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Copyleft : Bernard CHAMPION
2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image
1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2- Les trois pierres du foyer

3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
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le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache (film 40')
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

La troisième pierre du foyer :
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano

Communication au séminaire international : "Écrire dans l'Océan indien : silence, censures, oublis"
Université de Maurice, 5-6 mars 2004.


L'ethnologue est un quémandeur perpétuel – se serait-il donné pour règle une ethnographie "light" et prêtant au cours des choses l'attention flottante d'un témoin ordinaire. L'irruption de l'inattendu, qui révèle ce qui a été non vu, non dit ou censuré : le sens (à l'instar du protocole expérimental de l'HAS, la "succion non nutritive" qui permet de faire le relevé des compétences cognitives du nourrisson) est le lait de cet intérêt patient et respectueux pour la société qui l'accueille. Il faut trois pierres pour faire un foyer. Au milieu de la place centrale d'Ambila, sur le sommet arasé de la colline qui reçoit les maisons collectives des différents lignages, trois pierres, "comme les trois pierres du foyer", représentent les clans fondateurs. Telle est l'explication reçue. Oui, il y a bien trois pierres, mais en réalité, seuls deux clans comptent vraiment – sans que soit précisée au visiteur la nature de cette différence entre les deux clans qui comptent et le troisième. Et l'on passe à autre chose… Un intérêt (ethnographique) du rituel, c'est qu'il met le politique en représentation et donne à voir la hiérarchie. C'est ainsi l'observation du rituel du nahandrobe, "le grand repas" qui, tous les trois ans, réunit les habitants de la vallée à Ambila qui nous a permis d'appréhender plus exactement la hiérarchie politique en cause et l'histoire récente de la région. Les "trois pierres du foyer" sont en effet… deux. Et le troisième clan, comme le confirme le déroulement du nahandrobe, est en position subordonnée.

L’information en cause, contenue en réalité dans l’étymologie, on le verra, n’est pas une information qui a été dérobée à l’enquêteur. Non, elle relève davantage, aux yeux des informateurs, du non signifiant, de ce qui n’est donc pas identifiable à titre d’information. Les événements, en effet, ne suffisent pas à faire l’histoire, il y faut une identité : une conscience. Le point de vue fait le sens. De la manière dont on qualifie, par péjoration, un événement de "non événement", pourrait-on parler, en l’espèce, sans intention dépréciative, de "non fait". Ce dont il va s’agir ici concerne ceux qui n’ont pas voix au chapitre de l’histoire.

*

Ambila, sur la côte Sud-est de Madagascar, fait partie du pays Antemoro, défini par les anciens comme le pays des 7 embouchures. Les Antemoro disent être venus de La Mecque, ayant fui des troubles politiques et à la recherche d’un établissement favorable le long de la côte Est de Madagascar. Une vache fétiche, embarquée sur la côte africaine, aurait marqué par un beuglement ou un raclement de sabot l’embouchure de la Matataña, site d’établissement de la royauté d’Ivato, où l’on peut voir aujourd’hui les tombeaux des fondateurs de la dynastie. Lors d’un second voyage, après un retour au point originel de la migration, un nouveau groupe d’immigrants, accompagné de deux femmes, s’installe (récit du roi d’Ivato, recueilli en janvier 1998). Les Antemoro font donc alliance avec des populations locales. Le choc des cultures est souvent un conflit d’"outils". Les deux clans d’immigrants ont la connaissance, l’un des choses du ciel, l’autre des choses de la terre, du pouvoir temporel et du pouvoir religieux. Ils apportent l’écriture et une "magie supérieure" qui leur permet d’assujettir les populations locales. La possession des Sorabe, textes à dominante astrologique, et la connaissance des rites sacrificiels permettent ainsi aux nouveaux venus d’asseoir une domination exprimée par l’enrôlement des tributaires dans les rizières, les pâturages et les armées et par le privilège de l’abattage (justifiant l’attribution de la croupe de tout animal sacrifié).



