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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3-21.7
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures s

Chapitre 21

La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire

IV - 21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire

Une société sans mal et sans autre

Dans un article intitulé : "Une Figure de l'abjection en Nouvelle-Bretagne : le rubbish man", Michel Panoff (L'Homme, 1985, vol. 25, n° 94, p. 57-71) analyse la position du "malheureux" chez les Maenge et montre l'utilité sociale d'hommes sans société : déracinés, réfugiés, orphelins – marginaux, inadaptés, débiles, qui vérifient l'observation qui veut que les "malheureux [soient] mauvais". "Rubbish man" qualifie un état social et non une fonction. Mais la déchéance fait du déchet humain un pôle d'attraction et de répulsion démonstratif de la vérité des valeurs. Alors que les hommes "beaux et bons", possédant une "âme", sont au centre, ceux-là occupent la périphérie et sont creux à l'intérieur. Frappé d'incapacité sociale et morale, le rubbish man n'est pas seulement un homme de rien par opposition au puissant, un zéro, "mais un signe – par rapport au signe +" (p. 63). L'épithète de saleté qui le qualifie n'est pas figurée. Dans la conception autochtone, la "crasse" signifie la déperdition de substance vitale et la maladie. Les expressions de "tas d'ordures", "faces dégoûtantes" qui lui sont appliquées prétendent décrire objectivement un état de fait (p. 66). C'est qu'en réalité ces hommes donnent le change par une apparence de vie" (p. 59) et que leur nom est plutôt un synonyme de "cadavre ambulant" (p. 66). "Morts en sursis", ils représentent environ 50 % des suicidés recensés de 1910 à 1970.

Leur fonction apparaît pleinement dans le rôle de boucs émissaires et de "pédagogues" que l'ingénierie sociale leur assigne. "L'absence de parents et d'alliés tenus de les venger faisait d'eux la proie la plus facile qui soit, ce qui les incitait d'ailleurs à fuir les affrontements et accréditait une réputation de couardise. Leur mort était sans conséquence, leur bannissement l'est resté aujourd'hui. Pour toutes ces raisons auxquelles s'ajoute la conviction que leur "âme" les avait déjà quittés de leur vivant, on se contentait, après décès, de jeter leur corps dans la brousse sans accomplir le moindre rite. On conçoit que l'extrême vulnérabilité du rubbish man favorise, appelle même, humiliations et débordements d'agressivité. On peut imaginer ensuite que les violences et les outrages subis de manière répétée induisent à la longue un comportement habituel de veulerie, de dissimulation et de voracité sans scrupules, lequel en retour justifie à point nommé l'absence de pitié des tourmenteurs."

"Une relation circulaire s'est mise en place qui permet au big man de faire constater doctoralement à l'ethnographe que les malheureux n'ont au bout du compte que ce qu'ils méritent. Frappé d'ostracisme par la communauté d'asile, le réfugié s'habitue à son isolement et démontre ainsi qu'il est asocial par nature. Tout juste toléré à condition de se taire, il révélera par son silence qu'il est foncièrement sournois. Privé de femme il sera soupçonné en permanence d'adultère, et de sorcellerie pour la raison qu'il lui est interdit de se mêler aux guerriers et aux forts en gueule et donc d'affronter au grand jour les autres hommes. Et il n'est jusqu'à son aspect physique qui ne plaide contre lui puisque, généralement mal nourri, il est affligé d'une maigreur et d'une mine hâve qui confirment la désertion supposée de son "âme" (pp. 67-68). "Dans ses allées et venues, le rubbish man est en permanence le point de mire de tous les villageois : son allure déjetée et sa malpropreté réelle ou supposée suffiraient à le dénoncer. Mais ce n'est pas tout : dans une communauté où personne n'interpelle personne qu'au moyen de la teknonymie, même si les rapports sont empreints d'une grande familiarité, le rubbish man est le seul adulte à être appelé de son nom personnel, exception qui intrigue les enfants dès leur plus jeune âge et suscite questions et explications à n'en plus finir. C'est là que réside sa principale utilité pour la perpétuation de l'ordre établi. Jour après jour, il est le vivant exemple de ce que les futurs adultes ne doivent pas devenir et de ce qu'il leur arrivera nécessairement s'ils s'écartent de la voie tracée par leurs aînés en dédaignant la transmission du savoir traditionnel, en esquivant les rites de passage et en faisant les fortes têtes" (p. 69).

Quand l'éboueur rencontre le big man
La Cour est une cascade de mépris (Mirabeau)

Nous avons vu le roi sacré (vide supra : chapitres 1, 2 et 3), exception religieusement entretenue au cœur de la société dans le dessein du pouvoir. La physique de la conjuration du mal (le dessin du pouvoir) expose le processus de formation du sacré comme le sens qui procède du traitement de l'impureté par détachement, expulsion, sublimation. Cette représentation fait le personnage qui a charge d'assumer le mal indispensable à l'équilibre social. Tantôt distinct du pouvoir, quand celui-ci est exercé sans intermédiaire rituel ; tantôt formant couple avec le pouvoir rituel, tel le fossoyeur (ou le forgeron), "charognard" de la royauté, ou les maîtres de l'initiation, "crocodiles" de la repousse naturelle ; tantôt ne faisant qu'un avec le pouvoir rituel. Il peut être entretenu au cœur de la société ou tenu à sa périphérie. Son travail est quotidien ou périodique, banal où théâtral. Généralement, quand il fait théâtralement système avec le pouvoir, il est affilié à la dégradation du temps – forme universelle de l'humaine sujétion – en relation avec les rythmes cosmiques de la fécondité et de la mort. Il arrive aussi que deux partenaires ou deux groupes se rendent le service mutuel de résorption de l'impureté : ainsi de ces opposants rituels que l'ethnologie nomme des "alliés à plaisanterie" ou de ces sociétés divisées en moitiés exogamiques : on épouse les femmes des autres, on enterre les morts des autres. L'échange de l'impureté, qu'il soit réciproque ou unilatéral, apparaît comme une fonction majeure de la division sociale.

S'il y a une fonction positive de l'altérité dans ce travail que l'autre assume (à son corps défendant, le plus souvent) d'assainir la vie de la collectivité, qu'advient-il dans la société égalitaire ? Où il y a bien, par exemple, un autre qui ramasse les poubelles, mais où – dans l'idéologie officielle, au moins – il ne peut exister d'homme-poubelle. Quand l'homme qui ramasse les poubelles est invité à partager les croissants du pouvoir, il ne faut pas voir là la proximité significative des deux pôles de l'action rituelle (d'ailleurs non représentable en bonne logique symbolique), c'est au contraire pour manifester urbi et orbi qu'il n'y a aucune distance significative entre le président d'une démocratie, même si celui-ci entend descendre de Louis XV, et l'homme qui occupe la fonction la moins noble : qu'il n'y a pas d'autre.



La particule et le nom "d'Estaing" ont été achetés par Edmond Giscard en 1922. Cette circonstance aurait fait dire au général de Gaulle, alors que Giscard, ministre des finances du gouvernement Debré, souhaitait donner son nom à l'emprunt qui allait être lancé : "Voilà bien un excellent nom d'emprunt !". Pour donner de la patine et pour parfaire rétrospectivement cette forgerie généalogique – les noms nobiliaires étant originellement des noms de lieux – les fils Giscard ont acquis le château d'Estaing, dans l'Aveyron, en 2005.
Giscard vient d'ailleurs de mettre en vente la "demeure familiale" (la vraie) achetée par son père en 1933, La Varvasse, à Chanonat, afin d'"ancrer[le chateau d'Estaing – le vrai] dans le giron familial" écrit le
Figaro du 29 juillet 2008. "À 82 ans, l'ancien plus jeune président de la République" a probablement fini par y croire...

Dessin de Piem


Dessin de Cardon

"La benne enchantée ou les éboueurs à l'Elysée." Paris-Match, n° 1336 du 8 janvier 1975.
"On n'a pas fini d'en parler dans les chaunières africaines. C'est l'aube brumeuse qui précède la nuit de Noël ; ils sont trois – comme les Rois mages – et les conduit Serge, le conducteur de la benne. Sans qu'ils le sachent, une bonne étoile les guide. "Suivez-moi", leur dit un ange en uniforme, Mohamned, Senfi et Paté le suivirent ainsi que Serge, le berger. Eux, les humbles smicards - augnentés de 0,20 F l'heure le 1er décembre – foulèrent les dalles de marbre d'une étable style design. Là les accueillit Giscard, le grand chef blanc, avec des croissants, l'odeur enivrante du café au lait et des présents plein les bras. C'était l'histoire des Rois mages, mais réécrite à l'envers comme il est normal l'année où tout change. A la sortie, Mohammed confia qu'une heure avant il avait pris son casse-croûte matinal. "Mais, dit-il, j'ai remangé quand même." Paté Sow, le Sénégalais, ne fut pas pris au dépourvu, il est lui-mêne chef de tribu dans son village."
(Cardon)
Lieu commun du libéralisme : la différenciation sociale ne produit pas d'autre.
Visite du Président de la République aux prisonniers mutinés, aux vieillards d'un hospice, au quart-monde...

Valéry Giscard d'Estaing s'invite chez une famille du quart-monde.


