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présentation générale du site

3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après
2- Barreaux (en construction)
architecture créole
3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles
dans la mondialisation (dossier pédagogique)
5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)
6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)
7- Le grand Pan est-il mort ? :
hindouisme réunionnais, panthéisme, polythéisme et christianisme
8 - "La 'foi du souvenir' :
un modèle de la recherche identitaire en milieu créole ?





Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable
sur la page d'accueil
(2 Go, 1900 pages au format A4)
voir
SOMMAIRE


anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures






Notes sur l'hindouisme à la Réunion
(Fiche pédagogique)

*

La présence indienne à la Réunion est principalement liée à la culture de la canne et à un statut juridique spécifique : l'engagement.

L'engagé signe un contrat de travail qui le lie pour une durée de 5 ans en général à un engagiste, perçoit un salaire, garde sa liberté de culte et bénéficie de la possibilité de retour à la fin de son contrat.

Autrement dit l'expression de la religion indienne à la Réunion est, dès l'origine, publique et officielle.

Ce qu'on appelle aujourd'hui les temples de plantation (par opposition aux temples récents ou aux temples urbains - certains sont d'ailleurs classés au patrimoine) sont les témoins du culte célébré par les premiers engagés.

La fidélité aux formes originelles : on dit souvent que les engagés ont pratiqué leur culte de manière très imparfaite, n'ayant pas de spécialistes parmi eux. Avec quels objets religieux, quels livres sont-ils venus ? Il y aurait une enquête à mener, de manière exhaustive (des informations parcellaires existent) chez les descendants des pour reconstituer, à partir des archives familiales, ce bagage religieux des engagés.

Un élément de réponse avec cette carte postale qui date du début du XXe siècle…




Terrou ou Radou, chariot des Indiens (carte postale, début du XXe siècle)


et cette photographie que j'ai prise à Pondichéry en 2006 :



Si l'on met côte à côte les deux images, on ne peut qu'être frappé de la similitude…


*

Voilà pour une introduction par l'image.
Je vais maintenant aborder le dossier sous plusieurs angles et proposer :
une approche historique,
une approche ethnographique,
une approche théologique, pour finir par
l'aspect juridique, savoir le statut du sacrifice animal dans un environnement républicain.

L'approche historique :

C'est le rappel des conditions de recrutement des engagés et de la manière dont la société coloniale a perçu la religion des engagés.

Les faits historiques et économiques : La présence des Indiens à la Réunion est bien sûr liée à la culture de la canne.

En raison de catastrophes naturelles (notamment un cyclone en1807-1808) et de la mévente du café, les planteurs de la Réunion se convertissent, au début du XIXe siècle, à la culture à la canne, jusque-là exploitée pour son vin (le frangourin) ou son alcool (l'arak). Mahé de la Bourdonnais, gouverneur général des Isles de France et de Bourbon à partir de 1735, rapporte dans ses mémoires (1892, 1998 : 29) être à l'origine de la culture de la canne (et du manioc) dans les îles.

Bois-Rouge :
Un employé de la Compagnie des Indes, originaire de Bourgogne, chargé de liquider les biens de la Compagnie à Bourbon, épouse en 1742 la fille d'un forban anglais ayant lui-même épousé une fille de "Panon l'Europe", l'un des plus riches colons de l'île durant la première moitié du XVIIIe siècle. Ce mariage lui apporte en dot quatre esclaves, 400 piastres de rente, des meubles et un terrain d'habitation de 12,5 h. au quartier Sainte-Suzanne. C'est le fondateur de la "dynastie" Bellier dont le nom sera associé à Bois-Rouge.
Son fils, François-Xavier Bellier dit Montrose (1766-1846) est à l'origine de la création du domaine et de la sucrerie. Dans les années 1820, il est à la tête d'une exploitation de plus de 150 hectares. Dès 1822, la vapeur remplace le moulin à manège à Bois-Rouge, la sucrerie est pourvue d'une "pompe à feu" importée d'Angleterre.... (Leveneur 2006 : 7)



Jean-Baptiste Louis Dumas_
Demeure de François-Xavier Bellier-Montrose (1830). Archives départementales de la Réunion ( 98 Fi 40)

En 1831, 307 esclaves sont dénombrés sur le domaine (219 à l'abolition). Au début du Second Empire, Adrien Bellier-Montrose dirige deux exploitations totalisant 307 hectares. La période qui va de 1851 à 1861, exempte de cyclone majeur, est une période de prospérité pour les planteurs. Une nouvelle variété de canne et l'utilisation du guano ("nouveau et précieux aliment de fret pour les navires qui fréquentent nos parages [...] le guano a révélé à la colonie ses merveilleuses propriétés" - Imhaus Georges, Notice... p. 94) permettent une amélioration des rendements. Cette période est aussi celle de l'essor de l'engagisme.

L'exploitation de la canne à sucre requiert la concentration en un même lieu des différentes étapes de la production de sucre. Le vesou ne se conservant pas, le champ et l'usine doivent être proches, le "moulin à sucre" fait partie de la plantation. La culture de la canne a ainsi été à l'origine d'un des déplacements de populations, forcé ou volontaire, les plus importants de l'histoire (voir la note lecture de : Sucre blanc, misère noire.)
Un inventaire de 1870 du domaine de Bois Rouge dénombre dans le camp 250 indiens, 20 cafres et 13 malgaches. Les engagés logent dans six calbanons (longères), détruits dans les années 60. La plupart des engagés indiens fuient les conséquences d'une succession de famines qui affecta le sous-continent au XIXe siècle et spécifiquement l'Inde du sud en 1861.

Les arrêtés et conventions réglementant l'introduction des Indiens à Bourbon garantissaient le respect des coutumes des engagés et, ainsi que le spécifie une convention franco-anglaise passée en 1861, le droit pour ceux-ci de suivre librement leur culte. Ces conventions (25 juillet 1860 et 1er juillet 1861) permirent, jusqu'au 2 février 1885, date de l'arrivée du dernier bateau de coolies, l'inscription de 117 817 Indiens au Service de l'immigration. (À la date de l'abolition, la Réunion compte environ huit mille Indiens pour une population de 110 000 habitants). Les temples de plantation sont nés de cette opportunité. En 1870, cinq temples sont recensés sur les propriétés d'Adrien Bellier-Montrose.__Comparé à la société indienne, où la naissance fait la spécialisation professionnelle et le destin social, le milieu bourbonnais est d'une altérité radicale - de même que les figures du panthéon indien restent incompréhensibles pour les chrétiens : "On entendait à l'école : 'Les Indiens, ils adorent le diable'"... Dans ce monde clos et presque autarcique qu'est la plantation, le temple est la forme visible de l'identité indienne au milieu d'engagés ou de travailleurs malgaches, africains, créoles et le rituel un moyen de survivre aux conséquences du déracinement. Le sacrifice animal à lui seul, dans ce milieu christianisé, est un effecteur d'identité. Il rassemble les officiants et les fidèles en une intention religieuse dont la victime animale est la matérialisation. La solidarité émotionnelle créée par le sacrifice constitue un bénéfice collectif qui permet de résister au modèle dominant et à la diffraction identitaire de la société de plantation.

Une approche ethnographique :

Je vais parler de la cérémonie qui se déroule à la fin de chaque année et qui culmine le 2 janvier à la chapelle de Bois-Rouge.

C'est le lien ancestral avec les premiers engagés et la commémoration de leur implantation à la Réunion que les Indiens entendent préserver par le sacrifice sanglant. Le temple de Bois Rouge est représentatif de cet hindouisme originel et villageois. Les temples de plantation sont associés à l'identité de leurs fondateurs et le rituel, hommage nominatif à leur mémoire, est une répétition de l'enracinement des pères. Protecteurs tutélaires, les pères sont à ce titre des goulou. Un sentiment d'allégeance et de reconnaissance anime les responsables des temples. Pour les fidèles d'aujourd'hui, le temple de la plantation est aussi un patrimoine à préserver et à transmettre.__

Jusque dans les années soixante, les fidèles sacrifiaient un cabri au début de la campagne sucrière à l'entrée de l'usine, avant le broyage des premières cannes. Le sang servait symboliquement à la lustration des broyeurs. En 1992, le temple originel a été déplacé en raison de la construction d'une centrale thermique transformant la bagasse, jusque-là inutilisée, en énergie vapeur. Ce déplacement, désavoué par certains responsables du temple, montre la représentation que les fidèles peuvent se faire de la relation de la déesse - et de la crainte que celle-ci peut inspirer. Un consultant indien fut requis et un carême entrepris pour opérer le transfert. L'usine fit l'acquisition d'un terrain de 5000 m2 et fit un don de 800 000 F pour l'édification du nouveau temple. Les ouvriers de Bois Rouge sont en majorité des descendants des premiers engagés et l'usine fait un don chaque année au temple, par l'intermédiaire de son directeur qui entretient ce lien originel.
Déroulement du rituel (principales phases)__
Le temple de Bois Rouge est donc le théâtre, tous les 2 janvier, d'une fête dédiée à la déesse Karli qui constitue, avec les marches sur le feu, l'une des manifestations les plus spectaculaires de l'hindouisme réunionnais. Au cours de cette fête, qui attire plusieurs milliers de fidèles, 800 cabris et 2 000 coqs sont décapités.

