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anthropologie du droit
ethnographie malgache

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloniale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après

2- Barreaux (en construction)
architecture créole

3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)

4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)

5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)

6- Ethnographie d'une institution postcoloniale...


introduction : éléments d'analyse
présentation thématique
liste chronologique
Lâcher l'ombre pour...
la proie



le 24 juillet 1994


B. C.

à

Madame [N6]
Résidence XX
9, rue XX
97400 Saint-Denis


Objet : Votre lettre du 10 juillet concernant votre “absence de classement” au concours de recrutement en vue de pourvoir un poste de Maître de Conférences en Sociologie à l’Université de la Réunion.


Chère Madame,


Quelle passion ! Je réalise, à vous lire – à lire aussi la lettre d’invectives que vous avez adressée au collègue [N14] – combien j’ai manqué de ressource chaque fois qu’ayant présenté ma bien modeste expérience – à laquelle vous me rappelez justement – devant une Commission de spécialistes j’ai eu à essuyer ce que vous nommez le “désaveu” d’une “absence de classement”.

Malgré la disproportion des moyens engagés, je vais, par acquit de conscience, essayer d’expliciter la “non réponse” – parfaitement claire à tout autre – que constitue, selon vous, ma lettre d’explication du 1er juin. Ceci ne réparera pas le dommage, c’est évident, et rend par conséquent la présente lettre tout aussi inutile que la précédente. Mais l’acquit de conscience se résume souvent, précisément, à l’objectivement inutile.

Ces limites une fois dites, il faut écarter d’abord, me semble-t-il, pour aller à l’essentiel, les questions annexes que vous mêlez au sujet et dont l’intérêt, on vous le pardonne, est de noyer votre déconvenue dans l’ivresse d’accusations personnelles.

1°) Vous m’écrivez, par exemple, que vous n’avez pas “pour ambition, (sic pour la virgule) d’entrer à l’Université grace (sic pour l'accent) à l’administration et au bénéfice d’un déclassement arbitraire des autres candidats. Beaucoup d’universitaires, et vous en êtes, continuez-vous avec une évidente délectation, ont été recrutés alors qu’ils étaient classés en dernière position par la Commission de Spécialistes.” Vous démontrez là – je passe sur l’intention – une ignorance étonnante des procédures de recrutement et de leur histoire. Le recrutement des universitaires dépend de deux jurys de nature bien différente : la Commission des spécialistes, locale, et le Conseil National des Universités. Jusqu’en 1991, le C.N.U. exerçait une fonction automatique d’appel puisqu’il jugeait, sur la forme et sur le fond, du bien-fondé des classements effectués par les commissions locales. Depuis 1991, le dernier mot appartient aux commissions locales, le rôle du C.N.U. étant désormais d’arrêter des listes d’éligibilité au sein desquelles les commissions locales doivent choisir les candidats ayant concouru aux postes publiés par leur université. Cette réforme constitue, pour beaucoup d’entre nous, une régression scientifique, puisque la faiblesse des classements locaux réside, bien évidemment, dans la proximité des candidats locaux et des membres du jury (a fortiori lorsque, comme à la Réunion, l’absence de concurrence permet, davantage qu’ailleurs, la réalisation de plans de carrière cousus main : c’était le sens de la phrase de ma lettre “le meilleur argument pour prétendre venir enseigner à la Réunion, c’est de s’y trouver déjà.”) Sans qu’il soit besoin, d’ailleurs, de faire appel à d’hypothétiques, ou à de bien réelles, “combinaisons”, il est manifeste que la fréquentation, l’habitude, la confraternité, le paternalisme, le clientélisme et autres services échangés rendent d’autant plus difficile le “désaveu” d’un collègue que les membres de la Commission des spécialistes continueront à côtoyer ce vivant reproche. Imaginez la tranquillité d’âme, aujourd’hui, des membres du jury qui ne vous a pas classée si, au lieu de vous préférer un étranger, ils avaient retenu votre candidature... Contrairement à ce que vous écrivez, en outre, ce ne sont pas “beaucoup” d’universitaires qui ont “bénéficié de cette opportunité” (qui est précisément tout le contraire d’une opportunité), car il était tout à fait exceptionnel que le C.N.U. renverse le classement des Commissions de spécialistes. Allez savoir pourquoi l’université de la Réunion - l’insularité peut-être, ou le syndrome de l’armée coloniale des Indes - a eu, trois années consécutives, ce privilège... Je vous laisse, quoi qu’il en soit, décider où peut résider l’“arbitraire”, comme vous dites, et s’il vaut mieux être élu par un jury local de quatre ou cinq membres ou par un jury national de treize membres - pour revenir à mon modeste cas.