Dessin de Cardon
La délicatesse c'est important


Une humanité de synthèse

Cette société sans différence est aussi une société sans impureté. Le mal n'y peut avoir forme humaine. La fable de Freaks (vide supra : chapitre 14 : Morale et handicap) retourne l'élection physique en noirceur morale et fait le monstre égal, sinon supérieur, au beau. La monstruosité a d'ailleurs disparu de la langue médiatique : celle-ci ignore le mal comme la novlangue d'Orwell ignore la critique. (La caractéristique universelle de Leibniz refusait l'erreur, la novlangue refuse la critique, la médialangue, langue désincarnée qui convient à l'objectivité de la forme humaine – alors que les structures fondamentales de l'expression traduisent, à travers les fonctions cognitives et l'arbitraire du signe, les actions et les passions du corps – refuse le jugement du corps). Dans le monde traditionnel, l'infirmité dérange la reproduction des ordres et reçoit, de ce fait, une signification cosmologique et psychologique : morale, puisqu'elle fait obstacle à la reconnaissance de la forme humaine et à sa reproduction. Aujourd'hui que la tératologie expérimentale permet une meilleure compréhension de l'embryogenèse – on produit des chimères pour percer le réel à jour – l'infirmité est dépourvue de signification morale. L'homme moderne appelle "progrès de la conscience" ce changement de point de vue et l'expression n'est pas sans justesse, puisqu'elle correspond à une censure ou à un regrès de la vérité du corps. À rebours de ces valeurs, on ne s'étonnera pas d'entendre J. M. Le Pen (qui n'a probablement pas lu Gombrowicz) dénoncer, aux journées de National Hebdo le 17 février 1990, les "encultureurs" de l'idéologie dominante. Davantage, peut-être, d'entendre expliquer par un homme politique présenté comme un "cacique" du R.P.R. promis à la Culture, – sans doute aux antipodes, sur des terres de mission, d'ailleurs présenté à son auditoire par le député R.P.R. de Nouvelle Calédonie comme "un sacré mec" et touchant un sujet – l'intégrité territoriale – où le naturel (l'éthotype) revient au galop – que "l'association [le projet d’indépendance-association proposé en janvier 1985 par M. Edgard Pisani, haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie], c'[est] la vaseline qui fait passer le suppositoire de l'indépendance." (Le Monde du 14 septembre 1985)


Près de trente ans plus tard, ce « cacique » fait toujours parler la poudre, comme lorsqu’il s’en prenait au port d’arme du Garde des Sceaux (voir supra : « Le Garde des Sceaux et le bijoutier », Le Monde du 11 février 1986). Nommé Ombudsman (étymologiquement : homme des doléances) en 2014, fonction de recours du citoyen lambda victime des abus de pouvoir ou du Moloch administratif, on pouvait se demander comment ce « sacré mec », après ce passé de matamore d’estrade, allait se couler dans ce rôle d’humble parmi les humbles, sorte de Poverello dévoué à l'amour des pauvres et des sans-grades. Veiller à l’application du droit « par le bas » (comme l’ont fait ses prédécesseurs), batailler contre l’administration, c’est user son énergie pour des compromis obscurs et sans gloire : tout ce dont les journaux ne parleront jamais. Très peu pour lui. Alors que personne ne l’a sonné et que son avis en l’espèce est de nulle conséquence une fois la surprise de ce dérangement dissipé, il se saisit d’affaires totalement étrangères à sa fonction (qui reste, de fait, en déshérence : la fonction du médiateur, dit « Défenseur des Droits », est celle d’un « juge de paix », pas d’un Savonarole), ce qui lui permet, prenant la pose d’un maître de morale, d’attirer la lumière des médias et de se mettre en scène. Comme la mouche du coche, il provoque et sermonne ainsi sans complexe sur la « jungle de Calais », la réforme du divorce, l’intimité des autistes, la discrimination à l’embauche, le droit à l’éducation, le barrage de Sivens, ad libitum… Faire l’avantageux et jeter de la poudre aux yeux en moralisant, c’est bien plus gratifiant et autrement m’as-tu-vu que de répondre au courrier de la piétaille. « Serrez ma haire avec ma discipline… » Les dames patronnesses sont en effet souvent d’anciennes petites vertus. Le solde de ce folklore mégalo qui consiste à se poser en conscience du droit, c'est le dépérissement programmé d'une fonction sans équivalent dans la cité. Titre XI bis du Préambule de la Constitution française, article 71-1 : « Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés par les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics, ainsi que par tout organisme investi d’une mission de service public. » Avec ce faquin (mannequin en osier pour l’exercice des jouteurs) qui sort de sa boîte comme un diable à ressort, le public a fini par croire que le Défenseur des droits était une sorte de caïd au-dessus des juridictions usuelles à qui revenait de dire le dernier mot de la Loi. Protéger le citoyen des dérives et des carences de l’administration et non se considérer, à soi seul, comme la Cour européenne des Droits de l’Homme, c’est évidemment moins gratifiant. A l’aune du style poissard de cet ancien cacique victime d’une erreur de casting et responsable d’un détournement et probablement d’une mise à mort de l’institution (qui se souviendra de ce qu’était l’ombudsman à la française après ce cirque médiatique ?) on appréciera la préciosité et la pertinence d’une de ses dernières sorties : « l’interdiction de la fessée »…


Alors que 85 % des Français seraient favorables au "droit à la mort" (sondage SOFRES publié dans France-Soir du 18 novembre 1987), le président de la conférence épiscopale allemande a pu déclarer, au cours d'une réflexion sur le thème de l'"évangélisation des attitudes contemporaines devant la naissance et la mort" : "On ne peut pas effacer complètement la douleur sans enlever à la vie l'inquiétude nécessaire. La culture des analgésiques [...] nous rend incapables de supporter nos douleurs, incapables de comprendre et partager la douleur des autres." (A.F.P., le 13 octobre 1989) (vide supra : chapitre 9 : La “culture des analgésiques” et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur) Dans la langue de la société technique, qui a exorcisé le spectre de la maladie et de la famine, la mort n'est pas représentable. Aux temps anciens, comme on le voit par les proverbes et les contes qui la mettent en scène, la mort était une compagne familière, qu'on raillait à l'occasion et dont la présence, à la fois banale et obsédante, signifiait la condition humaine avec son cortège des souffrances et de malheurs. C'est bien parce que la douleur ne signifie plus rien devant la vérité individuelle, que se banalise, sous le nom de "mort douce" (euthanasie), le droit de donner la mort au nom de la dignité humaine. Il s'agit aussi de rapporter une incongruité technique – à partir d'un certain seuil, il semble que la douleur soit dénuée de signification biologique – et morale. Deux fois inhumaine, elle est, comme la mort, insupportable à la religion du progrès. Le moderne ne veut que des morts abstraits, propres et lointains. Les hygiénistes adonnés au positivisme comtien avaient expurgé les villes de leurs morts en déménageant les cimetières à la périphérie, on meurt aujourd'hui à l'hôpital, et non plus en famille, d'une mort banalisée et aseptisée par l'acte médical. Ce proche qui meurt appartient déjà à l'Administration – qui, bientôt, sera en mesure d'effacer définitivement cette ombre faite à la lumière du progrès. Rappeler à l'homme qu'il est mortel, c'est déjà le mortifier. Parmi les publicités interdites à la télévision, il n'en est qu'une seule que la meilleure bonne volonté n'a pu amender – alors qu'il suffit de quelques coupures ou d'une présentation différente pour les autres – d'une immoralité insoutenable, trois fois et définitivement refusée par la Régie Française de Publicité, à l'unanimité des membres de la Commission de censure : celle des Pompes Funèbres Générales. Dans le monde euphorique de la publicité, le "non-vivant", même euphémisé, est encore de trop. (Cette décision a été rapportée à la Toussaint 1993, période à laquelle les PFG ont pu diffuser un spot, du 29 octobre au 2 novembre, après un passage sur le réseau d'affichage Decaux en 1992. 1993 est l'année d'ouverture du métier à la concurrence, la loi de janvier 1993 ayant mis fin au monopole.)


Publicité scandaleuse. Pierre Etaix.

Le drame cosmologique et la télévision

Si la mort et l'horreur sont le quotidien de l'information alors que toute évocation de la mort est normalement bannie de la publicité, c'est évidemment parce que le téléspectateur est différemment impliqué dans l'un et l'autre cas. C'est sa vérité qui fait l'information "sensationnelle". Mais l'information journalistique relève autant des lois de l'objectivité que des lois du marché de la sensation. Il n'est pas indifférent que l'information ait un prix – et que son objectivité même puisse en faire le prix. Cette valeur constitue l'appât de la promotion publicitaire qui finance, en réalité, le métier de journaliste. On l'expérimente crûment sur les sites internet des journaux réputés les plus sérieux quand les pop up mangent la page écran et quand les pop under vous délivrent un message rien moins que subliminal. Il n'est pas indifférent, d'ailleurs, que l'information soit reçue dans un environnement de publicité. Certes, qui ouvre une revue ou prête un œil à la télévision applique automatiquement une double grille d'interprétation, selon que le message diffusé consiste en « nouvelle » (information supposée vraie) ou en publicité (information assurément surfaite). Un martien non prévenu aurait vraisemblablement beaucoup de mal à comprendre ce panachage d'information et de publicité qui caractérise les magazines et hebdomadaires chics, où la publicité des objets de luxe (page de droite) s'insère naturellement dans la trame des catastrophes du monde (page de gauche). Cette apparente schizophrénie médiatique conditionne en réalité une unité de réception de l'information dans laquelle l'appréhension du malheur s'opère sous la loi subliminale ou redondante de l'euphorie publicitaire. Le drame présenté n'est jamais si dramatique qu'il empêche l'émission du message publicitaire. A l'inverse, il le met probablement en valeur. Comme si le choc donnait du prix au chic.

L'intérêt pour le malheur planétaire répond d'ailleurs à une identification distante et rassurante puisque toutes les tragédies du monde peuvent converger sans dommage vers la salle à manger ou trouver place, entre deux publicités de luxe, sur le papier couché des magazines. Une victime d'un de ces attentats qui font cinq colonnes à la une dénonce cette "ambivalence entre une sensibilité exacerbée à l'événement et finalement une indifférence profonde". L'effet esthétique de la représentation est celui-là même que vise la Poétique d'Aristote, ex
pliquant qu'on peut prendre plaisir à la représentation du laid et même à celle d'un cadavre (vide supra à propos d'Aristophane : chapitre 9.4 : § "L'imitation du laid"). La peur esthétique effraie sans danger réel. On paie pour avoir peur : les films d'épouvante mobilisent à blanc les stimulants et les euphorisants sécrétés par l'organisme dans les situations de crise. La règle du "toujours plus" est d'ailleurs commune au film d'épouvante et à l'information sensation, avec une même limite physiologique, non pas l'horreur mais, conformément à la logique de cette transmission à distance de l'information, la saturation. Avec le boute-en-train de la publicité et le leurre esthétique de la représentation de l'horreur, on a le spectre de la chimie du plaisir.

