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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3-21.6




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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 21

La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)


Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 21.6 Logique du vivant, morale du vivant – L'"erreur" morale

Perspective de crise : l'"erreur" morale

De quelque manière qu'on l'aborde, la question de l'étranger nourrit un même débat que nous avons illustré par une documentation répétitive. D'un côté, une théorie de la souveraineté attachée à des symboles primaires et revendiquée par des autochtones généralement en marge de la modernité industrielle ou incapables de faire valoir leur "droits naturels". De l'autre, une théorie de la libre-entreprise qui fait de l'égalité formelle – de la libération individuelle – le moyen de la souveraineté, avec les conséquences qui s'ensuivent, comme il a été noté, quant aux lois de la reconnaissance. La stratégie du jeu des échecs dénomme "leucémie" la perte de contrôle des cases blanches de l'échiquier. Si les cases blanches représentent le domaine de souveraineté du Blanc, on pourrait suivre une telle image pour décrire le "syndrome de l'immigration". Les uns voient "l'hémorragie" mortelle (B. Stasi, Le Monde du 29 septembre 1984) que causerait l'expulsion des immigrés, les autres l'altération mortelle du sang français dans leur maintien sur le territoire. Vital ou fatal, symptôme ou remède d'une maladie de langueur, l'extrapolation et l'hyperbole démontrent la nécessité de l'inéluctable ou le péril du renoncement... Au terme de cette recherche documentaire où les conditions de la reconnaissance de l'autre homme ont été mesurées au substrat économique et à son expression juridique ainsi qu'à la position sociale et générationnelle il sera fait état, conformément à ces prémisses, d'un déplacement de cette reconnaissance (de la saisie du monde dont elle procède) avec le déplacement du curseur "prospérité".

Au cours d'une émission de télévision intitulée "Les sept chocs de l'an 2000", où il est notamment question de la crise du financement des caisses de retraite en raison de la baisse de la natalité (on y voit apparaître en chef de commando des "Panthères grises" le ludion de la contestation universitaire de Mai 68, Daniel Cohn-Bendit), il est constaté que la femme française met au monde un enfant quand la femme immigrée en a cinq : si bien que "même si les Françaises se mettaient à avoir plus d'enfants, la France de l'an 2000, c'est eux..." Ce rapport de un à cinq, donné sans autre précision, a bien de quoi alimenter le fantasme d'envahissement du citoyen "sécuritaire" qui voit déjà l'exception d'un "bébé rose" (vide infra : 21.7) parmi cinq "bronzés". Mais le propos de l'émission est inverse : celle-ci se termine par l'élection d'un écrivain "beur" à l'Académie Française". On lui demande : "Vous en êtes à quel mot au Dictionnaire ? - un joli mot : "mélange"". Alors qu'une publicité de l'Express titrait : "L'homme blanc survivra-t-il ?", le Figaro-Magazine du 26 octobre 1985 demande, en présentation d'une projection démographique de la France en l'an 2015, avec une Marianne voilée en couverture : "Serons-nous encore Français dans 30 ans ?" Un communiqué du Ministère des Affaires sociales, diffusé le même jour, répliquait en mettant en cause une "construction qui rappelle les théories les plus folles du nazisme (et qui) doit être démontée et poursuivie".

Cette pression démographique de l'étranger dans un système qui ne fait pas la différence, voilà le mal. Dans l'imagination des nationaux que la sélection sociale met en position de concurrence ou de voisinage avec les immigrés, il apparaît – c'est une antienne que nous avons déjà entendue – que les services sociaux sont au service de l'immigré. Situation qui motive la réflexion, pour le moins paradoxale mais souvent exprimée : "II suffit d'être basané pour avoir tous les droits". De proche en proche, l'assiégé voit le système de couverture sociale ruiné par une prolifération de "parasites". Sous le titre "appauvrissement du monde", ce développement manuscrit sur une affiche de la station de métro Saint-Sulpice : "Noirs et Arabes sont réfractaires à toute limitation des naissances et se multiplient comme des lapins. Partout. Un danger mondial des Antilles à l'Afrique et maintenant EN FRANCE". Un lecteur du Monde (17 août 1985) écrit : "Tant que les chefs politiques et religieux africain n'expliqueront pas aux femmes que leurs enfants ne mourant plus de maladies, elles doivent en avoir moins et tant qu'ils ne leur donneront pas les moyens de régulariser les naissances, je ne verserai pas un sou pour les petits Africains".


