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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques”...
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 9

Présentation du chapitre :

L’objet du chapitre est de produire quelques données représentatives de l’individualisme contemporain (9.1). On présente, par contraste et succinctement, les valeurs initiatiques (9.2) , puis éducatrices (9.3), idéalement développées dans ce que Georges Devereux a proposé d’appeler la “pseudo-homosexualité” grecque. Le propos étant la recherche d'invariants pédagogiques et la mise en vedette des attendus de l'éducation libérale, ces valeurs sont de nouveau caractérisées par des données ethnographiques et archéologiques concernant des procédures initiatiques et des mythes de souveraineté associées à l'établissement de la différence des sexes (9.4 et 9.5).
Première partie 9.1 : “La culture des analgésiques et l’individualisme : quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur” ;
Deuxième partie : 9.2 : “L’homosexualité en Grèce ancienne : une préparation au mariage” ;
Troisième partie : 9.3 : L’homosexualité pédagogique : pour disposer au platonisme ? La transmission de l'humeur virile et la naissance de la philosophie”;
Quatrième partie : 9.4 (cette partie comporte trois pages : 9.4, 9.41 et 9.42) : “Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique” (Grèce, Soudan et Nouvelle-Guinée) ;
Cinquième partie : 9.5 : “Un Œdipe sans complexes : souveraineté, pédagogie et différence des sexes”.
Sixième partie : 9.6 : “L'Unique et sa propriété”.

N. B. Les principales références sont reportées en fin de chapitre 9, soit page 9.5.

5ième partie :

Un Œdipe sans complexes* :
souveraineté, pédagogie et différence des sexes

III - 9.5

* Le titre de cette page fait écho à : "Œdipe sans complexe" de Jean-Pierre Vernant (Raison Présente, n° 4, Août, Septembre, Octobre 1967) .
(Cette page est reprise d'une thèse de doctorat d'État soutenue en 1989 à la Sorbonne.)

La légende d'Œdipe, écrit Marie Delcourt, est un "mythe politique" susceptible de nous renseigner sur la "préhistoire du pouvoir souverain chez les Grecs" (Delcourt, 1944 : VIII). On y trouve, en effet, les traits et les actes majeurs qui font l'autorité sacrée : l'origine céleste du prétendant, l'habilitation par le mariage avec la terre, l'inceste, enfin, le caractère ambivalent du personnage royal. (vide supra : chapitre 2 et suivants : "Pourquoi le sang de la circoncision...").

Œdipe est un enfant exposé. L'enfant exposé est un enfant non reconnu, un maléfique ou, dans la légende, un parthenios (fils de jeune fille) promis à une haute destinée. A Athènes, l'enfant était reconnu par une cérémonie qui l'associait au culte domestique, les amphidromia, célébrées cinq jours après la naissance. Le désaveu de paternité entraînait automatiquement l'exposition. La fréquence d'une telle pratique s'expliquerait par le coût de l'éducation et les limites des ressources naturelles. "Y a-t-il rien de plus malheureux qu'un père, ironise Ménandre, qu'un autre père qui a plus d'enfants ?" Aristote expliquait l'institution de l'homosexualité à Sparte par les nécessités du contrôle démographique (Pol. II ,VII, 5). Plusieurs traits indiquent qu'en exposant l'enfant, on espérait qu'il soit recueilli et qu'on le remettait entre les mains des puissances divines. On le déposait au petit jour dans un endroit public, emmaillotté, dans un panier en osier tressé, dans un van (récipient mystique des offrandes à Dionysos), ou dans un pot d'argile du type de ceux dans lesquels on offrait les prémices aux divinités domestiques et à Zeus Herkeios. (L'expression "mettre en pot" a fini par désigner l'exposition dans la Comédie). (Daremberg et Saglio, art. exposition).

Dans la Grèce archaïque et à Rome, les enfants anormaux étaient exposés. La monstruosité apparaît d'abord comme un signe. Teras, chez Homère, veut dire "signe" et le latin monstrum vient de moneo, avertir. Festus (122, 8) définit le prodige comme "quod monstrat futuram et moneat voluntatem deorum". La monstruosité est un signe de la malédiction divine, la régularité du cycle germinatif, sanction de la droiture de l'homme, étant bénédiction des dieux. Appeler le dérèglement du cycle germinatif ou la stérilité qui en est la conséquence, c'est la forme suprême de l'exécration. Dans Œdipe-Roi (269-271), Œdipe proclame : "A ceux qui n'obéiraient pas, je souhaite que les dieux ne fassent sortir ni moisson de leurs champs, ni enfants du sein de leur femme." (Dans le même sens : Eschine, Contre Ctésiphon, III). L'être monstrueux est désordre, menace de subversion généralisée de la re-production. Les monstres, pour Tite-Live, sont "le fait d'une nature qui aurait confondu et brouillé les germes" (XXXI, 12, 8) et Aristote, dans la Génération des Animaux (IV,3), après un développement sur la propagation de la ressemblance dans la reproduction l'explique "quand la matière n'est pas dominée par la forme". Le monstre peut avoir valeur de témoin d'une interférence divine dans le processus germinatif. Il est hors langage et parole des dieux. Le traitement dont les signes monstrueux sont l'objet manifeste le double soin d'éviter la contamination des germes et des formes et de renvoyer à leur cause ces générations hors norme. A Rome, les animaux monstrueux étaient brûlés et leurs cendres dispersées dans la mer ; les enfants anormaux "conduits à la mer dans un coffre et déposés sur l'eau sans avoir touché le sol (Tite-Live, XXVII, 37). Pour Pline (VII, 4, 36), les malformations sont des caprices de la nature produits pour nous étonner et nous divertir: lubridia. Pour Lucrèce, le monstre actuel est un simulacre et la production de monstre est caractéristique des créations de la terre à l'origine des temps. (IV, 725-732) A Sparte, écrit Plutarque, "ce n'était pas au géniteur qu'il revenait de décider s'il fallait ou non élever un nouveau-né. Il l'apportait à la Lesche [...] Si l'enfant était dégénéré et difforme (agennes, amorphos), les Phylètes le reléguaient dans un lieu dit "les Apothètes" (apothesis signifie exposition), voisin du Taygète, plein de trous profonds" (Lyc.,16). L'anormal est remis à la volonté divine ; sa survie équivaut donc à une seconde naissance, à une caution surnaturelle qui le promet a un destin prestigieux.

Quand le mal s'abat sur les hommes – et "souvent, dit Hésiode, une ville entière souffre à cause d'un seul homme qui va vers le mal et le prépare ; sur tous alors, du haut du ciel, Zeus fait tomber une grande calamité, Faim et Fléau tout ensemble (Travaux, 240-243) – le monstre est le secours de l'ordre. Expulser l'exception, c'est nourrir l'identité, soutenir le pouvoir de la forme. Le monstre est désordre, son expulsion est réassurance de l'ordre. L'apparition d'un monstre fait redouter une calamité, cette pullulation des exceptions ; mais pour prévenir un mal imminent, on s'enquiert d'anormaux qui n'auraient pas été exclus de la communauté. Au moment de la seconde guerre punique, on découvrit quantité de signes anormaux et on procéda à des sacrifices humains (Tite-Live, XXI, 57, 4 ; Polybe, III, 112, 6). Expulser le mal et faire jouer les classifications qui soutiennent l'ordre, c'est tout un. (Vide infra : chapitre 14 : Morale et handicap).


