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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L’“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12 - La chimie du rire : 3
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


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IV - 12.3 Le rire comparé aux états émotionnels causés par la surprise

“Le contraire du rire n’est pas le sérieux, c’est la réalité.”
(G.W.H. Hegel)

Le rire résulte d’une perception globale, non analytique, de la situation gélogène : on rit avant de pouvoir dire pourquoi l’on rit. (Cette perception est supposée impliquer le “cerveau droit” : vide infra, chapitre 18 – à tout le moins une voie courte).
Le rire constitue une réponse réflexe à la rupture. (Il engage des circuits neurologiques capables de travailler indépendamment du cerveau volontaire ; les réflexes, par comparaison avec les réponses calculées, ont un double avantage de rapidité et d’autonomie.)
Le rire est une réponse émotionnelle à la surprise. (Cette réponse procède – pour simplifier – d’une mise en communication de l’aire de la personnalité, située dans le cortex frontal et du “cerveau des émotions”, ensemble de zones interactives engageant l’hypothalamus, des régions sous-corticales, comme l'amygdale et l'hippocampe, ainsi que le cortex.)

La considération de ces trois données immédiates justifie une approche élémentaire du rire.

• Au titre de l’élémentaire, on peut commencer par rappeler que le rire est la plus violente et la plus banale des secousses émotionnelles.
“Chacun void bien, développe Joubert (op. cit. p. 42) que pour le Ris, soudain le visage est ému, la bouche s'élargit, les yeux étincellent et pleurent, les joues rougissent, la poitrine est secousse, la vois antrerompue ; et quand il se déborde continué long-tams, les veines du cou s'anflent, les bras tramblent, et les jambes trepignent, le ventre se retire et sant grand douleur ; on roussit, on sue, on pisse, on fiante à force de rire et quelquefois on en evanouït.”
• Énorme, irrépressible, a fortiori quand il est contenu, comme l'exprime – en mauvaise part – Bernard de Clairvaux :
“Ce moine qui a rempli son cœur de pensées vaines et bouffonnes et dont le vent de la vanité ne peut, en raison de la discipline du silence, se répandre pleinement, est secoué d’éclats de rire jaillissant par les détroits de sa gorge. De honte, il cache souvent son visage, serre les dents, mais malgré lui, il rit, et contraint, pouffe de rire. Et quand de ses poings il obstrue sa bouche, on l’entend éternuer par les narines.” (“Tractatus de gradibus humilitatis et superbiae”, Patrologie latine, t. 182, col. 964)
• ou Cervantès :
“Don Quichotte se mit aussitôt à regarder Sancho et vit qu'il avait les joues enflées et en apparence tout prêt d’éclater de rire ; et comme Sancho vit que son maître avait commencé, il lâcha la bonde de telle façon qu'il fut contraint de se serrer les flancs avec ses deux poings pour ne pas crever. Il se calma par quatre fois et autant de fois recommença sa risée, avec la même impétuosité que la première [...]” (Don Quichotte, édition de la Pléiade, 1969 : 173)

L’expression des émotions est sous le contrôle du système nerveux autonome qui assure aussi la régulation automatique de nombreuses fonctions organiques. Ses opérations mettent en jeu deux sous-systèmes antagonistes : le sympathique et le parasympathique, l’“accélérateur” et le “frein”. (Le système nerveux autonome est donc, par essence, sujet à l’instabilité et au déséquilibre). Le premier commande le régime de l’action. Il a notamment pour objet de mobiliser l’organisme en situation de danger : il augmente la production d’adrénaline, accélère le rythme cardiaque, freine le péristaltisme digestif et réduit les sécrétions peptiques. Il fait dresser les cheveux sur la tête. (Le sympathicotonique a les pupilles dilatées et la bouche sèche, c’est un surexcité ; il fait de l’hypertension ou souffre d’ulcères à l’estomac...). Le second a une fonction opposée de sédation et de détente.