(Mohamed Ali Sadaka, Taawun Printing, 1977 (Egypte)

L'argument qui fait généralement suite ce constat d'"irresponsabilité", c'est un topos du discours de l'extrême-droite, développe l'idée que la charité entretient artificiellement des individus qui seraient autrement balayés par la sélection naturelle ; que les famines, les épidémies, la mortalité infantile ajustent resssources et population ; que le droit à la vie se justifie ou se discrimine par la capacité à survivre... Alors qu'on regarde déjà avec hauteur les compatriotes qui se reproduisent sans dignité et qui comptent sur les allocations familiales pour vivre, que ne dira-t-on de ces étrangers qui, non contents de propager leur reproduction dans "notre" prospérité, entendent aussi, par moralistes ou par politiques interposés, "nous" en faire supporter les conséquences (appels à la charité auxquels on peut toujours se soustraire quand on est "informé"; ponction des budgets sociaux auxquels on est tenu de contribuer quand on est soumis à l'impôt). Ils plaident avec les armes de leur faiblesse : leur détresse, la détresse de leurs enfants ("Dès qu'ils ont des gosses, ils sont intouchables" : un responsable du Front National dans une réunion électorale, le 23 février 1988 à Versailles) en attendant que l'assistance ou la charité leur permette de faire jouer les armes de la force : leur nombre. Au cours d'un meeting tenu à Lyon le 9 avril 1987, J.M. Le Pen évoquait les "femmes arabes, tapant sur leur abdomen rebondi en disant : C'est grâce à vous que nous pourrons vaincre les Français..." Dénaturant le travail immigré idéal puisqu'ils transforment en assisté un homme dont la valeur tenait à ce qu'il recherchait n'importe quel travail à n'importe quel prix, les services sociaux (l'égalité juridique des hommes) aideraient les "envahisseurs" à prendre pied dans les pays riches.

Propos évidemment contraires au droit et à la morale. Est-il sûr, pourtant, que les pays démocratiques, à qui l'égalité a permis de dominer le monde, n'auront pas recours à des lois d'exception (lois d'exception au regard de leur droit, mais lois de la souveraineté élémentaire ailleurs) comme le laissent prévoir des mesures comme la fermeture des frontières, les restrictions mises au regroupement familial, l'aide sélective à la natalité – toutes entraves aux migrations de la pauvreté – si l'égalité paraît devoir mettre leur souveraineté en cause ? Il est significatif que le système libéral fasse en même temps l'épreuve de ses limites internes et de ses limites externes : quand son développement contredit son objet, quand la situation de concurrence internationale met en lumière l'"incompétence" relative du concept de division du travail qui a nourri sa réussite. La production des richesses, que l'on croyait tenue par la "main invisible" et par l'esprit de lucre n'est plus au rendez-vous des recettes éprouvées. Sur cette toile de fond, la reconnaissance de l'autre homme va se trouver requalifiée. Comme il a été rappelé plus haut, le reflux du pouvoir d’expansion des sociétés occidentales engendre en retour un effet systémique qui met en évidence non seulement  son histoire propre en important son « dehors » sur son sol (c’est l’expression discutée de "retour de colonisation"), mais aussi en manifestant crûment sa structure inégalitaire. L’"égalité républicaine", c’était le miracle de la prospérité, l’élévation régulière du niveau de vie en relation avec le "taux de croissance", l’ascension sociale… La "crise" révèle la fracture sociale des sociétés libérales qui, en mondialisant et en financiarisant l’économie, ont multiplié les laissés pour compte, ceux, précisément, qui se disent "autochtones", comme si l’économie était une chose nationale (et non dirigée par la Bourse et les fonds de placement). Du début des années 80, ici considérées, aux années 2000, l'économie française perdra deux millions d’emplois industriels . Cette attrition productive a évidemment des conséquences économiques et politiques. Elle assèche les comptes public et discrédite les évidences républicaines. L’urgence des premières décennies du XXIe siècle était déjà lisible dans la crise qui a suivi les Trente glorieuses.