Œdipe recueilli

Souvent interchangeable avec l'exposition sur l'eau, est l'exposition en montagne. Ainsi Œdipe est-il abandonné sur le Cithéron ou bien mis dans un coffre et jeté à la mer. Il aborde sur une grève et il est recueilli par une reine venue laver son linge (Hygin, Fab. 66). Mais la seule mise en coffre peut développer des conséquences identiques à l'exposition, comme en témoigne l'histoire de Cypsélos le Corinthien (Hérodote, V, 92) : "La constitution politique de Sparte consacrait le gouvernement d'une oligarchie endogame, celle des Bacchiades. Un homme de ce clan, Amphion, eut une fille boiteuse qu'on appela Labda. En raison de cette difformité, aucun homme de sa famille ne voulait l'épouser. Elle finit par se marier avec Eétion, du dème de la Pierre, descendant du Lapithe Kaineus". Le couple n'ayant pas d'enfant, Eétion consulta l'oracle de Delphes qui rendit l'augure suivant: "Eétion, personne ne t'estime alors que tu es digne d'honneurs. Labda est enceinte. Elle mettra au monde une pierre ronde qui roulera parmi les rois et châtiera les Corinthiens".

Cet oracle fut en quelque façon rapporté aux Bacchiades et leur remis en mémoire un autre oracle qu'ils n'avaient pas su interpréter et qui faisait allusion à la même chose que celui rendu à Eétion : "L'aigle féconde parmi les pierres. Il engendrera un lion carnassier qui rompra les genoux de beaucoup d'hommes". Comprenant alors le danger que représentait le fils d'Eétion, les Bacchiades décident de faire périr l'enfant dès sa naissance. Des émissaires se présentent, le moment venu, au dème d'Eétion pour s'en saisir. Mais la mère sauve l'enfant en le cachant dans un coffre rond, une cypsélé.

Eétion, descendant de Kaineus, le Phénix, c'est Aétos, l'aigle (Delcourt, 1944 : 19). Labda, celle qui a les jambes en forme de lambda (labdareoi : chausse-trappe en forme de lambda ; labdoma : figure de mathématiques en forme de lambda), est affectée d'une difformité qui l'apparente aux générations des origines, quand la matière n'était pas dominée par la forme. La naissance de Cypsélos, "enfant du miracle" d'un couple stérile, résulte du dépassement, à travers un père de paille ("personne ne t'estime"), d'une duplication autochtone, d'une endogamie génératrice de malformations par un principe céleste. "Remis en coffre", sauvé, le deux fois né Cypsélos, fils d'un dieu, chassera les Bacchiades du trône de Corinthe.

C'est la question de la filiation ou de l'origine que pose l'histoire du héros abandonné sur l'eau ou dans la montagne. La fille d'un roi est enceinte des oeuvres d'un dieu ; exposée avec son enfant, elle est sauvée par le dieu :

- Un oracle prédit au roi d'Argos, Acrisios, que sa fille Danaé aurait un fils qui le tuerait. Pour empêcher  l'accomplissement de l'oracle, Acrisios fit enfermer sa fille avec sa nourrice dans une chambre souterraine. Zeus, métamorphosé en pluie d'or, féconda cependant Danaé qui mit au monde un garçon, Persée, qu'elle éleva secrètement. Un jour, Acrisios entendit la voix de l'enfant et demanda qui en était le père. Se refusant à croire que sa fille avait été séduite par Zeus, il la fit enfermer avec son enfant dans un coffre qui fut jeté à la mer. Le coffre, poussé vers Sériphos, fut pris dans les filets du frère du tyran de l'île qui recueillit les survivants.



Acrisios faisant enfermer Danaé et son enfant, Persée, dans un coffre

- Un oracle avait averti Aléos, roi de Tégée, que sa fille aurait un fils qui tuerait ses oncles et régnerait à leur place. Vouée à Athéna par son père, Augé fut violée par Héraclès ivre. Quand il sut que sa fille était enceinte, Aléos la fit exposer avec son enfant, Télèphe, dans un coffre qui fut jeté à la mer. Miraculeusement sauvés par la providence d'Athéna, les exposés s'échouèrent sur la côte de Mysie. Hygin raconte (Fab.100) que le roi de Mysie adopta Augé et la promit comme récompense à qui délivrerait le pays d'un monstre. Télèphe (séparé de sa mère dans cette version), après avoir été exposé en montagne, vient en Mysie sur le conseil de l'oracle de Delphes, vainc le monstre et se fait reconnaître alors qu'il est sur le point d'épouser sa mère.

- Cadmos, roi de Thèbes, fait enfermer sa fille, Sémélé, avec son enfant Dionysos, dans un coffre qui s'échoue sur la côte de Laconie. Quand on ouvre le coffre, seul Dionysos est encore vivant.

"Enfermer un être humain [dans un coffre], écrit Gustave Glotz (1904 : 16), c'était le remettre vivant aux puissances de mort. L'abandonner ainsi sur mer, c'était charger les flots de le porter jusqu'au pays des trépassés ou de prouver son innocence en l'épargnant". C'est une mère déshonorée et son fils, c'est un enfant non reconnu qui sont ici exposés. Exposer la mère, c'est mettre en cause la génération maternelle ; exposer l'enfant, c'est donner une origine au héros : la "remise en coffre" apparaît comme une reformulation de la génération maternelle ou une métaphore de la génération divine. Dans un coffre, il y a un dieu. Eurypyle (Large Porte) reçut, sur le butin de Troie, un coffre mystérieux qui rend fou celui qui l'ouvre : il contient l'image de Dionysos. Hypsipyle (Haute Porte) sauve, en le cachant dans un coffre, Thoas, fils de Dionysos, parfois nommé lui-même "Fils de la Double Porte". Tous les mythes rapprochés et analysés par Usener (1899) sur le modèle de Deucalion, montrent l'esquif ou le coffre comme le lieu de l'épiphanie d'un dieu ou d'un héros. Ces personnages sont, comme l'a établi l'étymologie proposée par cet auteur pour Décalion (Deucalion = Zeucalos = enfant de Zeus; 1899 : 65 s.) de petits dieux. C'est donc une "vraie naissance" qui fait le dieu ou le héros. "Remarquez, écrit Glotz, le nom de l'endroit où la légende fait atterrir l'auge de Romulus et Rémus. Cet endroit, près duquel s'élevait l'arbre sacré, le figuier vivifiant de la déesse Rumina, s'appelait le Germalum. Si ce nom a jamais eu un sens, il n'a pu que désigner le lieu où se légitimaient les nouveau-nés" (1904 : 22-23). (Sur une valeur du figuier ruminal, supra : chapitre 2.04).

Fils d'une mortelle (de naissance royale) et d'un dieu, le héros est exposé par ses parents utérins. Miraculeusement sauvé, il revient au pays, entre en conflit avec ses maternels et leur ravit la souveraineté. Mis en coffre, c'est-à-dire remis au moule d'une génération affectée d'un coefficient céleste, le parthenios exposé conquiert un royaume, souvent après avoir délivré le pays d'un monstre. L'"étranger", fils d'un personnage d'origine céleste et d'une terre, est un autochtone dépaysé qui revient. Cet éloignement du héros, dépaysement de la terre dont il est le fils naturel (scénario homologue à celui des initiations : tout masculin défini est un exposé qui revient) a valeur de seconde naissance et lui confère un savoir de l'origine qui l'habilite au pouvoir.

