Accueil
Madagascar
Réunion
Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


présentation

Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable
sur la page d'accueil
(2 Go, 1900 pages au format A4)
voir
SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 18

Plan du chapitre :

A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international
Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.


B)
La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la “Journée de l’Antiquité”, Université de la Réunion, 27 avril 2005.

C) “Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)

D) “Foi d'animal” : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux “Journées de la Recherche” du CRLHOI, séance du 11 février 2006.


A)
Le territoire de la langue :

les deux natures

IV - 18.1


“Aujourd’hui on célèbre partout le savoir.
Qui sait si, un jour, on ne créera pas des Universités pour rétablir l’ancienne ignorance ?”

Lichtenberg (1742-1799)

Je voudrais d’abord proposer de prendre à la lettre l’expression “le territoire de la langue” qui constituait l’un des thèmes de l’appel à communications du colloque, cherchant à savoir si l’approche positive - neuropsychologique - des fonctions cérébrales est susceptible d’apporter des informations utiles à la discussion proposée. L’opposition et la complémentarité des “deux natures” de l’homme, on dira ici l’opposition de l’enracinement et de la communication, nourrit un débat aussi vieux que la philosophie et l’on examinera, mobilisant et extrapolant quelques acquis de la connaissance objective - et il n’est pas besoin de rappeler devant un public aussi cultivé que la connaissance scientifique est par principe réductrice : c’est ce qui fonde sa certitude (d’ailleurs provisoire) - s’il est possible de mettre en avant des données expérimentales pour servir à la compréhension des discussions passionnelles qui nourrissent la “guerre des langues”. Car on peut dire juste et avoir tort quand, les sciences humaines partageant avec les sciences expérimentales, quelle que soit leur distance, une même administration de l’analyse et de la preuve, la progression des prémisses à la conclusion n’est pas fondée en nécessité.

Puisqu’il sera question de langue, d’hypothèses sur la langue et de l’approche expérimentale qui les soutient, je me permettrai d’invoquer en préambule l’autorité de Noam Chomsky qui, en vertu de ce que j’appellerai l’optimisme scientifique - et de sérieux indices macroscopiques - pose que l’investigation neurologique sera un jour en mesure d’offrir une assise positive à la théorie linguistique. Voici ce qu’il développe dans un entretien au Monde daté du mois dernier (1er septembre 1998). “Nous imputons au cerveau des propriétés computationnelles abstraites, qui permettent d’expliquer une foule de choses. Mais que voulons-nous dire au juste quand nous parlons de ces propriétés, aussi longtemps que nous n’avons pas identifié les structures cellulaires dans lesquelles elles pourraient s’inscrire physiquement ? C’est un très vieux problème. Il s’est déjà posé dans l’histoire de la chimie. Quand Kekule [von Kekule est l’“inventeur” de la molécule de benzène représentée dans le chapitre 12.3 sur la “chimie du rire”– et infra ; les circonstances de cette découverte constituent un exemple de la collaboration, dont il sera ici question, des différents outils cérébraux dans l’activité de l’esprit] a proposé un diagramme des structures des molécules organiques, il y a cent ans, on s’est demandé de quoi il parlait. Jusqu’aux années 1920, les constructions abstraites des chimistes ont été plus souvent considérées comme un artifice d’écriture que comme un reflet de la réalité. Puis, dans les années 1920, la physique a connu une révolution théorique considérable, qui lui a permis d’englober les bases de la chimie, laquelle est alors devenue l’image d’une réalité nouvellement découverte [...].” Une telle pétition pose évidemment question. Mais quoi qu’il en soit, pertinente ou impertinente, il est nécessaire que cet antagonisme, qu’elle avive, de l’“idéalisme” (qui s’oppose ici à toute approche matérielle des fonctions cérébrales), et du “réalisme” (autre nom de la curiosité intellectuelle), correspondant à deux rôles ou deux spécialisations sociales soit entretenu, en vertu, d’ailleurs, de la différence d’approche du réel dont il sera question ici. La “protestation de culture”, le refus du réductionnisme, voire le refus de comprendre ne sont pas moins légitimes que l’indiscrétion analytique et les hypothèses naturalistes qui soutiennent la recherche expérimentale. Et l’on peut souscrire - successivement - à ces exigences contraires.


Kekule aurait eu la vision de ses édifices moléculaires dans un état de rêverie où il apercevait les atomes mobiles s’associer selon leurs affinités, l’anneau benzénique se refermant comme un serpent qui se mord la queue :




Nous savons donc par deux communications faites par Paul Broca en 1861 et 1865 devant la Société d’anthropologie de Paris – cela ne date pas d’aujourd’hui – que c’est dans le lobe frontal de l’hémisphère gauche de notre cerveau que “se trouve localisée la faculté du langage articulé”. Les moyens dont disposait Broca pour fonder ces observations (la chirurgie post mortem) sont évidemment aujourd’hui considérablement décuplés par ceux des techniques d’imagerie cérébrale. La différence capitale étant que, depuis que Berger a mis au point, en 1929, l’EEG on peut rentrer dans la “boîte noire”, si je puis dire, quand elle est en activité.


H. Berger, Archiv. für Psychiatrie, 87, 257, 1929. Les techniques d’analyse neurofonctionnelle permettent aujourd’hui de mettre en évidence les modifications hémodynamiques liées à l’activité cérébrale, soit en suivant un traceur radioactif (tomographie par émission de positons, TEP), soit en utilisant la résonance magnétique de l’atome d’hydrogène (IRMf). Il est ainsi possible de déterminer les spécialisations spatiales du cortex - dont l’activité électrique peut être enregistrée en temps réel par électroencéphalographie et magnétoencéphalographie. À ces deux familles d’outils, les uns permettant de mesurer les variations hémodynamiques de l’activité cérébrale et de localiser les sites concernés, les autres d’en exprimer et d’en mesurer la variation - l’idéal étant d’ajouter la résolution spatiale à la résolution temporelle - la neurochirurgie, qui utilise la stimulation électrique directe pour tester les activités cérébrales, et en préserver l’intégralité dans la résection d’une tumeur par exemple, ajoute une troisième voie d’observation du cerveau in vivo.


C’est ainsi que les travaux d’une équipe américaine, publiés dans Nature du 10 juillet de l’année dernière, ont pu mettre en évidence le fait que la langue maternelle mobilisait, dans l’aire de Broca, de zones spécifiques par rapport aux langues secondes. (Il s’agit de la comparaison de deux groupes d’enfants, l’un étant constitué de bilingues précoces, l’autre de bilingues tardifs - je ferai de cette observation, je le précise, un usage plus métaphorique que scientifique.)

Je propose de prendre cette approche neuro-cognitive du statut de la langue et cette observation touchant la langue maternelle comme fil directeur pour considérer les discussions dont les langues font l’objet en rapport avec le droit. Je crois que cet éclairage – non nova sed nove : il s’agira simplement de chercher des fondements objectifs à cette idée banale que langue de communication et idiome identitaire sont deux – peut permettre de mieux situer les enjeux identitaires et politiques, les enjeux anthropologiques du sujet. Je prendrai l’expression “langue maternelle” pour ce qu’elle vaut, avec son imprécision sémantique qui l’autorise à focaliser la charge symbolique du “sentiment linguistique”, de l’appartenance et de l’identité. Comme telle, cette expression ne fait pas partie du vocabulaire de la linguistique. – Et j’en arrêterai là avec les prétéritions et les précautions oratoires.


*

L’exposition à deux langues maternelles n’étant pas la norme, la conviction intime, partagée par la plupart, d’entretenir des relations particulières avec la langue première se trouve en quelque sorte physiquement démontrée par l’expérience à laquelle je viens de faire référence. Nous savons tous la charge émotionnelle de cette langue première : que les mots de l’amour, les mots de la colère, les mots de l’identité, les mots du cœur en somme, sont ceux de la langue maternelle. Nous trouvons donc là confirmation que notre intimité, notre identité est tissée, physiquement engrammée, avec notre environnement culturel premier.

Je vais préciser ceci par deux exemples, deux “vignettes” cliniques où la valeur thérapeutique de la langue maternelle apparaît avec une particulière évidence. Il s’agit de deux observations rapportées par le professeur Claude Miollan de l’université de Nice, lors d’un séminaire que notre laboratoire avait organisé à l’université de la Réunion en 1996.

