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2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache (film 40')
1- Zafimahavita film (allégé)
l'ancestralité (dossier pédagogique)
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
présentation générale du site

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anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

T. P. n° 03 :


Note sur la réception par la plateforme Youtube
d'un film ethnographique réalisé à Madagascar
(ci-dessus)


Le 7 janvier 2021, j'ai reçu de « YouTube Community Guidelines », sous l'intitulé « Bernard Champion, nous avons soumis l'un de vos contenus à une limite d'âge », l'information suivante :

« Bonjour Bernard Champion,
Notre équipe a examiné l'un de vos contenus et a conclu qu'il n'était pas conforme à notre règlement de la communauté. Par conséquent, nous avons appliqué une limite d'âge au contenu suivant :
Vidéo : Funérailles dans le sud-est malgache
[https://www.youtube.com/watch?v=BT_dOLxncTo]
Votre chaîne n'a reçu aucun avertissement, et ce contenu est toujours accessible sur YouTube. Lisez la suite pour en savoir plus sur ce que cela signifie et sur les étapes à suivre si vous voulez faire appel de cette décision.
Que signifie l'application d'une limite d'âge ?
Nous appliquons une limite d'âge aux contenus lorsque nous pensons qu'ils ne sont pas adaptés à un jeune public. Cela signifie qu'ils ne sont pas visibles par les utilisateurs non connectés, âgés de moins de 18 ans ou qui ont activé le mode restreint. Par ailleurs, ces contenus ne permettent pas la diffusion d'annonces. »

Zafimahavita [Les Petits-fils l'ont fait], funérailles dans le sud-est malgache (2003), est un documentaire de 39 minutes, réalisé avec une caméra numérique au format mini DV. La simplicité de ce type d'appareil en faisait, à l'époque, un nouvel outil susceptible de servir de « carnet de terrain » à l'enquêteur. Il m'a permis d'enregistrer nombre de scènes de la vie quotidienne à Ambila-Manakara, sur la côte Est de Madagascar, au cours de séjours réguliers effectués de 1998 à 2003, et d'entrer ainsi dans l'intimité de sa structure politique. Le « scénario » du film est constitué par ce que l'on pourrait appeler l'inévitable dérangement ethnologique en quoi consiste la présence d'un étranger au sein du village - quand bien même celui-ci pratique-t-il une ethnologie light, ou minimale, qui consiste à se fondre dans l'environnement et à essayer de se faire oublier. A la demande de l'informateur principal, qui se présente volontiers comme le chef de la vallée mais qui n'est que l'« ancien » de son groupe de parenté, je suis allé filmer sur la colline des tombeaux une cérémonie qui a lieu environ tous les trois ans. C'est cette venue qui a constitué le « dérangement » sur lequel est construit le scénario du film qui met en évidence la structure politique et historique du village. Ce document étant avant tout un document pédagogique réalisé pour les étudiants de la filière d'ethnologie de l'université de la Réunion, un commentaire « surabondant », style carnet de terrain, accompagne cette restitution de la vie quotidienne qui comporte deux mises à mort de zébus : l'une pour les funérailles d'un ancien, l'autre pour réconcilier les deux clans du village opposés en raison de l'« affaire du tombeau », précisément. Le film, présenté à l'université d'Antanarivo, puis au Musée de l'Homme à Paris, en 2003, a été déposé sur le serveur (souvent défaillant) de l'université, puis sur Youtube en 2015.

Ce documentaire ethnographique banal, qui restitue les funérailles d'un vieil homme, Iaban'i Ranga, montre donc deux scènes de sacrifice, telles qu'un enfant du village peut communément en voir à l'occasion des cérémonies qui rythment la vie sociale. « Nous pensons qu'ils [ces contenus, juge la plate-forme] ne sont pas adaptés à un jeune public ». Le robot qui a interprété les images visées a donc mécaniquement exclu de la catégorie « jeune public » (à protéger d'images inappropriées) les jeunes de moins de 18 ans qui appartiennent à des cultures où le sacrifice animal se pratique couramment. En réalité, le « jeune public » en cause, à protéger par cette réserve de la limite d'âge, est celui des sociétés où le sacrifice et la mise à mort ont disparu des usages. Qu'y a-t-il donc dans la mise à mort (rituelle ou alimentaire) d'une victime animale qui, même restituée dans son environnement « exotique », se révèle inapproprié pour un « jeune public » ? La première réponse à cette question naïve, je l'ai dit, est que le jeune public en cause vit dans un monde où cette chose banale a pratiquement disparu de l'environnement quotidien. Aujourd'hui, plus des trois quarts de la population mondiale vit en zone urbaine où ces servitudes et ces incommodités sont invisibles, vérifiant cette remarque d'un humoriste de la fin du XIXe : « La campagne, c'est un endroit où tous les oiseaux sont crus ». La ville, c'est un endroit où tous les oiseaux sont prêts à consommer…