Bois-Rouge. Le Quotidien, 3/1/2009 (Photo Raymond Wae-Tion)

La cérémonie commence le 25 décembre par un bain rituel aux divinités dans la rivière la plus proche du temple. Le cortège, portant les emblèmes de Shiva, va puiser l'eau qui servira à la purification. Ce même jour auront lieu plusieurs rituels qui permetttent aux officiants de quitter le monde profane et qui autorisent leur entrée dans la sphère sacrée.
Un rituel, dit en créole "amarre kap", fixation du kap (safran), consiste dans la fixation d'un fil de couleur rouge safran (ou d'un petit morceau de safran cru) au poignet des officiants. Au son des tambours, le prêtre noue le cordon au poignet droit de chacun qui le reçoit un genou à terre en signe de dévotion. Le port du kap matérialise l'entrée du fidèle dans la sphère de la divinité. Il quitte, dès lors, le monde profane et il est pris par le rite jusqu'à son terme.
Cette opération est suivie d'une possession qui atteste de la présence et de l'accord de la divinité à la cérémonie. Un officiant attitré, le marli, entre en transes au son d'un petit tambour dit ulké ou bobine, spécifiquement dévolu à cet objet. Au bout de quelques minutes, le marli s'élance en criant, signe que la divinité vient d'investir son corps et que les cérémonies pourront avoir lieu. (Le marli est prédisposé à recevoir l'esprit ; chaque temple a un marli attitré.)
De retour de la rivière, un nouveau rituel de possession se déroule à l'entrée du temple.
Le 1er janvier, la statue de Karli sera processionnée sur un chariot, réplique du temple. Tout au long de la procession, les fidèles attendent le passage de la déesse avec un plateau d'offrandes qui sera béni par le prêtre. Au retour de la procession on appelle de nouveau l'esprit sur le marli. La statue de la déesse, recouverte d'un tissu, restera dans la cour du temple.
Le lendemain, 2 janvier, est le jour du sacrifice et les fidèles commencent à arriver avec leur animal pour prendre rang sur le lieu sacrificiel devant le char de la déesse. Chaque fidèle a fait une promesse à la divinité que matérialise l'offrande et la mise à mort de la victime animale.
La cérémonie commence au lever du jour par l'ouverture du kabarlon, la fosse qui recevra le sang des victimes. Une trappe la recouvre, qu'on ouvre après l'avoir aspergée d'eau. On badigeonne les parois de la fosse d'eau de safran et l'on dispose un lit de pétales de fleurs, à l'extérieur, tout autour du kabarlon.
Pour s'assurer de la présence de la divinité aux sacrifices qui vont lui être dédiés, on crie l'esprit. Le ulké bat de nouveau. Le marli entre en transe et marche sur la lame du grand sabre. Le prêtre traduit les paroles du possédé qui cause langage et se fait l'interprète de la divinité.
Le coupeur est le sacrificateur qui tranchera la tête de l'animal, seule forme de mise à mort habilitée. La tête doit être sectionnée d'un seul coup de sabre, l'animal étant tenu en élongation par deux auxilliaires, l'un tirant les cornes et l'autre le train arrière. Le grand sabre, recourbé, tenu la pointe vers le bas, est un instrument large et massif spécialement forgé pour cet office. Préalablement à la session sacrificielle, le coupeur se passe de la cendre sur les mains et sur les avant-bras et allume un morceau de camphre. Le sabre, oint de trois traits de cendre, est béni par le prêtre, un citron galet, piqué sur la pointe est passé sur la lame.
On fait couler le sang du premier animal décapité dans le kabarlon, le corps de l'animal sera traîné autour du temple et autour du char de la déesse. L'animal destiné au sacrifice est purifié à l'eau lustrale, encensé et paré d'un collier de fleurs. On marque son front d'un point de consécration à la cendre. On l'asperge d'eau afin qu'il s'ébroue, ce mouvement étant interprété comme un acquiescement au sacrifice. Il passe alors aux mains des officiants qui le maintiennent, comme indiqué, à la main du coupeur, la tête dirigée vers l'Est. Celui-ci, d'un geste ample pour donner le maximum de force à son coup, abat sa lame sur le col de l'animal. Le corps est tiré vers le kabarlon pour y recevoir le sang, la tête, aspergée d'eau, est déposée devant la divinité. Tous les animaux ayant été sacrifiés (on décapite les coqs par un simple passage de la lame du sabre sur le cou), on dépose diverses offrandes alimentaires dans le kabarlon avant de le refermer.
L'après-midi, une nouvelle procession du char de la déesse vers la rivière, où des animaux seront sacrifiés selon le même protocole, commence. Les fidèles qui habitent sur le trajet du cortège feront sacrifier leur animal pour avoir la bénédiction sur leur maison. Des autels ont été édifiés le long du parcours où le cortège fera une halte ainsi qu'au croisement des chemins. Cette procession de plusieurs centaines de personnes au milieu de champs de canne est l'instantané de cette symbiose de l'homme et de la nature.
La cérémonie de Bois Rouge concentre un ensemble d'actions rituelles d'une grande intensité émotionnelle. L'environnement sonore, les différents tambours, la cloche cérémonielle, les prières, la possession et les cris du marli qui témoignent de la présence de la divinité, la décapitation de centaines d'animaux, l'odeur de l'encens, de fleurs coupées et de boucherie, la rutilance des couleurs, la concentration humaine et son effet mimétique... tout désoriente la perception habituelle et démontre la présence tangible du sacré dans l'enceinte du temple. C'est sans doute le marli, seul, qui est possédé par la déesse dont il est le médium - les possessions spontanées, non contrôlées, sont écartées car on ne sait quelle puissance a investi le possédé - mais c'est toute l'assistance qui est saisie par la présence divine. L'espace sacré de l'enceinte, avec ses spécialistes qui sont ses intermédiaires, est le lieu de rencontre, le temps du rituel, des milliers de fidèles qui se pressent autour de l'espace sacrificiel et de la déesse.

Le drame sacrificiel commence quand la divinité annonce sa présence par la transe du marli, quand celui-ci se met à bondir et à gesticuler. Ce n'est que lorsque le marli est possédé que l'on commencera à couper les cabris. Le marli qui boit symboliquement le sang des premiers cabris décapités, c'est en réalité la déesse qui boit le sang. Le marli monte sur le sabre. Il cause langage... la déesse parle à travers lui. Le prêtre met fin à la transe du marli en lui plaçant de la cendre sur le front. Épuisé, il reprend ses esprits et ne se souviendra de rien.

Ce qui fonde le sacrifice sanglant est aussi ce qui fonde son interdiction. L'acte de donner la mort n'est jamais un acte banal et le sacrifice animal est un drame que n'entame pas l'accoutumance. La plupart des religions réglementent en effet cet acte en le mettant sous la protection de la divinité. Les plus grands livres de l'humanité sont des manuels de boucherie. La viande halal est ainsi celle d'un animal égorgé rituellement. Le coupeur, qui s'est sanctifié et protégé pour son office est lui aussi un intermédiaire divin. Au-delà de toutes les explications théologiques articulées pour expliquer le sacrifice, le témoignage des fidèles montre que c'est au moment où sa victime est mise à mort qu'il répète les termes de l'échange : juste au moment de couper il formule le vœu qui motive son sacrifice. La mise à mort de l'animal, quand bien même elle est ici répétée "à la chaîne", constitue un moment d'intensité dramatique dans le déroulement programmé du rituel (dans le sacrifice grec, c'est le moment où le flûtiste s'arrête de jouer, où le sang de l'animal jaillit vers le ciel de la gorge tranchée, que retentit l'ololugmos - ou ololugè - le cri des femmes qui exprime à la fois l'angoisse de la mort et le triomphe de la vie). La mort de l'animal est le vecteur et le prix de la réalisation du vœu du fidèle. C'est dire qu'il se représente la déesse comme la puissance qui détient la clé de la réussite : originellement, c'est la puissance de la fécondité. "Le sang représente la vie. La vie, le sang, c'est l'âme..." "Le sang retourne à la terre. Il appartient à la terre." C'est la signification du kabarlon : Karli est une divinité terrestre. Les sacrifices de cabris et de coq, en lien avec l'activité agricole des engagés et de leurs descendants, traduisent une vision énergétique de la santé ou de la fortune. Le fidèle est convaincu que le sacrifice, exécuté selon les règles, est en mesure de toucher et d'obliger le dieu invoqué.