1ère observation

“Un homme d’environ 45 ans [consulte]. Son couple est en train de se décomposer, il venait d’avoir plusieurs accidents de travail. Il exprimait un malaise général qu’il ne pouvait attribuer à rien de précis.
Ce monsieur expliqua assez vite qu’il était originaire de l’Alsace. [...] Il venait consulter à Marseille où il travaillait depuis plusieurs années. En Alsace, on parlait, au temps de son enfance l’alsacien. Il avait d’ailleurs gardé un fort accent. [...] Les séances de psychothérapie commencèrent. Très vite, elles devinrent ennuyeuses. Il énonçait des banalités, il commentait les actes de sa vie quotidienne. Il ne manifestait aucune gêne à parler, mais également, n’exprimait aucun affect particulier.
Un jour où il avait du mal à trouver le mot exact pour exprimer sa pensée, je lui suggérai [c’est Claude Miollan qui parle] de me le dire en alsacien. Il fut un peu étonné, hésita un moment, s’interrogeant pour savoir si je connaissais cette langue, puis finit par s’exprimer dans la langue de son enfance. Et là, sous l’effet de cette langue retrouvée, réentendue, il se mit à pleurer. Une fois apaisé, il m’expliqua que les expressions alsaciennes qu’il venait de prononcer étaient celles que sa mère utilisait couramment. S’ensuivirent plusieurs séances où il évoqua les relations avec sa mère, relations difficiles et frustrantes. Il prit par la suite l’habitude de parler alsacien chaque fois qu’il éprouvait une difficulté à s’exprimer. Chaque fois, il retrouvait à cette occasion des épisodes de son enfance qu’il n’avait pas surmontés. Il crut longtemps que je comprenais l’alsacien.”

2ème observation

“Il s’agit d’un couple mixte qui vient d’avoir un enfant depuis quelques semaines. La mère est norvégienne, le père est français. Vivant en France, les parents ont décidé de parler uniquement le français à leur enfant. Cette mère exprime un malaise, elle se sent triste, elle n’arrive pas à percevoir profondément son enfant. L’enfant paraît également triste et apathique. C’est dans ce contexte qu’a lieu la consultation psychologique. Très vite la mère exprimera qu’elle se sent loin de son pays. Sa propre mère n’a pas pu venir voir l’enfant, alors qu’elle attendait d’être aidée, conseillée pour s’occuper de son enfant dans les premiers jours. Elle ajoute qu’elle a peu de relations à Marseille et qu’elle ne connaît aucune norvégienne avec qui elle pourrait parler sa langue. Elle me dit [c’est toujours Claude Miollan qui parle] qu’elle pense beaucoup à ce qui se passerait si sa mère était là, comment elle s’adresserait à son enfant, quelles chansons elle lui fredonnerait. Je lui demande alors en quelle langue elle imagine ces conversations : “En norvégien, bien sûr”, sa mère ne parlant pas d’autre langue. Je lui demande alors de s’adresser à son enfant en norvégien. Elle hésite un peu, se rappelant qu’avec son mari ils ont fait le choix de parler en français, puis elle se décide. L’enfant, qui jusque-là dormait dans son berceau posé à côté du fauteuil de la mère se réveille, la regarde et s’instaure un dialogue entre la mère parlant le norvégien et le bébé gazouillant. La scène était très émouvante. Cette mère a pu exprimer par la suite que le simple fait de réutiliser sa langue maternelle l’avait rassurée, qu’elle s’était sentie du coup dans une relation plus protectrice, plus maternante avec son bébé.” (Miollan, 1996 : 129-134)

On ne pourrait donc véritablement materner que dans sa langue maternelle, condition de la continuité identitaire dans la chaîne généalogique. La transmission de l’identité se révèle ici d’abord transmission d’un héritage. Ce qu’à Madagascar une collègue m’exposait récemment en me rapportant que la directrice de l’école française où était scolarisé son petit garçon lui demandait aussi de s’adresser à lui en français à la maison. Elle répondit qu’elle ne pouvait même pas concevoir l’idée d’appeler son garçon “mon petit chéri”, “mon lapin” ou autre formule hypocoristique idiolectale empruntée au français. “Je ne peux l’appeler que beloha (“grosse tête”), expression familière pour désigner le petit enfant (je remarquerai ici, puisqu’il sera question plus loin de lecture pictographique, que cette particularité de l’enfant est à l’origine du caractère chinois correspondant). Pour moi il sera toujours beloha, “grosse tête”…

Cette hypothétique cartographie cérébrale de l’identité (ce n’est ici qu’une figure), on voudrait d’autant plus que l’imagerie cérébrale nous la mette sous les yeux que nous sommes tous intimement, émotionnellement convaincus, au-delà de toute preuve et indépendamment d’ailleurs de toute expression matérielle, de sa réalité... S’il peut exister une pathologie liée à l’occultation de la langue maternelle, c’est bien qu’il y a une donnée identitaire dans la langue dont on ne peut faire abstraction sans dommage. Et ceci donne évidemment matière au traitement politique et juridique du sujet. Qui se signale, d’abord, comme tout ce qui touche à la terre et à l’identité, par le caractère passionnel de ses thèses. Un trait récurrent des protestations d’identité, en effet, dans ses derniers retranchements comme dans ses premières preuves, c’est le caractère “sacré” de ses réquisitions. À l’occasion d’un film réalisé pour la commémoration de l’insurrection malgache de 1947 [je ferai donc ici plusieurs fois référence au “terrain malgache”], un des fondateurs du MDRM (Mouvement de la Rénovation Malgache), dont l’objet était l’accession à l’indépendance, raconte la réunion fondatrice de son parti : les pères fondateurs ayant mis une “parcelle de terre, de la terre malgache” dans un verre d’eau et fait circuler le verre, en guise de “fidélité à la terre des ancêtres” avec le sentiment d’accomplir une “cérémonie presque religieuse”. C’est selon une même nécessité que ce nationaliste énonce qu’un peuple qui conserve sa langue ne peut perdre son identité... Cette qualification qui vient “naturellement” à l’esprit dès qu’il est question du sol natal et de la langue natale, l’“amour sacré” de la patrie, le “frisson sacré” des exaltations nationales, la dévotion à la langue maternelle… révèlent-ils un donné anthropologique “imprescriptible”, pour user d’un mot qui appartient aujourd’hui, précisément, au vocabulaire rituel du droit des peuples - ou bien un folklore suranné ? C’est toute la question.

L’histoire politique des langues régionales est bien évidemment l’histoire d’un reflux progressif devant l’expansion des langues dominantes ; celui des minorités régionales devant la centralisation et le jacobinisme ; celui qui consomme l’expansion des nations européennes sur les autres continents ; mais aussi, moins évidemment, peut-être, mais nécessairement, l’histoire d’une minoration juridique de la femme, de la mère, du lieu de naissance, de l’origine. À simplement considérer, dans l’histoire de la linguistique, les avatars de l’expression “langue maternelle”, on voit par exemple un tournant s’effectuer à la fin du XVIème siècle quand s’effondre le mythe des origines de la langue en vertu duquel la mère et son enfant formaient une sorte de témoin archéologique de la langue originelle - dont l’étude aurait permis de remonter jusqu’à la langue pré-babélienne. [La notion de “langue maternelle” semble absente de la conception latine ; l’expression apparaît pour la première fois au XIIème siècle – maternaliter étant opposé à litteraliter – avec une acception d’ailleurs imprécise ; “mettre en roman” signifiait traduire du latin en langue romane et “romancier” : auteur écrivant en langue romane ; “Villon, écrit Boileau, sut le premier [...]/ Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers”, Art poétique, I]. Ce sont les vestiges de ce verbe perdu, véritables fossiles vivants de l’évolution linguistique de l’humanité qui se seraient exprimés dans le langage enfantin dont la mère, qui le comprend naturellement, aurait été le médium privilégié. Cette réserve mythique d’autorité du sol et de la langue maternelle disparaît dès lors qu’on découvre que la langue n’est pas innée, mais apprise. Que l’ontogenèse ne répète pas la phylogenèse des langues ; que l’écoute du couple mère-enfant n’est pas susceptible d’être interprétée par une sorte de loi de Haeckel de l’embryologie linguistique.

Si l’acquisition de la langue résulte, non pas d’une redécouverte mais d’un apprentissage, soit d’une création, l’effort des savants va tendre désormais à concevoir une langue parfaite, qui n’est plus originelle et de nature adamique, mais bien artificielle et post-lapsaire, achevant le plan de la Création. Moyen de “nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”, à l’aide de ces semences de vérités déposées en nous tels des outils ajustés à cette fin... La Grammaire de Port-Royal (1660) et toutes les recherches tendant à la constitution de la langue parfaite (ou à la recherche des règles universelles de la pensée, “antérieures à toutes les langues” dira Du Marsais) ont pour propre à la fois une minoration des langues naturelles et une exaltation du futur. Le mythe des Lumières et du Progrès est en marche. Le paradis est désormais devant et non plus derrière nous. Cette révolution épistémologique est une révolution dans la représentation du temps mais aussi de l’espace. Le cosmos change de statut. Et si la linguistique se met à codifier – la création de l’Académie française date de 1635 – c’est qu’il en va de la capacité de l’homme à se rendre, précisément, le maître de la création. Les langues régionales, langues domestiques, idiomes sans écriture, parlers des femmes et des paysans – “idoles de la place du marché”, disait Bacon des langues naturelles – font obstacle à cette communication qu’est le progrès. Obstacles dont le chemin de fer, comme l’a montré pour la France l’historien américain Eugen Webern dans sa Fin des terroirs, aura finalement raison. L’institution du français est cette histoire de l’unification territoriale par la langue.