Ambila et Loharano (google earth)

À la fin du XIXème siècle, les assujettis, globalement désignés par l’appellation de Fanarivoana, "pourvoyeurs de richesses", puis d’Ampanabaka, "ceux qui se séparent" ou "ceux qui trompent", se révoltent contre l’aristocratie Antemoro. C’est l’ady sombily : la "guerre pour l’abattage des bœufs". Les Amapanabaka s’approprient les rizières et sacrifient désormais pour leur propre compte. Les dominants trouvent protection auprès des Merina, qui ont établi une garnison dans la région. L’occupation française substitue un autre "outil" de domination à cette féodalité exercée par le monopole des rites (possession du calendrier et du couteau sacrificiel), par une stricte endogamie et par une morgue hiérarchique explicitement dénoncée parmi les motifs de la révolte.

Ambila est ainsi un village émancipé de la féodalité Antemoro. La place centrale du village, au sommet de la colline, donne à voir la constitution : trois blocs de pierre – "comme les trois pierres du foyer" – qui représentent les clans fondateurs sont disposés au centre de la place. De part et d’autre de la pierre centrale, deux poteaux, d’inégale hauteur, où l’on suspend la bosse du zébu sacrifié, représentent la fonction sacerdotale et la fonction guerrière. Une division Nord/Sud, explicitement marquée, coupe le village en deux et une division correspondant aux groupes fondateurs, organise la rotation aux fonctions cheffales.



Les trois pierres et les deux poteaux de fondation

Dans cette disposition spatiale, chacun des treize clans possède une traño-be (litt. "grande maison") qui se distingue en effet par ses dimensions des habitations ordinaires, édifiées à proximité. C’est à la fois un lieu de réunion, un lieu de culte, une habitation pour le représentant élu du clan et un hébergement occasionnel pour les habitants d’autres villages venus pour une solennité. Chacune des trois unités de base possède un chef (mpanjaka), chaque maison collective est dirigée par une "tête de maison" (loha-trano) et le village par un souverain dont la charge est triennale. La trañobe du roi en exercice se distingue par la possession d’un récipient (vata), haut d’environ 80 centimètres, fait d’un tronc d’arbre évidé, muni d’un couvercle, parfois enveloppé de nattes et contenant, avec le riz et le miel, les attributs de la royauté dont la conque et un bouclier de peau utilisé lors de la circoncision. Ce récipient est déposé à l’angle nord-est de la trañobe.

Le roi est en réalité la personnification de la volonté collective, exprimée par le conseil des anciens et on l’a parfois décrit comme un roi de parade voire, selon une explication recueillie sur place, comme un homme de paille destiné à préserver les anciens des humiliations de l’administration coloniale. Un système de classes d’âge, dont la hiérarchie se déploie dans les différents rituels, organise en fait la vie économique et sociale.

*

Quand on pénètre sur la place du village, on a immédiatement le sentiment d'être en présence, avec cette répartition, formant le rectangle de la place, des différentes maisons collectives et, au centre, trois pierres de fondation disposées entre les deux poteaux qui symbolisent la relation avec les ancêtres, d'une occupation de l’espace qui est tout sauf aléatoire. Il faut donc trois pierres pour faire un foyer. Et l'on s'attendrait (naïvement sans doute) qu'aux trois pierres du foyer correspondent trois clans. Cette idée, en réalité, ne nous a jamais été énoncée comme telle. À l'inverse, quand on formule cette proposition, on s'entend répondre oui, il y a bien trois pierres, comme les trois pierres du foyer, mais en réalité il n'y a que deux clans. Le troisième clan, en somme, ne compterait pas vraiment. Il y aurait donc clan et clan : clan et clone. Mais encore ? C’est ce que l’observation du rite du nahandrobe qui s’est tenu le 19 mars 2001 va nous permettre de préciser.

Le rite du Nahandrobe, qui réunit tous les habitants de la vallée en une cérémonie d’action de grâces et de propitiation, a normalement lieu tous les trois ans. Le dernier nahandrobe s’est tenu en mars 1998. Les garageha (les anciens) d’Ambila ont arrêté la date du 19 mars 2001 et ont demandé aux villages cadets de se tenir prêts. Mais la situation économique et sanitaire : des inondations à répétition, une épidémie de choléra qui a obligé les autorités administratives à fermer les tombeaux collectifs, l'incendie qui, en décembre 2000, a ravagé toutes les "grandes maisons" du village d'Ambotaka (ce qui pose la question de la capacité de ce village à participer aux dépenses collectives), tout cela explique que le rite du nahandrobe sera, cette année, remplacé par un rite substitutif qui en tiendra lieu, le Telo vilañy (les "Trois marmites").