Pour ce qui concerne la conformité avec la matrice indienne originelle, je citerai cette description faite par un voyageur européen – qui était entomologiste, voyageur-naturaliste pour le Muséum – à Pondichéry au début du XXe siècle. A quelques différences près on pourrait penser qu'il décrit le sacrifice tel qu'on peut l'observer à la Réunion :

"Sous des hangars, on sacrifie des coqs à la déesse [Mariammin]. Le sol détrempé par le sang forme une boue rougeâtre farcie de plumes. Plus loin, on immole des boucs et des moutons. Couronné d'herbes, ce bétail attend les clients. Dès qu'un dévot a arrêté son choix, payé le prix convenu, le sacrificateur saisit la bête, lui jette de l'eau sur la tête, et fait signe à ses deux aides. L'un tire sur le licou, l'autre sur les jarrets de derrière, et le sacrificateur tranche si vivement la tête avec sa grande faucille dont il tient le long manche à deux mains, que l'on croirait voir couper une simple corde. Mais comme le cou a été sectionné en son milieu, l'inhibition est incomplète. Pendant quelques minutes le corps se roule à terre secoué de grandes convulsions. A chaque ruade, des jets de sang noir et vermeil giclent. La rosée hideuse tache les pieds, les jambes et les vêtements des assistants. Ainsi suis-je revenu des fêtes de Mariammin portant les marques des victimes offertes par les pèlerins à la grande déesse de la variole" (Maurice Maindron, Dans l'Inde du sud, Le Coromandel, 1907, p.137).

Je reviens sur l'histoire et sur la manière dont la société coloniale a perçu le rite hindou.

(des informations dans : "Les Indiens de la Réunion. Entre Hindouisme et Catholicisme", Claude Prud'homme, 1987, in Les relations historiques et culturelles entre la France et l'Inde, XVIIe-XXe siècles, Actes de la Conférence internationale France-Inde de l'AHIOI, 21-28 juillet 1986), AHIOI, Archives départementales de la Réunion, Sainte-Clotilde.)

Le milieu du XIXe siècle voit un développement spectaculaire des congrégations missionnaires qui accompagne l'expansion démographique et coloniale des pays européens (voir : Que signifie "Porter la bonne parole" ? Mission et colonisation). Cette fièvre missionnaire a pour objet (inconscient) de convertir l'autochtone au système de parenté des sociétés stratifiées qui "exportent" des hommes en mesure d'exploiter les richesses naturelles. Ces missions animées par la conviction de "la supériorité et [de] la vocation universelle du catholicisme", note Pr., ont pour vocation "d'étendre le royaume de Dieu". Dans cette entreprise, l'altérité culturelle est incompréhensible.
"Dans les ténèbres de la gentilité" : "À l'île de la Réunion, écrit un jésuite cité par Prud'homme, colonie française et diocèse catholique, le paganisme de l'Inde a certains jours ses solennités sataniques. Les trois premiers jours de l'année sont des jours de vraies saturnales pour ces multitudes d'Indiens venus ici pour les travaux de l'agriculture et dont la plupart sont idolâtres. Les rues de nos villes, les grandes routes sont remplies de groupes payens où l'on voit le démon représenté, non point par des tableaux ou des statues, mais par des êtres vivants, ornés de colifichets, le corps à peu près nu et peint de couleurs horribles quelquefois avec des cornes et une queue. La foule lui rend hommage, au son d'une musique adaptée à cette adoration infernale et à ce misérable spectacle. Des simulacres de temples, de pagodes, sont aussi transportés processionnellement, renfermant des idoles, devant lequelles brûle l'encens." (R.P. Etcheverry, 1er janvier 1864, cité par Prud'homme : 253). Difficulté de convertir l'Indien : bien qu'"au service d'un maître catholique, dans un pays catholique, au milieu de toutes les pompes du catholicisme" note Mgr Maupoint en 1858, qui voit ces éléments comme des éléments facilitants. Mais "l'indien a sa religion qu'il a sucée avec le lait de sa mère" remarque le même (258).

- Antoni Ponnu Dorai, s. j. : "Enquête sur le monde Indien" (rapport de 1973 ? s. d.)
L'évêché de la Réunion fait appel à un jésuite indien pour mener une enquête dans le milieu malbar.

Il fait d'abord l'histoire des rapports du christianisme et des engagés à la Réunion.
Dans les début de l'immigration, le diocèse crée une "mission permanente de l'intérieur" à l'intention des Indiens du chef-lieu dans une chapelle dédiée à Saint Thomas.



Chapelle saint-thomas-des-indiens

Ce sont des jésuites venus du Maduré et parlant la langue tamoule qui tiennent cet office. "En 1853, le Père Joseph Cury et en 1855 le Père Charles la Roche, plus tard le Père Romain : tous jésuites de la Mission du Maduré, viennent à la Réunion pour lancer la "Mission des Malabars". Ils connaissaient le Tamoul et savaient que ce peuple Tamoul descendait d'une caste très basse [...] Il convertirent et baptisèrent presque tous les mourants. Après la mort de ces Pères, la Mission Indienne ne fonctionna plus faute de prêtres connaissant la langue Tamoule ainsi que le peuple. De ce fait, en 1881, la majorité des Malabars était encore non baptisée." [...] En 1881, "l'immigration des paysans indiens stoppa et les immigrants qui retournèrent en Inde à l'expiration de leur contrat ne furent pas remplacés. La majorité des Malabars qui retournèrent en Inde n'étaient pas baptisés. Les anciens chrétiens comme ceux qui se convertirent à la Réunion tous les Malabars catholiques restèrent à la Réunion." (page 6) Mais la paroisse s'étiole, le jésuite doit tenir, de fait, un ministère itinérant dans les plantations. La paroisse de Saint-Thomas est finalement reprise par les spiritains.

Pour nourrir le rapport en cause Ponnu Dorai déclare : "34 temples ont été visités et 29 "prêtres Malabars" du pays ont été contactés ainsi que 5 vrais prêtres Malabars de l'Ile Maurice." (p. 11)
Ils sont absorbés "graduellement par le mariage dans une Communauté non-malabar mais catholique. De là la tentation de se faire baptiser, eux et leurs enfants, par pure convenance sociale. En même temps ils voient que le baptême les met en égalité avec les catholiques. Le baptême est considéré comme une promotion sociale". Il permet d'acquérir un nom chrétien ou un nom créole.
"Les Malabars ont gardé tout le temps une attitude typiquement indienne : ils sont des hommes essentiellement communautaires. Ils vivent en relation étroite avec leurs aînés et leurs parents ; très souvent ils sont établis dans une famille qui réunit deux ou trois familles, souvent alliée par le mariage." (p. 7)
Notation de traits qui semblent "très étranges parce que d'origine récente" une volonté d'afficher une appartenance indienne dans la quotidienneté par des images (de Gandhi, de Nehru, des vedettes du cinéma indien) "Les femmes du peuple cherchent à imiter la manière de faire de ces stars dans leur habillement et leur coiffure. Il ont beaucoup de disques indiens qu'ils font jouer et qu'ils écoutent, même s'ils ne comprennent pas un mot." (8) "Je pense qu'il y a dix ans, toutes ces images, ces manières indiennes de s'habiller et de se coiffer ne devaient pas exister, ce ne sont pourtant pas des reliques des ancêtres pour la génération présente et ces détails ne [les] montre pas pour ce qu'ils sont, pour les Malabars de la Réunion." "Pourquoi cet intérêt si brusque ?"
Langue et tradition étant perdus, c'est le temple et c'est la religion qui deviennent le lieu et le moyen d'affirmer la conscience communautaire et l'identité (p. 8). "Ne connaissant pas le Tamoul, il ne peut ni prier ni comprendre les cérémonies faites en Tamoul ou Sanscrit, dans les cas où un vrai prêtre fait les cérémonies. Il assiste donc à la cérémonie par sa seule présence physique [...] Il est très frappé par les figures grotesques des idoles : aussi pour lui toute la cérémonie devient un mystère qui inspire la révérence craintive et qui est doué d'un pouvoir surnaturel." (10) Le prêtre malabar est affecté d'un pouvoir magique comme un sorcier. (p. 11)

"La physionomie de la religion Malabar à la Réunion" :
"C'est l'hindouisme populaire à son niveau le plus vulgaire, rempli de superstitions.
Il n'y a pas un seul "vrai prêtre" de la religion Malabar à la Réunion. Quiconque a construit un temple ou a reçu un temple de ses aïeux, officie comme prêtre de ce temple. Il n'a aucune instruction en ce qui concerne le temple. Il ne sait pas la langue indienne ni le sens des prières qu'il dit ou des cérémonies qu'il exécute. Il répète souvent quelques prières jaculatoires apprises avec ses aïeux. Il sait quelques mots de Tamoul qui ont rapport aux objets utilisés pendant les cérémonies. D'ailleurs il ne sait rien et organise les cérémonies comme cela lui plaît. Il n'y a aucune unité et uniformité. Pour lui, être prêtre, c'est avoir quelque fortune et une réputation dans cette localité." (11)
Serait-il souhaitable qu'un Missionnaire aux connaissances approfondies et objectives de toutes les coutumes Malabares, soit à leur service pour les conduire à vivre plus chrétiennement ? Constituer une Mission Malabar serait-ce nécessaire et utile ?" (p. 15)