Cette révolution va se répéter une deuxième fois, on le sait, non plus à l’encontre des parlers régionaux et à l’échelle des nations européennes, mais dans l’entreprise, d’une tout autre ampleur mais d’un même esprit, de colonisation et d’arraisonnement du monde. Le reste de la planète constituant pour l’Occident une sorte de conservatoire du passé en attente de progrès, comme pouvait l’être la nature non civilisée des mondes ruraux. Apporter la bonne parole, c’est arracher les peuples primitifs à l’éternel retour du même, enkystés dans la circularité d’un temps qui neutralise l’histoire, pour les ouvrir au risque et à l’aventure du futur. Je n’ai rien à ajouter à cette histoire qui est, de fait, le martyrologe des langues “régionales”. Et je vais prendre un autre abord, en reprenant le dossier de la neuropsychologie des fonctions cérébrales entrouvert tout à l’heure, et poser la question : “Y a-t-il donc des langues dont le destin est de commander ?”

Qu’il y ait une langue supérieure à toutes les autres, Court de Gébelin en est convaincu qui écrit en 1776 à propos de la langue latine l’apologie qui suit :

“Parlée par les Vainqueurs des Nations anciennes, elle participa à toutes leurs révolutions, et porta sans cesse leur empreinte. Mâle et nerveuse, tandis qu’ils ne s’occupèrent que de combats et de carnage, elle tonna dans les camps, et fit trembler les peuples les plus fiers, les Monarques les plus despotes. Abondante et majestueuse, lorsque, las des combats, ils voulurent lutter en science et en grâce avec les Grecs, elle devint la Langue savante de l’Europe, et fit disparoitre, par son éclat, les idiomes des Sauvages, qui s’en disputaient la possession. Après avoir enchaîné tous ces Peuples par son éloquence et par ses loix, elle en devint la Langue religieuse, lorsque Rome chrétienne eut attiré les Peuples de l’Occident dans le sein du Christianisme.”
“Ainsi la Langue Latine, tout-à-la-fois Langue des Combats, de la Politique, de l’Éloquence et de la Religion devint, dans tout l’Occident, la langue de quiconque voulut penser ; tout fut soumis à son Empire, et il fallut ou savoir cette langue, ou passer pour barbare.” (Court de Gébelin, 1776, cité dans Langue française, n° 54)


"C'est une langue de commandement pour les capitaines, une langue de décrétale pour les administrateurs, une langue juridique pour les usuriers, c'est une langue lapidaire pour ce peuple romain, dur comme la pierre ; elle devint la langue prédestinée du matérialisme."

Henrich Heine, De l'Allemagne, 1835 (2ième partie)


L’aune de cette supériorité d’une langue sur les autres réside en cette capacité à saisir le réel et l’autre dans ce réel. Faute de temps, je vais le démontrer par un anachronisme : le jugement du chimiste Boyle (quand on apprend la chimie dans la langue anglaise, précisément, on donne son nom à ce qu’on appelle la loi de Mariotte en français, voilà un conflit de langues dominantes...) sur sa langue maternelle, l’irlandais : “[... ] Le savoir réel, écrit Boyle, m’a donné une telle aversion et un tel mépris pour l’étude vaine des mots, que non seulement j’ai visité divers pays sans daigner en étudier la langue, mais encore je n’ai jamais pu me résoudre à apprendre la langue du royaume [d’Irlande] où je suis né et où j’ai été élevé pendant des années”. L’erreur de Boyle, comme l’“erreur de Descartes” d’ailleurs, c’est de partager cette utopie rationaliste, redoutablement efficace puisqu’elle supporte l’expansion européenne, en vertu de laquelle toute l’activité humaine serait passible d’une approche analytique traduisible et transmissible en une seule langue. Contre cet intégrisme de la langue universelle qui est celle du dominant, l’étude de la spécialisation hémisphérique, de notre “boîte noire”, nous convainc, preuves matérielles à l’appui (!), que nous avons en réalité deux grands modes d’accès au réel. Pour évaluer la signification et la portée et de cette mystique de la raison et de cette mystique contraire de la langue maternelle et pour les soustraire à la fois aux minorations et aux majorations dont elles peuvent faire l’objet, il n’est donc pas inutile de les situer dans l’inventaire analytique des fonctions cérébrales ouvert par Broca et que, depuis un demi-siècle, je l’ai rappelé, les neurosciences ont enrichi d’une connaissance expérimentale significative.

Comme l’expose notre collègue Jean-Louis Juan de Mendoza, venu l’an passé dans notre laboratoire d’anthropologie pour animer des recherches en psychologie cognitive, l’étude de la spécialisation hémisphérique met en évidence deux modes de traitement de l’information (Juan de Mendoza, 1995 : 54).



Les recherches sur la spécialisation hémisphérique permettent d’inférer (au-delà de la “dichotomanie” à laquelle leur vulgarisation a pu donner lieu et bien que la réalité apparaisse toujours plus complexe à mesure que les moyens d’investigation s’affinent) l’activité de “logiciels” aux fonctions spécifiques – c'est ce qui nous importe ici. Elles vérifient pour l’essentiel, quoi qu’il en soit la plasticité neuronale et des variations individuelles, la théorie modulaire de l’activité cérébrale confortée par les études de patients au cerveau partagé qui ont valu à leur auteur l’attribution du prix Nobel de médecine en 1981. Un point ces travaux est accessible dans le manuel de Gazzaniga, Ivry, Mangun (1998)
Cognitive Neuroscience. The Biology of the Mind, l'un des rédacteurs comptant parmi les pionniers dans les recherches sur la spécialisation hémisphérique. La relation, par une neurobiologiste frappée d'un AVC (Jill Bolte Taylor, 2006, My Stroke of Insight, a Brain Scientist's Personal Journey. USA Penguin ; tr.fr. Voyage au-delà de mon cerveau, Une neuro-anatomiste victime d'un accident cérébral raconte ses incroyables découvertes, J. C. Lattès, 2008) alors que "les neurobiologistes se contentent souvent de décrire sur un plan purement intellectuel l'asymétrie fonctionnelle de nos deux hémisphères cérébraux sans s'arrêter aux traits de caractères qui résultent de leur spécificité” (p. 172) donne en effet l'équivalent d'une expérience intérieure de cette opposition. L'auteur explique que, lorsque "le centre du langage et l'aire associative pour l'orientation de [son] hémisphère gauche ont cessé de fonctionner”, elle ne percevait plus les limites de son corps, avait perdu la notion de temps et ne pensait plus que par images. « La petite voix dans votre tête, qui vous rappelle qui vous êtes et où vous habitez se tait » (p. 104). Sur l'épreuve de cette inactivation accidentelle des aires en cause, l'auteur entend corroborer la réalité des expériences de "méditation", de "fusion" – et de transcendance.
L'utilisation "littéraire", ou dans le langage courant (qu'on peut relever dès le début du siècle, en relation avec les travaux de Broca), de concepts tels que celui de "dominance cérébrale" ou de "cerveau dominant" exprime vraisemblablement une intuition "macroscopique" constitutive de notre représentation du monde – et principielle de l'histoire de la philosophie occidentale. Le succès public de ces travaux tient bien sûr à la spectaculaire économie démonstrative qui les rend immédiatement accessibles. Ainsi, la réalité d'oppositions aussi cardinales que celle de la logique et de l'émotion (
animus / anima façon Claudel), du verbal et du spatial, du local et du global, de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Sud... serait en quelque sorte visible dans la séparation des hémisphères cérébraux...
La mise en évidence expérimentale de neurones spécialisés du cortex visuel ou auditif (dans la perception des fréquences par exemple, ainsi en va -t-il de la perception des basses et des hautes fréquences spatiales associée soit à l'analyse soit à l'appréhension globale des figures) suffit en l'occurrence pour soutenir l'idée de fonctions ou de "logiciels" cérébraux assignés à des tâches spécialisées. La latéralisation, quoi qu'il en soit de la symbolique partitive de la "droite" et de la "gauche", paraissant être une réponse adaptative générale de l'organisation cérébrale (cette latéralisation n'étant d'ailleurs pas le propre de l'homme).