"L'information" répond à la turbulence d'un monde en progrès. La "nouvelle" (Putting the news first) est ainsi supposée exprimer le front avancé de l'Histoire. Si l'on rapproche cette conception de celles où ce n'est pas l'événement qui fait l'histoire mais où celui-ci, à l'inverse, est mesuré à la configuration astrologique d'une histoire déjà écrite (e. g. supra : La Case, les Sorabe, l'Histoire), on comprend que le journal puisse être, comme l'écrivait Hegel, "la prière réaliste du matin"... Le propos de l'"actualité" est donc, non seulement de nourrir un besoin d'émotion qui répond à l'intérêt pour la forme humaine, mais encore de permettre à l'honnête homme de se faire une représentation du monde-village qui, de près ou de loin, l'engage. Sa valeur tient à sa "fraîcheur", à son intensité, à cet art journalistique qui consiste à en faire valoir la proximité malgré la distance. Mais il y a une évidente contradiction entre ce dessein et la multiplication des informations (à les supposer consistantes et répondant à ce propos) qui assaillent quotidiennement le téléspectateur. On pourrait ici pasticher Voltaire : "Toujours du malheur, ce n'est plus du malheur". Le référent objectif de la langue médiatique est le drame planétaire, le sensationnel : guerre, catastrophes, famines..., l'Histoire ; son réfèrent subjectif est l'absence de sensation douloureuse : le monde frivole de la publicité et de la rubrique people. C'est le second qui légitime le premier, comme l'a récemment expliqué (le 14 septembre 2004) le responsable d'une chaîne de télévision : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Le journal éteint la curiosité et le besoin de savoir du citoyen du monde en lui présentant des leurres et des simulacres.


"Soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit [...] Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible."

Patrick Le Lay, PDG de TF1


Un paradoxe de cette information c'est, qu'empruntant à la magie de l'image animée, elle puisse produire de la pseudo-présence. La "magie de la télévision" n'est pas un vain mot, comme on peut l'observer dans les contrées où la télévision est une nouveauté et où les "feuilletons", par exemple, de Dallas à Marimar, révèlent un pouvoir d'illusion étonnant. Le train qui arrive crève littéralement l'écran et l'on voit parfois les spectateurs se jeter de côté pour éviter d'être écrasés. La stupéfiante vulnérabilité de l'homme devant de simples leurres ("C'est, par Zeus, qu'il y a des fous dans le monde, dit le Syracusain dans le Banquet de Xénophon - 11, 9 - ce sont eux qui me nourrissent en venant voir mes marionnettes") confère à la mimesis télévisuelle un pouvoir sans équivalent. S'il suffit de quelques formes rudimentaires et d'un accompagnement sonore pour s'identifier aux malheurs d'une marionnette, la force de la photographie animée – l'illusion rétinienne – la séduction de la musique, la contagion de l'émotion créent la vie.

1954 (U.S.A.)

Ce qui vient d'être dit du medium peut certes valoir, par opposition à la parole vive et à la présence, pour tout simulacre. C'est l'"enfant qui parle sans l'autorisation de son père" du Phèdre, c'est la critique platonicienne de l'imitation, c'est le jugement du confucéen Ts'ien Tasin sur les histoires feintes : "Aux trois grandes doctrines, l'époque Ming a ajouté une religion, celle du roman, plus répandue que les trois premières... Le Bouddhisme et le Taoïsme engagent à faire le bien, le roman porte à faire le mal". L'objet de la télévision n'est pas l'édification (soit une représentation fermée et valorisée du réel qui hiérarchise et sélectionne les faits), une religion profane, pour faire écho à Hegel, cet objet, qui pourrait être, dans un monde où l'événement fait sens, celui de la responsabilité (montrant l'implication de chacun dans la tragédie d'un monde ouvert) est en réalité le divertissement – au sens premier et second du mot. Quand l'objet de la publicité est de faire partager au téléspectateur la vérité de sa séduction, quel est donc l'objet de "l'information", sa valeur, pour que son destinataire en redemande alors qu'elle est objectivement insupportable ?

Comme il a été rappelé, l'interposition du medium a pour effet une déréalisation du drame et son caractère unidirectionnel une déréalisation de l'échange. L'information télévisée se signale immédiatement par son caractère cursif et son vignettage, chaque information effaçant ou neutralisant la précédente. Aucune headline ne peut, à elle seule, aussi sensationnelle soit-elle, faire le journal. S'il n'y avait qu'une information, alors elle aurait valeur d'injonction et non d'information (il n'y aurait pas de "journal"). Elle jetterait dans les rues, à la manière de l'émission de radio jouée par la troupe d'Orson Welles en 1938 (Mercury Theatre on the air, le 30 octobre sur sur CBS) donnant la Guerre des mondes, reprise à Quito en 1949 et déclenchant une panique (12 février 1949).


Quand l'information vaut...

Prévention. Nouveau système d'alerte américain contre les catastrophes naturelles.
Libération du vendredi 14 juillet 2006 - 06:00
New York envoyé spécial

C'est la version moderne de la sirène. Un SMS sur son téléphone mobile ou son BlackBerry vous annonçant raz de marée, cyclone ou attaque terroriste. La Federal Emergency Management Agency (Fema), l'agence fédérale américaine en charge des situations d'urgence, a présenté mercredi un système d'alerte high-tech et intrusif qui pourra intervenir non seulement sur les télés et radios mais aussi sur les sites Web, les téléphones et tous les assistants personnels.
Selon la démonstration faite en Virginie près de Washington, un message d'alerte sera diffusé sur l'écran du mobile, de l'agenda électronique ou de l'ordinateur connecté sur le Web, invitant l'utilisateur à brancher sa radio ou allumer sa télé. Mais, avec la généralisation de la vidéo sur les appareils numériques portables, l'ensemble des informations pourrait être diffusé sur n'importe quel média mobile.
Alerte attentat. Cette intrusion d'un Big Brother, même pour la bonne cause, pose la question du respect de la sphère privée, et la Fema a indiqué que les particuliers auront la possibilité de ne pas recevoir les messages du système d'urgence. Le procédé ( «emergency broadcast system», système de diffusion d'urgence), conçu du temps de la guerre froide par Truman pour prévenir les Américains d'une attaque atomique, est désormais mobilisable pour les attentats terroristes ou les catastrophes naturelles. Les programmes radio étaient alors régulièrement interrompus par un message d'urgence assez angoissant, fait d'un sifflement et d'une déclaration : «Ceci est un test du système de diffusion d'urgence, ceci est juste un test.» 
Le nouveau système utilisera les 176 émetteurs télénumériques publics des Etats-Unis récemment modernisés pour 1,1 milliard de dollars. Les serveurs Internet et les opérateurs de téléphonie mobile seront également sollicités pour diffuser les messages à tous leurs abonnés. Les opérateurs ont commencé à s'organiser et à moderniser leurs systèmes informatiques pour qu'ils ne soient pas surchargés en cas d'envois massifs de SMS. Seul le Président peut décider d'un état d'urgence national.
Oublier Katrina. Le système testé depuis 2004 à Washington sera généralisé à l'ensemble du pays à la fin 2007. Les Etats du Sud, les plus vulnérables aux cyclones, puis les grandes villes, seront les premiers équipés.
Selon les spécialistes du secteur, cités sur les sites spécialisés, les Etats-Unis ne font que rattraper leur retard. Grande-Bretagne et Israël ont déjà des systèmes équivalents en fonction depuis des années. Mais ce système risque de ne pas suffire à sauver la Fema. Mardi soir, le Sénat a voté pour que cette agence réputée, depuis sa réponse à Katrina, inefficace et peuplée de copains de George Bush, soit supprimée. Elle devrait ressusciter sous un autre nom, dans le cadre de l'administration du gigantesque Department of Homeland Security (département de la sécurité intérieure), créé après le 11 septembre 2001.


L'information, supposée vraie et rendue de manière réaliste, doit rester de l'information. Ce vignettage produit une sorte de roman-photo dont le présentateur constitue le seul liant. En réalité, le sérieux professionnel du journaliste-tronc fait de celui-ci, par sa présence familière et sa mine compassée, le seul élément consistant de cette communication. Sa face lisse donne le ton puisqu'il parle comme s'il savait, alors que son rôle est celui d'un simple prompteur. La componction dont il doit faire preuve (ce que les médias américains appellent, pour faire chic, la gravitas) a pour objet de neutraliser l'"effet Koulechov" propre à l'émotion des images et à s'y substituer. Il s'excuse, d'ailleurs, de l'information catastrophe en invoquant la difficulté de passer des horreurs de la guerre à la "météo" – qui est le seul drame cosmologique qui, avec l'information de proximité, intéresse vraiment le téléspectateur moyen. (La présentation de la "météo" est d'ailleurs une affaire beaucoup trop sérieuse pour être laissée aux ingénieurs de la Météorologie Nationale : version cathodique de l'almanach Vermot, ce sont souvent des amuseurs qui tiennent cet emploi.) Une télévision britannique s'est essayée au présentateur (une présentatrice) en images de synthèse. C'était une évidente erreur de casting car, dans l'information télévisée, la principale fonction du journaliste-tronc, seul élément "vrai" (familier, standard, rassurant) du journal, est de filtrer et de lisser l'info : c'est la réalité qui est virtuelle... (Sans doute ce concept de l'information est-il pensable, mais ce n'est plus de la télé, c'est du web, quand c'est l'internaute et le moteur de recherche qui font le journal.) La censure linguistique (la médialangue), filmique (le montage et le montrer-cacher des "images choc"), esthétique (le vignettage, l'équilibre et la "respiration" du journal) de cette information qui ignore la censure, crée le simulacre et dénie la présence que l'image animée normalement engage. La succession des plans et le mélange des genres neutralisent le drame : sa fonction première, sa valeur expressive, est retirée à l'image. Ainsi va le "huitième art".

En fait, l'image n'a de sens que mise en scène. C'est parce que le déroulement annoncé et calculé de la tragédie prépare le drame qu'il y a sens, empathie, émotion. Un cri, un corps s'affaisse : c'était un crime. C'est un fait divers. Cela n'a aucun sens. Vous n'avez rien vu et cela se jouait pourtant à proximité. L'émotion, si émotion il y a, est rétrospective. La réalité telle que la télévision la représente ne peut, elle, ni ne doit engager. L'événement n'est pas "monté". L'Histoire devient fait divers. C'est de l'information. Quand l'image publicitaire est gonflée aux anabolisants des caméras à haute vitesse et haute définition, l'image de l'information télévisée est dévitalisée. L'ubiquité du medium télévision, produit de la modernité technique, a en même temps annulé les distances en téléportant le spectateur et réduit le monde jusqu'à le faire tenir dans une simple boîte.