En fait, l'hindouisme jouit d'une certaine tolérance : les engagistes, "avant tout soucieux de préserver la bonne marche des exploitations respectent la liberté de culte de leur main-d'œuvre". Les obstacles viendront de l'autorité coloniale qui cherche à limiter un regroupement des Indiens susceptible de servir à une action revendicative.
Le chef du service de l'immigration en 1893 : "La population immigrante indienne [...] n'est plus guère sollicitée pour le rapatriement, elle a le goût de la propriété foncière et s'élève graduellement au-dessus de la classe correspondante créole qui ne peut rien produire et ne sait rien prévoir." Il regrette qu'on n'ait pas cherché depuis longtemps à "l'attacher au sol par le catholicisme qui seul pouvait le moraliser et le retenir sur nos établissements agricoles." (extrait du rapport de M. Malcor, protecteur des immigrants, 1893, Pr, p. 259)

Le catholicisme pour l'intégration, l'hindouisme pour la fidélité aux ancêtres.
C'est précisément ce programme - à la double appartenance près - que le pragmatisme des engagés va réaliser._L'enracinement et l'acquisition foncière à la Réunion en même temps que le renoncement au rapatriement engagent un double devoir qui n'est contradictoire qu'en théologie : une fidélité première aux cultes qui perpétuent la mémoire des ancêtres et une conversion "légaliste" à la société d'accueil. Les engagés ne comprenant pas l'interdiction qui leur est faite de continuer à pratiquer les rites importés : au plan de la religion populaire (qui ne fait pas de théologie) il n'y a pas de contradiction entre les dieux invoqués.
"Dès lors, note Prud'homme, les Indiens sont devenus catholiques mais sans s'identifier généralement à cette religion à laquelle ils ne donnent pratiquement pas de prêtres et de religieux, ni beaucoup de militants laïcs." (260)
L'évolution récente : l'intégration ne passe plus par le catholicisme qui a cessé d'être un principe unificateur de la société réunionnaise. L'Eglise réunionnaise s'interroge à partir des années 60 sur la résistance de l'hindouisme. À la faveur de la départementalisation, la reconnaissance de la créolité émerge en même temps que les revendications identitaires non chrétiennes.
Après avoir fait référence à la question du jésuite indien, Prud'homme constate :_"Renouant avec le dialogue amorcé au 17e siècle, la missiologie catholique s'interroge sur les convergences possibles avec l'hindouisme. Les Réunionnais d'origine indienne ont improvisé pour leur part des réponses qui n'obéissent pas aux critères reconnus d'orthodoxie. Leur conception du péché, leur croyance dans les "Bon diés", leur démarche dans les pèlerinages notamment à Saint Leu, s'écartent du modèle prêché par le clergé. Ces conduites ont été appréciées dans le passé uniquement en termes d'écart par rapport à la norme. Elles peuvent être appréciées aujourd'hui comme des essais de réappropriation d'un christianisme inaccessible dans sa formulation initiale. Inversement elles révèlent des tentatives pour intégrer à l'hindouisme des valeurs rencontrées dans le christianisme. (262)

Une approche théologique :

Je vais présenter quelques données de ce que l'on appelle la religion populaire par comparaison avec la religion officielle.

Qu'est-ce qui distingue donc radicalement la croyance chrétienne de la croyance hindoue ?
Au plan de la religion populaire, bien peu, comme le montrent le culte mixte de Saint-Expédit ou le culte, mixte lui aussi, de Marie, assimilée à Mariamen...

Si l'on parle de religion populaire, et non de dogmes, il n'y a pas de contradiction majeure entre hindouisme et christianisme.

C'est au plan théologique, ou dogmatique qu'une différence majeure apparaît. Au-delà de la phénoménologie, je crois que c'est le différend théologique et la socialisation primaire qu'il engage qu'il importe d'identifier. A ce titre je donnerai au préalable lecture de cette observation complémentaire due également à Maurice Maindron.
"La vierge miraculeuse de Lourdes, écrit Maindron, possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de saint Michel. L'archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d'un homme noir, muni d'une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de Vishnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans ce qu'il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon qui porte l'insigne de Vishnou." (Maurice Maindron, Dans l'Inde du sud, le Coromandel, 1907, Kailash éditions, Paris (rééd. 1992, I, p. 128-129) .

Avec son pandémonium et ses sacrifices sanglants offerts aux entités qui disposent de la fortune et de l'infortune, la religion populaire se signale par son exubérance. Au plan théologique, la divergence tient dans l'opposition entre le monisme du christianisme et le dualisme (une forme de manichéisme) de l'hindouisme, tel qu'il ressort du panthéon indien si étrange à la foi chrétienne orthodoxe – pour laquelle l'origine du mal n'est que la défaillance du bien. Dans le dogme chrétien, en effet, le mal n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de ce qui est bien (Augustin). Dieu est Un et triomphe du mal, tandis que la conception manichéenne fait du mal un principe autonome et irréductible - ce qui caractérise, aussi, la "religion populaire". "Chaque créature a ses caractères propres avec ses qualités et ses excellences, explique Bossuet... Mais Dieu étant une lumière infinie, il ramasse en l'unité simple et indivisible de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dispersées deçà et delà dans le monde... J'admire dans les anges damnés les marques de la puissance et de la libéralité de notre Dieu... Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! comment s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient révoltées contre Dieu ?... Les fous marcionites, et les manichéens encore plus insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les démons étaient méchants par nature : ils n'ont pu se persuader que s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu jamais se séparer de Dieu volontairement... Pourquoi vous tourmenter, ô marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe mauvais qui précipite les créatures dans la malice ? Ne comprenez-vous pas que Dieu étant lui seul la règle des choses, il est le seul qui ne peut être sujet à faillir : et sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez de vous dire que les anges étaient des créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étaient pas impeccables ?" (Bossuet, 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême.) Il n'y a donc pas de principe mauvais, mais une nécessaire dégradation de l'Etre dans ses créatures, processus de la création. En revanche, le principe théologique du mal est conceptualisé comme tel dans l'hindouisme. La lutte des dieux et des démons, exposée dans les textes védiques, signe la victoire des dieux par la possession du sacrifice (voir : Note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne, 1 et 2). (Il y a une réversibilité telle entre dieux et démons que, dans l'Avesta, les dieux des Védas sont démons, et les démons dieux.) C'est donc dans la représentation de la vie humaine et de la personne que se situe la principale bifurcation. Dans cette différence de représentation, et en situation de confrontation religieuse, la présence ou l'absence du sacrifice animal peut être centrale.

Dans le système do ut des, les dieux sont accessibles par l'ascèse et par les sacrifices. Le sacrifice ouvre un temps et un espace soustraits à la vie profane, mais qui regarde la vie profane. Quand le fidèle sacrifie des substituts de lui-même (victime animale, "promesse", etc.) c'est, à l'inverse et idéalement, la vie du chrétien qui est sacrifice. Sa récompense (...ut des) est extra-terrestre... Le sacrifice du chrétien consiste à expier pour ses péchés et à souffrir pour Celui qui a souffert et donné sa vie pour lui. Si l'on fait abstraction du fait identitaire (qui est évidemment déterminant ici), l'alternative proposée au fidèle réunionnais est : sacrifice animal ou croyance qu'un dieu s'est fait homme et a donné sa vie pour sauver l'humanité (cette croyance excluant toute autre forme de dévotion et condamnant notamment le sacrifice animal).

Christianisme et sacrifice animal, monisme et dualisme (L'Epître aux Hébreux)
Le sacrifice de l'"agneau de Dieu" subsume et remplace tous les sacrifices. Il met fin au cycle sans fin de l'"éternel retour" et ouvre l'histoire (voir : Notes pour une lecture anthropologique de la Passion)._Position développée dans l'Epître aux Hébreux : "N'ayant, en effet, que l'ombre des biens à venir, non la substance même des réalités, la Loi est absolument impuissante, avec ces sacrifices, toujours les mêmes que l'on offre perpétuellement d'année en année, à rendre parfaits ceux qui s'approchent de Dieu. Autrement, n'aurait-on-pas cessé de les offrir puisque les officiants de ce culte, purifiés une fois pour toutes, n'auraient plus conscience d'aucun péché ? Bien au contraire, par ces sacrifices eux-mêmes, on rappelle chaque année le souvenir des péchés. En effet, du sang de taureaux et de boucs est impuissant à enlever des péchés. C'est pourquoi, en entrant dans le monde, le Christ dit : "Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m'as façonné un corps. Tu n'as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour les péchés. Alors j'ai dit : Voici, je viens, car c'est de moi qu'il est question dans le rouleau du livre, pour faire, ô Dieu, ta volonté" (Psaumes 40.7-9). Or, là où les péchés sont remis, il n'y a plus d'oblation pour le péché" (Epître aux Hébreux X. 1-18).