Le “mode gauche” [on peut mettre l’expression entre guillemets pour signifier le raccourci et la simplification de données beaucoup plus complexes] est ainsi analytique-successif ; il reconnaît l’information dans ses éléments diacritiques et analyse successivement les relations existant entre ces éléments, tandis que le “mode droit” traiterait l’information sans décomposition préalable en la saisissant dans sa globalité, de manière holistique (c’est ainsi que la perception d’un visage se fait de façon globale, sans décomposition des parties). “Ce n’est pas parce qu’il est un “spécialiste du langage” que l’hémisphère gauche est efficace pour la compréhension et la production linguistique, mais parce que son mode de traitement, analytique-successif, est approprié aux particularités physiques du matériel verbal, qui se présente comme une chaîne d’éléments discrets et individualisables (phonèmes, mots, phrases), qui se succèdent dans le temps (langage parlé) ou dans l’espace (langage écrit) et dont les rapports doivent être analysés pour en extraire le sens.” Il apparaît en revanche que l’hémisphère droit est impliqué dans l’expression et la reconnaissance de l’émotion : il est ainsi possible d’identifier dans l’hémisphère droit des régions spécialisées dans la compréhension ou dans l’expression des émotions, par le canal vocal (la prosodie – étymologiquement, le chant du langage – et le chant), musical ou gestuel (mimique). L’hémisphère droit est aussi plus actif pendant le sommeil paradoxal et pourrait être responsable du rêve... Cette spécialisation hémisphérique révèle une sorte de partage des rôles et des outils, partage qui ne se réduit pas à la division des hémisphères, bien entendu. Des expériences ont permis de montrer que le même matériel visuel “est traité simultanément et en parallèle par les deux hémisphères cérébraux. Le sujet a ainsi à sa disposition deux représentations différentes d’un même objet et, selon le type de réponse qui lui est demandé, c’est le produit de l’un ou de l’autre hémisphère qui sera utilisé : traitement hémisphérique gauche en cas de réponse nécessitant un étiquetage verbal, traitement de l’hémisphère droit dans une tâche de reconnaissance directe d’une forme, sans dénomination verbale” (52-53). Le déchiffrement de l’écriture idéographique se spécifie ici par la mise en œuvre des deux hémisphères, l’un affecté à l’interprétation des pictogrammes (des formes), l’autre à l’interprétation des signes grammaticaux. L’unité cérébrale – unité qu’il ne faut évidemment pas perdre de vue – gouvernerait en réalité des moyens adaptatifs différenciés.

J’indiquerai ici, faute de temps, la voie simplifiée d’une connaissance expérimentale de ces recherches. Ce sont les travaux d’un professeur de dessin qui a parfaitement compris le parti pédagogique qui pouvait en être tiré. Dans une publication traduite en français sous le titre Dessiner grâce au cerveau droit [the right side] (Edwards, 1979) – cet auteur expose une méthode, que j’ai expérimentée de concert avec mes enfants, qui permet de “libérer” la capacité que nous avons à photocopier les formes, et donc à les reproduire, grâce – par hypothèse : l’interprétation de cette méthode “qui marche” ne fait pas l’unanimité – à notre “hémisphère droit”, dès lors que nous savons mettre notre “hémisphère gauche” en veilleuse. Si le “mode gauche”, en effet, apparaît analytique et temporel : fondamentalement substitutif, usant de la médiation des signes que nous mettons entre le monde et nous – qui nous permettent de créer un monde hors du monde et de soulever le monde – le “mode droit” serait, lui, participatif, il instaurerait une relation immédiate, intemporelle et globale, une présence de la chose. Le “mode gauche” serait moyen pour l’homme de posséder le monde ; le “mode droit” d’y participer. “Il suffirait” donc de se livrer au crédit ontique de la chose pour être en mesure d’en reproduire la forme – au lieu d’en dessiner le concept... La signification évolutive de la latéralisation apparaît vraisemblablement dans le constat que l’hémisphère qui contrôle le langage est aussi celui qui contrôle habituellement la main prévalente. L’outil et la double articulation (qui spécifie le langage humain, qu’il soit sonore ou gestuel : les mêmes sites cérébraux sont activés par la parole et par le langage des signes utilisés par les sourds), se révèlent associés dans une mise à distance du monde. La signification de la technique – le “silence articulé de l’algorithme” selon la formule, déjà citée, de Kojève – fait apparaître la raison dans sa fonction d’instrumentalisation du réel, la suspension (ou la lésion) de l’hémisphère droit libérant d’ailleurs sa capacité à tout rationaliser, à “ratiociner”…

L’anthropologie est souvent sollicitée pour expliquer les bizarreries et les exceptions supposées aux canons de l’humanité. On me téléphona un jour pour me demander s’il existait des peuples sans musique… Je fis à mon interlocuteur cette réponse rousseauiste sans le savoir que, la prosodie étant une propriété de la langue, l’absence de musique signifierait l’incapacité à parler. L’intuition “archéologique” de Rousseau, dans l’Essai sur l’origine des langues, consiste en effet à entendre dans “les langues modernes, cent fois mêlées et refondues”, ce qu’elles “gardent encore” de ces “différences” originelles entre le besoin et le sentiment qui cohabitent dans les formes dégradées que nous pratiquons. De poser que ces deux instances, aujourd’hui confondues, étaient originellement séparées. De comprendre la langue de la raison comme une modalité de l’action appelée par le besoin et, à l’opposé, le chant et la musique comme l’expression première de l’émotion humaine. L’homme du besoin et l’homme du sentiment s’expriment donc pour Rousseau avec des médias différents. C'est que la raison est un outil (elle vise la compréhension et la transformation du monde matériel), tandis que le sentiment exprime et communique des manières d'être propres à l'espèce. L’expression des émotions, quand bien même emprunte-t-elle ses moyens aux organes des sens, révèle ainsi un monde qui est entièrement à part du monde matériel. La voix, la musique ne sauraient se réduire à leurs propriétés physiques : elles sont de nature immatérielle (en ce qu’elles sont d’une autre nature que la nature matérielle). L’affirmation passionnée de cette radicale spécificité justifie le combat de Rousseau contre les théories qui confondent les réalisations physiques et la visée expressive qui les traverse, contre le rationalisme et le physicisme de Rameau (le “Descartes de la musique” salué par d’Alembert quand il présente sa Démonstration du principe de l’harmonie devant l’Académie des Sciences, en 1750). Cette conviction fonde sa thèse d’une langue originelle, reconstruite en creux : en raison de ce que la langue rationnelle ne peut signifier. Une langue qui ne serait que chant, une pure inflexion d’émotions délivrée des articulations du besoin. L’origine de la musique, c’est donc la voix, c’est le chant. La musique parle par la mélodie qui n’est autre que l’imitation des inflexions de la voix. Éveiller ou représenter les passions, c’est mobiliser ou c’est imiter les flexions de la voix. La musique n’est “que l’accent et l’harmonie de la poésie”. C’est bien ce que nous appelions tout à l’heure “prosodie” (le chant de la langue) que vise Rousseau ici et que l’écriture est impuissante à traduire. “L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentiments quand on parle et ses idées quand on écrit […] On écrit les voix et non pas les sons […] En disant tout comme on l’écrirait, on ne fait plus que lire en parlant.” “Pourquoi par exemple n’avons-nous pas de point vocatif ? Le point interrogeant que nous avons était beaucoup moins nécessaire car, par la seule construction, on voit si l’on interroge ou si l’on n’interroge pas […] Mais comment distinguer par écrit un homme qu’on nomme d’un homme qu’on appelle ?”(Ch. VII) “Si l’on croit suppléer à l’accent par les accents, on se trompe : on n’invente les accents que quand l’accent est déjà perdu.” “Il serait fort aisé de faire avec les seules consonnes une langue fort claire par écrit, mais qu’on ne saurait parler. L’algèbre a quelque chose de cette langue-là.” “Dans celles qu’on charge de consonnes inutiles, l’écriture semble même avoir précédé la parole, et qui ne croirait la polonaise dans ce cas-là ? Si cela était, le polonais devrait être la plus froide de toutes les langues.” “Nos langues valent mieux écrites que parlées”, à l’inverse : “Juger des Orientaux par leurs livres, c’est vouloir peindre un homme sur son cadavre” (Ch. XI). Ainsi : “une langue qui n’a que des articulations et des voix n’a donc que la moitié de sa richesse ; elle rend des idées, il est vrai, mais pour rendre des sentiments, des images, il lui faut encore un rythme et des sons, c’est-à-dire une mélodie : voilà ce qu’avait la langue grecque, et ce qui manque à la nôtre” (Ch. XII).