Le poste de télévision est un objet singulier : un moyen de communication qui ne communique avec personne. Le présentateur, n'ayant pas de vis-à-vis, profère une émission sans réception qui se perd dans l'objectif de la caméra qui le filme. Ce que l'on nomme, en l'espèce, le "récepteur" n'est pas un sujet parlant, mais un tube cathodique. (Orson Welles disait allumer la télévision quand il sortait de chez lui : sa principale fonction est d'éloigner les voleurs). Comme le confirme l'usage linguistique, l'émission de télévision a donc sa fin en soi (on dit : "une émission", absolument). Celle-ci se passe de réception et de rétroaction. Elle est sans public. Cette donnée est constitutive de la conception et de la fabrication des émissions de télévision. Le fait d'avoir chez soi, parmi les objets domestiques, une fenêtre sur le monde qui est aussi une fenêtre sur tous les divertissements du monde, qui ne coûte (presque) rien une fois le poste installé et qui ne requiert aucune activité spécifique (c'est l'instrument passif par excellence, le "récepteur" moyen, quand récepteur il y a, étant le téléspectateur devant sa télévision), ne va pas sans contrepartie. Cette asymétrie diffuse en réalité une image du monde positiviste, celui de la paillasse de laboratoire. Tout part du dispositif conceptuel selon lequel l'information est un reflet fidèle de la réalité. De fait, à l'aide des dépêches d'agences et du réseau de correspondants, le journal télévisé a pour ambition d'embrasser la planète en étant "partout là où il se passe quelque chose". Ce qui fait question n'est pas tant l'impossible objectivité d'un tel point de vue que la représentation du monde qui résulte de la mise en œuvre d'un tel idéal panoptique. Le présentateur du journal (la "rédaction"), qui centralise et met bout à bout des informations disparates, apparaît comme le régisseur de toutes ces webcams censées filmer en permanence l'agitation de la planète. Il est omniscient et se doit donc de parler comme tel. C'est lui qui donne sens à la scène du monde.

On dira que c'est cette recherche de l'objectivité qui fait le prix de l'information, du journal écrit ou du journal parlé. Mais avec l'image, on franchit un palier supplémentaire dans le simulacre. Le reporter a vu, il y était, il en rapporte des images. Dans le reportage télévisé, à l'inverse de la fiction cinématographique, l'image se donne pour la réalité. Mais elle est vide. Trouée de mots, c'est une fiction conceptuelle. C'est un commentaire visuel. L'image télévisée est toujours un synopsis (ce qui peut être parcouru d'un œil, étymologiquement). Le fait visuel, la prise de vue, authentifie le sens produit par le "laïus". C'était le slogan d'un journal à scandale des années soixante : "Détective était là". La preuve, il montrait des images (en général sans rapport avec le fait divers monté en épingle). Il en va de même avec la télévision, même si le journal montre des images non "bidonnées". C'est le plus souvent le cadre de l'événement qui est filmé et exhibé comme preuve, car la messe est déjà dite, le cameraman qui accompagne – ou envoie ses images – au reporter filme en réalité la fumée des cierges. De fait, la télévision montre l'hôpital psychiatrique où a eu lieu le crime, l'autoroute où le carambolage s'est déjà produit... L'image a fonction de faire-valoir. Comme dans Détective ou Ici Paris, c'est la mise en scène qui compte : ce que le journal peut en dire. Le récit est construit par le présentateur. Le téléspectateur reçoit une "leçon de chose" et l'image est subordonnée à la désignation. La succession de plans est synchronisée au commentaire – comme on le voit crûment sur les télévisions à petit budget où, quand le commentaire n'est pas achevé et qu'il n'y a plus d'image disponible, on fait un copier-coller des images du début du "reportage" .



1956

La télévision fabrique des téléspectateurs qui croient voir la réalité parce qu'on leur administre des images dont l'exclusivité et l'ubiquité sont des preuves. Le téléspectateur voit parce qu'un cameraman était là. Pour donner du crédit à cette omnipotence, il arrive que la télévision diffuse, avec force avertissements, une "vidéo amateur" ou un "document d'amateur" qui est aussitôt mis en perspective par le commentaire qui, lui, sait. C'est de la même façon que la pluralité des opinions est gérée par la télévision. Le "plateau" ressemble à ces "fromages" produits par les logiciels informatiques de type "tableur", qui mettent les statistiques en schémas. Il est supposé être la représensation vivante du panel. Mais les débats sont une succession de monologues, actionnés quand l'"animateur", souverain, "donne la parole". Chacun parle à son tour et cette addition de points de vue finit par produire un compte nul. Ce que l'animateur ne manque pas de souligner – objectivité oblige – quand prend fin ce si vif et si passionnant "débat d'idées", le téléspectateur ayant désormais les informations pour "se faire une opinion"...

À la télévison, la société des humains est une société sans division, car tous les avis peuvent être montrés, montés, prouvés par des images animées aussi plates que des affiches. Le "huitième art" se caractérise ainsi par un dispositif panoptique qui réduit le réel à une image du réel. Le grand angle de ce judas embrasse la planète. Quand ce n'est pas la caméra qui va à la montagne, c'est la montagne qui vient à la caméra. Ce va-et-vient entre le studio et le monde fait du studio, c'est-à-dire du poste, le monde. Ce théâtre dont les acteurs s'adressent à un public absent possède une fonction sociale éminente. Pour paraphraser Bentham : c'est "le Nœud Gordien du monde non pas tranché, mais dénoué – tout cela par une simple idée architecturale". La manière de voir et de montrer engage une répartition des rôles. Le paradoxe est que cette machine fonctionne non par la coercition et l'espionnage des déviants mais, à l'inverse, par la liberté donnée à chacun de ne pas allumer ou d'éteindre le poste. Mais quelle liberté quand la jouissance est mise en balance avec la non-jouissance ? Bentham et Orwell démontrés par Keynes. C'est le règne de la marchandise qui fait loi, une hégémonie de la chose à consommer qui commande la façon de penser.


Michael Sieron

Quand le medium ne communique pas (véritablement) d'information (quand il y a communication d'information, le medium s'efface), ou communique une information dévitalisée, c'est le medium lui-même qui devient le message. Une boucle parasite, auto-référentielle, se constitue alors sur la chaîne de cet échange tronqué qui met l'"informateur", en vedette. Le support (le journaliste, le présentateur, le journal...) capte l'essentiel du message. La télévision filme la télévision. Ce qui donne, probablement, l'émission de télévision par excellence, celle où s'affiche le grooming des gens du métier qui se décernent des prix, échangent des cartons, participent aux mêmes "tables rondes" ou aux mêmes "plateaux", font publicité de leur spectacle et spectacle de leur publicité. Certes, l'autre spécificité du huitième art paraît moins narcissique : elle consiste à produire des émissions enregistrées avec public en plateau, dont l'objet est de démontrer – par exemple quand une vedette s'invite par surprise chez un admirateur – que le poste est bien dans le salon et que tout peut arriver. Cette intrusion qui crève le tube cathodique est un leurre ludique et publicitaire, mais c'est aussi un critérium de vérité qui donne du crédit au leurre.






The Boeing 601, "the best-selling large spacecraft model in the world." (vue d'artiste)

Dans la chambre de réverbération que forment les satellites qui gravitent autour du globe, l'information moderne, qui fait le tour de la planète dans l'instant, est ainsi captive du jeu de miroirs constitutif de sa transmission. Cette multiplication industrielle de l'image, prospérant dans un système dépourvu de servomécanisme, change l'échelle du plus vieux métier du monde et de la plus vieille occupation qui soit : se faire voir et le faire savoir. Etre vu, c'est être un "alpha", un dominant. Les moyens modernes de communication sont ainsi au service des gens du pouvoir qui détiennent sur les outils qui permettent de capter l'attention une sorte de monopole. Celui-ci étant servi par des techniciens de la communication devant qui, du maquillage de plateau à la gestuelle qui convient, le politique est un apprenant, ce mariage de nécessité, qui exprime le conditionnement (matériel) et la mise sous tutelle (conceptuelle) de la communication par les experts de l'image téléportée, associe au pouvoir l'ingénierie de l'information. A priori chargés de recueillir et de diffuser les nouvelles des puissants et de les mettre en scène, les auxiliaires de l'information se révèlent des collaborateurs et d'incontournables faire-valoir – entendus, voire complices off the record. (Ce mariage donne parfois lieu à des infidélités ou à des félonies quand le journaliste, qui est supposé n'être qu'un technicien du recueil de la parole investie, fait ventre des confidences que cette inévitable proximité peut engendrer.) Partageant les mêmes lieux et les mêmes intérêts, les gens de pouvoir et les gens des médias sont en effet inséparables et sont souvent (presque nécessairement) des inséparables. Le gala annuel de la WHCA (White House Correspondents' Association) est la caricature de cette connivence.

Mais ils sont aussi concurrents. L'homme politique ne peut pas tenir la vedette tous le jours. Le jounaliste, si. Dans cet exercice où l'important n'est pas d'avoir quelque chose à dire, mais d'être vu, il n'est pas rare, pour user d'un vieux proverbe grec, que "l'échalas trompe la vigne" (Aristophane, Guêpes, v. 128) : les intermédiaires visibles de cette diffusion de l'image des puissants sont des compétiteurs à l'image. Savoir "prendre la lumière" des projecteurs de plateau a peu à voir avec le contenu du message. "Les politiques passent, les journalistes restent". Ayant, sur les politiques, l'avantage de la continuité et le monopole de la diffusion, on comprend que la plupart des éditorialistes et des présentateurs soient convaincus d'être bien meilleurs que les politiques (et pas seulement en communication). Les politiques passent devant le tribunal de leur abouchement – c'est toujours le journaliste qui a le dernier mot – comme on passait autrefois le "conseil de révision", dans le plus simple appareil. Des mesures effectuées au cours des primaires américaines de 1996 ont montré que les journalistes couvrant l'évement ont occupé un temps parole six fois plus long que les candidats. Ce temps concédé étant lui-même limité par le souci de ne pas ennuyer le téléspectateur, l'analyse politique se réduit alors à la "petite phrase" concoctée par les professionnels de la publicité : "Read my lips : no new taxes !", répéta George Bush (fils) de discours en discours. Neuf secondes.