La "réfutation" chrétienne la plus explicite de l'ancienne Loi, avec son formalisme rituel, est développée par le marcionisme qui interprète l'opposition du Dieu de la Bible et du Dieu de l'Évangile en termes de dualisme métaphysique. L'incompatibilité absolue entre l'Ancien et le Nouveau Testament, développée dans les Antithèses de Marcion, est exprimée par l'identification du Dieu de l'Ancien Testament avec le Principe du Mal. Il y a donc deux dieux, un Dieu bon et un Dieu mauvais. Le dieu jaloux de l'Ancien Testament, démiurge modelant une matière qui lui préexiste, a produit un homme imparfait et les relations tourmentées de ce créateur avec son peuple sont expressives de sa malévolence. Extérieur à ce monde de la matière et du mal, il existe un Dieu bon, Père miséricordieux dont le Christ rédempteur est le messager. Par la Passion du Sauveur, le Dieu bon rachète les hommes au Dieu mauvais. Entre la Loi et l'Évangile il n'y a donc pas continuité mais un conflit radical qui est celui du Bien et du Mal. Le Christ ne saurait être le Messie des Juifs et Marcion se réclame d'une religion radicalement nouvelle. Dans l'économie d'une analyse cherchant à mettre en évidence l'opposition du monde traditionnel, avec son cycle de dépendance sacrificielle (Votis nectere vota) et de l'espérance chrétienne, on dirait, en termes d'aujourd'hui, que Marcion reconnaît dans la religion juive, en dépit de son monothéisme et de sa condamnation des "idoles", l'altérité absolue des cultes de la nature qui justifie le prosélytisme chrétien. Rapporté au dualisme populaire, le marcionisme croit lui aussi au mal, mais n'y sacrifie évidemment pas. Il prône un encratisme absolu visant à la résorption finale du principe du mal. Il incarne en quelque sorte un christianisme de fin du monde, ayant fait le deuil de toute reproduction.

La mise en question du sacrifice animal : l'abattage rituel et l'ordre public (sanitaire et « moral ») :

Enfin, je vais évoquer la question du sacrifice animal pratiqué, non seulement par l'hindouisme populaire à la Réunion, mais aussi dans le judaïsme et l'islam. Le sujet n'est donc pas seulement réunionnais. Pour preuve cet article d'un numéro du Times (The Times : March 6 2014) du début de ce mois intitulé « Stop ritual slaughter of animals, says top vet ». Le président de l'Association britannique des vétérinaires, rapporte cet article, s'est prononcé jeudi en faveur d'un encadrement plus strict de l'abattage rituel halal et casher en proposant d'interdire l'égorgement des bêtes sans étourdissement préalable. Selon ce vétérinaire, l'égorgement provoque « cinq ou six secondes de douleur » aux animaux. Il a ajouté que les moutons pouvaient garder conscience jusqu'à sept secondes après l'égorgement et le bétail jusqu'à deux minutes. Il propose de prendre exemple sur le Danemark, qui vient d'interdire l'abattage sans étourdissement préalable. Selon le Times, plus de 600 000 animaux sont abattus toutes les semaines selon le rite halal et casher en Grande-Bretagne.
Cette question fait évidemment débat à la Réunion.

Le projet d'arrêté préfectoral : la législation, l'étourdissement et le sens du sacrifice.

En 2007, la préfecture de la Réunion, entreprend, mettant en avant les normes européennes et les contraintes sanitaires (l'E.S.B et la tremblante de la chèvre et du mouton sont en arrière-plan) de légiférer sur le sacrifice animal à la Réunion.

Le projet d'arrêté préfectoral
PROJET MODIFIE – 11/10/07
ARRETE PREFECTORAL
Définissant les conditions sanitaires présidant aux sacrifices rituels de caprins
N° 2007

Le préfet de la Réunion,
Officier de la Légion d'Honneur
Vu le Code rural, et notamment le livre II Titres I, II, III
Vu le Code des Collectivités Territoriales,
Vu l'arrêté ministériel du 19 décembre 2005 relatif à l'identification des animaux des espèces ovine et caprine;
Vu l'arrêté ministériel du 17 mars 1992 relatif aux conditions auxquelles doivent satisfaire les abattoirs d'animaux de boucherie pour la production et la mise sur le marché de viandes fraîches et déterminant les conditions de l'inspection sanitaire de ces établissements;
Considérant la grande ancienneté des sacrifices rituels caprins dans le département
Considérant la nécessité d'apporter un minimum de garanties sanitaires aux sacrifices rituels effectués hors d'un domicile privé,
Sur proposition du secrétaire général ;

ARRETE :
ARTICLE 1 : Les dispositions du présent arrêté ne s'appliquent pas aux sacrifices pratiqués dans un cadre strictement familial.
ARTICLE 2 : Les caprins faisant l'objet de sacrifices rituels doivent provenir d'élevages déclarés auprès de l’Etablissement Départemental de l'Elevage et être dûment identifiés par deux boucles auriculaires fournies par ce même service.
ARTICLE 3 : Les caprins doivent être transportés et entretenus dans des règles respectant la protection animale. Dans le cas de transporteurs commerciaux, ceux-ci doivent être agréés auprès de la Direction des Services Vétérinaires.
ARTICLE 4 : Les caprins doivent faire l'objet d'une inspection ante-mortem par un vétérinaire sanitaire sur le lieu d'abattage ou d'un certificat vétérinaire de bonne santé datant de moins de 5 jours avant l'abattage.
ARTICLE 5 : Les caprins doivent être sacrifiés dans le respect des règles de protection animale, par des sacrificateurs reconnus pour leur compétence et leur expérience. Pour ce faire, ces sacrificateurs sont habilités par leur autorité religieuse. Leur nom est communiqué au Préfet chaque année.
ARTICLE 6 : Les carcasses doivent être rendues non fendues et non découpées à leurs propriétaires, dépouillées et vidées de leurs viscères. Les abats comestibles doivent être conditionnés de façon hygiénique.
La viande et les abats ne peuvent en aucun cas être vendus.
ARTICLE 7 : Les déchets d'abattage sont collectés et éliminés dans un centre agréé. Ils ne peuvent en aucun cas être donnés à la consommation animale afin d'éviter toute diffusion de maladie.
Lors d'abattage en nombre, un contact préalable est pris avec la collectivité en charge de la collecte des déchets et les dispositions appropriées sont prises
ARTICLE 8 : Monsieur le préfet, messieurs les sous-préfets, messieurs les maires, monsieur le directeur départemental des services de police, monsieur le commandant de Gendarmerie de la Réunion, le directeur des services vétérinaires sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté qui sera inséré dans le recueil des actes administratifs.

La simple idée d'une intervention de la puissance publique dans le rituel met la communauté indienne en émoi. La presse ayant fait état d'un projet d'arrêté, la préfecture diffuse la mise au point suivante :
"Sacrifices rituels de caprins à la Réunion. La presse écrite du 24 septembre évoque un projet d'arrêté préfectoral sur la réglementation des sacrifices rituels de caprins à la Réunion. Plusieurs précisions s'imposent : - La réglementation sanitaire européenne et française interdit tout abattage d'animaux destinés à une consommation non familiale en dehors d'un cadre sanitaire très précis. C'est précisément pour tenir compte de l'existence d'un rituel de sacrifices caprins à La Réunion, et lui aménager une place légale, que ce projet de texte a été rédigé. L'objectif n'est pas d'interdire mais de préserver. - Il s'agit d'un "projet" d'arrêté qui, compte tenu de la sensibilité du sujet, a été soumis pour avis et compléments éventuels à plusieurs personnalités religieuses de l'île, dont la "fédération des associations et groupements religieux hindous et culturels tamouls". "Par courrier du 11 septembre 2007, cette dernière a d'ailleurs indiqué qu'elle ferait connaître ses propositions."

Voir la réponse, diffusée dans la presse, du secrétaire de l'Association Karli du temple de Bois-Rouge :
"Le sacrifice de cabris et de coqs au temple de Bois-Rouge est une tradition ancestrale, tout comme la marche sur le feu dans les temples de Pandialee. Les gens de confession tamoule ont pris l'habitude de faire une offrande à Dieu. On ne peut pas du jour au lendemain vouloir changer une tradition. Vouloir légiférer sur le culte, quelle que soit sa confession, pour tout remettre en cause, je dis non, déclare le Secrétaire de l'association Karli, responsable du temple. La communauté tout entière s'y opposera. Pas question de toucher aux sacrifices d'animaux dans les temples tamouls. Coup'pas nout tradition." ( "Coup'pas nout tradition", l'expression est reprise dans un titre de Clicanoo.com, le 3 janvier 2008, rendant compte de la cérémonie du 2 janvier visée plus haut.)