La connaissance expérimentale conforte, me semble-t-il, un certain nombre d’idées de l’Essai. L’interprétation de l’analyse (des “institutions harmoniques” en l’espèce, qui rendent la musique “plus bruyante à l’oreille et moins douce au cœur”) en termes d’utilité (de réponse au “besoin”) et, si l’on veut, l’anticipation de l’idée d’une modularité cérébrale répondant à des objets distincts. On sait en effet que la musique et la prosodie sont traitées par le “cerveau droit” (Benton et Joynt, 1960 ; Bradshaw et Mattingly, 1995), (les sites concernés étant toutefois différents et l'onde électrique produite par la ligne sémantique et la ligne harmonique de valence inverse), alors que le langage articulé est administré dans des aires cérébrales gauches. La psychologie cognitive confirmerait aussi la conviction rousseauiste de l’antériorité ontogénétique - sinon phylogénétique - de la prosodie sur la syntaxe dans l’apprentissage de la langue maternelle (de Boysson-Bardies, 1996). Sans doute, en revanche, Rousseau aurait-il été surpris d’apprendre que la composition requiert des outils analytiques tels que, lorsqu’on fait écouter une phrase musicale à un amateur et à un professionnel, ce dernier l’entend avec son “cerveau gauche” tandis que le premier l’entend avec son “cerveau droit”, révélant une distribution et une intégration complexe de l’organisation cérébrale dans l’expression musicale, qu’on retrouve d’ailleurs dans la plupart des activités humaines (Zatorre, 1984 ; Sergent, 1992 ; Bradshaw, 1995) - qu’il composait avec les mêmes outils que son illustre adversaire, Jean-Philippe Rameau (Lettre de Rousseau à Malesherbes, 25 septembre 1761 : “… ce Rameau qui continue à me tarabuster vilainement et qui me cherche l’honneur d’une réponse directe qu’assurément je ne lui ferai pas”). Et qu’une langue qui ne serait que mélodie, quand bien même celle-ci précèderait l’harmonie et la “finesse des inflexions” le “calcul des intervalles” dans la composition, ne véhiculerait aucun mot, car c’est précisément le découpage - et Rousseau perçoit en effet la consonne comme cet élément de rupture -, la constitution d’éléments discrets dans la continuité sonore, qui permet de parler…

Si donc l’on veut bien prendre en compte ce donné “programmé” dans les deux fonctions générales de notre organisation mentale et, sinon physiquement inscrites dans la division hémisphérique, du moins dans la réalité modulaire de l’organisation cérébrale, le fait qu’une logique de l’implantation et une logique de l’ouverture gouvernent les deux modes majeurs de notre relation au réel, alors peut-être, peut-on aborder de manière plus sûre et plus sereine les questions ici posées. Depuis qu’il a été montré que l’activité analytique était physiquement différenciée de l’activité émotionnelle (voire que leur engrammage, le numérique et l'analogique - ou le mimétique - étaient distincts), que notre “cerveau gauche” et notre “cerveau droit” n’avaient pas la même fonction, n’obéissaient pas à la même logique et ne répondaient pas aux mêmes intérêts, il serait possible de préciser ce que l’histoire, la science politique, la philosophie, la psychologie ou l’éthologie humaine nous désignent aussi comme un donné indépassable : l’enracinement de l’individu dans un territoire, dans une langue, une culture et une subjectivité qui mobilisent précisément l’émotion. Ce n’est pas seulement dire que l’expression de ces valeurs est émotionnelle, passionnelle, comme on ne peut manquer de le remarquer : elles sont l’émotion même. L'émotion spécifie ici le mode d'être générationnel et collectif. Il n'y a que l'humanité, la forme semblable (ou ce qui l'évoque) qui émeuve. Etre ému, c'est aimer ou haïr, c'est sortir de ses limites, se souder et se solidariser, avec ou contre. C’est à travers la langue maternelle, la famille, le terroir que se construit cette appartenance si souvent contraire au cohabiter d'aujourd'hui et dont il importe d'évaluer la nature pour en comprendre les débordements. C’est dans la langue maternelle que se disent les affects et que se transmettent les attaches. La langue maternelle est enfance, terre, ancestralité, identité. Il n’est donc plus possible - s’il l’a jamais été - d’ignorer ce donné anthropologique de l’enracinement, constitutif d’humanité.

Maintenant pourquoi y a-t-il des langues qui paraissent nées pour commander ? L’histoire des colonisations est évidemment un conflit d’“outils”. Toutes les langues sont bien sûr maternelles, mais certaines se sont spécialisées dans la maîtrise des objets. C’est par le refus de leur propre enfance, comme le montre emblématiquement la citation faite tout à l’heure du chimiste irlandais Boyle, que les langues dominantes se sont donné les moyens de coloniser l’espace. En se spécialisant dans une activité de “cerveau gauche”. Mais cela, toutes les langues en sont capables. Les Origines de la pensée européenne, de Richard Broxton Onians, montrent par exemple que les mots de la langue reposent sur des conceptions primitives héritées de la pensée grecque. C’est pourtant sur des bases de cet ordre que s’édifient les représentations scientifiques qui culminent dans le langage logico-mathématique et qui donnent accès au contrôle de la matière et à la maîtrise des hommes.

Je travaille actuellement sur le terrain malgache, je l’ai dit, et j’enseigne aussi à l’université d’Antananarivo. Un thème majeur de mes interventions devant les étudiants a été, à leur demande, d’essayer de répondre aux questions que se posent tous les pays qui ont été soumis à la colonisation et qui sont aujourd’hui confrontés à la pénétration technologique et économique des pays développés :

“Comment les impératifs du développement peuvent-ils être harmonisés avec les valeurs de la culture malgache ?”
“Est-il possible de fonder le développement sur les valeurs de la tradition ?”

A cette interrogation qui exprime la conscience douloureuse de l’irruption des valeurs de la modernité à Madagascar, irruption qui a été, et qui reste largement, l’expérience d’une dépossession, d’une impuissance et d’une humiliation, je me suis efforcé de répondre en proposant cette approche simple et déterminante - parce qu’elle repose sur des bases expérimentales - que je résume ici, de cette difficile question qui oppose, dans d’âpres et interminables discussions, les apôtres du progrès et les défenseurs de la tradition.

Ayant avancé une mission pour être présent à Antananarivo pour la commémoration de l’insurrection de 1947, j’ai pu observer comme était vive, bien qu’occultée par l’histoire officielle parce qu’elle a aussi été l’occasion et le révélateur de luttes civiles, la blessure de cette révolte brutalement réprimée par la puissance coloniale. Loin d’avoir été un accès de fièvre politique ou le résultat d’une provocation organisée par le pouvoir, cette insurrection dont la répression a fait, selon les chiffres officiels, 89 000 victimes, a révélé le profond sentiment d’attachement des Malgaches pour la terre des ancêtres (on dit qu’à Madagascar rien ne peut se faire sans eux), fondement mystique de la lutte pour la reconnaissance. J’ai donc essayé d’expliquer que, bien que leur logique soit contradictoire et qu’ils soient souvent affrontés, le devoir de transmission culturelle dicté par les attendus de la souveraineté n’était pas incompatible avec les impératifs d’un apprentissage autorisant un transfert de technologie, dès lors qu’ils concernent deux activités cérébrales distinctes. Or, le conflit de la territorialité - du droit d’être maître chez soi - et de la médiation - de la transmission et de la maîtrise technique - qui s’exprime dans l’histoire des colonisations est fondamentalement un conflit d’“outils”. On ne peut opposer des talismans aux balles, comme ont pu croire pouvoir le faire certains insurgés de 1947. Ce qu’on peut résumer d’une formule : “Pour protéger le ‘cerveau droit’, il faut armer le ‘cerveau gauche’”. Car les outils de la maîtrise territoriale sont d’abord cérébraux avant d’être matériels. La technique résultant de l’application séculaire de l’analyse du réel alors que la magie est participation. La réponse à la question : “Peut-on fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition ?” ne peut donc être que négative, l’histoire de la science et de la technique faisant d’ailleurs apparaître, dans les civilisations où elles se sont développées, comme le procès de Galilée le montre emblématiquement, l’inéluctable conflit de la science et de la tradition. Tout simplement parce que leurs objets, leurs protocoles et leurs outils sont radicalement différents.

Le fait que les étrangers soient à la fois les barbares envahisseurs et les vecteurs (involontaires) du progrès mêle en une même invasion ces deux réalités. Fonder sur les impératifs de la souveraineté territoriale le rejet de la science et de la technique, c’est les confondre, jeter le bébé avec l’eau du bain et, finalement, espérer apprendre la physique ou la biologie moléculaire – ou apprendre à les neutraliser – dans la pensée de Kim Il Sung. La justesse de la riposte politique n’entraîne pas automatiquement la justesse de la réplique technique. C’est se tromper d’instrument que de le croire. La richesse de Madagascar, c’est évidemment sa jeunesse. Car c’est elle qui est en mesure d’opérer le transfert ou l’échange de technologie auquel aucun pays ne peut aujourd’hui échapper, sauf à devenir une colonie économique. Si l’on ne peut fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition, en revanche, il importe de préserver de la tradition ce qui fait l’identité, que la culture analytique n’a pas vocation à assumer – toutes les cultures étant d’ailleurs aujourd’hui confrontées à la communication planétaire.