La singularité de l'histoire d'Œdipe dans cette série, c'est l'habilitation royale par la difformité physique : Œdipe = Pied-Enflé. (Dans le nom du grand-père d'Œdipe, Labdacos, on reconnaît la désignation d'une anomalie de la locomotion. Par son arrière grand-mère paternelle, Nycteis, fille de Nyctée, l'un des Spartoi né des dents du dragon tué par Cadmos, fondateur de Thèbes, et par sa mère, Jocaste, qui descend d'Eschion – un autre des Spartoi – Œdipe est itérativement attaché à la terre originelle. La boiterie peut être l'interprétation de cette "hérédité chthonienne"). Œdipe est un enfant maléfique qui revient. Connaissant l'oracle rendu à propos d'Agésilas, roi boiteux = royauté boiteuse (Plutarque, Ages. 3, 4), (il s'agissait d'une boiterie accidentelle), comment comprendre la souveraineté d'un boiteux ?

La proximité de la monstruosité avec le divin était utilisée par les anciens Grecs comme moyen de réfection de l'ordre dans le rituel des Thargélies, cérémonie annuelle de régénération cosmique (vide supra : chapitre 2.04 : Apollon, dieu Septime). On peut penser, comme le donne à voir l'introduction d'Œdipe-Roi, que, dans les temps archaïques, le roi était institutionnellement associé au travail d'expulsion des exceptions classificatoires – de recréation de l'univers.

La tradition expliquait l'origine des Thargélies par la nécessité de purifier la communauté de la souillure causée par le meurtre félon d'Androgée, un fils de Minos, venu concourir aux Jeux . On associait aussi à l'expiation de cette souillure le tribut livré au Minotaure. Assiégée par Minos, venu venger son fils, Athènes fut frappée de famine et de stérilité. Consulté, l'oracle répondit que pour mettre fin au fléau, il fallait donner suite aux exigences de Minos qui réclama que soit livré chaque année au Minotaure un tribut de sept jeunes gens et sept jeunes filles. Le second temps des Thargélies, célébré le lendemain de l'expulsion du pharmakos, le 7 de Thargelion, jour anniversaire de la naissance d'Apollon, consistait en une consécration des prémices et une invocation propitiatoire – Car au printemps "tout pousse, mais il n'y a pas grand-chose à manger" (Alcman, fr.49 B) – sous la forme du thargélos et de l'eirésionè.

Il existe une homologie entre le rituel des Thargélies ci-dessus évoqué et le scénario de la tragédie de Sophocle : recherche du mal qui frappe la cité, expulsion cathartique de la monstruosité et de la faute. "Toute la description de Sophocle, écrit Delcourt (1944 : 22), paraît empruntée à une tradition religieuse singulièrement homogène et parfaitement pure de tout enjolivement littéraire". L'histoire d'Œdipe peut se lire, sur ce fond religieux, dans les termes de la royauté sacrée. La boiterie du héros peut apparaitre comme un signe dont la manipulation engage la souveraineté. Expulsion, "sauvetage" du pharmakos valent régénération de la société. Le pharmakos serait une sorte de roi conjoncturel ou périodique (annuel), le roi un pharmakos institutionnel, un permanent de la double postulation significative qui survit à ses doubles annuels au prix d'une usure de sa personne.

Le fléau qui éprouve Thèbes est une stérilité : "La ville périt dans les germes fructifères de la terre, dans les troupeaux des boeufs en pâture et les accouchements des femmes qui, tous, se terminent sans naissances". "Hélas! innombrables sont les maux que j'endure. Tout le peuple souffre et l'esprit ne trouve aucune arme pour écarter le mal. En effet, les fruits de cette terre illustre ne poussent plus et les femmes ne se relèvent plus, dans leurs accouchements, des souffrances qui les font crier. Vie après vie, sous tes yeux, comme l'oiseau aux ailes vigoureuses, plus vite que le feu irrésistible, s'élance vers la rive du dieu occidental [...] Comblée de morts, la ville périt. Abandonnés de tous,les nouveau-nés porteurs de mort gisent par terre, sans que nul ne les pleure. Et les jeunes femmes avec les mères aux cheveux gris, le long de la rive de l'autel, l'une ici, l'autre là, implorant la fin du terrible malheur, gémissent. Et le péan éclate, mêlé aux lamentations" (167-189, trad. Delcourt).

La découverte et l'expulsion du mal (un seul pouvant être le malheur de tous, rappelle Hésiode) voilà le remède. La faute d'Œdipe, voilà le remède. Ce paradoxe, exposé par le rite et par la tragédie, invite à comprendre le rôle de la transgression dans le sacerdoce royal. Œdipe pharmakos et rédempteur. Responsable, au nom de tous, de la prospérité de la ville et notamment de la régularité qui assure la production naturelle : c'est lui que les jeunes gens viennent implorer pour que cesse la stérilité qui frappe les plantes, les troupeaux et les femmes, c'est à lui que le chœur s'adresse, le priant d'être "égal à ce qu'il fut", lui, "supérieur à tous les hommes", qui sut délivrer la cité de Cadmos du tribut qu'elle payait à la "chanteuse cruelle". En l'implorant de répéter son exploit, on l'invite à faire ou à refaire son "travail". La stérilité, c'est, en quelque façon, en effet, la Sphinge qui renaît. La proximité du roi avec le mal fait de lui le responsable du mal qui frappe les germes et les distinctions. C'est dans ce travail de drainer et de neutraliser le mal que consisterait son sacerdoce. Le fléau qui frappe le royaume est la preuve d'un roi failli, incapable de renverser le désordre en ordre. Œdipe-Roi, à cet égard, serait moins le procès d'un roi exceptionnellement coupable que le drame ordinaire de la fonction royale quand une calamité s'abat sur le royaume (ou à la jonction de deux cycles végétatifs) et qu'on met le roi en mesure, ou en demeure, de réinstaurer l'ordre en répétant le scénario de son instauration.