La revue Tamij Sangam, a consacré un dossier à la question dans son n° 25, daté de décembre 2007 (pages 6 à 16) dont voici quelques extraits :
Le Groupe de Dialogue inter-religieux (GDIR) relate avoir "été saisi par lettre de la Préfecture en date du 16 août [2007] pour émettre un avis sur le projet d'arrêté préfectoral réglementant les sacrifices rituels de caprins dans les temples hindous". Il a réuni son Conseil d'administration le 26 septembre à ce sujet.
La revue Tamij Sangam réagit à ce sujet : C. S. : "La préfecture n'a pas à saisir le GDIR sur un sujet de rite hindou. C'est plus qu'une maladresse. Je regrette que certains aient jugé opportun d'aborder ce sujet qui n'est pas du ressort du GDIR. C'est un débat interne à la communauté hindoue. Je ne souhaite pas d'intrusion des non-hindous sur ce sujet." (p. 16)
La réglementation et le sacrifice dans la communauté musulmane de La Réunion
Le bœuf (c'est le sacrifice d'un bœuf et non d'un mouton qui, à La Réunion, commémore le sacrifice d'Abraham), engraissé à Salazie était sacrifié sur l'espace public de Champfleuri.
Aujourd'hui, les musulmans qui n'ont pas de "cour" peuvent passer commande d'un quartier de viande d'un animal traité à l'abattoir de Saint-Pierre.
Une note d'information de l'abattoir de Saint-Pierre pour la fête d'Abraham, novembre 2010 précise :
o qu'"un couloir de visite permet de suivre toutes les étapes derrière des vitres",
o que "l'animal ne sera pas assommé",
o que "le sacrifice sera assuré par le salarié Musulman chargé d'effectuer cette opération pour l'abattoir", et qui conseille
o de "ne pas faire abattre des bovins de plus de 48 mois afin d'éviter le délai de l'analyse ESB" [J+2].
- Communiqué du Conseil Régional du Culte Musulman de La Réunion, 11 novembre 2010.
- Communiqué Qurbani : comment "offrir un animal en sacrifice" si : "absence de cour ou d'espace approprié ; habitation en immeuble collectif ; peu ou pas de main-d'œuvre ; moyens financiers insuffisants pour acheter un animal entier, etc...".

De fait, on préfère garder l'animal quelques jours dans sa "cour" afin de se familiariser avec lui. Dans l'abattage traditionnel, on laisse libre l'une des pattes de l'animal entravé, afin qu'en se débattant il se libère de son sang, considéré comme impur.

Le fait :
Auditionnés, le jeudi 23 mai 2013 au Sénat, par la mission d'information sur la viande, des représentants du culte musulman ont réaffirmé que "Vous pouvez trouver des avis [...] qui peuvent dire que l'étourdissement peut être accepté, admet Mohammed Moussaoui, le président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Mais cet avis est minoritaire. La position officielle des écoles juridiques musulmanes est unanime : l'étourdissement préalable […] n'est pas compatible avec l'abattage rituel".

La question : comment expliquer cette incompatibilité ?
Le sacrifice n'a pas de valeur si l'animal n'est pas conscient.
Sans cette conscience, comme le montrent les pratiques qu'on retrouve dans plusieurs cultures qui visent à obtenir le consentement de l'animal (on lui lance de l'eau ou une poignée d'orge - dans les textes védiques - pour qu'il s'ébroue : ce qui est interprété comme une acceptation) et à identifier l'animal au sacrifiant, le sacrifice est un acte sans valeur, puisqu'il est privé de son intention.

Une donnée moderne apparaît dans ce débat : la valence « souffrance animale »…

La Grande Mosquée de Paris précise que, dans ses pratiques, «l'animal ne souffre pas : la lame est très aiguisée et le coup porté dans la gorge étudié de façon à ce que sa mort soit immédiate, contrairement à ce que les affiches de Brigitte Bardot laissent entendre». Faux, répond la Fédération des vétérinaires d'Europe, qui explique que l'animal ne meurt pas sur le coup et doit avant se vider de son sang. Chez le bovin, l'agonie peut durer jusqu'à quatorze minutes (rapport 2009 de l'INRA sur les douleurs animales).

Mais c'est bien cette souffrance (inutile et gratuite pour qui n'est pas croyant) qui fait aujourd'hui question.

L'identification à l'animal est inversée par rapport à la conception sacrificielle :
« Je me sacrifie par cet animal » (= c'est moi qui souffre)
devient :
« Cet animal souffre inutilement » (= c'est une cruauté gratuite - barbare et hors d'âge…).
L'empathie pour l'animal, dans un environnement essentiellement urbain, où l'élevage est industriel et la nourriture prête à consommer (« La campagne, disait Alphonse Karr, c'est cet endroit où tous les oiseaux sont crus »), a remplacé la relation du croyant à son dieu.
L'incroyance matérialiste rompt toute possibilité de continuité homme-animal-dieu. Dans le monde des objets techniques, c'est maintenant la vie de l'animal familier - la zoophilie - qui a une valeur quasi sacrée.
Le christianisme est vraisemblablement à l'origine de cette rupture : quand la victime animale cesse d'être le vecteur de la relation de l'homme avec la divinité, sa mise à mort est nécessairement vue sous l'angle de l'empathie (et non de l'identification).

Une illustration avec :


(Wilson-Carmichael, Amy, 1867-1951)

un ouvrage d'une missionnaire protestante en Inde du sud, Amy Wilson-Carmichael, Things as they are : mission work in south India (1905) ainsi présenté au lecteur : "For the book is a battle book, written from a battle-field where the fighting is not a pretty play but stern reality". Cet ouvrage militant est une expression typique de l'incompréhension du christianisme et de l'hindouisme. Notamment par son caractère émotionnel, quand l'altérité culturelle est jugée à son caractère "dégoûtant". Amy Carmichael a ouvert en 1901, dans le sud du Tamil Nadu, une institution pour jeunes filles, la Dohnavur Fellowship, et fondé un ordre féminin, les "Sisters of the Common Life". Elle s'est fait connaître par son action contre la coutume en vertu de laquelle des petites filles étaient données aux temples, "mariée[s] au dieu", selon le titre d'un chapitre de son ouvrage, et destinées à la prostitution sacrée. Cette croisade lui vaudra l'appellation de "child-catching Missy Ammai", des démêlés avec les autorités villageoises et des poursuites pour kidnapping. Son livre a connu cinq éditions.

C'est dans cette configuration d'incompréhension maximale, ce qui est divin ici est diabolique là, que cet auteur nous donne sa vision du sacrifice en Inde, rapportée à partir d'une incursion d'un petit groupe de chrétiens au milieu d'une fête signalée à distance par l'explosion des feux d'artifice, la rumeur d'une masse humaine et les bêlements de chèvres. Le chapitre vingt-trois du livre, intitulé "Pan, Pan is Dead", ouvre donc sur la mention de cette croyance selon laquelle au moment de l'agonie du Christ, une voix surnaturelle se fit entendre sur la mer annonçant la mort des dieux de l'antiquité. La source de cette information est indiquée dans une note de bas de page, il s'agit d'un poème d'Elizabeth Barrett Browning, dont Carmichael cite plusieurs strophes, note qui explique que le dieu Pan, et avec lui tous les faux dieux du vieux monde, sont morts le jour de la mort-résurrection de "Notre Sauveur" (id. p. 203).

Mais Pan est-il réellement mort ? se demande Carmichael, spectatrice de cette fête hindoue au cours de laquelle "trente mille" chèvres seront décapitées : "Nous observons des groupes d'enfants qui regardent cela avec délices. Il n'y a pas de cruauté délibérée, car le dieu n'accepte le sacrifice que si la tête est tranchée d'un seul coup - ce qui m'est d'un grand soulagement. Mais c'est dégoûtant et démoralisant au possible. Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à voir avec la religion !" Une petite fille "me raconta comment elle tordait le cou des volailles de ses propres mains. Je regardais ses délicates petites mains brunes, ses adorables petites mains, et je n'arrivais pas à y croire. Tu fais des choses pareilles lui dis-je ? Elle répondit : Oui, quand vient le temps de sacrifier au dieu de notre famille, mon petit frère tient la tête de la chèvre quand mon père la sacrifie et je tords le cou des poulets. Cela me plaît !" (id. p. 205) Avançant dans la foule des fidèles et parmi les marchands installés autour du temple, Carmichael entonne des chants religieux avec les quelques coreligionnaires tamoules avec qui elle est venue annoncer la bonne parole. Pan est-il mort ? Oui, répond-elle finalement découvrant, derrière l'autel central du temple, de vieilles statues de dieux à l'abandon : des dieux morts, "souches sans tête", "dieux de terre" aux membres mutilés, dieux abandonnés et réformés (id. p. 215). De fait, constate-telle, les idoles du temple reçoivent des offrandes de fleurs et il n'y a aucune offrande dans ce coin des dieux morts. Ce constat a pour elle valeur de symbole et de prophétie (id. p. 215).


La religion populaire à l’épreuve du pentecôtisme


La Fédération des associations et groupements religieux tamouls de l'île de la Réunion vient de déposer une plainte (mars 2019) « pour provocation à la discrimination ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée », plainte visant un pasteur se réclamant de Jésus qui a publié une vidéo où on le voit brûler des divinités indiennes, qualifiées par lui de « dieux du diable ou de malheur ».