Cette transformation du métier de journaliste d'information en journalisme de cour puis en journalisme de vedettariat est corrélatif à la magie de l'image. Un ancien du Washington Post commente ainsi cette promotion : « Autrefois, nous ne décrivions pas seulement la vie des gens ordinaires, nous en faisions partie […] La plupart des reporters étaient issus de la (basse) classe moyenne où la presse trouvait ses lecteurs et ses sujets. Nous étions plus ou moins au même niveau que les gens avec qui nous avions affaire. Nous vivions dans les mêmes quartiers. Les reporters se voyaient eux-mêmes comme des membres de la classe ouvrière » (cité par James Fallows, Breaking the News : How the Media Undermine American Democracy, New York : Random House, 1997, p. 75-76). Fallows précise qu’à partir des années 80 les reporters des grandes villes bénéficient d'un niveau de vie à peu près équivalent à celui de leurs voisins de quartier, avocats et cadres (op. cit., p. 77).
Le primat du petit écran déclasse les meilleures "signatures". Les plus célèbres magazines américains versent une prime à leurs journalistes quand ils passent à la télévision et tout chroniqueur rêve de cette consécration. En France, un journaliste de télévision est, du même coup, romancier, scénariste, penseur à succès – et le penseur à succès fait du journalisme sans changer de métier. Les gens célèbres ne le sont pas, en effet, pour ce qu'ils sont ou pour leurs idées : ils le sont pour leur image. La dégaine d'un écrivain ou la chemise ouverte d'un "nouveau philosophe" ("le plus beau décolleté de Paris" – numéro un au classement des réputations surfaites de l'enquête de Digraphe citée plus haut – 21.11), la posture d'un intellectuel, consultant obligé de telle ou telle question que l'actualité met en vedette, sont les signes indispensables pour marquer la mémoire icônique du téléspectateur. La célébrité est une profession. "Jamais sans mon coach". La manière dont la photographie de Che Gueverra, prise par Alberto Korda en 1960, a pu devenir à la fois une icône révolutionnaire et un accessoire de mode rappelle que l'image sort toujours du cadre .

Les politiques, qui insistent pourtant sur le caractère réel – et non virtuel ou fictionnel – de leur art, sont des figures animées parmi d'autres. Et moins professionnels, nécessairement, en termes d'"accroche". Lorsqu'on mesure, en effet, l'intérêt suscité par leurs prestations (par la technique de la succion non nutritive, l'HAS, par exemple... la tétine est un autre nom de la "zappette") on constate que le téléspectateur moyen a d'autres soucis et qu'il use de la "télé" davantage comme un moyen de récréation et d'évasion que d'information et de participation. Le saupoudrage informatif du journal (qui n'engage à rien), la réalité déjà accommodée à la réception distante l'autorisent à passer à des choses plus sérieuses : le divertissement, qui constitue le principal support économique de ce medium et qui motive, en conséquence, la seule véritable recherche qui compte sur les lois de ce "récepteur" : "Comment capter l'intérêt – et garder l'audience ?"

Un intérêt collatéral du divertissement de masse, c'est qu'il révèle ou rappelle les "fondamentaux". Existe-t-il un roman, un film, une création artistique sans drame, sans mort d'homme, malheur extrême ou bonheur sans mélange... sans intensification de la tension vitale ? Les "fondamentaux" sont ceux, vraisemblablement, que le chat en phase de sommeil paradoxal et dont on a neutralisé le système de frein (qui bloque l'activité musculaire pendant le rêve, situé dans le locus cœruleus alpha : c'est l'atonie musculaire qui, dans les cauchemars, donne ce sentiment d'être incapable de faire un geste pour échapper à la situation anxiogène) révèle : attaque d'une proie imaginaire, position de guet, fuite... A cette reprogrammation endogène par le rêve s'ajoute un brassage exogène par la foule qui délivre un certificat de conformité. Le collectif confirme l'individuel, comme le rêve prépare la veille. Bien que "le poste" marche tout seul, se passe de spectateur et permette une activité normalement solitaire, il est, en effet, des circonstances où l'on installe des écrans géants, où l'on organise des retransmissions dans des cafés, des réunions familiales... Ce qui montre que ce qui plaît à tous (ce qui est significatif pour l'audimat) tire aussi son sens de la proximité physique. La foule fait le succès du spectacle, dont la qualité se mesure, en effet, à la capacité à déplacer et à rassembler. L'"effet foule" confirme les fondamentaux.

La synchronie possède une valeur adaptative en révélant la conformité des individus à l'espèce. Bans de poissons, vols de passereaux, troupeaux d’herbivores manifestent spectaculairement cette synchronisation des comportements. dans les conduites de subsistance ou de survie. C'est la nature mécanique du processus qui interroge ici quand on sait que ce phénomène, relevant en l'espèce de l'électrophysiologie cellulaire, existe pour les neurones, les myocytes ou les cellules musculaires squelettiques striées. La respiration, la secrétion de l'insuline ou la pulsation cardiaque sont ainsi passibles de phénomènes de résonance, comme le montre l'action du stimulateur cardiaque sur la fibrillation (action désynchronisée des cellules myocardiques auriculaires). Pour que le sang circule efficacement dans le corps, il faut que toutes les fibres musculaires du myocarde, commandées par une impulsion électrique, se contractent ensemble. Quand les impulsions électriques ne sont pas synchronisées, les fibres musculaires réagissent de manière anarchique, n'assurant plus la circulation du sang. La résonance est d'abord un phénomène physique. Le son est ainsi une vibration, mesurable par sa fréquence (nombre d'oscillations par seconde, exprimé en hertz). Si l'on émet, grâce à un générateur de son, une fréquence identique à celle d'un corps, celui-ci se met en résonance. En 1850, une troupe traversant au pas cadencé le pont de la Basse-Chaîne, pont suspendu sur la Maine à Angers, provoqua la rupture du pont. Lorsqu'une troupe franchit un pont, il est d'ailleurs de règle de rompre le pas. Si la cadence du pas correspond, en effet, à la fréquence naturelle d'oscillation du pont, chaque pas est en mesure d'en accroître le balancement. Bien que seule la voix de la Castafiore soit en mesure de briser le cristal – la voix humaine, à la différence d'un générateur de son, combine plusieurs fréquences et n'est ni suffisamment pure ni suffisamment puissante pour briser le verre – il est patent que l'emprise de la voix n'est pas seulement sémantique.

Le phénomène de synchronisation se révèle essentiel à tout ensemble pluricellulaire. Il concerne aussi, d'évidence, la vie des sociétés humaines. Où le mode de synchronisation est sensoriel et émotionnel. De la communication phéromonale (voir : L'"effet McClintock" et effets apparentés) à l'imitation par contagion, le champ des oscillateurs couplés est vaste. Les rites ont ainsi pour objet une manière de défibrillation sociale en mettant les unités individuelles à l'unisson. Dans la société traditionnelle, le rite, le plus souvent corrélé à des régularités naturelles, a pour effet de mettre en phase la nature et les hommes et les hommes entre eux. Ils assurent la pérennité de la règle en expulsant les irrégularités (voir chapitre 2.04 : Apollon, dieu Septime, chapitre 14 : Morale et handicap, chapitre 17.3 : Trois expressions de l'antisémitisme) et en répétant les fondations communautaires. La prévalence de l'esthétique dans le rite collectif, et principalement du rythme musical et de la danse, signale cet objet communautaire – quand la raison analytique individualise et sépare. La contagion de l'émotion est requise quand il s'agit de mobiliser (voir : chapitre 16 annexe : Note sur le Ménéxène, l'oraison funèbre et le discours identitaire) ou de vérifier des appartenances (voir : chapitre 21.21 Loi du renouvellement technique et conséquences – Politique de la jeunesse...). De même, la facilité de sa contagion manifeste la fonction d'agrégation du rire (voir chapitre 12.1 : La chimie du rire ; chapitre 7 : Rire et démocratie : la comédie d'Aristophane). La tendance à imiter étant présente chez le nouveau-né (comme l'ont montré Meltzoff et Moore en 1977, "Imitation of facial and manual gestures by human neonates". Science, 198, 75-78 ; voir : Introduction au débat de l'empirisme et de l'innéisme), la question se pose de l'unité générique de toutes ces coordinations sensori-motrices ici asservies et démultipliées par la technique audio-visuelle.

Au plan évolutif, la mise en foule révèle un intérêt sélectif. Les interminables théories de gnoux ou de buffles qui migrent dans la savane (de l'ordre du million dans le Serengety), les kilomètres de vers marins... indiquent la prégnance de dispositifs de sécurité et de conformité : notamment parce que la multitude étourdit le prédateur qui ne sait où "donner de la tête" et qui doit sélectionner une proie, soit en l'isolant du groupe, soit déjà isolée du groupe. Un ban de poisson, pareillement, c'est une multitude qui marche à la baguette. Avec leur ligne latérale qui les fait virer de concert, les gardons opposent la cuirasse de leurs figures de ballet au huit cents dents du brochet. Mais c'est bien le diable s'il n'y en a pas un qui, pour une raison ou pour une autre, ne suit pas la mesure, un idiot congénital, un distrait, un original, ou bien encore – la nature ne fait pas de sentiment – un égrotant qui n'arrive plus à suivre. Et c'est ce qu'attend le brochet. En poussant le banc à quelques pointes de vitesse, il espère faire sortir un gardon du lot. Ce sera son repas. Au fond, le prédateur, l'aigle impérial, le roi de la savane ou le seigneur du lac... n'est souvent qu'une voiture-balai, un équarisseur avec un peu d'avance. (Ce dispositif mimétique s'emballe parfois – la nature préfère souvent la supersignalisation à l'original, c'est l'effet Lolo Ferrari – il peut provoquer des concentrations aberrantes.) La pression de la foule, l'homogénéité, est un moyen d'éliminer les canards boiteux et les "mutants" (la variabilité résultant de la recombinaison génétique est plus grande quand la pression sélective diminue). En réalité, le prédateur définit la conformité de l'espèce – et lui permet de persévérer dans sa nature de proie.

Sécurité requiert donc oubli de soi, solidarité, uniformité que – mutatis mutandis – les rassemblements festifs, musicaux, sportifs revivifient (religieux aussi, l'étymologie du mot religion que l'on trouve dans les manuels de philo, religere, relier les hommes au divin, valant horizontalement : la prière – pour le parent, pour le président, pour la paix, pour ceux qui nous ont offensés... – étant, banalement, par télétransmission interposée, une manière d'extravasation du croyant qui déborde d'amour). S'il existe un intérêt objectif (évolutif) à la constitution des foules, il doit aussi exister une prime subjective au regroupement. C'est cette sensibilité, cette vulnérabilité à l'effet foule, euphorie concomittante aux phénomènes d'oubli de soi (rire, enthousiasmes collectifs...) qui fait l'objet des leurres que la publicité lance pour atteindre sa cible. Sans doute, et d'évidence, les rassemblements les plus spectaculaires (si l'on excepte les rassemblements religieux) ont pour objet concerts et manifestations sportives et les médias en cause sont bien entendu requis pour constituer de telles foules. Mais leur principal objet paraît être la constitution de foules virtuelles à la faveur des dispositifs de récompense à l'agrégation.