Le mode de production asiatique : prodromes de fin de règne…

A la concurrence traditionnelle entre nations et "esprits nationaux" de même appartenance, s'ajoute ou se substitue l'opposition de deux systèmes de production. La théorie libérale veut que la production des richesses soit un phénomène beaucoup trop complexe pour être livré au Plan. C'est pourtant d'une approche systématique et d'une exécution collective que relève le succès des sociétés stratifiées d’Asie : s'appuyant sur leurs industries de main-d'œuvre pour prendre place dans la division mondiale du travail, puis concentrant leur activité sur des productions dont ils peuvent acquérir le monopole, par compétence ou compétitivité. Le mode de production asiatique, emblématiquement japonais ou taïwanais, démontre à l'occidental non seulement l'efficacité d'un autre type d'organisation, mais aussi le rôle premier d'une autre utilisation de la ressource humaine. Arrivants d'une autre planète, de "petits hommes jaunes" sont venus jeter le trouble dans le concert familier et les dissonances rassurantes de la lutte des classes et mettre fin au mouvement de balancier de l'augmentation des profits et de l'augmentation des salaires, nourri par une croissance que l'on croyait indéfiniment continue. Alors que l'entreprise de type occidental met en scène, sinon en œuvre, des ennemis qui travaillent ensemble, l'employé japonais, censé mettre toutes ses ressources dans les ressources de l'"entreprise Japon", ignorerait tant l'esprit "blouse grise" que l'esprit de classe. Le Japon n'est pas seulement un concurrent mieux organisé : différemment organisé. Les valeurs d'individualisme, de résistance à la suggestion collective, de liberté qui ont supporté l'essor occidental apparaissent ici comme des entraves quand il s'agit de rivaliser avec un système où priment idéalement les valeurs de sacrifice individuel et de mobilisation collective ; – quand les industriels faillis ou reconvertis dans l'économie-casino sont rachetés par les entreprises asiatiques parce qu'ils n'ont plus le ressort d'entreprendre ou les moyens de lutter, quand l'industrie occidentale est malade de la finance parce que la spéculation comporte moins de risques que l'investissement...


"1968 à l'envers"

Au point que le président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes a jugé nécessaire, dans une conférence de presse (Le Monde du 4 juillet 1987) de "lancer un véritable cri d'alarme"pour que cette transformation occulte d'un capitalisme industriel en capitalisme financier soit soumise aux règles élémentaires de l'"hygiène financière". Les scandales qui ont secoué Wall Street au printemps de 1987 (délits d'initiés dans lesquels se trouvent compromis les courtiers les plus prestigieux) font découvrir a posteriori , par référence au "modèle japonais" où l'éthique individuelle est censée commander la prospérité, une rationalité de la morale, à l'opposé de ce que soutient la philosophie néo-libérale selon laquelle "seul le marché peut décider de ce qui est moral et de ce qui ne l'est pas."