Considérons l’exemple classique des réactions en chaîne dont l’organisme est le siège devant une menace physique soudaine. À partir d’un signal vigile, l’alerte (un influx nerveux électrique) est transmise dans le centre des émotions. L’hypothalamus envoie un message chimique à l’hypophyse qui augmente alors sa production corticotrope. Véhiculée par le sang, l’hormone en cause stimule la sécrétion surrénale. L’adaptation est immédiate et spectaculaire. Le système agression-défense est mis “sous pression”. Les organes impliqués sont irrigués en priorité. La respiration devient plus forte et plus profonde. Le cœur se met à battre plus vite et plus puissamment. Les muscles se durcissent. Les vaisseaux qui irriguent l’appareil digestif et la peau se contractent : le sujet pâlit et la digestion est suspendue. En cas de blessure, l’hémorragie est modérée, l’inflammation limitée, la coagulation plus rapide et la douleur moindre. (Un homme raconte que, se relevant après une violente chute de moto et retirant son blouson de protection, il constate qu’il a le bras arraché – sans éprouver de douleur locale en proportion avec un tel trauma.) Le foie libère ses réserves de sucre pour alimenter les muscles. La transpiration augmente pour une ventilation d’appoint indispensable pour assurer l’homéothermie générale pendant cette combustion accrue d’énergie...

Nous n’avons pas choisi cet exemple au hasard, car les circonstances qui provoquent le rire causent aussi une surprise – qui se résout, non par l’agression ou la fuite, mais par une violence plaisante qui secoue le corps de... l’interloqué. Comme la réponse au message “danger”, le rire est réflexe et organique. Il est des situations tendues, des conflits qui soudain se détendent et se résorbent dans un rire d’autant plus salutaire, sinon d’autant plus franc, qu’on a “frôlé le drame”. Cette alternative correspond à deux solutions d’un même problème et, peut-être, à deux réponses à une même information neuropsychologique. Mais le rire est une émotion (subjective) avant d’être une action (objective). Bien qu’une analyse psychologique et sociologique du rire puisse mettre en évidence une fonction agressive du rire – nous y reviendrons – c’est cet aspect d’humeur, ou cet aspect endocrine, qu’il faut d’abord considérer. Le rire apparaît alors comme la résolution soudaine d’une crise qui se révèle sans danger (souvenons-nous de la définition d’Aristote). Il fait suite à une alerte qui n’est pas une fausse alerte, mais à laquelle il est fait face et mis fin, non par des moyens externes et objectifs, mais par des moyens internes et subjectifs : par les moyens d’une “rassurance” et d’une réassurance endocrine.

C’est une banalité de constater que le rire développe des effets contraires à ceux de la peur. Regardons pourtant. Dans une bibliothèque, un “type” (vide supra) se lève de sa chaise, s’empêtre dans celle de son voisin et manque de se “casser la figure”. On lit un temps d’étonnement stupide (ind.-eur. : *(s)teu : frapper) sur son visage, puis, presque aussitôt, il s’esclaffe : détente. Il a “eu chaud”, il l’a “échappé belle”... Si l’on observait au ralenti le film des mimiques de l’éclat de rire, il est probable que les premières images montreraient le visage d’un homme effrayé, à tout le moins stupéfait ou incrédule, retrouvant, peut-être, la façon dont les anciens Grecs exprimaient le “non” : ananeuô (Lysistrata : 126 ; les faux ambassadeurs perses des Acharniens : 113 s. se trahissent à leur manière grecque de marquer le “non”, manière qui peut encore être observée aujourd’hui - Eibl-Eibesfeldt, 1976 : 35 – pour la traduction française de Der Vorprogrammierte Mensch) haussant le sourcil, rejetant la tête en arrière et relevant le menton, vérifiant cette exclamation qu’on peut entendre parfois au vu d’une apparition bouffonne : “Non ! c’est pas vrai !” Cette mobilisation soudaine pour rétablir l’équilibre s’est immédiatement révélée efficace : rire.