Dans la figure de l'Œdipe "moderne" (par opposition aux versions archaïques dans lesquelles l'incestueux règne après la découverte de son crime) convaincu d'être la souillure qui perd la cité dont il est le chef, aveuglé, relégué au fond de son palais, marqué à l'œil comme il l'est déjà au pied, installé dans la nuit des médium (Œdipe s'adresse à Tirésias en ces termes : Toi dont le domaine s'étend "aux choses des cieux comme à celles qui touchent notre terre bien que tu n'y voies pas". (Œdipe-Roi, 300 s.), on peut reconnaître plusieurs caractères du souverain sacré. Œdipe à Colonne explique par un même destin le sort misérable du fils de Jocaste et sa fonction sacrée. C'est, en effet, sa nature de rédempteur et de roi qui lui valent ce destin sans pareil :
"J'ignorais tout, quand sur une couche infâme,
Thèbes m'a enchaîné pour des noces maudites." (525-526)
"Tout ce que j'ai fait, je l'ai subi et non commis". (366)
"Tel était le bon plaisir des dieux". (964)
"On ne pourra me faire un crime ni de l'inceste, ni du parricide." (989-990)
Dans Œdipe-Roi, les crimes d'Oedipe dévoilés, le choeur constate :
"Et cependant, pour dire la vérité, grâce à toi, j'ai pu reprendre souffle et repos." (1027)
Acte dans la main de la cité, le service royal serait indissociable des souillures engendrées par les deux données majeures de l'intronisation : le parricide et l'inceste. Dans les Phéniciennes (1589-1591), Œdipe est chassé de Thèbes parce que la cité ne saurait prospérer avec ce maudit en son sein. Dans Œdipe-Roi (1436), Œdipe demande qu'on le chasse de Thèbes. Mais un dialogue d'Œdipe à Colonne expose que sa dépouille est nécessaire à Thèbes. Les oracles ont prédit, rapporte Ismène à son père – alors que celui-ci vient de fouler sans le savoir le sol inviolable de l'enclos sacré des Euménides – au terme de sa marche aveugle :
"Qu'un jour, les Thébains chercheraient à (le) posséder, mort ou vivant, car il y va de leur salut.
- Quel secours, demande Œdipe, attendraient-ils d'un homme tel que tu vois ?
- En toi, disent-ils, repose leur puissance.
- C'est donc quand je ne suis rien que je suis homme qui compte.
- Les dieux te relèvent qui t'avaient abattu.
- Abattre un homme jeune pour relever un vieillard, où est le bénéfice ?
- Sache, pourtant, que cela te vaudra sous peu la visite de Créon.
- Quelles sont ses intentions, ma fille, explique-toi !
- Ils veulent t'établir près du sol cadméen, pour disposer de ta personne, sans toutefois te permettre de fouler leur terre.
- Mais quel service attendre d'un mort enterré à leur porte ?"

La souillure d'Œdipe se renverse ici en son contraire et devient, à travers l'ambivalence d'un destin que les oppositions du dialogue ci-dessus rapporté mettent en évidence, le moyen du salut collectif. Dans ce chef rendu, poussé à bout des normes de l'humanité, vieillard misérable, l'exécration opère la signification. Sacré et souillé, chassé et rappelé, exclus et inclus, selon un partage qui oppose la personne et la fonction, le cadavre et la relique, l'impur et le pur, la réjection et l'expression, Œdipe est pour Thèbes, mais hors Thèbes, nécessaire à la prospérité d'un sol qu'il ne peut toucher. (Selon l'Iliade - XXIII, 679 s. - la tombe d'Œdipe se trouvait à Thèbes, mais c'est à Colonne, selon les Tragiques, qu'était "le terme de sa misérable vie"). Dès l'ouverture d'Œdipe à Colonne, Œdipe s'évalue en fonction de cette puissance salvatrice dont son corps maudit est investi. A ses filles : "Laissez-moi me diriger seul vers le tombeau sacré que le destin m'assigne en ce pays." S'il se refuse à Thèbes, il demande à voir Thésée "afin qu'un mince bienfait lui vaille un grand profit" (72), et lui annonce :
"Je viens te remettre mon misérable corps, présent chétif en apparence, mais qui vous vaudra plus de bienfaits qu'il n'est beau... Après ma mort, quand tu m'auras donné sépulture". (576 s.)
Sa valeur de relique s'exprime par antithèse au destin d'un corps mortel qui a bafoué les ordres de l'humanité : une absence, un tombeau vide, un cénotaphe à l'emplacement secret dont la connaissance sera le viatique des chefs : "Ô fils d'Egée, je te découvirai un trésor pour ce pays, un trésor inépuisable. Bientôt, sans que nul me conduise, je te conduirai jusqu'au lieu de mon trépas. Mais n'en dévoile jamais l'accès ni la situation, afin que ton voisinage te protège mieux que ne ferait une forêt de piques et les boucliers de tes alliés. Il est des décrets interdits aux lèvres humaines que je te révélerai seul à seul quand nous serons arrivés là-bas... Garde-les dans ta mémoire fidèlement. Quand tu seras parvenu au terme de ta vie, tu ne les livreras qu'à tes successeurs, et c'est par cette voie qu'ils devront toujours se transmettre." (1518 s.) La disparition d'Œdipe est ainsi décrite par le messager :
"Tout à coup Zeus souterrain gronda [...] Œdipe s'adressa à ses filles : "Mes filles, rassemblez tout votre courage : il faut vous retirer sans chercher à voir ni à entendre les secrets interdits. Hâtez-vous de partir. Que Thésée reste près de moi, car il a seul qualité pour connaître ce qui va s'accomplir" [...] Au bout de quelques pas, lorsque nous tournâmes la tête, le vieillard avait disparu. Nous aperçûmes seulement le roi, le visage caché par son bras levé devant les yeux, comme à la vue d'une chose effrayante que le regard ne peut soutenir." (1588 s.)

*

Mais qu'est-il demandé à Œdipe quand on le supplie d'être "égal à ce qu'il fut" ? Œdipe tue son père ; il vainc un monstre en devinant une énigme; ce faisant, il délivre un pays et, pour prix de sa victoire, il épouse la reine.


Oedipe et la Sphinge Musée du Vatican

Concernant la succession, on se bornera à constater ici qu'Œdipe tue son père en lui disputant le passage du lieu dit "la Fourche" (dénomination populaire du sexe féminin) et que la reine apparaît comme la "matière", le symbole et le moyen de transmission de la souveraineté.

Qui est la Sphinge ? En quoi consiste cette prouesse d'Œdipe dont nous ne possédons aucune description ? (Delcourt peut écrire : "Nous ne savons pas exactement en quoi [cet exploit] consiste [...] nos textes se bornent à de brèves allusions" - 1944 : 105). Dans Hésiode (Théogonie, 326), la Phix est née des accouplements d'Echidna (la Vipère, femme-serpent, mère d'enfants monstrueux) et de son fils Orthos. Euripide (Phén.1019), fait de la Sphinge la fille d'Echidna et de la terre. Hésiode donne d'Echidna la description suivante : "Son corps est pour moitié d'une jeune femme aux belles joues et aux yeux brillants, pour moitié d'un énorme serpent terrible autant que grand, tacheté, cruel, qui gît dans les profondeurs secrètes de la terre divine. C'est là qu'elle aussi a sa grotte, en bas, sous un rocher creux, loin des dieux immortels et des hommes mortels ; là est l'illustre demeure que lui ont imparti les dieux : c'est sous la terre qu'a été retenue l'atroce Echidna ; dont la jeunesse doit échapper à jamais à la vieillesse et à la mort." (Théogonie, 297 s. ) Souvent associée à Python, fils parthénogénésique d'Héra, la Sphinge évoque ces composés monstrueux résultant des multiplications chthoniennes. D'après une scholie des Phéniciennes (au vers 1064), il s'agirait d'un monstre suscité par Arès irrité du meurtre du Dragon. Cadmos, vainqueur du Dragon d'Arès, conquiert Harmonia, fille d'Ares et l'épouse. Ce dernier trait – la Sphinge résurgence du Dragon – apparente l'acte d'Œdipe à celui de son ancêtre Cadmos, fondateur de Thèbes, et permet d'interpréter l'origine et la souveraineté comme résultant d'une confrontation victorieuse avec une prolifération terrestre. Plus précisément, et grâce à l'iconographie du Ve siècle, on voit que le monstre est une femelle à figure de femme, au corps de lion, pourvue d'ailes et quelquefois dotée d'une queue de serpent. Cette représentation atténue l'aspect reptilien de la tradition ancienne, au profit d'un caractère composé et aérien qui rapproche la Sphinge des Sirènes, Kères, Erinyes, Harpies qui sont des esprits de morts. En quête de sang et d'humeurs vitales, ces êtres sont avides de chair et d'étreintes sexuelles (Laistner, 1889). "Ogresse", "mangeuse de chair crue", "chienne", "chanteuse cruelle", la Sphinge séduit et séduit principalement les jeunes hommes qui ne peuvent résoudre l'énigme. Du dossier iconographique qu'elle a constitué, Delcourt conclut que la Sphinge "est essentiellement une incube, c'est-à-dire un être femelle qui s'approche d'un homme pour s'étendre sur lui" (1944 : 118). Regardant avec cet auteur les représentations de la Sphinge, on ne peut manquer d'être frappé de l'étrange relation du monstre et de ses victimes.