Mais quelle morale, quand la culture flétrit toute emprise de la société sur l'individu ? La crise économique oblige à quelques corrections idéologiques. Ainsi, le secrétaire général de la CFDT plaide-t-il, dans CFDT aujourd'hui du 4 mars 1986, pour une "coopération conflictuelle" [sic] entre le syndicat et l'entreprise, ce qui revient, selon le journaliste du Monde du 5 mars 1986 qui rend compte de ce "ravalement", "à secouer les tables de la loi". Ceux qui sont confrontés au réel et qui n'ont ni religion ni amour-propre à ravaler sont moins circonspects, un exemple parmi d'autres : "Plus on licencie mieux on travaille. Terrible constat qui explique le redressement d'Usinor-Sacilor. Pour ceux qui restent, c'est marche ou crève. Résultat : une véritable "révolution sociale" (sous-titre d'une enquête du Monde du 3 octobre 1987 sur la sidérurgie française). "Aujourd'hui, l'acier français se relève parce qu'une véritable révolution est en cours dans les têtes de ceux qui le coulent. Plus de manifestations, de séquestrations de directeur d'usine ou de déclaration de guerre des syndicats. Du Nord à la Lorraine [...] tout bouge, tout change : les hommes, les structures, les mentalités, les méthodes de travail. Une révolution à la japonaise, qui emprunte autant au courage qu'à la cruauté : de cette guerre, même les vainqueurs ne sont pas sûrs de sortir vivants [...] Jamais la sidérurgie n'a autant comprimé ses effectifs qu'aujourd'hui, mais jamais non plus on n'y a mieux travaillé. En quelques années, la productivité a doublé. Un cadre de l'usine Sollac, à Florange, en Moselle, le dit sans cynisme : "En sous-effectif, le personnel devient plus créatif. Lorsqu'il y a trop de monde, il n'ose pas faire des propositions pour rendre son travail plus efficace de peur de scier la branche sur laquelle il est assis [...] "Il faut se dire sans cesse qu'il y a quelque part dans le monde quelqu'un qui prépare notre mort" [...] Usinor-Dunkerque, à l'aciérie des tôles fortes. Sortie d'un atelier. Une camionnette roule sur une tôle. Un contre-maître hèle le conducteur : "Hé, tu roules sur mes billets de 100 francs !" L'ingénieur qui assiste à la scène n'en revient pas. Il y a quelques années, on pouvait bien rayer la tôle, personne ne s'en souciait. Les temps ont changé. "Ici, on a les meilleures machines, affirme un contre-maître. Mais encore faut-il vaincre les autres, parce qu'on sait bien que des tôleries comme celle-ci, il en disparaîtra. Celui qui ne comprend pas cela n'a qu'à "capitaliser" (prendre ses indemnités) et partir". Finies aussi les vieilles revendications : la pause casse-croûte, selon lui, "ça fait bien cinq ans qu'on n'en parle plus dans les ateliers."

Sans doute y a-t-il dans les conversions de ce type les éléments de cette « révolution culturelle anti-68 » saluée par le président du CNPF, M. Yvon Gattaz. Mais cette redécouverte des "valeurs" fait aussi apparaître le sous-équipement intellectuel et moral – prospectif – du tissu productif. "Pourquoi n'a-t-on pas fait tout cela plus tôt ?" demande le personnel de Sollac. "Pendant vingt ans, on m'a dit de fermer ma gueule, maintenant on me demande de l'ouvrir », résume un syndicaliste. Quand c'est leur aptitude à programmer leur reproduction et à maîtriser les conséquences de leur axiomatique qui juge les sociétés, il suffit de regarder l'avenir de celle-ci dans sa jeunesse, elle aussi en friche pour mesurer son échec. Un rapport de l'OCDE de novembre 1984 constate que près de 45% des chômeurs français ont moins de vingt-cinq ans.



Le Monde du 7 mars 1985

Illustration d'une page du Monde (20 février 1986) : "Les enfants de provos :
La jeunesse néerlandaise est rentrée dans le rang"

Une enquête diligentée par le ministère de la défense en 1985 montre les fils de la génération libérée de "mai 1968" à la recherche de "certitudes" et d'un "ordre protecteur". "Serait-ce le monde à l'envers ou faut-il, désormais, s'habituer à cette exigence d'un service militaire vécu comme l'"apprentissage de l'obéissance", la "préparation à la vie professionnelle", la "solidarité", l"'ordre", puisque "c'est le seul endroit où l'on trouve ça" ? Pour ces adolescents, avant même de revêtir l'uniforme, le service militaire devient ce cadre structuré et protecteur où l'on évacue l'angoisse et l'ennui. Il y faut des points de repère (...) des certitudes qui rassurent. La discipline et l'obéissance sont valorisées. Comme le sont les notions d'encadrement et de prise en chargs individuelle qui sécurisent." (Le Monde du 7 mars 1985)




America. Tomi Ungerer.