Mais au-delà des évolutions des modes de vie et des valeurs, il y a évidemment un fait premier à considérer : l'acte de mise à mort n'est jamais anodin. Et sa ritualisation, ou sa routine, n'en neutralise pas l'émotion (ainsi, le broyage des poussins mâles sera interdit en Allemagne, fin 2021, « au nom du bien-être animal » et cette interdiction sera vraisemblablement généralisée en Europe). Le phénomène d'identification qui supporte le processus du sacrifice animal comporte nécessairement une appréhension qui correspond à l'enjeu vital en cause. L'animal offert aux puissances supranaturelles met le sacrifiant en communication avec un monde numineux dont il est l'obligé. Mais ce phénomène d'identification se révèle opératoire avant même toute conceptualisation de type sacrificiel. Comme s'il était premier.

Au cours de sa tournée en faveur de la Communauté franco-africaine, le général de Gaulle est à Antananarivo le 22 août 1958. Désignant le Palais de la Reine, il s'adresse à la foule : « Vous serez de nouveau un État comme vous l'étiez lorsque le palais de vos rois était habité ». A distance de la tribune officielle, hors de la vue protocolaire, la solennité de ce moment historique est marquée par le sacrifice d'un zébu à la robe conforme à la circonstance. De surcroît au souci de ne pas mélanger les genres, mais sans doute aussi avec la volonté – pour user d'images convenues - de ne pas « choquer les âmes sensibles » (de la délégation officielle ?) une façon d'esquive de la mise à mort et de sa brutalité se manifeste ici. Le cliché de l'« âme sensible » - qui aurait peine à regarder sans ciller la dure réalité qui l'entoure - recouvre, en fait, une inhibition plus profonde. Avec le secours d'un groupe électrogène, j'ai pu diffuser quelques séquences du film en cause aux habitants du village d'Ambila - dont les écoliers - dans la salle communale. Alors qu'il s'agit d'une scène familière à tous, j'ai remarqué que plusieurs adultes avaient détourné le regard au moment d'une décapitation de zébu. Difficile de se représenter la décapitation d'un animal familier « sans plus de signification que de trancher une tête de chou » (- pour ne pas citer Hegel, qui fait référence à la Terreur).

Les précautions et la casuistique qui entourent la mise à mort de l'animal sacrificiel dans la généralité des sociétés traditionnelles montrent que cet acte est foncièrement ambivalent. Voici la présentation du sacrifice du bœuf chez les anciens Grecs, exposé par Porphyre de Tyr (234 - v.310) dans son Traité […] Touchant l'Abstinence de la chair des Animaux, traduction de M. de Burigny, Paris, 1747, p. 125-129.

o Première « subtilité » : l'animal se désigne lui-même pour le sacrifice. « On expose sur une table d'airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table ; et celui qui mange de ce qui est dessus, est égorgé. »
o Enfin, la mise à mort elle-même fait l'objet d'un partage des responsabilités et d'une dénégation de la culpabilité particulièrement édifiant :

"On choisit des Vierges pour porter l'eau ; et cette eau sert à aiguiser la hache et le glaive. Quand cela est fait, on donne la hache à quelqu'un qui frappe le bœuf ; un autre l'égorge ; les autres l'écorchent. Ensuite tout le monde en mange. On coût après cela le cuir du bœuf ; on le remplit de foin, on le met sur ses jambes, comme s'il étoit vivant ; on l'attache à la charrue comme s'il alloit labourer ; on informe ensuite sur le meurtre ; on assigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuses d'eau rejettent le crime sur ceux qui ont aiguisé la hache et le glaive ; ceux-ci accusent celui qui a donné la hache. Ce dernier s'en prend à celui qui a égorgé ; et enfin celui-ci accuse le glaive, qui ne pouvant se défendre, est condamné comme coupable du meurtre."