Comme l’alerte organique dont nous venons de rappeler le scénario et le dessein, le rire, cette violence qui secoue l’agressé ou l’interloqué et qui le dispense de secouer l’agresseur ou l’interlocuteur, se signale par une consommation accrue de substances neurorégulatrices, dites hormones de l’éveil, et cette décharge bruyante et brutale peut apparaître comme une destruction de munitions inutiles : le tir à blanc d’une fantasia de soulagement ou d’une victoire sans combat. Alors que le stress d’alerte s’exprime notamment par une augmentation du volume respiratoire qui multiplie la combustion énergétique, c’est ici l’expiration qui commande le processus respiratoire : une expulsion violente et saccadée de l’air inspiré, accompagnée de ces vocalisations, “Ah, ah, ah !” qui résument le rire. Le rire est dit faire circuler dans le corps cette bonne humeur qui chasse les déchets de la combustion vitale et rétablit l’équilibre en résorbant les toxines du stress. Alors que l’alarme accélère le rythme cardiaque et provoque une contraction vasculaire et musculaire, le rire, ce spasme respiratoire, relâche les muscles (notamment les masséters - et parfois les sphincters), dilate les vaisseaux et apaise le cœur.


Le propos de comparer le rire aux états émotionnels causés par la surprise rencontre nécessairement la fonction spécifique de l’amygdale, lobule cérébral (pair) en forme d’amande (d’où son nom), voisin de l’hippocampe, spécialisé dans la capacité à ressentir et à percevoir les émotions comme la peur. (La stimulation chirurgicale de l’amygdale engendre un sentiment confus de danger imminent et la peur ; les victimes d’accidents vasculaires cérébraux qui affectent cette structure ne reconnaissent pas les émotions faciales de la peur...) L’amygdale, qui semble avoir en charge les “questions vitales” (danger, nourriture, reproduction, communication intraspécifique primaire), est connectée à d'autres structures cérébrales : l’hippocampe, le thalamus sensoriel, l’hypothalamus, le septum, le tronc cérébral, le cortex sensoriel et le cortex préfrontal.

Les différents modes opératoires de ce “cablâge” révèlent l’amygdale dans son rôle de gestion des urgences vitales. L’information en provenance d'un stimulus externe peut en effet arriver à l’amygdale de deux façons différentes : par une voie courte, rapide mais vague, en provenance directe du thalamus sensoriel, et par une voie longue, plus lente mais précise et circonstanciée, qui passe par le cortex. L’intérêt évolutif de la voie courte est évidemment de précaution, soit de préparer l’organisme à faire face au danger avant toute expertise (thalamique, puis corticale) du stimulus en cause.


Darwin (1877 : 214) souligne la corrélation de la peur et du rire : après avoir cité Spencer (1863 : 114) à propos de la décharge (détente) du rire, il fait état d’une observation rapportée du siège de Paris : “lorsque les soldats allemands avaient été profondément impressionnés par une situation très périlleuse à laquelle ils venaient d’échapper, ils étaient tout particulièrement disposés à éclater en bruyants éclats de rire à propos de la plus insignifiante facétie”. C’est la peur qui fait rire, pourrait-on dire. Après. Bien que la mobilisation suscitée par la peur aie tendance à se libérer sur des prétextes anodins (objectivement peu risibles), le champ du risible est spécifique, même en ce cas de figure. C’est, par exemple, une quelconque maladresse. Cette “liesse vaine et follatre” (Joubert : 87) est un retour à la normale qui se saisit d’un désordre pour réapprendre et réaffirmer l’ordre. Mais cette description homéostatique (résorption d’une crise panique par une crise de rire) néglige un point d’importance. Le rire ne répondrait pas seulement au soulagement de l’esquive, à l’issue (finalement) heureuse d’un mauvais pas, à l’élimination réflexe, le danger évanoui, de substances roboratives. Le rire décharge, sans doute, mais il n’est pas inutile de noter comment cette mécanique procède encore de l’impulsion du danger. Car une propriété remarquable de ces hormones de l’éveil synthétisées par le cerveau mis en alerte est de libérer la production d’endorphines, morphines naturelles qui agissent contre la douleur. Cette décharge d’opium cérébral n’est pas sans effet pour le sujet qui nous occupe. Car il existe une propriété bien connue de l’anesthésie qui permet de mettre en relation physiologie et psychologie du rire.