En 1980, le salarié japonais prenait 61 % de ses congés payés (le taux des vacances effectivement prises est tombé à 51 % en 1990). On estime que le karoshi (l'excès de travail à l'intérieur de l'entreprise) fait environ dix mille morts par an au Japon. Les ouvriers italiens d'une usine japonaise installée en Italie se mirent un jour en grève parce que la productivité de leurs collègues japonais était huit fois supérieure à la leur. Le résultat de cette confrontation tient en deux chiffres : quinze millions d'emplois perdus en Europe de l'Ouest, trente millions d'emplois créés dans le Sud-Est asiatique. On pourrait opposer schématiquement les deux systèmes comme suit : d'un côté le système du pain-drain et du brain-drain, les pays de la double immigration (immigration de la misère, immigration de la richesse; de la force corporelle et de la force incorporelle) ; de l'autre un nationalisme économique qui convertit tout ce qui s'invente et tout ce qui se produit (37% du budget de la recherche japonais est consacré à la collecte et à la diffusion de l'information scientifique et économique). Alors que le nationalisme est devenu, ailleurs, une valeur plus ou moins honteuse ou retardataire – techniquement dépassée – ce système tire d'une telle disposition un esprit de corps et une ressource qui disqualifient et déqualifient l'étranger.

Dessin de Marie Marks
"Et ça vous étonne que les Japonais nous éliminent du marché mondial !"

Vantant, lors d'une conférence de presse de son parti, le haut niveau intellectuel des Japonais, M. Nakasone, premier ministre, constatait : "La moyenne en Amérique est très inférieure, à cause de gens comme les Noirs, les Portoricains et les Mexicains". En réponse aux réactions indignées des élus noirs du Congrès américain, M. Nakasone devait préciser : "Ma déclaration disait que les Etats-Unis ont à leur actif de grandes réussites, comme le programme Apollo et l'IDS. Mais il y a des choses, dans l'éducation, par exemple, dont ils n'ont pas été capables à cause de leurs nationalités multiples. Le choses sont, au contraire, plus faciles au Japon parce que nous sommes une société homogène" (Le Monde du 26 septembre 1986). "Elles détruisent l'atmosphère" dira des prostituées d'un quartier chaud de Tokyo M. S. Kajiyana, ministre de la. justice japonais. "C'est comme aux Etats-Unis lorsque les communautés deviennent mixtes parce que les Noirs arrivent, contraignant les Blancs à partir." (A.F.P. du 26 septembre1990) Un film de propagande allemand de la première guerre mondiale montre un groupe de prisonniers faits sur l'armée française : des soldats de la "Force noire" du général Mangin en train de danser frénétiquement autour d'un feu et tapant sur des marmites en guise de tambour, avec ce commentaire : "Et la France prétend défendre la civilisation occidentale avec ces hommes..." Avec leurs immigrés définitivement installés à demeure, alors qu'il s'agit de répondre aux défis technologiques, de former les intelligences et de mobiliser les volontés et non plus de résoudre à meilleur marché un problème de main-d'œuvre, comment les démocraties coloniales ou esclavagistes, devenues des pays d'immigration et de liberté, avec leurs problèmes de minorités, de conflits raciaux, d'analphabétisme... pourraient-ils être en mesure de soutenir la concurrence de nations solidaires (s'il en existe) éduquées et tout entières tendues vers le succès de l'entreprise nationale ? Dans l'hypothèse où le marché reste le "seul surintendant de l'industrie des particuliers" (Adam Smith), ces données révèlent une crise de l'utilisation de la ressource humaine, du même ordre, mutatis mutandis, que celle qui a justifié la substitution du travail salarié à l'esclavage, puisque c'est le mode d'extraction de la force de travail et de la créativité qui paraît ici atteindre ses limites.

Marianne et le pot au lait

Dans un essai dont le titre annonce un rêve national brisé : Marianne et le pot au lait (1983 : 99-100), deux journalistes expliquent les malfaçons des automobiles françaises par la politique de recrutement d'une "population nonchalante, pastorale et familiale [...] soustraite au soleil d'Afrique". Une France sans usines (1989), La France paresseuse (1987), La France illettrée (1988), autant des titres qui égrènent ce fatalisme désabusé. [Cette "déclinologie" est toujours d'actualité en 2006 : France en faillite, L'agonie des élites, La société de la peur, Le crépuscule des petits dieux, Les illusions gauloises, Le malheur français, La France qui tombe...

tandis que le modèle asiatique "triomphe", Japon compris : les quotidiens parlent de "la martingale japonaise" (Le Monde du 26 février 2006) et les analystes constatent qu'"après avoir été l'"homme malade" de l'économie mondiale durant les années 1990, le Japon pourrait devenir aujourd'hui le seul très grand pays riche connaissant une croissance vraiment robuste".]