Le phénomène d'identification et d'"emballement" par le sport est connu. L'intérêt du citoyen pour l'information est démontré par le fait que le quotidien français qui compte le plus grand nombre de lecteurs est... L'Équipe. Le champion est, étymologiquement, celui qui combat en champ clos pour une cause ou un parti et le spectacle du dépassement ou de l'exploit peuvent provoquer, entre autres effets, une réaction de contraction des muscles lisses arrecteurs du système pileux (sous le contrôle du système nerveux autonome). Ce phènomène d'horripilation, qui transporte dans l'action ou donne envie d'"en être", exprimant un réflexe primaire d'association et de coopération. Le sport est donc l'activité humaine la plus télévisée qui soit et les sportifs (avec les commissionnaires et les propriétaires de médias) perçoivent des salaires extravagants. Il serait objectivement incompréhensible que l'adresse à lancer un ballon dans un panier ou dans les filets d'un but vaille des fortunes, si cette activité, en soi parfaitement insignifiante, n'était associée au marché. On présenta un jour à Alexandre le Grand un homme à l'adresse extraordinaire, qui était capable de lancer, à plusieurs mètres de distance et sans jamais rater son coup, une lentille dans un orifice à peine plus grand que la taille de la lentille. Après avoir fait démonstration de son art devant Alexandre, l'homme se retire, persuadé de recevoir une gratification en rapport avec son habileté. En effet : il se voit récompenser... d'un sac lentilles, soit le prix d'une activité aussi dérisoire qu'inutile. Sans doute, la réaction du spectateur solitaire, devant son écran, est-elle de moindre intensité qu'en foule. La compagnie sert à partager l'émotion, matière et moyen de la communication et, de fait, elle l'entretient et la multiplie. Mais l'art de la retransmission y supplée. Comme si on y était. L'acquisition des droits de retransmission des événements sportifs fait l'objet d'une surenchère forcenée de la part des sociétés de télévision, preuve s'il en est de la puissance de leurre de l'image animée quand elle a l'incitation à l'agrégation pour objet.

Woodstock, rave-parties..., l'"effet foule" de la musique est une évidence. S'il est bien, pourtant, un art qui se goûte de manière individuelle, égoïste, en fermant les yeux, où la culture personnelle est mobilisée c'est la musique... Mais cet agrément se signale aussi – éventuellement – par une réaction primitive. Blood et Zatorre (2001 ; PNAS, september 25, 2001, vol. 98, n°. 20, pp. 11818-11823 : "Intensely pleasurable responses to music correlate with activity in brain regions implicated in reward and emotion", Anne J. Blood and Robert J. Zatorre) ont cherché à savoir, grâce à l'imagerie cérébrale (tomographie par émission de positrons), quelles aires du cerveau étaient mobilisées chez des sujets chez qui l'audition de certains morceaux de musique provoquait régulièrement des frissons : ce sont les structures liées à l'adaptation, à la survie et à la reproduction qui répondent électivement aux euphorisants et dont l'action se caractérise par un accroissement d'activité dopaminergique et opioïde. Ce n'est certes pas une bien grande découverte que de dire que la musique fait plaisir. (Le pictogramme chinois signifiant "plaisant, agréable" représente étymologiquement un instrument de musique fixé sur un socle de bois vide infra : 21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences – Politique de la jeunesse... § "Changer le rythme musical, c'est changer la constitution"), mais il n'est pas indifférent de savoir comment elle fait plaisir. Blood et Zatorre concluent leur étude en remarquant, dans une perspective évolutive, que la capacité de la musique – qui n'est pas indispensable à la survie, notent-ils – à stimuler le système de récompense endogène se justifie par le bénéfice mental et physique qu'elle procure. On considérera ici, dans une perspective évolutive et, cette fois, mettant un intérêt "vital" en jeu, que l'implication des structures primitives concernées met en évidence la fonction collective de la musique et le fait que l'émotion, qu'elle a vocation à traduire et à communiquer, constitue un instrument de socialisation vital pour le groupe. La musique est aussi un "outil" de la régulation émotionnelle et de la synchronisation sociale. L'audition musicale, en quelque sorte, active l'effet foule quand la foule n'est pas (nécessairement) là. Si l'on ajoute le plaisir du rire (vide supra : chapitre 12 : La chimie du rire) à l'enthousiasme du sport et à l'agrément de la musique, on a fait le tour de l'essentiel des activités de divertissement qui caractérisent les émissions de télévision – qui ont pour objet de constituer des foules virtuelles, cibles du message publicitaire.

On comprend que la place qui reste pour l'"information", mesurée, soit aussi sous contrôle. Quand le public est une foule (virtuelle), la médialangue est de rigueur (vide supra : chapitre 9) et la simplification du message à l'infra-culturel s'impose. Là encore, pour ouvrir le cerveau à la publicité (vide supra : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible"), il faut de la sensation. De même que pour mériter d'être communiquée l'information doit "sortir de l'ordinaire", être sensationnelle (ainsi, selon l'exemple connu : Un chien qui mord un journaliste, cela ne fait pas vraiment une nouvelle, mais un journaliste qui mord un chien, ça c'est de l'info !) l'émission doit "accrocher". Le fait divers et la vie privée des célébrités crèvent l'écran. La programmation qui marche est celle qui alterne l'émission qui fait rire – où les politiques tiennent à l'occasion la vedette, au premier ou au second degré – et, lorsque le réel reprend ses droits, la retransmission sportive : le match ou la compétition étant les seuls drames où l'identification peut jouer sans engager "politiquement". Avec quelques minutes d'"info" pour faire sérieux. Dans la programmation, l'information est au réel ce que le présentateur du journal télévisé est à la tragédie du monde, un sédatif et un acquit de conscience. L'euphorie du rire, le divertissement musical, la communion du sport, voilà ce qui rend le cerveau humain "disponible". Avec l'exhibition où les animateurs font visiblement assaut à celui qui va sortir la meilleure (ou la plus grosse) "vanne" et celle où les professionnels du sport (du jeu) sont en mesure – par la magie du medium – de réunir les audiences les plus considérables, la télévision marque sa finalité véritable dans une société de marché.

On imagine si peu un monde sans publicité à la télévision que même les critiques les plus virulents et les plus convaincus de la société de consommation, qui souhaitent sa disparition, n'ont pas l'air d'y croire. Quand bien même la télévision poserait un problème de santé publique. (Ainsi quand il apparaît que la consommation télévisuelle précoce engendre une perturbation de la synaptogenèse infantile, des troubles de l'atttention et qu'il existe désormais des chaînes dévolues au public en couches.) C'est que la marchandise, qui trône au cœur des villes, commande le reste. Y compris l'air de liberté qu'on y respire. De retour d'un séjour dans un pays de l'Est (avant la chute du mur), on ne pouvait manquer d'être frappé par le génie de mise en scène des biens de consommation dans les pays "libres". (Quand on rentre d'un "terrain ethnologique", c'est la mise en vedette de la sexualité sur les murs des villes européennes qui étonne.) Contraste qui s'explique davantage par une diffférence fonctionnelle que par une disparité de niveau de vie : quand l'objet manufacturé ou le produit alimentaire constitue le moteur du profit ou bien quand il est servi par un employé d'État dans un magasin d'État. La marchandise, signe de promotion et de différenciation sociale est en soi désirable. Mais elle doit l'être encore de nouveau et davantage. D'abord parce qu'il faut la remplacer – par le dernier modèle qui "vient de sortir" ou par un autre. Ce que le système invente à cette fin, c'est une usure artificielle des biens de consommation dont l'usure de la mode est le prototype (l'abrasion réelle, artificiellement réalisée, de jeans neufs vendus déjà usés résume à sa manière cette nécessité : le neuf, dès l'instant qu'il est acheté, est déjà usé). En cohérence avec cette fatalité temporelle qui privilégie un instant déjà dévalué racheté par un futur immédiat, l'idéologie de la consommation s'entretient d'une insouciance du lendemain qui autorise le "crédit". Ainsi grille-t-on ses économies et s'endette-t-on sur un "coup de cœur", un coup de tête" ou un "coup de folie", les économies étant faites pour être "croquées" : "Il fait des éconocroques pour s'acheter une bécane", dit Pierre Larousse (.fr). Cette insouciance est entretenue par ce climat permanent de "vannes" alimenté par des comiques appointés, non pas, bien sûr, pour faire de la publicité, mais pour jouer les boute-en train des noces de la consommation. L'enjouement du rire prévient la désaffection du consommateur.

L'empire du jeu, éventuellement avec rires et publics préenregistrés, symbolise cette euphorie qui pousse à la dépense. Quand le « réel » s'en mêle, quand l'équipe nationale l'emporte, par exemple, la consommation des ménages (ce que les journaux appellent le « moral du consommateur ») suit. Alors que l'information doit être distante, la publicité, à qui l'émission de télévision sert d'amorce, est faite, elle, pour engager – à la dépense. La publicité représente un monde rêvé que la séduction du message (musicalement construit, esthétiquement monté) met à portée du téléspectateur. Nous avons fini par oublier que le monde de l'information était presque entièrement asservi à la marchandise. Le cirque médiatique met les clientèles politiques à l'unisson du marché. L'objet avoué de la télévision, c'est le bénéfice publicitaire. Tout le reste est littérature. La télévision nous montre tels que nous sommes. Le dégoût qu'on ressent à son spectacle n'est rien d'autre qu'un dégoût de soi. Bien qu'aucun honnête homme ne se reconnaisse dans cette débauche de consommation, c'est bien cet excès qui conditionne la liberté de chacun. La vie d'homo liberalis liberalis est un désir sans fin de marchandises aussitôt englouties et profanées. Les programmes de télévision, qui marient savamment les émissions où l'on voit les héros de la fête : sportifs gonflés aux anabolisants, chanteurs, mannequins étiques, comiques déjantés, professionnels de la simulation, accroches ou faire-valoirs publicitaires à qui l'on voudrait ressembler et celles où c'est le consommateur moyen qui tient la vedette, répondent à la question kierkegaardienne posée par un ministre people en charge de l'éducation : "Qu’est-ce qu’une vie réussie ?" Dans un monde télé-programmé, c'est une vie qui s'épanche et qui s'épuise dans la gloutonnerie du consommateur captif.

