qui tantôt déplorèrent et tantôt se félicitèrent que l’Europe et l’Amérique du Nord aient apporté le nationalisme aux pays d’Orient ou du Sud dans le fourgon à bagages des gouvernements coloniaux et de l’éducation à l’occidentale. Cette théorie a récemment été remise au goût du jour par certains intellectuels en Afrique et en Asie. Haïssant le capitalisme mondial qui les a faits, ils se sont efforcés de présenter leur propre histoire comme une histoire où des formes d’identité paysannes non figées, décentralisées et positives furent bouleversées tardivement par les formes de nationalisme et d’ethnicité qui leur furent imposées par le capitalisme et ses valets.
Il n’est certes pas question de nier le fait qu’en tant qu’aire nationale strictement délimitée l’Inde a été le produit de la domination anglaise, tout comme l’Algérie et le Vietnam ont été ceux de la domination française, l’Indonésie celui de la domination hollandaise, ou encore les Philippines celui de la domination espagnole, puis américaine. Les jésuites parlaient de la Chine comme d’un pays de « culture confucéenne », et les missionnaires en poste en Afrique assignèrent à chaque « tribu » un territoire spécifique, tout en retranscrivant « leur » langue. Frontières, passeports, monnaie nationale et systèmes pénitentiaires nationaux figurent au nombre des apports dus à la domination européenne. Les dirigeants politiques prirent conscience de l’existence de « leurs » frontières et de « leur » peuple à l’occasion des conflits internationaux qui éclatèrent au XIXe siècle. Pourtant, comme en Europe, des patries et des sentiments identitaires plus étroits s’étaient cristallisés en Afrique et en Asie autour de valeurs allant au-delà de la simple loyauté due à une dynastie, puis dissous, puis reformés avant que ne débute l’expansion européenne, et même encore à ses tout débuts. Ces mêmes formes d’organisation sociale et ces mêmes processus continuèrent d’agir pour renforcer les divers nationalismes asiatiques et africains aux XIXe et XXe siècles. Il ne s’agissait pas seulement de « traditions inventées » ou d’une fausse conscience encouragée par des élites intellectuelles occidentalisées parce qu’il en allait de leur propre intérêt. Et contrairement à ce qui se passa en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces nationalismes ne réussirent pas non plus toujours à fusionner avec le nationalisme populaire qui se développa ultérieurement. Le patriotisme (...) qui germa au XVIIIe siècle parmi les Marathes d’Inde occidentale était bien trop exclusif et lié aux hautes castes pour pouvoir trouver sa place dans les formes de mobilisation populaire propres aux XIXe et XXe siècles.
L’action conjuguée de l’Etat, des marchés, ou encore des prédicateurs religieux, avait contribué à faire naître dans de nombreuses régions situées en dehors d’Europe des formes fluctuantes d’identité patriotique avant même que n’intervienne au XIXe siècle le déferlement colonialiste. Cela est évident pour les colonies européennes du Nouveau Monde et en Afrique du Sud, où les créoles, les Américains et les « Africains » nés sur place commencèrent bien avant 1776 à opposer une forte résistance face aux gouverneurs envoyés par la métropole et aux intérêts commerciaux de cette dernière. Cela fut vrai également dans le cas de certains grands royaumes d’Asie, où la notion de nationalité et d’ethnicité fut probablement encouragée par l’action des gouvernants eux-mêmes. L’empereur Qianlong se félicita des exploits accomplis par les soldats Han qui combattaient pour le compte de sa dynastie mandchoue, mais il semble du même coup avoir renforcé chez les Han un sentiment identitaire chinois. Or cela allait à l’encontre de la solidarité entre Mandchous. Ce sentiment identitaire s’était transmis de famille en famille, était resté consigné dans les textes confucéens, mais il avait toujours été visible dans les codes vestimentaires et les formes de coiffure imposés aux Chinois par les lois mandchoues.
Ce fut souvent dans les plus petits territoires, situés à la périphérie et rendus plus vulnérables par la proximité de l’ennemi ou par l’éloignement, que ce sentiment identitaire fut le plus fort. A Ceylan, nobles et chefs nourrissaient depuis longtemps un sentiment de fierté locale face aux Tamouls de l’Inde méridionale et aux déprédations commises par les Portugais. Bien avant le XIXe siècle, les Birmans, les Coréens et les Vietnamiens – du moins les Vietnamiens du Nord – faisaient également étalage d’un sentiment identitaire nourri de leurs pratiques religieuses propres, d’une langue commune, et des guerres prolongées contre des voisins agressifs. A mesure que s’affirmait pour ces cultures et ces Etats le sentiment d’importance attaché à la patrie, la Chine devint une sorte de modèle à imiter, mais aussi à maintenir à distance. Un sentiment généralisé de patriotisme s’était depuis longtemps développé chez les Japonais. Il prit soin de mettre en avant ce qui le distinguait des formes de patriotisme « barbare » de l’extérieur, mais aussi des « barbares » de l’intérieur, comme les Aïnous, qui, entre les XVe et XVIIIe siècles, s’étaient vu repousser toujours plus loin vers les régions les plus désolées de l’île de Hokkaido du fait de la grande « domestication de la nature » japonaise. (...)
Par conséquent, la spécificité de l’Europe ne fut pas nécessairement dans l’existence d’Etats forts et volontaristes, ou même de sentiments identitaires d’attachement à la patrie hérités du passé et encore flous. Ce qui frappe fut la convergence de ces formes politiques avec le dynamisme économique, la fabrication bien rodée d’armes de guerre, et les rivalités féroces qui opposèrent des Etats de taille limitée. L’origine de cet « exceptionnalisme » européen, temporaire et relatif, ne doit pas être recherchée dans un seul facteur, mais dans l’accumulation aléatoire de caractéristiques existant séparément dans les autres régions du monde. Il est par exemple significatif qu’une des régions d’Asie où les sentiments identitaires précoloniaux furent très forts ait été le cœur de l’Asie du Sud-est, une région où les conflits entre royaumes de taille moyenne avaient déjà une longue histoire. Et de fait, l’exceptionnalisme européen fut un avantage empoisonné. Dès les années 1870, le Japon avait entrevu la voie qui allait lui permettre d’accéder à une forme parallèle de modernité. Si l’on se concentre exclusivement sur les questions de contingences économiques, de sentiments identitaires d’attachement à la patrie et de pouvoir de l’Etat, il manque un élément. Il s’agit du tissu social, qui, au XVIIIe siècle, évolua très vite en Europe et en Amérique du Nord, et permit aux individus de se réunir, de débattre et de faire évoluer les institutions, avant d’en faire par la suite autant d’instruments efficaces qui permirent d’accumuler richesses, pouvoir et savoirs.