L’effort physique continu entraîne une suractivation des neurones à noradrénaline. L’organisme s’adapte en produisant des opioïdes endogènes (endorphines, enképhalines et dynorpine, molécules régulant les fonctions vitales comme la perception de la douleur, la faim, la soif, le contrôle immunitaire) qui se fixent sur trois types de récepteurs largement distribués dans le cerveau : la fatigue laisse place à un sentiment d'euphorie.
Une double chaîne peut expliquer la relation entre inhibition et euphorie : l’activation de ces récepteurs provoquant l’ouverture des canaux sodiques (abaissant le seuil d’excitabilité des neurones) ainsi que la diminution de production de GABA, molécule qui module (et modère) l'émission de dopamine.
En faisant “décrocher” l’organisme, en “lâchant la bride” de la vigilance, en neutralisant la régulation adaptative l’anesthésie augmenterait aussi, à la manière des endorphines et des opioïdes cérébraux, la production de dopamine et, de ce fait, la sensation de plaisir.
La vigilance, tous les sens en éveil, quand tout est "sensible", est une "endoloration", permanente et tous azimuts. L'insensibilité chimique, antagoniste de la douleur, c'est du plaisir...


Le mot “hilarant” apparaît pour la première fois dans le dictionnaire en 1805 pour caractériser un composé chimique, le protoxyde d’azote. On trouve dans Littré (s. v. Hilarant) la citation suivante extraite de l’Abrégé de Chimie de Pelouze et Frémy : “Le protoxyde d’azote est impropre à la respiration ; introduit dans les organes respiratoires, il produit une sorte d’ivresse qui lui a fait donner le nom de gaz hilariant”. Le gaz hilarant allait devenir une attraction foraine. Moins plaisant, mais d’une autre portée, le protoxyde d’azote devait aussi révéler des propriétés analgésiques qui permirent l’essor de la chirurgie moderne : l’anesthésie générale a recours (pour partie) à ce gaz singulier. Le MEOPA (acronyme de : “mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d'azote”) est aujourd'hui utilisé en pédiatrie pour ses propriétés antalgiques et sédatives (sédation consciente) (N2O/O2).

Quel rapport entre “endormir la douleur” et “rire” ? L’hypothèse ici développée consiste précisément à poser que cette proximité fonctionnelle de l’anesthésie et du rire, “chimiquement prouvée” par les effets du protoxyde d’azote, peut constituer une voie d’accès à la compréhension du rire. En effet, que la cause soit purement matérielle (gaz hilarant, alcool... ; empoisonnement cérébral : rire sarde, par exemple ; atrophie cérébrale ou dégénérescence de la chimie neuro-médiatrice : épilepsie gélastique, maladie de Pick… où le sujet est incapable de rien prendre au sérieux ; chatouillement) ou purement intellectuelle (rupture brusque de la continuité noétique), le rire s’analyserait comme une suspension réflexe de la communication entre le “cerveau du réel” et le “cerveau émotionnel” permettant de supporter et d’administrer la dénégation de la surprise (dépourvue de danger) que constitue :
- la contradiction (“Qu’y a-t-il, Polos ? Tu ris ? Est-ce là encore une nouvelle forme de réfutation, que de rire, quand quelqu'un dit quelque chose, au lieu d’en prouver l'erreur ?” - Platon, Gorgias, 473 e) ;
- l’absurdité ou l’invraisemblance : c’est le rire du nonsense ;
- la discordance ou l’incongruité : un monsieur en frac et haut de forme, mais aussi… en caleçons ;
- la différence, c’est la blague dite “ethnique” ;
- l’hyperesthésie du chatouillement (vide infra).
Le rire sanctionne l'inadéquation d’une réponse à situation donnée, une mauvaise adaptation et la corrige aussitôt (si je suis l’auteur de la réponse inadéquate, je ris de moi-même, mais, le plus souvent, c’est l’autre qui fait rire…), au moins subjectivement. Il y a quelque chose de magique dans le rire, qui annule ou qui permet de s’accommoder de la contradiction et de la contrariété. Cette magie est... neurochimique.