Cette opposition du christianisme et de l’hindouisme populaire n’est pas nouvelle à la Réunion. Elle date de la période de l’engagisme, quand le christianisme officiel a dû tolérer les cérémonies indiennes autorisées par les contrats d’engagement.

À l'île de la Réunion, écrit ainsi le R.P. Etcheverry en 1864, colonie française et diocèse catholique, le paganisme de l'Inde a certains jours ses solennités sataniques. Les trois premiers jours de l'année sont des jours de vraies saturnales pour ces multitudes d'Indiens venus ici pour les travaux de l'agriculture et dont la plupart sont idolâtres. Les rues de nos villes, les grandes routes sont remplies de groupes payens où l'on voit le démon représenté, non point par des tableaux ou des statues, mais par des êtres vivants, ornés de colifichets, le corps à peu près nu et peint de couleurs horribles quelquefois avec des cornes et une queue. La foule lui rend hommage, au son d'une musique adaptée à cette adoration infernale et à ce misérable spectacle. Des simulacres de temples, de pagodes, sont aussi transportés processionnellement, renfermant des idoles, devant lesquelles brûle l'encens (cité par Claude Prud’homme, 1987, p. 253).

Ce type de jugement a aujourd’hui bien entendu disparu du magistère chrétien où l’acceptation de la diversité culturelle est officiellement enseignée. L’action en justice citée, qui se prévaut de la loi républicaine, apparaît d’autant plus exotique. Cette revivification de la guerre à l’altérité du christianisme – du christianisme pentecôtiste en l’espèce – est un précipité de la complexité réunionnaise, au peuplement divers (européen, malgache, indien, chinois) et à l’histoire douloureuse, une colonie confrontée, depuis la Départementalisation de 1946, aux transformations de la modernité. Quand le christianisme officiel se veut rationnel et rassis, en majesté, les sectes en cause revendiquent leur caractère populaire et émotionnel, portant théâtralement le fer et le feu dans les coutumes locales et entretenant une guerre des « esprits » (« esprit saint » contre « esprits ancestraux ») pour enrôler leurs fidèles, inféodés par l’usage aux cultes populaires.

L’imaginaire créole révèle un monde tourmenté, persécutif, à la généalogie occultée ou mélangée : le succès de ces sectes tient notamment dans leur prophétie thaumaturgique. Le génie du fondateur de la Mission Salut et Guérison (1966), Aimé Cizeron, probablement inspiré par le succès des « Assemblées de Dieu » en Afrique, a été de titrer sa mission « Salut et Guérison » (la dénomination officielle étant « Assemblées de Dieu de la Réunion »), faisant de la maladie sa principale cible. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, les ancêtres, rituellement et régulièrement honorés sont protecteurs, on retire ici l'impression que les défunts (qui ne sont pas nécessairement des « mauvais morts ») sont source de troubles divers et notamment de manifestations associées à la possession. Cizeron rapporte dans ses mémoires que son succès a été immédiat. La mission s'installe près de la gare routière : « Les passagers voyaient notre banderole « Mission Salut et Guérison » si bien que très vite la nouvelle fit le tour de l'île […] Néna un boug blanc, un zoreil y guérit d’moune ! (Cizeron, 1992, p. 47). De quelles maladies guérit-on à la Mission ? Précisément, de celles que les fidèles imputent aux troubles de l'ancestralité. La Mission aurait une fonction d'exorcisme.  Dans une mise en scène mettant aux prises les ancêtres, assimilés aux créatures diaboliques, et l'Esprit saint, le converti, habité par l'Esprit au lieu d'être dépendant des « esprits », solde définitivement un héritage généalogique impossible : il renonce à la succession. Au lieu d'emprunter le cycle sans fin des « promesses », des « carêmes » et des sacrifices, votis nectere vota, il rompt, par cette nouvelle naissance que constitue le baptême volontaire et par ce soutien de l'Esprit, avec une généalogie, incertaine ou tyrannique, où la mission voit la cause de son infortune.

« Religions populaires » : un même système de représentation

• Dans Culture créole et foi chrétienne (Bruxelles : Lumen vitæ, 2007, ch. III) Danielle Palmyre fait référence à deux enquêtes conduites à Maurice en 1975 et en 1995 sur la pratique religieuse populaire en milieu christianisé. La pratique dévotionnelle du monde créole est sans doute chrétienne : saints, grottes, pèlerinages... « cependant, des pasteurs et des observateurs avisés [ont] remarqué que la dynamique globale de la religion populaire créole ne s'inspirait pas du christianisme » (p. 85). C'est de ce constat (et de cette inquiétude : « l'importance des enjeux a conduit le diocèse de Port-Louis à réagir ») que procèdent les deux enquêtes référencées qui constatent que le « credo de base » est : « le mal existe » (p. 85). Ce que le croyant dirait de Dieu (Dieu existe), le pratiquant de la religion populaire créole le dit du Mal (p. 86). Il y a dans cette conception une antériorité du mal sur le divin et la pratique religieuse se révèle très largement défensive. L'univers créole est un monde persécutif et les protections y sont de tous ordres : plantes, « médicaments », « garanties »... L'infortune, la maladie, la jalousie, l'envie... oppressent et obligent à dresser autour de soi un système dual fait de défense et de propitiation. Il existe donc, commun aux religions populaires, un monde surnaturel peuplé d’ « esprits », le plus souvent maléfiques (Biby en malgache, Bébêt en créole), âmes errantes formant une multitude d’invisibles en quête de vif et de sang.

• La religion populaire est tout sauf doctrinale. Il y a bien un Dieu tout-puissant, mais lointain. La religion populaire est une affaire de quotidienneté. Les petits bons dieux sont des agents, proches et fiables, pour attirer la chance. Ceux de la main gauche, d'une invocation plus périlleuse, sont eux aussi de secours pour se protéger de l'infortune, se libérer d'un sort ou de l'emprise d'un esprit – ou pour nuire. Elle est aussi étrangère aux catégories de la psychologie officielle. Son espace propre se déploie dans la non adéquation entre la clôture physique de la personne, son corps, et sa clôture psychique, son esprit (adéquation dont la construction apparaît comme l'effet d'une suspension de ce mode d'être au monde caractérisé par l'intrication des êtres et des identités). La personne, loin d'être cette « forteresse » qui fonde l'unicité juridique et la responsabilité du sujet, comme le voudrait la psychologie classique, est exposée. Elle ne s'appartient pas et elle est d'autant plus vulnérable qu'une part de sa substance est détenue par d'autres : parents, alliés, voisins, esprits... La personne est d'abord un corps réceptif, siège et enjeu de la compétition sociale. Le vécu du monde et de l'environnement se fait dans une immersion collective où le corps est médium, émetteur et récepteur. Loin d'être compris comme un ensemble d'organes, tel que la biomédecine l'envisage, à merci (« Notre corps est notre jardin et notre volonté le jardinier », dit un personnage d’Othello) et réparable comme le serait un instrument, le corps a une fonction sociale que mettent en évidence l'émotion et sa contagion. En réalité, il n'apparaît guère ou pas de réserve, d'intériorité, dans la représentation traditionnelle de la personne et l'émotion, c'est-à-dire la communication, y est constitutive.

La religion populaire est manichéenne. Elle consacre ses dévotions au Bien et au Mal. Au Mal avant le Bien.

Voici un instantané du rapport du christianisme et de l’hindouisme tel que Maurice Maindron, voyageur naturaliste qui collecte en Inde pour le Muséum de Paris en 1900 et 1901, a pu l’observer à Pondichéry.

La vierge miraculeuse de Lourdes possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de saint Michel. L'archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d'un homme noir, muni d'une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de Vishnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans ce qu'il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon qui porte l'insigne de Vishnou. Ainsi s'établit une tolérance réciproque qui s'achemine, peut-être, vers un syncrétisme indo-chrétien tout pratique (Dans l'Inde du sud, le Coromandel, [1907], Paris : Kailash éditions, 1992, I, p. 128-129).