2°) Des étudiants de Licence rencontrés en bibliothèque m’ont rapporté, dans une conversation dont ce n’était évidemment pas le propos, que l’objet de votre dernier cours de Sociologie, dispensé le lendemain de l’audition des candidats avait été – je n’ose le croire – votre... échec au concours de Maître de conférences et l’explication de cet échec par la considération que l’université de la Réunion – je ne crois évidemment pas, non plus, que vous ayez pu proférer une chose pareille chose devant des étudiants– c’était véritablement le plus bas de l’échelle (ou quelque formule de dépréciation de ce genre) et qu’il n’y avait pas lieu, comme vous ne le démontrez pas par les lettres que vous adressez aux membres du jury, de s’en formaliser. Assez interloqué, je dois le dire et m’abstenant de tout jugement sur des propos non avérés que j’ai feint de ne pas entendre, j’ai exposé à ces étudiants, pour tenter de donner sens à cette sortie et excuser l’hypothétique inélégance, les procédures générales de recrutement des enseignants - dont ils ignoraient tout - mais nullement, il va de soi, des informations vous concernant dont, en revanche et visiblement, pour certaines et pour certains (“Est-il vrai que...?”), ils n’ignoraient rien et à propos desquelles, vous connaissez la nature humaine, ils auraient bien aimé avoir une confirmation autorisée.

3°) Celle-ci, par exemple, qu’il faut écarter aussi des considérants, et dont un collègue m’a fait part en ces termes : “Finalement, ne l’avez-vous pas éliminée de la sélection parce qu’elle cumulait illégalement un emploi d’ATER et un emploi dans un bureau d’études local ?” Dans une lettre que je vous ai adressée le 17 novembre 1993, en effet, après qu’un responsable au Rectorat m’ait confidentiellement fait part des risques que vous preniez par ce cumul – d’autres sources aussi, d’ailleurs, et moins bien intentionnées : peut-être n’avez-vous pas que des amis – je vous demandais de fixer à ce sujet la Commission qui venait de vous recruter. Vous m’avez répondu alors que rien ne vous garantissait une incorporation à l’université au terme de votre contrat d’ATER, que vous ne pouviez, par conséquent, abandonner votre emploi dans ce bureau d’études et que vous n’étiez donc absolument pas disposée à “lâcher la proie pour l’ombre”. On pourrait vous faire remarquer aujourd’hui que, l’ombre s’étant, en effet, dérobée, il vous reste la proie...(et je pense, aussi, qu’en termes de tableau de chasse, le salaire d’un enseignant est une ombre bien pâle auprès de la riche manne institutionnelle qui alimente les bureaux d’étude réunionnais ; l’idéal, toutefois, assez couru, moralement douteux même s’il n’est pas toujours illégal, étant bien entendu de marier la morne sécurité de la fonction publique aux tapageuses libéralités – excusez le style pompier – de l’entreprise privée – avec d’autant moins de risques lorsque celles-ci sont entretenues par des fonds publics).

Mais le propos de notre Commission n’étant évidemment pas d’inquisition fiscale, ce ne sont pas des considérations de ce type qui expliquent votre “absence de classement”. Non. Nous avons unanimement été convaincus que, parmi les onze candidats ayant concouru (vous avez quelque peu tendance à oublier les autres), un seul, après avoir travaillé dans des conditions matérielles difficiles sur une thèse de doctorat qui trouvera son application à la Réunion, ayant participé, dans des équipes internationales, de Berkeley à Macao, à des recherches dont certaines figurent aujourd’hui dans le manuels d’épidémiologie (les facteurs alimentaires et culturels du cancer du rhinopharynx, par exemple), étant lui-même originaire de Madagascar et ayant étudié à la Réunion, a présenté un programme de recherche et d’enseignement d’une réelle consistance scientifique. Est-il nécessaire d’ajouter que les autres candidats n’ont pas convaincu ? Et, pour ce qui vous concerne, que les travaux dont vous faites état à la Réunion, dont personne ne conteste l’utilité, relèvent davantage - bien sûr, ce n’est qu’une opinion - du marché de la sociométrie que de la recherche universitaire? Que, de surcroît, le rapport de tout cela - sans doute n’est-ce pas rédhibitoire - avec la sociologie de la littérature qui constitue votre spécialité universitaire est rien moins qu’évident ? Toutes choses que je vous ai exposées au terme de votre audition... Un seul candidat ayant répondu à ce que la Commission attendait, un seul a été classé (conformément, d’ailleurs, à la dernière “remontrance” dont notre université vient de faire l’objet de la part du Ministère de l’Enseignement supérieur qui nous reproche de donner par trop dans le local et qui nous mesure les crédits de recherche en conséquence). Le meilleur argument pour venir enseigner à la Réunion ne doit pas être le fait de s’y trouver déjà.