L’identité, c’est précisément ce qui s’exprime dans la spécificité des langues. Ce qui fait le caractère unique de la langue de Shakespeare, par exemple, et que ne peut traduire l’anglais qu’on parle dans les aéroports (le globish) qui est ajusté, lui, à la mécanique des échanges, c’est ce moment historique où l’abstraction des sentiments est exprimée dans la matière des choses : “Qu’il n’y ait pas une aspérité où accrocher un doute”, “Comme un poison minéral, cette pensée me ronge les entrailles”, “Vos petits-enfants vous henniront dans les oreilles” etc. Et c’est là justement la différence entre une langue qui vous enracine dans la chair d’une histoire commune et un simple outil de communication, taillé à la mesure des marchandises comme peut l’être l’idiome des incoterms. L’opposition du local et du global, de la territorialité et de la communication, de l’indépassable régionalisme et de l’inévitable mondialisation relève, certes, de deux visions contraires de l’histoire. Mais aussi d’une différence d’outils cérébraux : entre les moyens que mettent en œuvre respectivement notre “cerveau droit” et notre “cerveau gauche” pour appréhender le réel et qui exprime notre double nature d’ordinateurs conscients et biodégradables...


Être un bon musulman… dans l’espace
(Le Figaro du 6 octobre 2007)

Le cheikh Muszaphar Shukor quittera le centre de tir de Baïkonour, au Kazakhstan, pour l'ISS, le 10 octobre prochain.
Crédits photo : Metzel/AP

"Avant d’envoyer un astronaute la semaine prochaine à bord de la Station spatiale internationale, la Malaisie publie le premier guide destiné aux musulmans dans l'espace.
Comment se tourner vers la Mecque cinq fois par jour quand on se trouve dans l’espace ? Avant d’envoyer un astronaute à bord de la Station spatiale internationale (ISS) la semaine prochaine, la Malaisie a pris soin de répondre à cette question. Le pays où l’islam est religion d’Etat depuis le XVe siècle est ainsi devenu le premier pays au monde à publier un guide destiné aux musulmans dans l’espace, selon le quotidien malaisien, The Star.
Ce petit livret de 18 pages intitulé «Directives pour pratiquer les rites islamiques à bord de l'ISS» est la conclusion d’une conférence organisée en avril 2006 pour évoquer les problèmes vécus au quotidien par les musulmans dans l’espace.
Il explique notamment à l'astronaute musulman comment pratiquer ses ablutions, déterminer la direction de La Mecque, ainsi que les heures de prière et comment jeûner dans l'espace. L’astronaute bénéficie de quelques «dérogations» : il peut ainsi prier «selon ses capacités» à trouver La Mecque ou encore décider de reporter son jeûne en période de ramadan.
Ce guide devrait être traduit en anglais, en russe, en arabe et peut-être dans d'autres langues, selon le ministre malaisien des Affaires religieuses, Abdullah Md Zin.
Le 10 octobre, le cheikh Muszaphar Shukor, chirurgien orthopédiste et professeur à l'université de Kuala Lumpur, quittera le centre de tir de Baïkonour, au Kazakhstan, pour l'ISS. Il a d’ores et déjà annoncé qu’il espérait pouvoir observer son premier ramadan en orbite.
S’il lit consciencieusement ce livre, cet astronaute de 34 ans ne devrait ainsi pas rencontrer les mêmes difficultés que le prince saoudien Sultan bin Salman, premier musulman à se rendre dans l’espace. À son retour, en juin 1985, ce dernier avait raconté avoir été incapable de localiser la direction de La Mecque."


La langue, la culture, la religion, ces propriétés de l’habiter, définissent donc des isolats. Mais tout homme possède aussi un bagage analytique qui fait, par exemple, le théorème de Pythagore accessible à tous, quelle que soit la culture. Quand la langue maternelle, véhicule privilégié de l’affect enracine dans un lieu historiquement et culturellement assigné, la langue analytique, abstraite, est un outil. C’est bien entendu la langue de la technique et de la transmission de la technique, de la communication. À l’opposé, précisément, de cette logique territoriale qui définit l’appartenance au groupe. Gérer l’identité, gérer la langue maternelle, c’est donc assumer, dans un monde saisi par l’universel, cette ontogenèse émotionnelle qui assigne chacun de nous à un “local” déterminé. C’est donc faire la part – sauf à vivre en hémiplégiques – du rituel et du rationnel, du rituel et du matériel. Ainsi la mise en œuvre de langues universelles ne disqualifie-t-elle pas les appartenances. L’Universal Network Language (UNL), la (future) langue universelle du Web, petite-fille de Port-Royal qui est au sens ce que le standard HTML (HyperText Markup Language) est à la forme et qui vise à mettre au point un idiome débarrassé des ambiguïtés et des complexités des langues naturelles, peut être prise ici comme une illustration de cette logique relationnelle. Identifiant les fonctions courantes des grammaires et des algorithmes fondamentaux de la signification en traversant la barrière des langues, elle appréhende l’humanité dans son unité. Mais la possibilité de créer des pages Web écrites directement en UNL ne modifie pas la revendication identitaire. Où, à l’inverse du caractère planétaire de la Toile, c’est le singulier et c’est l’infime qui paraissent faire sens : “Petit pays, je t’aime beaucoup / Petit, petit, je l'aime beaucoup” chante Césaria Evora de son île natale, dans une célèbre et nostalgique morna, blues cap-verdien.


L'enfance de l'art
La "crise de l'art" exprime, à sa manière, cette complémentarité (qui se révèle, ici, une contradiction).

L'adoration du Veau d'or, par Nicolas Poussin
"Tu ne feras point d'image taillée, ni rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre" (Exode, 20, 4)

Ce qui distingue immédiatement l'objet d'art, c'est qu'il n'existe pas naturellement. Il représente le pouvoir créateur de l'homme. Le producteur d'images se nomme, en arabe, musawwir. Dans le Coran, ce terme qualifie la capacité génératrice de Dieu : être musawwir signifie se poser comme l'égal de Dieu. Au moment du jugement, dit l'islam, Dieu demandera aux créateurs d'images d'insuffler la vie à leurs imitations. Il n'y a qu'un Dieu et les auteurs d'"images taillées" sont ainsi voués à l'Enfer. Quand Mahomet entre victorieux à La Mecque il détruit les statues qui se trouvent dans la Ka'ba. Le monothéisme prospère contre le fétichisme, contre le pouvoir de l'homme d'imiter la vie. L'interdit de l'image manifeste indirectement le génie de l'artiste : donner la vie.

Toute création humaine n'est évidemment pas œuvre d'art. Les créations de l'homme peuvent être classées en deux catégories : techniques et artistiques. Cette séparation recoupe l'opposition commentée dans cette page. L'œuvre d'art est destinée non pas à l'utilité, à la transformation de la matière, à servir, mais à être contemplée, goûtée. Par comparaison à l'outil,
étrangère à l'intérêt matériel, elle est "in-outil[e]", inutile. Elle répond à la satisfaction désintéressée d'un sentiment spécifique qu'on dénomme le sentiment esthétique. "La satisfaction qui détermine le jugement de goût est désintéressée" écrit Kant dans la Critique de la Faculté de Juger (§ 2).

Un paradoxe de l'œuvre d'art, en effet, c'est que sa perception mobilise les organes des sens et que, alors même que les sens ont une fonction utilitaire, le plaisir esthétique fasse jouer les sens de manière désintéressée. Le propre du "jugement des sens", notamment du goût, c'est de dire : "C'est bon !" or, avec l'œuvre d'art, on est en présence d'un jugement de goût qui ne dit pas : "C'est bon !", mais : "C'est beau !". L'expression "C'est bon !" conclut une dégustation que j'apprécie, grâce à mes papilles gustatives ; l'expression "C'est beau !" conclut une expérience des sens qui ne sanctionne pas la destruction d'un objet, mais qui le confirme dans son indépendance et son unicité. Le jugement esthétique, l'écoute ou la contemplation d'une œuvre d'art s'éprouvent par les sens dans la distance et non dans la consommation. L'objet d'art semble avoir une autonomie et une réalité propres qui incitent le spectateur à la contemplation. "La distance est l'âme du beau", dit Simone Weil. L'œuvre d'art est
"libre".

Un second paradoxe du jugement esthétique, c'est qu'il ne repose sur aucun raisonnement alors qu'il paraît se formuler comme la sanction d'un raisonnement – dont on trouve les articulations après coup. Il est définitif, péremptoire, il est inaccessible à la discussion. "Le jugement de goût ne peut être déterminé par des preuves", écrit Kant (
Critique de la Faculté de Juger, § 33). Il n'existe, en effet, pas de norme pour dire que telle œuvre d'art est belle. Quand de telles normes existent, elles engendrent "académisme" ou "art pompier". L'application de "procédés" cause, en effet, répétition et ennui, comme s'il s'agissait d'une reproduction telle qu'une machine pourrait la réaliser – d'objets techniques – alors que l'œuvre d'art interpelle : elle est autonome à la manière d'une personne. Elle s'impose. On dit qu'elle a une "âme". L'œuvre d'art est unique.