Etre en éveil, en état dit de vigilance, répondre adéquatement, être adapté suppose l’activité des organes des sens. Ceux-ci nous permettent de nous diriger dans l’environnement et notamment de fuir les sensations douloureuses. L’anesthésie annule la capacité à sentir tout en causant un sentiment d’euphorie selon le processus, résumé plus haut, quand les diverses molécules qui abaissent le seuil d’excitabilité des neurones augmentent la production de dopamine et le sentiment de plaisir.

Ce processus neurochimique, ce “modèle” peut servir de fil conducteur pour comprendre les diverses formes du rire. Toutes expriment diverses modalités de l’insensibilité, c’est-à-dire de déconnexion avec le réel. Ce mot d’“insensibilité” a bien sûr un sens physique, mais aussi un sens moral. Il signifie indifférence, froideur, dureté… et qualifie le refus de cette empathie naturelle que la présence d’autrui engage. Ce qui fait rire, ce ne sont pas les choses, mais les hommes. Lorsque les objets ou les animaux font rire, c’est qu’ils sont anthropomorphes. Cette remarque circonscrit, en réalité, les enjeux du rire et permet de voir que le rire constitue le mode le plus expéditif de marquer l’erreur – et de s’en démarquer. Errare, l’erreur est humaine, humanum est..., dit-on (comme on le dit aussi du rire), et l’on rit souvent de ses propres erreurs (quand elles sont bénignes : quand je mets, par exemple, le pied droit dans la chaussure gauche). Ce qui spécifie l’homme, en effet, c’est bien l’erreur. Animaux dénaturés, nous ne savons plus de manière instinctive. Il nous faut apprendre, corriger l’erreur : ...perseverare diabolicum. Si la vérité peut et doit s’apprendre, alors le rire, sanction plaisante de l’erreur, peut s’analyser comme un outil et une propriété de l’apprentissage (vide infra). Le bonheur d’en rire me confirme dans l’impossibilité de ce que je vois (ou de ce que je fais)… et me permet d’annuler l’erreur, l’absurdité, la différence… Cette méprise, maladresse, bourde, réponse inadaptée… n’affecte pas la vérité, ma vérité. En réalité, quand j’en ris, je ne suis affecté par cette erreur qu’émotionnellement (et non rationnellement) : le rire est cette ardoise magique qui efface l’incongruité d’une secousse du diaphragme, d’une vocalisation : ah ! ah !, d’un haussement spasmodique des épaules et d’une décharge endocrine.


Prospectus pour une démonstration de gaz hilarant,
1844, Nouvelle-Angleterre, vint-cinq cents l’inhalation.
(La publicité qui suit ne correspond pas strictement au texte qui a été traduit infra, émanant d’une autre source bibliographique : Moody, 1978.
Le dessin qui agrémente cette réclame, repris de la caricature reproduite infra, est quelque peu contradictoire avec son contenu.)


“Une grande démonstration des effets produits par l’inhalation de Protoxyde d’Azote, ou Gaz Hilarant ! sera donnée à l’Union Hall ce (Mardi) Soir, 10 décembre 1844.
Trente gallons de gaz seront préparés et administrés à ceux qui, dans l’auditoire, désireront en inhaler.
Pour commencer le spectacle, le Gaz sera inhalé par douze jeunes gens qui se sont portés volontaires.
Huit costauds ont été engagés et se tiendront au premier rang afin d’éviter que, sous l’influence du gaz, personne ne se blesse ou blesse quelqu’un d’autre. L’adoption de cette mesure vise uniquement à écarter toute appréhension de danger. Il est probable que personne ne cherchera à se battre.
Le Gaz agit sur ceux qui l’inhalent en fonction du trait dominant de leur caractère. Il les fait soir Rire, Danser, Parler ou se Battre, et ainsi de suite. Ils semblent conserver assez de lucidité pour ne pas dire ou faire des choses qu’ils auraient l’occasion de regretter.
N.B. Le Gaz ne sera administré qu’à des hommes d’une parfaite honorabilité. Ceci afin que le spectacle reste, à tous égards, dans les limites du bon ton. ”


Ce dessin sans légende de Cork (relevé dans Zeitgenossen karikieren Zeitgenossen, Rhurfestspiele Recklinghausen, 1972 : 208)
pourrait servir d’illustration à la “chimie du rire”.
Toutefois, à la différence de la molécule de benzène retenue par le dessinateur, qui autorise, par symétrie, une symbolisation spatiale du rire - qui permet de faire éclater le rire - la représentation à laquelle l’exactitude obligerait (N2 0 au lieu de C6 H6 ) est moins photogénique.