Nous sommes de retour le 18 Mars. Discutant des préparatifs en cours, il apparaît que le rite substitutif en cause est largement ignoré des jeunes. Le dernier telo vilañy a eu lieu en 1968 ou 1970… Iaban’i Vaño, le prêtre des Antebe est passé. Nous souhaitons filmer la cérémonie et il est décidé qu’une délégation se rendra chez les Antebe pour présenter notre demande – simple formalité, d’après Iaban’i Vaño. Membres (honoris causa) de la classe d’âge des garageha mainty et à jour de nos cotisations, nous serons de la délégation. Tôt le matin, une agitation inhabituelle se remarque au village. Chaque participant à la fête, qui suivra le rite dans sa propre trañobe (du côté paternel), doit déposer dans la grande maison de sa lignée maternelle un fagot de bois pour les hommes et un paquet de feuilles de ravinala, pour les femmes. La trañobe récipiendaire offre du betsabetsa en échange. Le rite de nahandrobe est normalement marqué par l'immolation d'un zébu gras dont on suspend la bosse sur le poteau du fatrangeña. Pour le rite de telo vilañy, pas de zébu, mais trois marmites contenant : du poisson de mer en provenance de Loharano, du poulet et du riz.

À la tombée de la nuit, toutes les maisons d’Ambila (qui sont parfois inhabitées, car ce sont des maisons familiales – n’appartenant pas à un couple en propre) s’animent du bourdonnement des conversations et des bruits de préparation du repas du soir. La journée a été occupée par les villageois aux travaux de repiquage du riz vatomandry. Circulant entre les maisons pour procéder à notre propre installation, la présence des visiteurs se signale par une agitation inhabituelle, comme s’il y avait une fête privée en préparation dans chaque habitation, une circoncision familiale ou une demande en mariage…



Entre maisons et greniers...

Le lendemain, nous nous rendons en délégation, comme convenu, dans la trañobe des Antebe pour présenter notre requête. Après que les trois litres de rhum aient été déposés devant la porte de l'Est, à proximité des garageha et des ampisorona, Iaban’i Justin formule notre demande de pouvoir filmer et photographier la cérémonie. Il nous présente comme ses hôtes et explique qu’il ne veut pas encourir le reproche de décider seul des affaires concernant le fatrangeña, comme cela s’est passé pour l’"affaire du tombeau" (voir la page : Zafimahavita). Iaban’i Vaño, le prêtre des Antebe, lui répond et, tout en répétant la demande, laisse la décision à l'assistance. Un garageha, que nous n'avons pas réussi à identifier immédiatement, prend alors la parole pour répondre à Iaban’i Vaño. Sa réponse est claire et nette : nous pouvons assister à la cérémonie, voir de nos yeux et entendre de nos oreilles, mais nous ne pourrons ni filmer ni enregistrer. Un lourd silence suit cette prise de position. Iaban’i Vaño, maître de cérémonie, ordonne alors la distribution du rhum. Un ampanompo fait la tournée en commençant par les anciens. La discussion s'anime autour de nous, on déplore cette décision, mais il est clair que, dès lors qu’un seul s’oppose, rien ne peut être entrepris. Après la distribution de rhum, les hôtes des Antebe prennent congé et s’en retournent dans leur propre trañobe. Nous revenons chez les Antelohoñy Mainty.