Le paradoxe du téléspectateur, c'est qu'il n'a personne avec qui partager. Aucune foule n'est plus solitaire, pour reprendre la formule de David Riesman (The Lonely Crowd, 1950) que celle du repas-télé et de la portion individuelle. Cet objet domestique, à portée de frigo, engendre, on le sait, un phénomène adaptif dont l'embonpoint infantile est le signe le plus criant. Pendant qu'on amuse ses autres canaux sensoriels, le téléspectateur mange ce qu'il voit et voit ce qu'il mange. L'obésité et le diabète, maladies de la pléthore et de l'inactivité, rectifient l'anthropométrie de l'espèce (la proportion des obèses dans la population américaine a triplé en quarante ans). Devant sa télévision, l'individu, multiplié à l'infini, solitude virtuose dans une foule virtuelle, manœuvre à la baguette d'un chef d'orchestre invisible : le marchand de publicité. Les principales fortunes mondiales sont des concepteurs ou des propriétaires de médias – dont la fin dernière est le message publicitaire. Depuis que Lazareff a changé le plomb (des linotypes) en or, le medium télévision, avec ses leurres associatifs, ludiques, informatifs a ainsi œuvré, pour le meilleur et pour le pire, à l'éducation sentimentale des moralistes de 68 et de leurs descendants.


La maison de la momie

Les services d'hygiène de la ville avaient été alertés qu'une espèce inconnue d'insectes proliférait dans le quartier. On incriminait la décharge sauvage où, entre les poursuites des rats et les crachements des matous en chasse, des routards déjantés, fumeurs de cracks ou clochards s'arrêtaient dans la vieille bicoque. Boites de conserves crevées avec un couteau près d'un tas de chiffons ayant dû servir de grabat. Matelas pourris et vieilles batteries, générations de papiers peints décollés des murs, tôles rouillées, tables de jardin en plastique, ce que les services de ramassage appellent les “encombrants”, tout ce foutoir non dégradable s'y marie avec la pourriture naturelle pour produire des émanations qu'on ne retrouve nulle part ailleurs : carbure, soufre, dioxine, fer rouillé, pestilence industrielle et dégradation domestique... L'appentis de briques où vivait un retraité était fermé de l'intérieur. On força la porte. Il était assis sur son divan en face de sa télé, la tête sur l'épaule, les orbites vides du crâne regardant la lumière grise du poste. Momifié. La pourriture n'avait pas eu raison des cheveux, gris et drus. Dans sa robe de chambre et son bleu de travail de retraité, il était prêt pour le musée anthropologique. L'arbre de Noël continuait à clignoter et la boîte à lettres attestait de courrier de neuf mois. L'épicier où il s'approvisionnait le croyait à l'hôpital, soigné pour un cancer. Il n'avait plus aucune relation avec ses proches. Divorcé, son fils et sa fille avaient coupé les ponts et aucun n'a donné signe de vie à la police. De toutes façons on ne le remarquait que pris de boisson, quand il se mettait à injurier les voisins. “Je vais en chiquer un !” disait-il en sortant sa carabine, baissant parfois le pantalon et montrant ses fesses, maudissant les dieux et les saints dans ce quartier où les prénoms des stars du petit écran voisinent avec les Karim et les Mustapha. Bout du monde. Fin du monde. Ancien éboueur municipal, il ne travaillait plus depuis un accident et vivait d'une pension. Une crise cardiaque l'avait saisi là, affalé devant sa télé, le programme à la main, cuvant ses vitupérations inutiles. Contre le sort, contre les immigrés, contre la terre entière. Une page d'histoire desséchée entre deux mondes, un 25 décembre de cette fin de siècle.


Rallyes et ralliements

Un élément important de la culture jeunesse est donc la publicité télévisée. Les manifestations de l'automne 1986 contre le projet de loi universitaire exprimaient l'opposition des lycéens et des étudiants au gouvernement, principalement à travers des slogans publicitaires détournés. Si l'on compare les professions de foi de l'automne 1986 à celles de mai 1968, on constate que la référence aux idéologies révolutionnaires, au passé, aux aînés, à l'idéal – à ce qui peut définir une filiation, un héritage ou une appartenance – ont presque totalement disparu. Si 86 consiste à remettre 68 à l'endroit, c'est peut-être dans la mesure où il s'agit de remettre sur ses pieds une idéologie qui marchait sur la tête. De l'arracher à la loi de l'histoire pour la rendre à la loi du corps. L'avant-garde de mai 68 croyait se comprendre et se justifiait par des "montagnes" de théorie et de références, alors qu'elle n'était que le truchement d'un retard des valeurs sur les mœurs, une révolte "organique" ; les acteurs de 86 se contentent d'afficher les valeurs et les signes de leur grégarité (le plaisir d'"être ensemble"). Avec son air d'impératif catégorique, il n'est pas jusqu'à la devise soixante-huitarde, pourtant plus "spontex" que "mao" (le "spontanéisme" a été la philosophie d'un groupuscule gauchiste), qui intimait de "jouir sans entraves" qui ne leur apparaisse comme une vieillerie théologique. C'est bien la même révolte de la jeunesse, mais débarrassée de ses illusions et de ses complexes, découvrant enfin en elle-même sa propre loi : un idéal de la sensation qui trouve son répondant dans le message publicitaire et dans le vidéo-clip. Dans ses élans de générosité où elle rencontre les professionnels du "show-business" et non plus les professionnels de la politique, la "génération morale" (Un coup de jeune - Portrait d'une génération morale, 1986) applique au réel la loi d'un monde sans douleur, porté par le simple souci de la jouissance. Cette légitimation d'une génération spontanée, sans dette ni ascendance, tient fondamentalement, on l'a rappelé, à l'idéologie du progrès technique (21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...)

Les motifs du dossier ici présenté tendent vers une même consécration, celle de l'individu dans sa forme idéale : le jeune, impossible surintendant de tous les possibles. Le primum mobile de ce monde en travail, c'est le mode d'être du progrès technique qui fait de l'innovateur virtuel le sujet du droit. Mise en vedette par constraste avec ce qui a été globalement qualifié dans ces pages de "traditionnel", l'assomption du sujet s'exprime par la récusation des modèles pédagogiques (chapitres 9 et 11, sur la signification de la douleur dans la différenciation sexuelle et sur l'inversion des mythes de formation), matrimoniaux (chapitre 10 sur la fiction romanesque), sexuels (chapitre 21, sur la neutralisation des fonctions et des genres) et par la mise en vedette de valeurs d'innovation (chapitre 8, sur le mode d'être de la technique et sur la stratification sociale, 8.14). L'innovateur virtuel – homo liberalis liberalis – est le produit d'une éducation qui bannit tout conditionnement autre que celui qui est supposé produire l'innovation technique. "Si les hommes parvenaient jamais à se contenter des biens matériels, écrit Tocqueville (De la démocratie en Amérique, II, XVI), il est à croire qu’ils perdraient peu à peu l’art de les produire, et qu’ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès, comme les brutes". Cette anticipation, qui paraît décrire la "société de consommation", méconnaît pourtant la valeur de curiosité, cette disposition infantile, de l'esprit humain. Le règne de la marchandise, envers du monde positiviste de la science, nourrit sans doute le besoin d'imitation, mais aussi le souci de différenciation. Cette fuite en avant, manifestation d'un monde en turbulence, loin d'éteindre la créativité, la stimule, puisqu'elle entretient la stratification sociale. Dans cette course, le jeune est le moteur d'une transformation morale (la "love politique" visée au chapitre 21.22), opératrice d'une reconnaissance "sans rivages"...

Ceux qui trouvent à redire à cet idéal ou qui doutent de la valeur d'une telle morale qui entend faire la charité à travers des concerts ou des rallyes, en se faisant plaisir, font insidieusement remarquer que les sociétés totalitaires trouvent un allié constant dans la jeunesse (par exemple : "La démission devant la jeunesse", tribune de Jean-Marie Domenach dans le Monde du 13 janvier 1987). Ceci s'explique a priori : la jeunesse a pour forme la capacité à prendre toutes les formes, et particulièrement celles qui répondent à son besoin d'exaltation. Mais elle ne célèbre ici aucun autre office que le sien. Elle est sa propre totalité. L'industrie du show-business et les "lobbies" moraux lui renvoient, multipliées à l'infini, les images intéressées de sa complaisance. Au grand dam des doctrinaires de l'extrême-droite : "... La jeunesse dont ils font tant de cas (cette "jeunesse intelligente" "qui a tout compris")..." tribune de Roger Holeindre dans le Monde du 6 juin 1985. Ce qui lui confère cette qualité morale, c'est une disposition à l'ouverture jointe à l'absence de réalité (quand l'intégrisme de la jeunesse se réalise, cela donne le terrorisme). Jeu, jouissance, imitation, ces principales activités ont en propre l'immaturité. La jeunesse est naturellement partage : elle est ouverture ; elle n'a pas d'identité à défendre : elle est recherche d'une identité ; elle n'a pas à faire preuve de réalisme : elle est généralement entretenue. (En 1986, le pouvoir d'achat des 15-25 ans était de 200 milliards de francs. Soit le double, en francs constants, du pouvoir d'achat de la même classe d'âge en 1965.) Si elle était naturellement raciste, par exemple, cela voudrait dire que la jeunesse n'est pas la jeunesse. Quand elle est sa propre autorité, elle est viscéralement, physiologiquement morale. Et si ce corporatisme de la sensation peut avoir ses têtes, les largesses de sa constitution émotionnelle en font – bien que cette jeunesse soit sans références – une référence morale.


Quelques têtes d'un idéalisme de la sensation.