Cette croyance aux démons, Marius et Ary Leblond la représentent (et la stigmatisent) notamment dans Ulysse cafre (1924).
Et, par Dieu !... Ce que le Père Vaysseaux chassait, c'était la Sorcellerie [..]     
Son prédécesseur, Savoyard, fou des abeilles, pour qu'on le laissât en paix, afin de terroriser d'un coup la masse de son troupeau bigarré, avait eu l'inspiration de peindre sur les deux nefs latérales les scènes les plus horrifiantes de l'Enfer. Autour d'une colossale marmite, se tordaient pêle-mêle dans les flammes Blancs et Noirs qui, chacun portaient inscrit sur sa poitrine le nom des Péchés Capitaux. Au-dessus, Satan, assis dans le vide, les jambes croisées, cornu, prunelle en feu, brandissait une gigantesque fourchette. Et pour donner aux pécheurs le frisson de l'Eternité dans les Supplices, en sa gueule large ouverte, le curé avait niché une horloge dont le tic-tac emplissait l'église de son implacable et minutieuse comptabilité : « Écoutez ! Ecoutez ! hurlait-il en chaire, voilà le bruit du Temps dans l'Enfer sans fin ! Koutouque ! Koutouque !... Nampoulouke ! » Devant de tels tableaux, après de tels prônes, comment s'étonner que les fidèles de « la meilleure volonté » parmi les Indiens et les Cafres confondissent encore naïvement la Maison de Dieu ainsi peinturlurée de diables avec le temple des Malabares lui aussi peinturluré de monstres ?... En conséquence, le Père des Vaysseaux, endossant la blouse des peintres, badigeonna de lait de chaux les parois entachées ; tout l'espace occupé par l'Enfer et ses flammes, il le couvrit du plus beau bleu du ciel. Et là où transparaissaient encore les yeux des « Possédés », il peignit des étoiles…    
[…] Et ce fut de la chaire comme du confessionnal ! Père des Vaysseaux en fit une sorte d'échafaud théologal d'où il exécutait, publiquement, toutes les fausses croyances, toutes les honteuses pratiques qu'il avait pu débusquer… (Ulysse cafre, Paris : Les Éditions de France, 1924, pp. 124-127) 

Qu'est-ce qui distingue donc radicalement la croyance chrétienne de la croyance hindoue ? Au plan de la religion populaire, bien peu, comme le montrent le culte mixte de Saint-Expédit ou le culte, mixte lui aussi, de Marie, assimilée à Mariamen... La religion populaire est une religion de saints. L’hindouisme apporté par les engagés paraît émarger au même système de croyances. Les dieux dénommés Mini, par exemple, qui siègent dans le feuillage de certains arbres, peuvent être assimilés à des âmes errantes, mais aussi protéger les fidèles. La déesse de la variole en Inde du sud, Mariamman (Mariamen ou Marliémen à la Réunion), dont le nom signifie « mère », est à la fois une puissance liée à la fécondité et à la maladie. Cette ambivalence foncière des puissances surnaturelles autorise des rites de protection dont l’objet est de rediriger l’esprit maléfique vers une autre « victime» – voire, si les esprits peuvent être déplacés ou instrumentalisés, des rites de nature sorcellaire. Ainsi, prosaïquement, l’exorcisme qui consiste à déposer dans un van, à un carrefour, une volaille sacrifiée supposée contenir l’esprit en quête d’âme. Les cultes ancestraux d’origine malgache ou africaine (« service cafre » ou « service kabar ») sont, eux aussi, l’occasion de possessions par les défunts invoqués et sont pareillement visés par les pentecôtistes.

Si l'on fait l’économie du dogme, il n'y a pas de contradiction majeure entre religion populaire, hindouisme et christianisme. On aperçoit aux extraits cités (le double culte de la Vierge à Pondichéry, la religion « sorcellaire » avec son pandémonium illustré par le prédécesseur du P. des Vaysseaux d'Ulysse cafre sur les murs de son église, les sacrifices sanglants aux entités qui disposent de la fortune et de l'infortune des hommes de la marche sur le feu...) qu'au plan théologique, la divergence tient dans l'opposition entre le monisme du christianisme officiel et le dualisme (une forme de manichéisme) de l'hindouisme, tel qu'il ressort du panthéon indien si étrange à la foi chrétienne orthodoxe – pour laquelle l'origine du mal n'est que la défaillance du bien.

Dans le dogme chrétien, en effet, le mal n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de ce qui est bien (Augustin). Dieu est Un et triomphe du mal, tandis que la conception manichéenne fait du mal un principe autonome et irréductible – croyance qui caractérise, aussi, la « religion populaire ».

Chaque créature a ses caractères propres avec ses qualités et ses excellences, explique Bossuet... Mais Dieu étant une lumiere infinie, il ramasse en l'unité simple et indivisible de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dispersées deçà et de-là dans le monde […] J'admire dans les Anges damnés les marques de la puissance et de la libéralité de mon Dieu ; et ainsi c’est le créateur que je loue, pour confondre l’ingratitude de ses ennemis.   
Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! comment s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient révoltées contre Dieu ? […]        
Les fous Marcionites, et les Manichéens encore plus insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les Démons étoient méchans par nature : ils n'ont pu se persuader que s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu jamais se séparer de Dieu volontairement […] Pourquoi vous tourmenter, ô Marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe mauvais, qui précipite les créatures dans la malice ? Ne comprenez-vous pas que Dieu, étant lui seul la regle des choses, il est aussi le seul qui ne peut être sujet à faillir : et sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez de vous dire que les Anges étoient des créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étoient pas impeccables ? (Bossuet, « 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême. Sur les démons », Œuvres de Messire Jacques-bénigne Bossuet, Paris :  Antoine Boudet, 1772, p. 84-86)

Il n'y a donc pas de principe mauvais, mais une nécessaire dégradation de l'Être dans ses créatures, processus de la création. Le principe théologique du mal est conceptualisé comme tel dans l'hindouisme. La lutte des dieux et des démons, exposée dans les textes védiques, signe la victoire des dieux par la possession du sacrifice (voir supra). (Il y a une réversibilité telle entre dieux et démons que, dans l'Avesta, les dieux des Védas sont démons, et les démons dieux.) C'est donc dans la représentation de la vie humaine et de la personne que se situe la principale bifurcation. Dans cette différence de représentation, et en situation de confrontation religieuse, la présence ou l'absence du sacrifice animal peut être significative. Mais elle n’est pas la seule.

Si on pose la question de savoir si le protestantisme évangélique, contre lequel une action en justice est diligentée (en la personne d’un pasteur) par les associations religieuses tamoules, est moniste ou dualiste, on peut répondre que s’il brûle les autres dieux, considérés comme des suppôts du démon, il ne met pas en doute leur existence. Il possède sa propre démonologie et fait des « autres » l’incarnation de Satan et la substance du Mal. Les sorts, les maléfices, les possessions démoniaques sont le cœur de cible de ses homélies et de ses exorcismes. Son monde, c’est le monde surnaturel dans lequel baigne l’imaginaire créole et où ne doit plus régner, idéalement, que l’Esprit saint qui a terrassé le mal. Le protestantisme évangélique emprunte aux traditions qui font du corps et des rituels collectifs la voie d’accès au sacré (exorcisme et adorcisme). Ainsi, le mode opératoire, théâtral et paranormal, des thérapies en cause : recours à l’imposition des mains ou de la Bible, aux imprécations, et dont l’action se manifeste par la glossolalie ou par la transe témoigne de la participation du fidèle à ce monde supranaturel où la présence de « Jésus » est centrale, inspiratrice, à la fois fatale aux « démons » et source de « charismes » (don de prophétie ou de guérison…). Ce pandémonium, même inversé, est conforme à l'imaginaire créole dans sa croyance aux esprits. En faisant descendre le surnaturel dans l’espace social, sacré ou domestique, comme le théâtralisent les prônes et les actions en délivrance des pasteurs, en empruntant le langage de la transe, le pentecôtisme permet aux fidèles d’opérer une rupture radicale avec leur identité originelle et leur fait adopter les valeurs évangéliques (et notariales) de la société dominante : éthique du travail, morale sexuelle, parenté de type descriptif, monogamie, héritage vertical, éducation, solidarité (au sein de la nouvelle communauté), participation à de nouveaux réseaux de sociabilité affranchis des marques identitaires traditionnelles. On peut affirmer, paradoxalement sans doute puisqu’ils sont concurrents et irréconciliables, que le pentecôtisme, disqualification de la religion populaire qui emprunte son système et ses pratiques à la religion populaire, ce chamanisme chrétien dans lequel baignent les assemblées de fidèles, est le médiateur acceptable (dualiste) qui achève la mission de l’Église officielle (moniste) en direction des « autres ».

Références
 
Aubourg, Valérie, 2011, « L'Église à l'épreuve du Pentecôtisme : une expérience religieuse à l'île de la Réunion », Thèse d’anthropologie soutenue en mars 2011 à l’université de la Réunion.
Bossuet, Jacques, 1772, « 1er sermon pour le 1er dimanche de Carême. Sur les démons », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, Paris : Antoine Boudet.
Boutter, Bernard, 2002, Le pentecôtisme à l’île de la Réunion, refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ? Paris : L’Harmattan.
Cizeron, Aimé, 1992 (avec Philippe Le Perru et Andrée Lebel), Aimé Cizeron, Pionnier de l’Océan Indien, Deerfield : éditions Vida.
Département d’Ethnologie de l’université de la Réunion, 2011, Religions populaires et nouveaux syncrétismes, Saint-Denis : Surya éditions.
Leblond, Marius et Ary, 1924, Ulysse cafre, Paris : Les Éditions de France.
Prud'homme, Claude, 1987, in Les relations historiques et culturelles entre la France et l'Inde, XVIIe-XXe siècles, Actes de la Conférence internationale France-Inde de l'AHIOI, 21-28 juillet 1986, AHIOI, Sainte-Clotilde : Archives départementales de la Réunion.
Maindron, Maurice, 1992 [1907], Dans l'Inde du sud, le Coromandel, Paris : Kailash éditions.



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