Le faîte de la grande maison des Antebe

Pendant ce temps, sur la place centrale du village, à l'Est des trois pierres marquant le centre de la place, les ampanompo (les "corvéables") installent les foyers pour les trois marmites : trois foyers dans la moitié Nord pour les Antehofiky et trois foyers au Sud pour les Antelohoñy. Les supports des marmites ne sont pas en pierre, comme de coutume, mais constitués par des troncs de satrana (latanier), qui résistent au feu. Les fagots pour alimenter le feu ont été apportés, ainsi que trois grandes marmites. Les trois foyers serviront à la cuisson du riz, du poulet et du poisson de mer séché. Les feux sont d'abord allumés chez les Antehofiky. On fait bouillir l'eau qui servira à la cuisson du riz. Pour la circonstance, les garageha ont demandé aux jeunes filles d'aller puiser l'eau de la Manañano et non l’eau du puits. Les femmes ont déjà trié le riz pour enlever les impuretés, mitsimpona antatry. On fait aussi bouillir de l'eau pour plumer les poulets qu’on a égorgés sur le pas de la porte de la grande maison, la tête tranchée au couteau, les deux ailes et les deux pattes tenues sous la plante du pied. Il faut "trois pierres pour faire un foyer" mais, on le voit, le rituel met en scène deux clans, les clans fondateurs, les Antehofiky et les Antelohoñy. Or, nous allons assister, ce matin 19 mars 2001, à un infléchissement imprévu du rituel qui constitue une manière de prise de parole et de revendication d’identité de la "troisième pierre du foyer".

Pendant que les Antehofiky et les Antelohoñy préparent la nourriture qui sera offerte aux ancêtres sur l’autel spécialement édifié pour l’occasion, à l’Est de la place, les Antevelo, se sont mis, eux aussi, à la surprise générale, à édifier trois foyers, dans la partie Ouest, à proximité de leurs trañobe, au Nord-ouest de la place. Les Antevelo sont affiliés aux Antebe, en position subordonnée. L’étymologie de leur nom dévoile leur origine (et aurait dû nous permettre, si nous avions été plus attentifs, d’anticiper ce qui allait se passer). Ils sont dits, en effet, Antevelom-bazaha, (appellation abrégée en Antevelo) : "Ceux qui ont reçu la vie des vazaha". La colonisation française a officiellement libéré les esclaves et l’administration les a intégrés dans le système traditionnel, sur le modèle des clans déjà existants, ici, en l’espèce en les regroupant avec les Antebe, numériquement moins nombreux que les Antelohõny. Les descendants d'esclaves, auxquels se sont agrégés d’autres groupes de diverses origines, font donc partie du clan Antehofiky (Antebe no Velo, dit-on). Mais, dans cette organisation politique fondée sur la dualité Antehofiky/ Antelohoñy, les Antebe n’ont abandonné aucune de leurs prérogatives en prenant, sous la pression coloniale, les Antevelo sous leur protection. Ceux-ci, en se dotant progressivement de structures imitées des clans fondateurs et en élisant un "roi", se sont engagés dans une démarche qui est à la fois de reconnaissance et d’assimilation vis à vis des clans originels, dits Antetampolo, "maîtres de la terre" sur la tany be (la "grande terre"). Car ces concessions formelles n’ont pas entamé la juridiction et la maîtrise rituelle des clans fondateurs. La participation des Antevelo au nahandrobe est, elle aussi, formelle. Paraissant assumer leur position de subordination, ils font sans doute comme les "grands", mais en petit. Leurs foyers et leur autel paraissent être, par rapport à ce qui se passe dans la moitié Est de la place (pourrait-on dire en forçant le trait) ce que la dînette est à la cuisine…

Les ampanompo commencent maintenant à dresser les autels pour l'offrande à Zañahary et aux ancêtres : un pour les Antehofiky, un pour les Antelohoñy. Quatre poteaux vont supporter un lattis situé à environ un mètre trente du sol, confectionné en bois d'eucalyptus. Ce lattis sera nappé de feuilles de ravinala. C’est là qu’on déposera l'offrande à Zañahary et aux ancêtres. Cet autel est dénommé farafara, du nom de l’étagère, située au-dessus du foyer, qui sert à stocker le bois pour la cuisine et où l’on met aussi le paddy à sécher par temps de pluie. La cuisson terminée, les marmites sont amenées à l'intérieur de la trañobe. Avec des feuilles de satrana, on confectionne des barquettes pour contenir le poisson et le poulet. Ces feuilles sont plus rigides que les feuilles de ravenale et peuvent supporter la chaleur. À l’extérieur, les ampanompo ont démonté les trépieds sur lesquels on a fait cuire la nourriture. Ils éteignent les feux en les arrosant d'eau et en les étouffant avec de la terre provenant des trous qui ont été creusés pour fixer les supports des marmites. Une partie du riz va servir d'offrande à Zañahary et aux ancêtres. Ce riz est disposé sur une feuille de ravenale tandis que les morceaux de poulet, le bouillon ainsi que le poisson sont mis dans trois barquettes en satrana. Le tout est placé sur l'autel. Les prêtres des deux clans fondateurs sortent ensemble de la grande maison pour se placer à l'Ouest des autels, faisant face à l'Est. Tous les assistants, la tête découverte, se sont répartis sur la place, derrière les garageha, libérant la partie Est de la place. Il est midi et le soleil est ardent.