Christopher A. Bayly
Christopher Alan Bayly est professeur d’histoire, spécialiste britannique de la colonisation à l’université de Cambridge. Il est l’auteur de La Naissance du monde moderne, L’Atelier/Le Monde diplomatique (2006),


et, avec Tim Harper, de Forgotten Armies. The Fall of British Asia 1941-1945, Penguin, Allen Lane (2004).
(1) Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton University Press, 2002.
(2) Mark Elvin, The Pattern of the Chinese Past, Stanford University Press, 1973.
(3) Machine à filer le coton.

Édition imprimée — avril 2006 — Pages 26 et 27 
 
 


FIN du chapitre 2

Plan du chapitre 2 :

I - 2.01 Introduction
I - 2.02 Des rois agricoles
I - 2.03 La paille et le grain
I - 2.04 Apollon, dieu Septime
I - 2.05 Le scandale de la mort programmée du roi
I - 2.06 Thésée, chef d’initiation ?
I - 2.07 De la stérilité à la “panspermie”
I - 2.08 L’énigme du monstre
I - 2.09 Souveraineté de la distinction
I - 2.10 Climatérique de la souveraineté
I - 2.11 La roue du temps et la mise hors course du vieux roi
I - 2.12 Pourquoi “le sang de la circoncision emporte la vie des rois”
I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un



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