Désintéressée, libre, unique, l'œuvre d'art paraît dotée des attributs du vivant : à ce titre, l'artiste est bien musawwir. Et l'enfance de l'art révèle la finalité universelle de l'art : créer des fétiches et des idoles.

Ce n'est pas un hasard si l'histoire de l'esthétique a pour principal objet l'imitation. Oui, bien sûr, l'artiste imite la création. Mais en concurrent du Créateur. La copie, ce "songe présenté par la main de l'homme à des yeux éveillés" (Sophiste, 267 a) cause une impression de tromperie dès l'habileté de l'imitation constatée. Kant donne ainsi l'exemple de qui sait imiter les chants d'oiseau. Prouesse vaine, art d'amuser, imitation de la nature camouflée dans la nature – leurre, happeau qui peut bien tromper l'animal et dont la véritable performance est utilitaire. L'artiste, à la différence de celui qui contrefait, crée en paraissant imiter. En réalité, comme le remarque Plotin, "les arts n'imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d'où est issu l'objet naturel". (Énnéades, V, De la beauté intelligible, 8) Le fétichisme (infra) est donc au principe de la magie artistique. – Art de créer que récuse l'iconoclaste : Les dieux de bois ou de pierre, morts comme les morts qu'ils représentent, "ne trompent pas les milans, les souris et les araignées", note Tertullien dans son Apologétique (ch. 12) ; on les met d'ailleurs à la réforme quand ils sont usagés, tels les dieux morts d'Amy Carmichael (voir : "Le grand Pan est-il mort ?" )...

Il y a entre l'objet d'art et l'objet technique un partage qui recoupe largement le partage auquel il a été fait référence dans cette page, selon l'utilitaire et le symbolique, l'ontique et l'analytique, les deux "logiciels cérébraux" qui gèrent notre rapport au réel. Le rapport de ces deux outils cérébraux est significatif de l'identité d'une culture.

L'œuvre d'art exprime la sensibilité d'une époque. C'est une évidence. La statuaire grecque, l'impressionnisme, l'art moderne sont inséparables des valeurs et des conditions culturelles et sociales de leur production – qu'ils révèlent et transcendent. Dans la préface des Contemplations, Victor Hugo écrit : "Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis. La destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent "moi". Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi". L'artiste parle en termes d'absolu, mais il exprime son temps, même si les œuvres d'art peuvent être comprises, à tout le moins appréciées, au-delà des frontières géographiques et temporelles.

Toutes ces antinomies, imitation et création, mobilisation des organes des sens et désintéressement, jugement mais jugement sans dispositif, expression de la culture d'une époque et universalité, pointent vers une réalité qui met en évidence la spécificité de l'art : la capacité de l'homme à posséder le réel, à créer, non seulement par des moyens techniques, mais aussi par des moyens analogiques. Ces moyens analogiques sont ceux qui lui donnent les organes des sens, non pas selon une finalité organique, consommatrice, mais distanciée : poétique, selon l'acception étymologique de ce mot (poiésis, faire par imitation, par opposition à praxis, faire par substitution). L'artefact artistique, par comparaison avec l'artefact technique n'est pas conceptuel, il est aux sens ce que le concept est à l'esprit. C'est une "idée" des sens. Une création vivante, autonome.

Selon la hiérarchie qu'entretiennent la technique et la croyance dans une société donnée, on observera des variations dans le statut et la place de l'œuvre d'art. Dans une société "fétichiste", l'imitation fabrique l'idole. L'œuvre est une idole. L'imitation est la création (réussie) d'une divinité – quand les adeptes du monothéisme brisent les statues. A l'opposé, dans une société où la technique est omniprésente, comme les sociétés industrielles, l'imitation est largement dévaluée. L'art moderne a, de fait, abandonné l'idée d'imiter le réel (si l'on excepte des courants réactifs tels l'hyperréalisme).

Dans le
ready-made à la Marcel Duchamp, le fait d'exposer dans une galerie d'art un objet banal oblige à un autre regard sur cet objet. "Que Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, justifiera Duchamp, cela n'a aucune importance, il l'a choisie. Il a pris un article ordinaire de la vie, il l'a placé de manière à ce que sa signification d'usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet."



Fontaine, par Richard Mutt (Marcel Duchamp), 1917

Dans le mesure où ce qui caractérise l'art, en effet, c'est d'abord la réflexivité, il y a là œuvre d'art même si la capacité à créer est réduite au simple regard. L'art dit conceptuel (l'objet d'art n'est pas considéré pour sa forme, mais pour ce qu'il signifie), de même : c'est l'idée qui est "artistique". L'acte de la création artistique, dans sa dérision, est une mise à distance à la fois de l'art – les artistes n'ont plus à imiter la réalité (la technique, la photographie par exemple, le fait beaucoup mieux) – et de la réalité.

La trahison des images, René Magritte, 1928

La proclamation de Magritte écrite sur un tableau qui représente une pipe : "Ceci n'est pas une pipe " marque la fin d'une époque (quand le peintre avait pour objet de créer l'illusion de la réalité). On peut être en mesure de dessiner une pipe et marquer que l'imitation ne satisfait plus l'acte artistique. Pour expliquer ce qu'il a voulu représenter dans cette œuvre, Magritte a déclaré "La fameuse pipe, me l'a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n'est-ce pas, elle n'est qu'une représentation. Donc si j'avais écrit sous mon tableau "ceci est une pipe", j'aurais menti !" Le peintre ne croit plus à l'imitation. Il a renoncé à concurrencer la nature et à se faire l'égal de Dieu. C'est la fin du pouvoir analogique de l'art qui a pu engendrer le Golem et Pygmalion.

Que peint l'art dit abstrait ? Non pas des "sujets", mais des concepts. Ce qu'exprime Klee quand il explique que "la nature
naturante importe davantage [à l'artiste] que la nature naturée" et que son objet est de "remonter du Modèle à la Matrice" (Théorie de l'art moderne, 1920, pp. 28-29). Plus précisément, des formes : les lignes, les taches, les couleurs dont les êtres et les objets sont faits, des potentialités. Ou bien des visions (c'est l'art "psychédélique"), ou bien le système de vision lui-même. Les couleurs sont des choses, disait Kandinski. Ce sont les propriétés physiques des couleurs – la théorie vibratoire de la couleur – et des formes qui intéressent les pionniers de l'art abstrait. C'est le support cortical de la perception et de la représentation. L'art moderne se mesure ainsi aux conditions de possibilité de la figuration, explorant expérimentalement la sensibilité des aires visuelles spécialisées. La prégnance des formes géométriques et des coordonnées cartésiennes peut ainsi s'expliquer par sa capacité à solliciter les cellules corticales spécialisées dans la perception des lignes d'orientation, conformément au destin d'un art qui exprime un monde dominé par la technique. Qui peint des significations possibles. Le jugement de Lévi-Strauss sur l'art abstrait est juste ( "[La peinture non figurative] est une école de peinture académique, où chaque artiste s'évertue à représenter la manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait" - La Pensée sauvage, 1962 : 43) – à ceci près que cette virtualité, cet ars reservatus, énonce le réel social tel qu'il est : sans croyance et sans illusion. C'est le degré zéro du fétichisme. L'art moderne est à la technique ce que le fétiche est à la transe. En réalité, le peintre moderne, quand il ne représente pas les outils cérébraux de la représentation, peint des concepts (un arbre vu par Mondrian est un concept d'arbre - infra). Il exprime l'être au monde de l'homme – la sensibilité de ce vivant qui "habite en poète", selon le mot de Holderlin – avec son "cerveau gauche".

Composition de Pietr Mondrian

Mondrian, Le Pommier en fleur, 78 x 106, 1912, Haags Gementemuseum, La Haye

Afrique de l'Ouest

"Leur idole est une espèce de calebasse, environ de la grandeur d'une pinte; elle est creusée en-dedans ; ils y adaptent un bâton, y font une fente qui ressemble à une bouche et y mettent ensuite des petites pierres, ce qui produit un certain bruit quand ils chantent ou qu'ils dansent. Ils la nomment tammaraka, et chaque homme a la sienne [...]
Voir : chapitre 8.13

La rupture culturelle avec les rythmes vitaux – la modernité – démontre la supériorité matérielle de la médiation — de ce langage qui culmine dans le “silence articulé de l’algorithme” (Kojève) et dans la technique — sur l’expression. Cette désaffection de l’homme occidental de la nature et de sa propre nature, qui fonde un optimisme technique et un pessimisme de la forme humaine, un monde construit en dépit et dans le dépit de la sensation, ne révolutionne pas seulement l’art du sentir, autrement dénommé “esthétique”, elle marque la fin d’un privilège : celui de la capacité de la forme humaine et de son savoir spécifique à signifier valablement le réel et à organiser l’espace social.