Le prêtre des Antehofiky commence l’invocation. Il lance les trois cris : Houh! Houh! Houh! puis appelle Zañahary (qui peut se trouver aux quatre points cardinaux). Il expose ensuite les raisons du telo vilañy. Elles sont de trois ordres. Les cyclones ont causé des inondations qui ont affecté trois récoltes successives ; le choléra a entraîné la fermeture des tombeaux et les morts doivent maintenant être inhumés dans des fosses individuelles, à même la terre, à Antanifotsy (à proximité de la colline des tombeaux, Marolengo), en attendant que les autorités sanitaires autorisent la réouverture ; l’incendie qui a ravagé le village d'Ambotaka et qui a profondément frappé toute la population de la vallée de la Manañano. Tous ces malheurs amènent le prêtre à implorer le pardon (mivalo) de Zañahary au nom de la communauté. Pour matérialiser cette demande de grâce (fivalozana) et pour sceller la réconciliation entre Zañahary et la communauté des vivants, il lui offre le riz, le poisson et le poulet en lui demandant un avenir meilleur pour ses enfants. Il remercie Zañahary d'avoir accepté cette offrande et le convie à retourner dans sa demeure. Il appelle ensuite les ancêtres en formulant la même prière (sans toutefois mentionner de nom d'ancêtre). L’invocation terminée, le prêtre des Antelohoñy, à son tour, après avoir lancé les trois cris, formule une même demande pour les siens. Il appelle les ancêtres de son clan et, la prière finie, il cite la formule consacrée : Zañahary tsy mba ela homana , "Zañahary mange sa part en un instant". Aussitôt, les jeunes hommes, qui se tenaient postés à proximité des autels, se précipitent sur la nourriture destinée à l’offrande, comme s’ils se disputaient le repas des ancêtres, provoquant la chute et la destruction des autels. L’essentiel de la nourriture est maintenant répandu à terre ou a disparu… L’offrande et la consommation terminées, les anciens des Antehofiky et des Antelohoñy regagnent leur trañobe, sans prêter attention aux Antevelo qui vont, à leur tour, formuler leur prière. Ils expriment une demande identique, sans toutefois citer de noms d'ancêtres (dont ils sont censés être dépourvus). Le même scénario se répète pour la destruction de l’autel où la nourriture a été déposée. En quelques minutes, toute trace matérielle de la préparation qui a occupé la place toute la matinée a disparu.

Dans les "grandes maisons", les garageha ainsi que les membres de la lignée consomment la nourriture préparée avec celle dédiée à Zañahary et aux ancêtres. C'est un repas symbolique marquant la communion des membres des trañobe. Le riz est servi sur une feuille de ravinala et le bouillon de poulet dans une assiette émaillée. On mange d'abord le riz avec ce bouillon, puis les morceaux de poulet sont distribués par les femmes. Dans chaque maison, on a préparé un repas en prévision du passage des parents venus pour la célébration du rite. L'après-midi est consacré à des visites, occasionnant des offres de rhum. Des éclats de voix et le passage de quelques hommes ivres marquent le caractère festif du jour. Mais beaucoup des participants rentrent déjà dans les fotro, car le repiquage du vatomandry n’est pas achevé et il faut travailler à préparer les rizières pour le vary hosy.