Dans cet environnement, les docteurs indigènes insistent souvent sur la nécessité de se protéger de la vengeance de la victime. Mais c'est le moment névralgique de sacrifice, quand le sacrificateur porte le coup mortel, réveillant l'émotion liée au meurtre qui concentre le drame. C'est à ce moment, en Grèce ancienne, quand le flûtiste s'arrête de jouer, quand le sang de l'animal jaillit vers le ciel que retentit le you-you des femmes (ololugmos ou ololugè, du verbe ololuzô, « lancer le cri rituel »), la clameur sacrée qui exprime à la fois l'angoisse de la mort et le triomphe de la vie.

A Madagascar ses zébus sont sacrifiés à la mort du propriétaire du troupeau. De même que pour le paysan malgache « l'agriculture n'est pas une profession » (voir : « Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive, S.R.I., dans la vallée de la Manañano »), le pastoralisme traditionnel investit l'animal d'une fonction culturelle (« improductive ») majeure : le zébu est l'intercesseur idéal pour établir la communication entre les vivants et les morts. Le zébu malgache (Bos taurus indicus), dont le nom (omby, aomby) est dérivé du swahili, ngombe, est considéré avoir été introduit par l'homme à partir de l'Afrique (absence d'éléments fossiles). « La marque d'oreille fait du zébu le consanguin de l'homme, le raza [la lignée] comprend le troupeau presque au même titre que les hommes » (Faublée, J., La cohésion des sociétés Bara, Paris : Presses Universitaires de France, 1954, p. 86). La culture malgache a ainsi fait de cet allochtone, descendant de l'auroch et originaire d'Inde, un médiateur important, visible dans son rôle cérémoniel, de la maîtrise de l'espace et de la vie sociale.

Quel peut être le sens de cette dramaturgie, aujourd'hui ? Ce type de représentation du monde n'est pas universellement partagé, il s'en faut. Ce que l'on désigne par « modernité » se caractérise, à l'inverse de ce qui vient d'être exposé, par un matérialisme ou un monothéisme qui prospèrent sur l'incroyance aux « esprits » et sur l'incrédulité quant à la possibilité de communication entre les vivants et les morts. Le « jeune public » « branché » (connecté) en particulier, nourri au lait de la non-violence, est supposé voir dans le sang et dans la mise à mort sacrificielle une sauvagerie insupportable (violence non contestable que la routine rituelle, prise dans une explication théologique, on l'a rappelé, absout), une violence gratuite, voire, selon ses « aînés », incitatrice…

Dans un ouvrage que j'ai présenté ailleurs (voir références : « “Le grand Pan est-il mort ?” Note sur le sacrifice animal dans l'hindouisme réunionnais : panthéisme, polythéisme et christianisme ») une missionnaire protestante, Amy Wilson-Carmichael (1867-1951) spectatrice d'une fête hindoue au cours de laquelle quantité de chèvres sont décapitées raconte dans Things as they are : mission work in south India (1905) : « Nous observons des groupes d'enfants qui regardent cela avec délices. Il n'y a pas de cruauté délibérée, car le dieu n'accepte le sacrifice que si la tête est tranchée d'un seul coup - ce qui m'est d'un grand soulagement. Mais c'est dégoûtant et démoralisant au possible. Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion ! » Une petite fille « m'expliqua, poursuit-elle, comment elle tordait le cou des volailles de ses propres mains. Je regardais ses délicates petites mains brunes, ses adorables petites mains, et je n'arrivais pas à y croire. Tu fais des choses pareilles lui dis-je ? Elle répondit : Oui, quand vient le temps de sacrifier au dieu de notre famille, mon petit frère tient la tête de la chèvre quand mon père la sacrifie et je tords le cou des poulets. Cela me plaît ! » (id. p. 205)

L'avertissement de Youtube sanctionne donc l'incompréhension de deux mondes (« C'est dégoûtant et démoralisant au possible. » « Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion ! »)

Outre la nécessité (la nourriture carnée consommable étant exonérée de la faute du meurtre par une prière), le sacrifice est justifié dans le monde traditionnel par un jeu de postulats et d'équivalences que la modernité met précisément en question. Les croyants pensent que la vie de leur animal peut sauver la leur… (chez les Massa du Tchad, plusieurs têtes du troupeau sont individuellement dédiées aux puissances maléfiques qui assaillent les humains - dont elles portent parfois le nom - assurant une fonction d'assurance vie à leur propriétaire…)