L'œuvre d'art exprime l'idéal d'une civilisation donnée : Praxitèle, Versailles, Vermer…
Incarne et personnifie devrait-on dire : car c'est l'homme qui est le plus souvent représenté (les termes de l'architecture sont anthropomorphiques, le palais est une forme de l'habitus de tel homme, à telle époque). "Si le bœuf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait son dieu sous la forme d'un bœuf". C'est une maîtrise du réel à la mesure de l'homme sensible. Elle personnalise, en effet, la sensibilité du temps. C'est la représentation émotionnelle de l'équilibre cognitif – entre l'utilitaire et le symbolique – qu'une société a mis en œuvre pour exister et pour dire sa place dans l'univers.


Ce poignard est fonctionnel. C'est une arme.
Mais celui qui l'a façonné, en interprétant partie des contraintes de l'utilité (la prise en main, l'attache) dans le registre animal,
a créé un outil qui est aussi un objet d'art.
– Qui permet à l'homme, venu au monde nudus et inermis, de s'adapter à la nature et d'y dire sa place ;
de maîtriser le réel et de communier avec la création.
L = 30 cm (collection part.)

La valeur de l'art tient donc à la faculté d'imiter qui caractérise l'homme par rapport aux autres espèces. C'est sa capacité à imiter qui paraît fonder son pouvoir de création jusqu'à prétendre se faire l'égal de la divinité (cf. l'interdit de la figuration dans les monothéismes). Quand la maîtrise scientifique et technique du réel assure cette fonction, l'exercice désintéressé des sens cesse d'être sensitif pour devenir "abstrait". C'est l'art moderne.


En ces temps dits de post-modernité, de reflux des utopies globales, où la revendication du local trouve une oreille constitutionnelle attentive auprès de l’Etat jacobin (la France devrait prochainement ratifier la charte européennes des langues régionales), la notion de pays (250 pays viennent ainsi d’être recensés par la DATAR - Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) redonne peut-être une dignité juridique officielle à la revendication identitaire tout en constituant une réponse à la mondialisation et à la normalisation des échanges. “Il y a un regard nouveau du public, dit un responsable de région cité dans le Monde du 16 octobre, qui craint une uniformisation de la société. Les langues régionales sont des territoires de liberté pour se ressourcer.” S’il n’y a plus d’antagonisme entre la pluralité des cultures régionales et l’unité nationale (c’est le premier ministre qui le dit - ce 29 septembre, devant les parlementaires socialistes), c’est probablement parce qu’on réalise que même si cette histoire est une histoire conflictuelle, il y a un donné anthropologique dans le fait - quand bien même sommes-nous capables de nous transporter dans l’instant aux antipodes grâce à la communication moderne - de naître à l’identité dans le cocon d’un réseau de familiarité qui nous fait tributaires d’un territoire, d’une langue, d’un groupe donné, de l'intimité. “En italien, dit Andrea Camillieri, je n'arrive pas à dire tout ce que je veux. C'est un peu la langue des notaires. Pour reprendre Pirandello, le dialecte exprime le sentiment, là où la langue exprime le concept”. Où l’on voit qu’une langue internationale ne peut, par nature, répondre à cette ontogenèse et que le particularisme peut être, non pas seulement une défense, mais une préparation à la mondialisation.

Il paraît qu’on ne connaît en moyenne qu’une quarantaine de personnes : au-delà, quand la disproportion entre connaître et être connu fait basculer dans le vedettariat, les statistiques vous font basculer aussi assez rapidement dans la névrose ou la paranoïa. Une enquête de l’INSEE a montré qu’une majorité de français venaient finir leurs jours dans leur village natal. C’est parce qu’ils y ont une maison familiale dira-t-on. Mais c’est aussi ce que font les aborigènes d’Australie, qui sont nomades et ne possèdent que quelques outils. Quand ils pressentent la fin, ils se rapprochent de l’endroit où ils sont nés. Dans une de ses nouvelles, le prix Nobel Isaac Bashevis Singer rapporte que les juifs du shtetel, qui ensevelissaient leurs morts à même la terre, mettaient dans la main du défunt un tesson de poterie pour lui permettre de creuser un tunnel jusqu’à la Ville sainte. Le dernier voyage, l’ultime retour vérifient l’enracinement et le ressourcement de l’identité. “Où est ton tombeau ?” demande-t-on à Madagascar pour identifier quelqu’un. Le mundus des Latins était cette fosse circulaire dans laquelle les fondateurs d’une cité jetaient un peu de la terre du pays natal avec cette invocation : “Là où est la terre de mes pères, là est ma patrie", fosse fermée par une pierre qui faisait fonction d’ombilic et qui, trois jours par an, ouvrait le passage aux morts. L'inventeur de l'empreinte dans le monde animal, Konrad Lorenz, prenant sa retraite et regagnant la maison familiale en Autriche, déclare que c'est son environnement premier qui constitue l'empreinte la plus forte chez l'homme. Tous les aborigènes du monde, tous les “hommes vrais” – en vertu du credo idiolectal de cette expression universelle – semblent avoir leur lieu de naissance et la terre de leurs pères pour carrière...


Dessin de Tim

Mais l’évidence se complique si nous posons la question de cette manière : “Sommes-nous sûrs d’être bien du pays ? De quel pays sommes-nous ?” Nos ancêtres ont beaucoup voyagé et cela doit nous inviter à quelque circonspection. L’exemple de “l’homme de Cheddar”, squelette vieux de 9000 ans, dont on a pu retrouver un descendant direct, “sans qu’il y ait une aspérité où accrocher le moindre doute”, établi à quelques centaines de mètres de la grotte où son ancêtre a été découvert (vide supra : chapitre 16 : Droit au sol et mythes d'autochtonie), est tout à fait exceptionnel. Où étions-nous il y a neuf mille ans ? Dieu seul le sait. Où sommes-nous maintenant ? Dans un monde en passe de réunifier la famille humaine. Et tel est bien le défi et la chance de la cité d’aujourd’hui : mettre en communauté des hommes dont la dispersion historique et géographique paraît avoir solidifié les différences mais qui apparaissent, dans cette contraction de l’espace et du temps, fondamentalement identiques. À la fois dans leur besoin de communication et dans leur besoin de spécificité.


*

Si je tente, maintenant, de renouer les fils du canevas que j'ai ébauché, je remarquerai simplement qu’il y a dans toute langue un pôle officiel, administratif, objectif, juridique (c’est ce que dit la Constitution quand elle stipule que la langue française est la langue de la République) et un pôle privé, subjectif, spécifique. Cette tension répond aux deux expressions fondamentales de la culture, et je proposerai en résumé (et en simplifiant grossièrement le motif) la formulation suivante : que le “cerveau gauche” est jacobin, tandis que le “cerveau droit” est régionaliste. Nous devons composer avec ces deux logiques nécessaires. À la fois concurrentes et complémentaires. Toute la question étant de savoir quelle place relative il est sage de ménager à l’une et à l’autre. Il y a de l’utopie à croire à la raison universelle, mais il y a aussi, comme le remarquait Francis Bacon [nous l’avons déjà noté], “de la superstition à ne pas croire à la superstition”. En pensant pouvoir supprimer d’un trait de plume ou d’une pose de vertu outragée ce donné constitutif de la “nature humaine” – et les drames d’aujourd’hui nous démontrent à quelles tragiques et criminelles dérives le sentiment d’appartenance peut conduire – on quitte le domaine de l’objectivité. Et l’on se prive des moyens d’analyse de cette réalité qui, précisément, fait problème.

Car en-deça des formes policées qui s’expriment dans la conscience verte, les parcs naturels, les réserves – les “verts” étant une manière de jacobins du régionalisme : écolos des villes contre écolos des champs – en-deça du libre-service de la croyance que la généralisation des échanges ouvre dans les supermarchés en mettant, à la manière de Lucien de Samosate, toutes les religions à l'encan, en-deçà de ces témoins le plus souvent inoffensifs de l’irrépressible besoin, contre toute raison, de s’enraciner et de croire, perdurent de bien plus redoutables croyances. Encore une fois, pour comprendre les drames de l’appartenance, du droit au sol, de l’épuration ethnique, il faut comprendre que les crimes contre l’humanité sont des crimes de l’humanité.

(Communication présentée au colloque international Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.)


Plan du chapitre :

A) Le territoire de la langue : les deux natures
Communication présentée au colloque international
Langues et droits, Université de Paris X-Nanterre, 22-23-24 octobre 1998.


B) La mesure du monde : Eratosthène et Ptolémée
Communication présentée à la “Journée de l’Antiquité”, Université de la Réunion, 27 avril 2005.

C) “Deux vérités ne peuvent être contraires" (Galilée) (en cours)

D) “Foi d'animal” : vérité du bestiaire dans la fable et le conte
Communication présentée aux “Journées de la Recherche” du CRLHOI, séance du 11 février 2006.



Rechercher dans :
http://www.AnthropologieEnLigne.com