La carrière parallèle d’une attraction foraine

La première opération sous anesthésie est réalisée sur l’animal, en 1824, par inhalation de gaz carbonique. Le protoxyde d’azote (N2O), obtenu par la combustion du nitrate d’ammonium, est isolé en 1772 par le philosophe Joseph Priestley, pasteur, théologien et chimiste qui, en butte aux persécutions des autorités pour son socinianisme et du populaire pour les émanations diaboliques que ses cornues répandaient autour de sa maison, s’exile en Nouvelle-Angleterre. Les propriétés anesthésiques et inébriantes de ce gaz sont relevées en 1799 par Davy ; la première application clinique est faite par le dentiste américain Wells, en 1846 (cobaye de ses propres expérimentations, Wells sombrera dans la folie).



Le gazomètre à protoxyde d'azote de la Buffalo dental manufacturing C°
http://www.bium.univ-paris5.fr/sfhad/cab/texte08.htm


Production du N2O :
- Décomposition du nitrate d'ammonium par la chaleur : NH4NO3 = N2O + H2O.
- Décomposition d'un mélange équimolaire de sulfate de sodium et de nitrate de sodium à 240°.
- Réduction d'acide nitrique ou de nitrates.

http://library.med.utah.edu/kw/derm/pages/ni05_3.htm
"Nitrous oxide seems to exert its effect in the brain via release of endorphin. In my experience, if the patient is taking opiates, that the concentration of nitrous oxide I use (50 volume %) generally produces no apparent sedation and analgesia." (John L. Bezzant,M.D.)

Le protoxyde d’azote a plus récemment fait parler de lui dans une affaire criminelle : la mort “sur table”, après anesthésie, à l’hôpital de Poitiers, le 10 octobre 1984, de Mme Nicole B. Comment une patiente jeune, ne présentant aucun antécédent cardiaque, aucune contre-indication à l’anesthésie n’a-t-elle pu être réanimée après une narcose dont la première phase s’était déroulée normalement ? Comment, au contraire, pouvait-elle présenter soudain des signes de cyanose alors qu’on lui administrait (croyait-on) de l’oxygène à des doses de plus en plus élevées et que ses poumons étaient régulièrement ventilés ? C’est (vraisemblablement) qu’une main criminelle avait inversé les flexibles amenant respectivement au respirateur l’oxygène et le protoxyde d’azote, repérables par des bagues de couleurs différentes et que l’anesthésiste-réanimateur asphyxiait sa patiente en lui administrant du protoxyde d’azote à haute dose tout en croyant l’oxygéner.



Le Monde du 16 février 1988

La sédation consciente par inhalation d'un mélange de protoxyde d'azote et d'oxygène est caractérisée par un début de dépression du système nerveux central, notamment du cortex cérébral. Elle entraîne une baisse de la vigilance, une diminution de la sensibilité et, parfois, une amnésie partielle.



Plan du chapitre :

IV - 12.1 Introduction
IV - 12.2 Le rire et la reconnaissance de la forme humaine
IV - 12.3 Le rire comparé aux états émotionnels causés par la surprise
IV - 12.4 Une peau de banane sémantique Une présentation en diaporama
IV - 12.5 La théorie du rire de Giambattista Vico
IV - 12.6 “Nous bricolons dans l’incurable” (Emil Cioran)
IV - 12.7 Le rire et la reconnaissance de la forme humaine (bis)
IV - 12.8 “Il n’y a pas à pas à dire, quand on parle, ça découvre les dents” (Francis Ponge)




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