Maintenant, je ne vois guère en quoi cette absence de classement puisse constituer un “préjudice” pour votre “carrière”. (Soit dit en passant, et voyez comme le sens des mots évolue, je serais bien incapable d’appliquer à la succession de hasards qui ont déterminé mes emplois successifs un tel “ma carrière” sans avoir le sentiment d’être ridicule : il trahit, me semble-t-il - mais je me fourvoie bien sûr - une estime de soi assez peu compatible avec l’humilité qui convient à la représentation qu’on se fait généralement de la recherche.) Cette “absence de classement” ne figurera pas à votre casier judiciaire. Qui peut bien tenir l’argus, je vous le demande puisque vous avez une opinion sur la question si j’en crois les étudiants auxquels j’ai fait allusion, des classements effectués à l’université de la Réunion ? En quoi est-ce là un désaveu de votre excellence pédagogique ? Je me réjouis, bien entendu, que “Monsieur [N8]”, comme vous dites, vous ait “spontanément réitéré sa confiance”, comme on dit dans les journaux. Nous ne l’avions d’ailleurs pas classé non plus lorsqu’il s’était présenté sur le poste de Maître de conférences en Psychologie et il a trouvé dans l’administration du département de [...] un destin vraisemblablement plus conforme à son génie - il sera d’ailleurs bientôt doyen ou sénateur... Je ne doute pas un instant que, dans l’attente d’une telle opportunité, vous ne trouviez à employer votre expérience et vos talents. Vous semblez d’ailleurs oublier que, dans nos disciplines, il est assez exceptionnel d’incorporer l’université sa thèse tout juste soutenue. Avec son université, sa délocalisation, son IUT, son IUFM, ses organismes de formation qui se comptent par centaines, ses bureaux d’étude qui poussent comme des champignons après la pluie des subventions, la Réunion est, si vous m’autorisez le créole, un généreux pied de riz.

Je me demande toutefois si, avec l’aménité dont vous faites preuve avec une belle constance à l’endroit de vos juges d’occasion, vous ne leur donnez pas des arguments a posteriori et si vous ne les confirmez pas dans leur jugement sous d’autres attendus. Au moins aux yeux des tiers devant qui vous entendez plaider votre cause, justifiant vous-même une exclusive personnelle (comme si le jugement avait été : “On ne veut surtout pas d’elle !”) alors qu’il n’était question que de l’adéquation d’une candidature et d’un poste déterminé. Le fait de ne pas correspondre au profil demandé ne constitue nullement un “désaveu”; je crains en revanche qu’on ne se méfie de votre disposition, après tout normale, à vous faire le juge de vos juges et, davantage encore, l’imprécateur de ceux qui, mettant le devoir de conscience avant le devoir de tranquillité, passent en travers de votre chemin. S’il est un danger, en effet, dont les Commissions de spécialistes se gardent comme de la peste, c’est du recrutement de collègues que l’année de probation ne suffit pas toujours à révéler : tel mouton est devenu un loup enragé maintenant qu’il est presque au pinacle. Comme le remarquait l’immortel auteur de Kim van Kieu, qui était magistrat à la cour impériale, on juge, bien sûr, selon le droit, mais au fond selon son coeur. Les apparences sont d’autant plus trompeuses, vous le savez, qu’elles ne trompent pas toujours. Il n’est pas impossible, je n’en sais rien, que quelque indice, quand bien même un candidat présenterait un programme propre à emporter la décision, ne le disqualifie. A votre place - si vous me permettez - je serais davantage attentif, j’imagine, aux signes.

Je n’ai bien entendu pas la naïveté de croire que toutes ces explications répondent à votre question et encore moins qu’elles vous satisfassent. Je ne terminerai pas non plus en disant, comme on peut le lire aussi dans les journaux, que “pour ce qui me concerne, la polémique est close”. “Seuls les morts ont vu la fin de la guerre”...


B. C.


Copie:

- Monsieur le Président de l’université de la Réunion
- Monsieur le Doyen de la Faculté des Lettres
- Madame et Messieurs les Présidents des Commissions des spécialistes de la Faculté des Lettres
- Monsieur le Président de la Commission des spécialistes de Sciences Economiques et de Sciences de Gestion.




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