Fig. I. Vase de Gela (p. 110)


Fig-. II. Lécythe athénien (p. 120)

s


Fig. X. Amphore attique (p. 122)


Fig. XI. Gemme gravée (p. 122)


Fig. XIV. Sphinx d'Ephèse reconstituée


Fig. XV. Lécythe de la Bibliothèque Nationale (p. 126)

Illustrations extraites de Delcourt, 1944.

Une coupe attique du Ve siècle (fig.I) représente huit jeunes gens nus, tous semblables, qui fuient vers la droite. La Sphinge a capturé l'un d'eux. Séduit ou hypnotisé, pourrait-on dire : le jeune homme, "le corps entièrement collé" sous le ventre du monstre, regarde comme fasciné le visage de sa ravisseuse. Rien n'indique qu'il oppose une quelconque résistance, au point qu'on a pu interpréter cette peinture comme une représentation d'Ulysse accroché sous le ventre du bélier de Polyphème. Un commentateur remarque que le jeune homme "loin d'avoir été enlevé par la Sphinge a plutôt l'air de l'avoir suivie volontairement". Pour Delcourt, "l'artiste a représenté un symplegma de la façon la plus claire" (p.120). Aucune des illustrations présentées n'exprime de combat véritable entre la Sphinge et sa victime. Dans les figures II, V, XI, et XV il y a captation du regard ou fascination de la victime. En XI, le regard de la Sphinge s'accompagne d'un sourire "énigmatique". En VI et VIII, le jeune homme détourne la tête d'un mouvement très accusé, comme s'il fuyait le regard captateur. En III et XIV (principalement), c'est le visage d'un homme frappé d'effroi ; en XIV, il porte son bras à sa tête et ouvre la bouche, "le bas de son visage est celui d'un homme angoissée qui défaille et ne songe pas à se défendre" (p.126). Ces expressions donnent à voir des rapts par ravissement: partout il y a indication caractérisque d'une sorte de passivité cataleptique du jeune homme. S'il se défend, c'est, semble-t-il, de la fascination que le monstre exerce sur lui. Fascination, sinon d'un accouplement, du moins d'un accolement mortel. La Sphinge enveloppe, étouffe, étreint ; mais ne violente jamais. Quand elle pose la patte sur sa proie, c'est plus une manière symbolique de marquer une possession qu'une prise brutale, comme si le rapt signifiait la réaffirmation d'une propriété originelle et comme si la proie n'avait ni possibilité ni même désir d'échapper à cette étreinte. En conformité avec l'étymologie populaire (Chantraine, 1968 : 1077) il y aurait lieu ici d'insister sur la signification d'étreinte contenue dans le verbe sphiggein (sphincter, angoisse). Mais de quel type d'étreinte s'agit-il ?

Les proies de la Sphinge sont, par prédilection, de jeunes hommes. Dans les Sept d'Eschyle (541;777), Œdipe est célébré comme celui qui a libéré cette terre du "monstre qui lui ravissait ses hommes". Dans Œdipe-Roi, Œdipe a libéré la ville du tribut qu'elle payait à la "chanteuse cruelle" (35-36). Dans le résumé de Pisandre, "la Sphinge enlevait les petits et les grands. Elle les mangeait." Le texte fait mention de deux victimes, deux jeunes hommes, dont Hémon, le fils de Créon. Et l'Œdipodie, dans les deux vers qui ont été conservés, précise qu'Hémon était le plus beau et le plus désirable de tous les Thébains. Le scholiaste qui a transmis ces deux vers ajoute : "Les auteurs de l'Œdipodie disent que la Sphinge n'était pas une bête fauve, mais une prophétesse qui donnait aux Thébains des oracles difficiles à comprendre ; elle en fit périr beaucoup parmi ceux qui avaient pris ses oracles à l'envers (enantios)".

Les scènes et les quelques traits dont il vient d'être fait état ont pour caractéristique – complémentaire de la passivité masculine – l'inversion des positions sexuelles. (Peut-être est-ce là un facteur qui explique qu'un monstre reptilien à l'origine ait pu être doté d'ailes et soit devenu un oiseau qui terrasse ; le sphinx est tapi au sol et la Sphinge est rarement représentée en vol). Delcourt signale, après plusieurs commentateurs, la "ressemblance de la gemme gravée (fig.XI) avec certaines rencontres de Léda et du Cygne" (p.122), la position respective de masculin et du féminin étant inversée. C'est ce rapport inversé qui soutient, semble-t-il, la création mythique en cause.

Il y a dans ces représentations une intention pédagogique, parfois inscrite à l'intérieur même de l'illustration. Dans la figure I, huit jeunes hommes s'enfuient tandis qu'un autre est cataleptiquement collé au monstre. Un lécythe du musée d'Athènes (non représenté) est ainsi décrit : "Sphinx assis, les ailes déployées, tenant entre ses pattes de devant un homme nu terrassé qui cherche à se soulever par un effort du coude droit (Thébain ?). A gauche un homme barbu, les jambes croisées, étend le bras droit pour exhorter. A droite, un autre personnage debout s'appuie sur un bâton ; il se retourne vers le groupe central et tend le bras droit de ce côté, la main fermée." (c'est nous qui soulignons). Sur un lécythe de la Bibliothèque Nationale (fig.XV), "on voit une Sphinx poursuivant un jeune homme qui fuit mais qui se retourne vers elle. Elle le touche des deux pattes de devant et il est clair qu'il est pris. Deux personnages vêtus regardent la scène qu'ils encadrent, l'un à droite, l'autre à gauche, sans y prendre aucune part. Ils portent devant eux, adhérant au corps ( leurs bras ne sont pas indiqués) un objet qui doit être un bouclier" (p.126). Le contraste entre ceux qui sont exposés au danger : des éphèbes nus (et la Sphinge semble préférer les plus beaux) et des adultes cuirassés (les deux adultes de la figure XV ont aussi un bouclier (?) sur le ventre) qui ne sont pas menacés par le monstre mais qui regardent ou exhortent signale la nature du danger encouru par les jeunes hommes. Les représentations réunies par Delcourt semblent moins des figurations d'unions sexuelles proprement dites que des figurations d'une étreinte spécifique : imposée par un être qui a barre sur le garçon et symbolique du pouvoir d'un personnage maternel ou d'une vierge (c'est quelquefois un qualificatif de la Sphinge) rebelle à l'ordre des sexes. Enveloppement fascinant, sécurité d'une dépendance et d'une image captée. La représentation de cet accolement mortel supporte une théorie du pouvoir – ou son fantasme.