Le « jeune public » et ses aînés vivent dans un monde où l'animal domestique ne fait plus partie de la ressource vitale (visible et mobilisable), où les « esprits », s'ils existent, n'ont aucune indépendance ou pouvoir propre, un seul dieu subsumant le monde surnaturel (s'il existe). Le matérialisme, c'est la croyance que le monde s'arrête au visible. Au lieu d'un monde où « tout est conspirant », selon la formule de Leibniz, c'est la solitude morale et le vis-à-vis des écrans qui paraît être le lot de l'homme moderne qui se projette dans un extérieur virtuel entretenu par une quotidienneté casanière. Cette déréliction, cette solitude spirituelle est neutralisée, on peut le penser, par une sensibilité, une projection de soi consonante avec tout ce qui est vivant - qui doit être préservé de toute souffrance, puisque tout ce qui vit, c'est moi… Tout ce que renvoie l'écran doit être conforme à cette charte de bienséance et de bienveillance universelle.

L'avertissement de Youtube révèle en effet deux mondes où la conception de la vie animale - et de la vie humaine - est radicalement autre. Pour le moderne, qui s'identifie à tout ce qui vit, tout ce qui est sensible doit être protégé d'inutiles souffrances. L'activisme animal se branche sur le credo de jouissance généralisée qui arme le matérialisme : Homo materialis étant son propre transcendant, il projette sa sensibilité sur le monde et déborde d'amour pour toute vie en laquelle il se reconnaît. Cette religion de la jouissance est cautionnée par la connaissance scientifique. Exemple : les poissons ayant un système nociceptif similaire à celui des mammifères, la « pêche au vif » (l'usage de poissons vivants comme appâts dans la pêche de loisir) doit être interdite… L'animal est bien aussi un autre lui-même pour Homo traditionalis. Mais sa mise à mort et sa souffrance posent d'autant moins problème qu'elles permettent à la fois d'entretenir et d'exonérer l'inexorable vie d'épreuves de celui qui sacrifie. Éthique de la jouissance contre éthique de la souffrance.

On pourrait résumer cette discordance par le constat suivant :

Pour caractériser la psychologie de l'« homme traditionnel » qui met en œuvre le sacrifice animal, par contraste avec la psychologie de l'« homme rationnel » (quand on compare les deux mondes et qu'on essaie, au moins mentalement, d'appartenir successivement aux deux - quand on fait de l'ethnologie), on peut considérer ce jugement qui s'impose alors : « L'homme traditionnel n'a pas peur de la mort, il a peur des morts ; l'homme rationnel n'a pas peur des morts, il a peur de la mort ». C'est parce qu'il croit aux esprits que l'homme traditionnel n'a pas peur de la mort. La mort, cette entrée dans le monde des morts, prolonge cette communauté familière avec les esprits et ne fait pas l'objet de l'appréhension qui saisit l'homme rationnel à cette idée. Pour l'homme rationnel, en effet, la mort est un trou noir. Il n'y a rien après. Ces esprits familiers, supposés compagnons de l'au-delà dans un au-delà qui n'existe pas ne sont évidemment d'aucun secours pour tempérer l'appréhension de la mort. (La jouissance d'un présent censuré de tout ce qui peut heurter la sensibilité n'en est que plus urgente.)

Une fonction du documentaire ethnographique apparaît ici : révéler la cohérence (le questionnement et le dérangement) de mondes hors du monde commun.


Références



Anthropologieenligne.com, « “Le grand Pan est-il mort ?” Note sur le sacrifice animal dans l'hindouisme réunionnais : panthéisme, polythéisme et christianisme »)
https://www.anthropologieenligne.com/pages/sacrificeR.html
Faublée, Jacques, La cohésion des sociétés Bara, Paris : Presses Universitaires de France, 1954.
Porphyre de Tyr, Traité de Porphyre Touchant l'Abstinence de la chair des Animaux, traduction de M. de Burigny, Paris, 1747.
Wilson-Carmichael, Amy, Things as they are : mission work in south India (1905)
Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=BT_dOLxncTo
Zafimahavita, funérailles dans le sud-est de Madagascar.
YouTube Community Guidelines :
https://www.youtube.com/intl/ALL_fr/howyoutubeworks/policies/community-guidelines/