Alors que l'image de l'immigré est le plus souvent dépréciée, il peut paraître quelque paradoxe dans l'enthousiasme dont les officiels peuvent spectaculairement faire preuve dans l'accueil de certains boat-people du sud-est asiatique. "Merci de nous avoir fait l'honneur de nous choisir, déclare le ministre des affaires sociales aux 229 vietnamiens reçus "en héros" à Rouen et salués par une série de discours solennels. Vous êtes désormais chez vous" (Le Monde du 24 juillet 1987). Peut-être faut-il voir dans cette emphase, outre l'effet de raisons morales (la population de la région, "toute normande qu'elle soit, a généreusement donné un million de francs en quinze jours") et d'évidentes raisons idéologiques, une manière de marquer qu'il y a immigrés et immigrés : ceux dont on a besoin et ceux dont on croit pouvoir se passer. Quand on dénonce "l'afflux massif de demandeurs d'asile qui le plus souvent sont, en fait, des migrants économiques" (J. Chirac au Conseil de l'Europe le 27 janvier 1987), qu'est-ce donc qui fait du boat-people, demandeur d'asile et migrant économique, un immigré idéal ? Ces hommes et ces femmes savent que leur seul salut est le travail : "En France, il faut travailler, nous le savons" (A 2, le 23 juillet 1987). Leur capacité d'adaptation, leur intelligence et leur industrie sont proverbiales : ils s'emploieront de toute leur énergie. "Dans le delta du Mékong, nous avons risqué la mort. Maintenant, nous allons risquer la vie" (Le Figaro du 23 Juillet 1987). Dans le numéro d'août 1984 de Sudestasie, J. Chirac remarquait : "Les Parisiens ne ressentent pas la communauté asiatique comme créatrice d'insécurité ; beaucoup soulignent le comportement tranquille et courtois de vos compatriotes. C'est un point très positif pour notre ville..." Dans une émission de télévision sur l'immigration, un téléspectateur faisait un constat identique, ajoutant : "Hélas, tous les immigrés ne sont pas ainsi. Il s'en faut... Vous voyez ce que je veux dire..." Des Asiatiques courageux, intelligents, modestes et ouverts au progrès : oui ; des Arabes congénitalement engourdis ou querelleurs, arrogants ou terroristes, avec leurs coutumes d'un autre siècle : non.

En somme, la crise des nations occidentales procéderait de cette indifférence à la forme humaine – quand ce sont les tenants du libéralisme qui s'en avisent – de ce mélange (ou de cette moyenne) qui serait sans conséquence s'il n'abaissait le niveau intellectuel et la qualification morale de sa ressource humaine. "L'Europe prend des couleurs" titre un article du Monde consacré à la démographie de l'immigration. Signe de bonne santé si cette montée de mélanine ne signifiait aussi, en l'espèce, décadence.

Dessin de Cardon
"Un geste humanitaire :
Le gouvernement français met gracieusement la fameuse cuvette de Diên Bien Phu à la disposition des réfugiés du Vietnam."


Dessin de Cabu

Le "modèle japonais" a sa morale, mais c'est une autre morale. Les boat-people ne se dirigent généralement pas vers le Japon, pays proche qui compte pourtant parmi les plus riches du monde. (En avril 1989, les réserves en devises du Japon ont franchi la barre record des 100 milliards de dollars ; les réserves de la RFA et des Etats-Unis s'établissant respectivement à 60 et 50,4 milliards de dollars à la fin du mois de février.) La notion de réfugié politique ou de réfugié économique n'y a pas vraiment cours. Sans la morale, la liberté n'a de sens qu'économique et son exercice économique est d'ailleurs singulièrement mesuré, en l'espèce, par le protectionnisme mental auquel il a été fait allusion. Transplanté dans son résultat – sans son histoire – le concept techno-industriel est indifférent aux valeurs morales qui accompagnent son développement.

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Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11"Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire




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