Une tradition rapportée par Pausanias (IX, 26) dit que la Sphinge "était une fille naturelle de Laïos et que celui-ci, par prédilection envers elle, lui avait révélé l'oracle de Delphes donné à Cadmos, connu des rois seuls. Lorsque quelqu'un venait vers la Sphinge comme prétendant à la royauté (car Laïos avait des enfants bâtards et les oracles delphiques concernaient seulement Epicaste et les enfants à naître d'elle) la Sphinge jouait au plus fin avec ses frères en leur disant qu'ils devaient connaître l'oracle puisqu'ils étaient nés de Laïos. Comme ils ne pouvaient lui répondre, ils étaient punis de mort pour avoir prétendu indûment à une famille et à un royaume. Œdipe, au contraire, aborda la Sphinge après qu'un songe lui eût révélé l'oracle". Dans cette version, commente Robert, "c'est la Sphinge qui gouverne Thèbes après la mort de Laïos". La souveraineté d'Œdipe, c'est ici un savoir (surnaturel) qui valide le lien au père et qui permet de détrôner la fille du roi qui règne "pour son père". Le motif mythique qu'un père "préfère sa fille" qualifie une situation qui appelle la fondation (ou la restauration) d'un royaume, fondation entendue comme la fécondation d'une terre par une "origine" (un étranger) et, en l'espèce, la supériorité d'Œdipe sur ses frères, c'est bien d'être un étranger (un étrangé - vide supra : chapitre 3 : Dessin du dessein). Comme dans la légende de Pelée et d'Atalante, la souveraineté se gagne contre la fille du roi qu'il faut vaincre dans une lutte, une course ou une joute d'énigmes. Cette victoire est une habilitation qui équivaut à la transmission du savoir en vertu duquel règne le père.

Dans la version de Pausanias, régner, c'est défaire la souveraineté naturelle de la sœur. Œdipe possède cette clé qui permet de faire échec au gouvernement féminin. Un phrase d'Œdipe-Roi (577 s.), prononcée par Créon, caractérise la hiérarchie du pouvoir sous le règne d'Œdipe : Créon s'y définit comme le "troisième", ce qui permet d'inférer qu'après la mort de Laïos, c'est Jocaste qui régnait. Dans le folklore grec moderne, Oedipe épouse la Sphinge qui ne fait qu'un avec Jocaste (Delcourt, 1944 : 131, citant Schmidt, 1877). Vaincre le monstre et l'épouser sont une seule et même chose. L'énigme démoniaque est une énigme nuptiale. Le fait qu'on ne sache rien du sort de la Sphinge après sa défaite s'explique par cela qu'elle s'évanouit en se changeant en épouse. Elle n'était qu'une question mal posée, une énigme angoissante qui s'évanouit quand on la prend à l'endroit, une représentation fantastique du féminin. Dans les contes modernes, le héros délivre la démone en répondant juste à la question qui met sa vie en jeu – celle de sa propre identité ou en acceptant de l'épouser. L'épreuve capitale est l'épreuve de la maturité : savoir des ordres et des genres.

Le savoir matrimonial, ce "Fier Baiser", vaut non seulement la vie sauve, mais aussi trésors et talismans. Ces thèmes, abondamment développés dans le folklore, on en trouve l'esquisse dans une aventure d'Héraclès avec la mère de la Sphinge, précisément, Echidna : "Héraclès avait mis ses chevaux à pâturer pour la nuit. A son réveil, ils avaient disparu. Ils avaient été volés par un monstre, Echidna, qui vivait dans une caverne. Echidna promit de les lui rendre à condition qu'il s'accouple avec elle" (d'après Diodore, II, 43, 3). Œdipe répond à l'inversion en retournant l'inversion. Au gouvernement naturel, à la dominance féminine, il répond en imposant l'étreinte sexuelle à sa mère. Ce faisant, il prend possession de la génération et du royaume.

La position relative des protagonistes dans l'étreinte sexuelle revêt, en effet, une importance symbolique élémentaire. Dans un chapitre intitulé "Du rêve d'Œdipe", l'onirocrite Artémidore explique : "L'union sexuelle ne suffit pas à elle seule à montrer les choses signifiées, mais, comme sont divers les accouplements et les positions des corps, c'est cela qui rend divers aussi les accomplissements". "[Rêve-t-on] qu'on pénètre sa mère, chair contre chair, dans la position que certains disent conforme à la nature et alors qu'elle vit encore [...] c'est bon pour tout conducteur de peuple et homme politique : car la mère signifie la patrie. De même donc que celui qui s'accouple selon la règle d'Aphrodite est maître de tout le corps de sa compagne si elle obéit et si elle est consentante, de même celui qui a eu ce rêve sera maître de toutes les affaires de la cité", au contraire, "si la mère est couchée sur le rêveur, c'est signe de mort, car la terre couvre les morts." (La clé des songes, ch. 79, souligné par nous). Avant de franchir le Rubicon, César fit courir le bruit qu'il avait rêvé qu'il s'unissait avec sa mère.

Ce savoir matrimonial, savoir des ordres qui est pouvoir d'ordre, Œdipe en est maître parce qu'il a été exposé, dépaysé, dé-territorialisé ou, c'est tout un, marqué de divin. Ce savoir s'acquiert pédagogiquement dans l'éloignement des images maternelles et se symbolise par une seconde naissance. Ce savoir est "ignorance" : Œdipe délivre la cité parce qu'il ne connaît pas sa mère. Absence de reconnaissance, déni d'origine valent ici conceptualisation du féminin. Tout masculin est un "pays" (bas latin pagensis : enfant du pays) dépaysé qui revient. Le retour du masculin "armé" fonde une pratique vraie des positions réciproques du masculin et du féminin et une théorie des institutions matrimoniales conforme à la procession naturelle.

Dans le "résumé de Pisandre", il est dit qu'Héra envoya la Sphinge contre les Thébains pour venger les droits du mariage bafoués par Laïos. Celui-ci, en effet, amoureux de Chrysippe, fils de Pélops, l'enleva à son père. Chrysippe se suicida et Pélops maudit Laïos, vouant sa lignée à l'extinction. Forme de l'éducation, on l'a rappelé plus haut, la pédérastie grecque avait un cadre institutionnel et l'aîné avait probablement pour devoir – comme l'indique l'histoire de Pélops – lorsque l'éromène avait atteint l'âge canonique, signalé par le premier poil de barbe, de lui trouver femme. La pédérastie hors contrat, "sauvage" ou à vie, c'est évidemment une lignée sans postérité. Le gouvernement de la Sphinge, c'est un masculin sans existence : dévorant les éphèbes, la Sphinge est par là identique et opposée à Laïos, un féminin étouffant comme Laïos est un masculin abusif. Deux pratiques dont Œdipe effectue un dépassement dialectique en tuant son père et en épousant sa mère.