"C'est bien la droite qui gouverne en France." "Les sympathiques frimousses de nos jeunes ministres libéraux ne suffisent plus à masquer les trognes plus viriles des excellences à poigne qui occupent désormais la place Beauvau, MM. Pasqua et Pandraud." (A 2, "Résistances" du 5 juin 1986)
Devant les étudiants de Tolbiac, Michel Rocard, le 19 mars 1987, à propos du dernier nommé : "On a là le langage du beauf. Et derrière le langage du beauf se profile le langage du patriarche. Et derrière le langage du patriarche, c'est le langage du conservatisme qui montre son front bas."
"La France est (en effet) un pays de libertés malgré la bêtise insondable des censeurs au front de bœuf." (Laurent Fabius, dans
le Monde du 7 avril 1987)


Mais il arrive à ce processus ce qu'il arrive aux processus gouvernés par les humeurs corporelles : comme l'amour, l'ardeur morale – celle-ci, à tout le moins – est biodégradable. Une lycéenne peut bien constater : "Mes parents écoutent la même musique que moi, s'habillent presque comme moi et parlent des mêmes sujets que moi..." (Le Monde du 20 février 1986), l'ex-jeune, quand sa virginité émotive est usée, quand s'émousse sa capacité d'enthousiasme – quand sa jeunesse est fixée – on le voit, vingt ans après, à la première génération formée par la télévision, celle qui a "fait" mai 68, indifférente à force de catastrophes et d'engagements, n'éprouve que désaffection ou ressentiment. A l'occasion d'une polémique sur l'utilisation des fonds collectés pour combattre la famine en Ethiopie, le chanteur Bob Geldorf accuse : "Vos [nouveaux philosophes] ont vieilli et sont atteints par le conservatisme de l'âge. Ils n'ont plus l'étincelle d'humanité qu'il y a chez les jeunes et ils trahissent leur jeunesse". (Le Monde du 14-15 décembre 1986) L'un d'eux, pourtant, à propos d'un texte écrit six mois plus tôt, par lui-même : "L'article, à mes yeux, n'a pas pris une ride" (dans un prospectus cité supra : 21.2 "Viens prendre ton pied avec mon pote"). Cette critique, qui ne fait qu'enregistrer une donnée physiologique, énonce en réalité une évidence. C'est que l'homo cathodicus, arrivé à maturité, réclame le droit à l'indifférence contre tous les malheurs du monde. "Sept cents millions de petits Chinois / Et moi, et moi, et moi..." L'élargissement du champ de l'information a pour contre-partie, on l'a noté, une diminution de l'intensité de la compassion à l'image. L'information télévisée a pour caractère de faire écran entre le foyer et le monde, d'accommoder l'horreur lointaine au confort proche, de rendre esthétique le film des sensations.

Un ex-leader explique qu'il y a "aujourd'hui moins de messianisme et une diminution du tragique". Un autre, de l'autre côté de l'Atlantique, il est vrai, où l'on est pragmatique sans honte et avec moins de phrases, que la génération qui occupe aujourd'hui les places est celle-là même qui faisait la révolution sur les campus en 68. Qu'en sorte que, pour parodier un mot célèbre, fixée aux principes qui l'avaient déclenchée, la révolution était terminée. Cet art de la retombée des idéaux messianiques sur le mol édredon des situations et des prébendes publiques démontre après-coup des engagements en réalité travaillés par une impatience personnelle à laquelle l'utopie politique paraissait conférer une dimension de générosité universelle. A travers une critique plus ou moins embarrassée des morales dites de la culpabilité et de tout ce qui en rajoute – mais la morale est rien moins qu'un système de connaissance à qui on pourrait imputer des "erreurs" d'évaluation qu'il est dans sa nature de commettre : c'est un système de reconnaissance et de surévaluation de la forme humaine – boursouflure juvénile d'une fermentation sociale bien réelle, ils n'ont pas changé, en effet, c'est la société qui a changé : ils étaient en avance pour être nés une génération plus tard – cette suffisance, massacrante ou réjouie, d'une pratique révolutionnaire ayant le verbe pour carrière et la jouissance privée pour raison sociale se suffit vingt ans après : permanents de l'intrépidité morale ou samaritains des grandes causes (auto)publicitaires, rentiers du marxisme universitaire ou du jaspinage médiatique, ils occupent les places sans état d'âme. En dignes héritiers. Ceux qui ont échappé à la fatalité d'être "nés avec une cuiller en argent dans la bouche" et aux situations trouvent dans le Guide du routard le passeport de cette communion universelle qui constitue la doxa de l'époque, quand l'euphorie publicitaire a la normalisation des esprits pour effet.

Mais là n'est pas l'essentiel : ce qui intéresse ici, ce ne sont pas les contradictions ou les reniements qu'une "vaine critique" oppose aux ex- ("Je me suis trompé, donc j'ai raison"), c'est la nécessité selon laquelle, en vertu de la néoténie qui caractérise l'espèce, la jeunesse, qui fait bourgeonner les structures lignifiées du savoir de la génération qui l'a précédée (comme il a été rappelé au chapitre 8.9 : Sur l'innovation, l’invention est un jeu d’enfant et chapitre 21.2 : Loi du renouvellement technique et conséquences...) authentifie et incorpore, dans ce monde "permissif" où l'on compte sur elle pour intégrer et développer la nouveauté technique, toutes les déclinaisons connues de la forme humaine. "Vos nouveaux philosophes" ont vieilli ? D'autres nouveaux nouveaux philosophes viendront qui le disputeront aux ex-nouveaux. La critique morale procède de l'absolu d'un point de vue : elle ignore l'épreuve de la relativité et la condition souterraine de l'homme sans foi. L'illusion n'est pas coupable. C'est cette rencontre de la crise individuelle et de la crise sociale, capacité de la névrose ou de l'éréthisme de la première personne à s'investir et à se retrouver dans l'histoire collective qui fait les grands hommes. Celle-ci se signale, peut-être, par une disproportion plus accusée entre son envolée et son point de chute – déréalisant d'autant l'engagement en cause, conformément à son axiomatique. Ce qu'il convient de retenir de cette retombée, c'est son rebond. A la manière des ricorsi de Giambattista Vico, la succession des générations, ouvertes au monde et quoi qu'il en soit de la pesanteur de l'âge finira bien, diastole et systole de la reconnaissance, du "moralisme" et du "réalisme", par réunir la famille humaine...



André François
"La télé-nourrice, le cordon ombilical", 1978

L’industrie des médias, qui diffuse la parole officielle et infuse le politiquement correct à une population captive et passive, voit aujourd’hui son monopole battu en brèche par des supports dont le fonds de commerce consiste à administrer les échanges entre les anonymes des « réseaux sociaux » qu’ils suscitent, faisant converger flash mobs et fake news à l’insu du pouvoir. Un trait récurrent (et a priori étonnant) de la révolte dite des « gilets jaunes », fin 2018, c’est leur mise en cause des rédactions et des médias officiels. Sa raison sociale étant essentiellement une révolte du pouvoir d’achat (e. g. : « Qui sont les “gilets jaunes”, leurs soutiens, leurs opposants ? », Actualités de l'ObSoCo -13/03/2019), ils passent sur les animateurs du « cirque médiatique » leur rage de ne pas être assis, comme la publicité qui alimente les médias les y invite et comme ils le voudraient, au banquet de la consommation : « Jaune[s] de rage », « Nous aussi on veut payer l’ISF », « La lutte des classes s’habille en jaune »… En effet, la lutte des classes s’est déplacée de la lutte syndicale à la mise en cause systémique (des radars routiers jusqu’à la présidence) des gouvernants et de l’élite économique qu’on voit à la télévision. Comme si, « pour renverser cette oligarchie qui nous exploite », il suffisait d’abattre symboliquement, avec ses représentants, ceux qui portent et commentent leur parole. Si l’on considère que 60 % de la population française s’est sentie impliquée d’une manière ou d’une autre par ce mouvement (enquête citée), c’est bien une crise du « messianisme » du progrès matériel (et de son idéal de consommation) qui se révèle dans cette désespérance, quand la volonté de « tout foutre en l’air », en commençant par les signes du pouvoir, tient lieu de futur – avec la conscience obscure que « le pouvoir », incapable de contenir les effets de la mondialisation, ne peut rien pour accompagner ses laissés-pour-compte. Quand la lutte des classes avait pour horizon un hypothétique « Grand soir » dans un monde en croissance, la mondialisation appelle un impossible gouvernement planétaire dans un monde en récession. « Populisme » et « nihilisme », aujourd’hui propagés dans les « réseaux sociaux » par les moyens de communication (détournés) de la mondialisation, sont les stigmates de cette impuissance nationale. 

La séquence des « trente pleureuses » a aussi engendré, inévitablement, une profusion de comiques dont l’« info 68 », ou l’« info jeune », ici illustrée par les titres de Libération (voir supra), donne la mesure et révèle le génie. Avec cette conséquence étonnante : que cet esprit de système qui considère que tout peut être dit en manière de calembour paraît conduire naturellement, au bout du compte, les comiques aux responsabilités (Grillo en Italie, Zelensky en Ukraine, Sarec en Slovénie, tous comiques professionnels), ou à saturer les médias… Il y a une parenté évidente entre le « dézingage » du puissant qu’opère le railleur de métier et le « dégagisme » du populiste. Le comique se lance en politique apparemment sans solution de continuité puisque c’est un opposant naturel. Avant, un homme politique c’était un administrateur de l’opposition capital/travail qui avait des solutions qui s’apprennent à l’ENA (si l’on en juge par la quantité d’énarques en politique et dans la haute fonction publique) ; la crise de cette « institution », avec la mondialisation qui a déréalisé la politique, laisse-t-elle le plaisir d’en rire – l’anesthésie – et le comique professionnel comme seuls recours contre un réel contraire ? « Le contraire du rire, comme l’exprime une remarque due à Hegel (citée dans le chapitre ad hoc – et dont je n’ai pas retrouvé l’original), ce n’est pas le sérieux, c’est la réalité. » Quand on peut rire de tout, cela veut dire que tous les moyens de peser sur le réel sont inefficaces. Mais les victimes de la mondialisation, les « Gilets jaunes » en l’espèce, ne rient pas toujours : un chroniqueur dépeint le désarroi, à France Inter, des comiques conventionnés qui font le succès des médias : « Quand le mouvement [des « Gilets jaunes »] est né spontanément en novembre 2018, mes collègues humoristes étaient tétanisés. Ils ne savaient pas comment en parler, s’il fallait être pour ou contre. C’était hallucinant. Nous sentions que nous étions dans le viseur. Les pseudo-rebelles du 16e arrondissement (où se trouve la Maison de la Radio) avec leurs casques audio tremblaient de peur devant les vrais insurgés à casques de moto qui foutaient le feu à l’avenue Kléber, de l’autre côté du Trocadéro » (Le Figaro du 27 décembre 2019). 

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Souveraineté élémentaire et loi du plus faible





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