*

La réalité est bien là, mais le sens ne se révèle que progressivement à l’observateur, qui doit le construire. L’observation du nahandrobe a ainsi unifié sous nos yeux un certain nombre d’informations éparses et permis de les regarder comme les éléments d’un même "puzzle". Nous sommes rendus chez le père d’un roi des Andremaro (clan Antevelo) et de retour chez Iaban’i Justin, lui rapportant notre visite, celui-ci s’est exclamé : "Vous êtes allés chez mon pire ennemi ! ". Il nous explique que cet homme a voulu faire emprisonner son fils, Georges… sans nous en dire davantage sur les raisons de cette hostilité. Sur le chemin de retour de cette visite, le fils de cet homme nous a appris que son père était propriétaire d’un terrain de sept hectares, borné, qui lui a été donné par les Français, après l’insurrection de 1947. Et il nous précise qu’il souhaite que son propre fils continue ses études afin d’être en mesure de faire valoir ce titre de propriété… Les événements de 1947 donnent vraisemblablement la clé de tout cela. On peut supposer que, lors de l’insurrection, ceux qui doivent la liberté (la "vie") aux vazaha prennent le parti de leurs libérateurs, contre les insurgés. Pour prix de cette fidélité (ou de cette trahison), les vazaha récompensent leur allié, en l’espèce l’"ennemi" de Iaban’i Justin, d’un terrain borné de sept hectares (le droit au sol selon l’ordre traditionnel étant exprimé dans les généalogies et non, bien entendu, dans ce type d’acte écrit).

L’histoire de la vallée de la Manañano pourrait donc se résumer comme suit. Deux groupes "originaires", se réclamant d’une autochtonie sans antécédence à tout le moins, occupent la vallée : les Antehofky et les Antelohony. L’arrivée des "islamisés", qui marquent leur emprise politique dans l’organisation sociale et dont les "signes" sont les embouchures (interdit de consommation de porc à Loharano), la prise de possession des lacs sacrés et le type de circoncision collective qu’ils pratiquent (en relation avec Vohipeno), alors que les autochtones pratiquent une circoncision familiale, est à l’origine de la féodalité dont les Ampanabaka s’émancipent à la fin du XIXe siècle. (Une hypothèse parallèle peut être faite, selon laquelle l’installation des clans fondateurs dans la vallée aurait eu lieu sous la féodalité Antemoro). Les Français font la conquête de Madagascar alors que la révolte des Ampanabaka contre les aristocrates est en cours. Les "islamisés" trouvent refuge auprès des Merina, puis des Français. La colonisation française, après la pénétration merina et la révolte des Ampanabaka, bouscule la structure hiérarchique fondée sur le monopole du sacré et l’inégalité des hommes. Les Français libèrent les esclaves et nivellent les ordres. L’insurrection de 1947 peut être comprise comme une deuxième révolte contre les dominants. Dirigée par les Ampanabaka, elle réactive indirectement l’ancienne hiérarchie : "Ceux qui doivent la vie aux vazaha" prennent le parti de leurs "libérateurs". L’écrasement de l’insurrection réaffirme l’ordre colonial et l’accession de Madagascar à l’indépendance avalise formellement cette égalité qui est au principe du gouvernement des hommes et de l’administration des choses à l’occidentale. Dans les consciences, et dans la conscience historique des acteurs, cette révolution n’a pas fondamentalement modifié les valeurs et les représentations. L’égalité formelle instituée par le colonisateur, "inventant" un clan sans pouvoir, un clone sur le modèle des clans existants intégré à l’un des clans fondateurs, n’a pas produit d’égalité. Sans doute, confortés par le message des Églises, ceux à qui la tradition n’assigne ni ancêtres ni droit au sol, les Antevelo, réclament-ils une réelle reconnaissance. Mais si cette donnée fondamentale de la structure politique traditionnelle n’est pas apparue lorsqu’on nous a fait l'histoire de la vallée et de son peuplement, c'est qu’elle est dénuée d'importance et, vraisemblablement, ce qui ne laisse pas d’étonner, dénuée d'importance pour ceux-là même qu'elle concerne… Elle ne nous a pas été dissimulée. Paradoxe que d'avoir choisi d'enquêter chez d'anciens tributaires, les Ampanabaka, pour échapper à la morgue convenue du discours aristocratique et se retrouver vérifier, dans la bouche des tributaires, le proverbe qui dit qu'on est toujours le supérieur de quelqu'un…



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