L'acte d'Œdipe a valeur de modèle, mais le condamne à cette place hors socius qui est celle de l'homme sacré. Il libère la cité du tribut qu'elle payait à la Sphinge, jeunes gens et jeunes filles aussi bien, car il rend les sexes propres au mariage. Il change le pharmakos en katharmos. En tant que chef sacré, il est le point où se pensent et s'unifient les oppositions. Positivement : mais ce point est une absence ; négativement : et c'est le lieu d'une réjection. Comme Mélampous, l'homme aux Pieds Noirs, parce qu'exposés au soleil un jour que sa mère l'avait placé à l'ombre (Paul Kretschmer - 1923 : 59 - voit dans Melampous et Œdipe d'anciens dieux serpents, Glotta, XII) qui sait guérir l'impuissance des jeunes gens et la folie des filles (il poursuit, accompagné d'une troupe de jeunes hommes, les filles de Proitos ; il sait, dit Louis Gernet, faisant référence à Farnell (1976 : 44) "la danse qu'il faut pour les guérir"), comme Tirésias, l'homme qui a franchi la division sexuelle, Œdipe, marqué au pied et à l'œil, possède un savoir sur la vérité des sexes. Mais il est une médiumnité au-delà de tout savoir – comme il se plaît à le rappeler à Tirésias : "Car enfin, dis-moi, où te trouve-t-on devin clairvoyant ? Comment lorsque la chienne chantait ici ses vers, ne disais-tu rien aux citoyens que voici qui les sauvât ?" – qui marque le sexe comme la clairvoyance obscurcit l'œil, un engagement dans l'ordre familial et dans l'ordre de la génération : c'est l'inscription dont il a charge, la reprise en signification de l'origine ou "travail" de l'inceste. Œdipe aveugle, infirme (chez les Tragiques), selon un terme qui signifie aussi "impuissant", c'est l'être limite, dieu et monstre parmi les hommes. Lui, le seul à savoir l'homme, "supérieur à tous les hommes", nom de l'homme (dipous), qui sait prendre les oracles à l'endroit et renverser les inversions est, au plan de l'humanité, un parricide, un incestueux, un être qui confond les ordres générationnels (selon une assertion plusieurs fois répétée dans Œdipe-Roi). Dans la tragédie, l'homme au savoir enflé est ignorant de lui-même – il n'est nulle part – dans le mythe, c'est un boiteux, marque historique et structurelle de sa fonction : a-topique, hors genre, il est le lieu de la communication. Marqué de la terre par sa difformité, mais sauvé, donc marqué du ciel, il incarne la réunion des principes sous le concept de la culture. Il neutralise le charme maternel et tient unis, séparés et ouverts, La terre et le ciel. Il est en charge de cette communication réglée qui commande la fécondité cosmique.

La prouesse d'Œdipe a valeur de modèle ; elle libère la cité du tribut qu'elle payait au monstre. A cet égard, Œdipe s'apparente à Thésée dont la geste met en évidence la relation du cycle liturgique annuel et du cycle de la souveraineté, comme il a été rappelé plus haut (chapitre 2.10. : Climatérique de la souveraineté). L'histoire de Pélops, de même, se caractérise par une intronisation au terme d'une lutte avec le vieux roi (sur le thème frazérien de la lutte du jeune roi et du vieux roi : Cook, A.B. "Zeus, Jupiter and the Oak", Class. Rev. XVTI, 268 s. ; The European Sky-God Folk-Lore, 1904 ; Cornford, F.M. in Harrisson, 1912: 212-259) dont la princesse est l'enjeu. L'intronisation se réfère au mariage et au cosmos, ainsi qu'on le voit dans l'histoire de Pélops et d'Hippodamie (Apollodore, II, 4). "Le roi de Pise, Œnomaos, avait une fille, Hippodamie, et, ou bien parce qu'il était amoureux d'elle comme certains le disent, ou bien parce qu'il avait reçu un oracle selon lequel il mourrait de la main de celui qui épouserait sa fille, personne ne la prenait pour épouse. Il avait des armes et des chevaux qui lui avaient été donnés par Ares et il imposait aux prétendants une épreuve dont la main de sa fille était le prix. Le prétendant devait prendre Hippodamie sur son propre char et s'enfuir jusqu'à l 'isthme de Corinthe. Oenomaos le poursuivait aussitôt, en armes, et le tuait s'il l'attrapait". Pélops triomphe grâce au secours de Poséidon. On dit qu'Œnomaos faisait monter Hippodamie sur le char du prétendant pour l'alourdir ou pour distraire l'attention de son conducteur. C'est bien Hippodamie qui cause la perte ou la victoire du candidat ; Œnomaos "préfère" sa fille et s'accroche à elle comme à la souveraineté, car c'est sa possession qui symbolise le pouvoir. Elle est la terre, et son rapt figuré dans la course entraîne la mort du vieux roi. Une amphore du musée d'Arezzo (vide supra : chapitre 2.11 : La roue du temps et la mise hors course du vieux roi) qui représente la victoire de Pélops montre Hippodamie debout sur le char de Pélops "ressemblant plus à une déesse, remarque F.M. Cornford (1912 : 227) qu'à une fiancée qui vient d'être enlevée". Hippodamie est l'objet et le chrisme de la royauté, dans ce mariage qui réalise sous la forme d'un rapt la réunion du soleil et de la lune (symbolisme solaire de la course du char tiré par quatre chevaux). Mais c'est aussi le féminin cosmique à l'état "naturel", féminin que le mariage rituel capte ou transforme. Hippodamie est une "déjanire" (Déjanire est aussi nommée "Hippodamie" par Philargyrios dans ses Commentaires des Georgiques, 2, 456) , une androphone ; douze ou treize prétendants sont morts pour elle, et son père-mari ; on lui impute aussi la mort de Myrtilos qu'elle aurait séduit et calomnié. Elle est "Celle qui monte les chevaux", une amazone – comme la Sphinge : celle qui chevauche ; devant qui se compte le temps et s'évalue la souveraineté.

Le monstre meirakiophage (dévoreur d'adolescents) disparaît dans la clarté du concept. Tirer le monstre au jour, c'est tirer l'énigme de la différence des sexes au clair (vide supra : chapitre 2.09 : Souveraineté de la distinction). On voit comment Œdipe s'y prend pour tuer le monstre : il l'épouse. Le défaut d'initiation, défaut de répétition des genres, porte un risque de stérilité généralisée, les définitions sexuelles commandant le cycle de toutes les reproductions. Il y a dans l'adolescence l'expression d'une nature sauvage qui doit être exorcisée. Le parallèle entre génération naturelle et génération humaine se développe sur une opposition dialectique entre nature et société. Les fleurs sont dites les "enfants du printemps" ou les "enfants de la prairie" (Chérémon in Athénée, 608 d s.); la floraison est éclosion du cycle annuel, elle contient naturellement la promesse des fruits. Mais la fleur de la génération humaine, quant à elle, doit être convertie pour être en mesure de produire ses fruits. Arracher l'"âme folle" de la jeunesse, cet acte de définition des genres qui fonde l'ordre se dit dans la mort et la renaissance initiatiques.

Androgée, à cet égard, peut être considéré comme un doublet de Thésée (qui échoue là où ce dernier réussit : contre le taureau de Marathon, contre Egée lui-même), un patron agonique de la différenciation "androgène". "Le rôle dévolu à Androgée dans les Jeux, écrit Jeanmaire (1939 : 341) [...] est analogue à celui que des traditions, qui font rarement défaut dans la légende de fondation des plus fameuses réunions sportives, attribuent au jeune héros mort prématurément et, généralement, tragiquement [...] Le mythe des héros agoniques laisse souvent reconnaître clairement que le trépas prématuré a été, en réalité, la condition de l'ascension à une vie supérieure". La mythologie grecque expose le triste destin de héros dont les noms connotent l'exubérance printanière, l'éclat ou la pérennité de la végétation sauvage : Narcisse, Hyacinthe, Crocos, Cyparisse (cyprès), Carpos (fruit des champs) – Endymion. Tous ces personnages meurent dans la fleur de leur jeunesse – accident, suicide, malédiction – et renaissent dans la nature. Ce que signifie leur mort est probablement exprimé par la propriété que les Anciens attribuaient à l'hyacinthe, celle de retarder la puberté. Les marchands d'esclaves qui faisaient commerce d'adolescents en faisaient tel usage (Jeanmaire, 1939 : 530 : Dioscoride : 4, 63 ; Pline : 21,97). Retarder la puberté, c'est précisément le contraire de mener la puberté à terme, ce en quoi consiste l'initiation. La mort tragique de Narcisse, de Hyacinthe, de Cyparisse, de Carpos et leur renaissance dans la végétation naturelle fait d'eux, soit des avatars de cette "âme folle" que l'initiation arrache à la jeunesse, soit, quand leur histoire expose une fixation à l'adolescence, des modèles négatifs de la transformation initiatique. Cette fixation se marque par le refus ou par l'échec accidentel de la relation sociale et, spécifiquement, de la relation pédagogique.


Narcissus poeticus


Endymion non scriptus


L'histoire d'Adonis est ainsi rapportée par Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique. Adonis "en tant que mâle jouissait de Vénus, et en tant que femelle se donnait à Apollon." (Il cite comme source "Ptolémée fils d'Héphestion", dans Photius.) Adonis succombe dans un accident de chasse, mortellement blessé à l'aine par un sanglier. "L'endroit de la plaie semble indiquer quelque principe de jalousie", commente Bayle. [Métamorphoses, X, v. 715]. Le sanglier aurait été envoyé par Mars ou par Apollon. Du sang du héros naît l'anémone. "Proserpine devient amoureuse [d'Adonis] dans les enfers. Elle ne laissa pas d'avoir quelque compassion pour sa rivale désolée, qui demandait avec insistance la résurrection de son amant ; elle voulut bien consentir à s'en passer pendant six mois en faveur de Vénus. Il fut donc dit qu'Adonis passerait six mois avec Vénus et six mois avec Proserpine [...] On allégorise ce partage d'année, comme s'il fallait entendre par là, ou le temps que les semences sont successivement sous la terre et sur la terre; ou le temps employé par le soleil à parcourir tour à tour les signes méridionaux du zodiaque et les signes septentrionaux."


Anemone coronaria L.


La plupart de ces histoires dramatisent la nécessaire césure et le deuil de l'adolescence, elles conjurent l'incapacité de l'adolescent à dépouiller le jeune homme ou la pétrification d'une relation éducative par essence transitoire, puisqu'elle vise à faire du néophyte au terme d'une éducation (gymnique, cynégétique...) qui codifie l'activité virile, l'égal de l'initiateur. Il n'y a initiation réussie que s'il y a division, mort symbolique et retour de l'initié. – Zeus enlève Ganymède, parangon de la beauté juvénile, pour en faire un éternel adolescent. Ces héros, eux aussi d'une exceptionnelle beauté, et parfois aimés des dieux, meurent de tristesse ou provoquent une affliction mortelle à leurs amants. Cyparisse tue par mégarde un cerf familier ; accablé par cet accident de chasse, il demande aux dieux la grâce de pouvoir pleurer éternellement. Il est changé en cyprès, l'arbre de la tristesse. Carpos se noie dans une course à la nage avec son éraste Calamos (roseau), fils du fleuve (Méandre) ; à la suite de cet accident gymnique, Calamos se dessèche au bord du fleuve. Carpos est changé en fruit des champs. Hyacinthe est mortellement blessé par le disque lancé par Apollon ; cet autre accident gymnique provoque le désespoir du dieu qui fait alors pousser l'hyacinthe du sang qui coule de la blessure du héros.


Hyacinthoides non scripta (L.)
(autres appellations : Endymion non scriptus, Endymion nutans Dumor., Scilla non scripta (L.))


Hyacinthe meurt accidentellement d'un disque – ici marqué d'un symbole solaire – lancé par Apollon et détourné par Zéphyr.
Du sol taché de son sang naît la jacinthe.
Musée du Louvre, coupe attique, "peintre de Kléoménos", c. 500
(la coupe porte l'inscription : Kléoménos kalos).

Le thème du disque solaire et de l'héliotropisme (lumière, renaissance de l'année, distinction...) s'intègre ici dans un protocole de probation qui peut être aussi un rite d'habilitation au pouvoir. Ainsi, Persée, dans l'histoire d'Acrisios (supra), enfermé dans un coffre avec sa mère et abandonné aux flots, blesse-t-il mortellement son grand-père en lançant le disque. Le "meurtrier" est le maître d'armes ou le prétendant légitime. Le signifiant solaire exprime la succession (et la mort) des cycles agraires, des climatères, des générations et des souverainetés (vide : chapitre 2). La problématique sacrificielle de l'Inde ancienne associe la manifestation (l'ouverture cosmique) à la mise à mort d'un être démoniaque (ou de Visnu) dont la tête devient le soleil. L'arme peut être le foudre d'Indra, le chakra de Visnu ou, quand Visnu est la victime, la corde de son arc (vide : L'aigle et le serpent : note sur l'acte sacrificiel en Inde ancienne, 2 in fine). Selon une version de la geste de Persée connue par Lactance Placide (scholie à la Thébaïde de Stace, I, 255), le héros use de la tête de la Méduse, à l'instar du disque dans les versions antérieures, comme d'une arme. La mort rituelle est la condition formelle de tout changement d'état et de toute succession, mais aussi la condition de la mise en ordre de la profusion naturelle.

L'indifférence cynique de Narcisse provoque la mort d'Ameinias qui se suicide avec l'épée que Narcisse lui a fait envoyer en réponse à ses avances. De retour d'une chasse solitaire, alors qu'il se désaltère dans une source, Narcisse est capté par sa propre image ; incapable de s'arracher à cette fascination, il se laisse mourir de consomption ou se suicide. L'affinité de ces personnages avec l'élément liquide – quand ils se "liquéfient" puis renaissent en tant que première efflorescence du ruissellement de printemps – connote l'écoulement des formes caractéristique du flux vital, ou, quand le plan d'eau capte hypnotiquement un double mortel, l'engourdissement – le parfum du narcisse est narcotique – de l'élan évolutif qui définit l'humanité. L'initiation définit donc la mort de Narcisse (la Sphinge, disait-on, préférait les jeunes gens les plus beaux), le deuil et la tristesse d'une mort nécessaire à l'insertion des adolescents dans les catégories sociales. Le dépouillement de cette exubérance naturelle pourtant identique à la vie, perpétré à la faveur de l'inachèvement sexuel du jeune, est un achèvement. Dans les versions anciennes du mythe, Narcisse se prend pour un autre. Apprendre à l'adolescent quel il est, conjurer le narcissisme et faire advenir à la société, c'est le dessein commun des initiations.

Références

Bayle, P. (1820) [1696] Dictionnaire historique et critique, Desoer, Paris.
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(références à compléter...)

Fin du chapitre 9



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