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Les Compagnies des Indes
Histoire et Anthropologie
Université de la Réunion, 12 et 13 mai 2011

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Texte de présentation de l'ouvrage issu du colloque :

(les illustrations de cet exposé renvoient à une présentation sur Prezi :
<https://drive.google.com/file/d/0B1CO6vqWqgTlQXhLLVRNWkw5S1E/view?usp=sharing>)

Les Cies des Indes, Histoire et Anthropologie

Introduction :
Les compagnies des Indes et la première mondialisation


Je vais donc parler de la 1ère mondialisation, la question des échanges économiques, des déplacements et des migrations humaines étant évidemment au cœur de l'actualité. C'est, en quelque sorte, avec l'expansion européenne, l'archéologie de la situation géopolitique d'aujourd'hui que l'histoire des compagnies des Indes permet d'esquisser.

Le rapport annuel du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies dénombre 60 millions de déplacés et de réfugiés dans le monde en 2014.

Si l'on se limite à l'Europe, l'immigration en nombre, par la Méditerranée, de réfugiés politiques et économiques du Moyen Orient et d'Afrique constitue pour l'Union Européenne un problème qui n'a pas de précédent.

Le contexte international confère évidemment à ce fait économique et démographique un sens stratégique : on sait que l'État islamique a menacé, en février de cette année (20/02/2015), d'envoyer vers les côtes européennes les 500 000 migrants qui sont en Libye en attente de traversée …(Cette situation n'a pas d'équivalent historique sauf, peut-être, toutes choses égales d'ailleurs, la « marche verte » organisée par Hassan II pour prendre possession du Sahara occidental : en novembre 1975, il entend lancer 350 000 marcheurs volontaires, munis d'un Coran pour tout équipement, en direction de la frontière espagnole.)

Pour l'Afrique, le doublement de la population annoncé pour 2050 (actuellement plus de 1 150 000 000 d'habitants ; 15 à 20 millions de jeunes attendus chaque année sur le « marché du travail ») constitue un authentique challenge – qui ne concerne pas seulement ce continent.

*

La question démographique est évidemment au cœur de la géopolitique :
il y a aujourd'hui 7 milliards 325 millions d'habitants sur la planète…

A la fin de la dernière glaciation, il y a 10 000 ans, nous étions 5 millions.

La première révolution démographique est liée à l'agriculture et à la sédentarisation. C'est la transition néolithique caractérisée par la domestication de plantes et d'animaux.
Alors que la densité de peuplement des chasseurs-cueilleurs est d'un individu pour dix kilomètres carrés, les techniques de l'agriculture primitive peuvent nourrir cinq personnes par kilomètre carré.

Ce qui représente une augmentation de la densité de population considérable, puisqu'elle est de 5 000 %.

La première révolution démographique, donc, c'est l'agriculture. Elle atteint ses limites au début de l'ère chrétienne. À l'an zéro : Nous étions de 190 à 250 millions.

Les conditions d'une deuxième révolution démographique sont réunies aux Temps Modernes quand, en quelque deux siècles, la population du globe va être multipliée par cinq.

Nous étions donc 650 millions en 1750, 1,2 milliard en 1850 et 2,5 milliards en 1950.
Le cap des 6 milliards a été atteint en octobre 1999. C'est le « bébé 6 milliards » de l'ONU, né en Bosnie.

Le cap des 7 milliards a été atteint en octobre 2011.
Nous sommes aujourd'hui : 7 milliards 325 millions…
Voici un site qui visualise « en vraie grandeur » l'accroissement de la population du globe (le solde positif des naissances sur les décès) :
https://googledrive.com/host/0B2GQktu-wcTicEI5VUZaYnM1emM/)

*

Qu'est-ce qui explique cette multiplication ?
La cumulation de plusieurs facteurs, certes, mais notamment l'ouverture du monde liée aux Découvertes et à l'exploitation des routes commerciales.

En effet, Les Découvertes, les Indes et les épices, les denrées tropicales, le commerce de long cours… tout cela constitue un démenti au pessimisme des anciens qui pensaient comme l'écrivait Saint Jean Chrysostome (« Bouche d'or ») : « Le monde est plein et ne contient plus les hommes ».
Non, le monde n'est pas plein et les possibilités de régénération sont là : c'est l'« ivresse maritime » et l'« idée de fortune », selon une formule de Bernardin de Saint-Pierre alors qu'il est en partance pour l'isle de France.

Après la « pause » de la féodalité, donc, la logique migratoire se remet en marche.

Les conditions d'une nouvelle révolution démographique naissent donc avec les Temps modernes : au terme de cette révolution, la population du globe va être multipliée par cinq en quelque deux siècles.

L'augmentation de la production agricole, la révolution sanitaire et médicale - et la diffusion planétaire de ces techniques : on ne connaît plus, aujourd'hui, les conditions de mortalité qui étaient celles de l'Europe au début du XVIIIe siècle - rendent compte de cet accroissement. L'expansion européenne (et asiatique) des deux derniers siècles, soutenue par l'augmentation de la densité de population, a pour marque croissance économique et colonisation, recherche de nouvelles terres à exploiter.

Les XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont notablement modifié la répartition des hommes sur la planète.
Migrations continentales : l'émigration russe vers la Sibérie concerne près de 8 millions d'individus, l'émigration de Chinois du Nord vers la Mandchourie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, plus de 20 millions.
Migrations transcontinentales : le quatrième grand foyer de la population mondiale (avec l'Extrême-Orient, l'Inde et l'Europe) est en effet nord-américain : c'est la destination principale de l'émigration européenne, où les descendants des amérindiens constituent environ 1/25e de la population actuelle, tandis qu'on estime le nombre des immigrants européens en Amérique du Nord à plus de 50 millions.
La population d'Amérique Latine est composée pour les deux tiers de descendants d'immigrants, volontaires ou contraints : 14 millions d'Européens et 9 millions d'Africains, par rapport à une population amérindienne estimée à 12 millions d'individus à l'arrivée des colonisateurs.
4 millions d'européens émigrent en Australie et en Nouvelle-Zélande, la population aborigène australienne constituant aujourd'hui moins de 1% de la population totale.

Maîtrise technique sur les conditions de vie et sur les échanges - et maîtrise politique - l'expansion démographique et économique des européens leur permet de disséminer sur la planète. Lorsque l'on considère un planisphère représentant les mouvements de population au cours des Temps Modernes, on constate que les sociétés européennes entretiennent, directement et indirectement, une dynamique d'émigration, continue et tous azimuts, qui submerge ou domine les populations autochtones. Les écosystèmes n'ayant pas eu à mettre en œuvre les contraintes de la révolution néolithique (en Amérique du Nord, en Australie, en Nouvelle-Zélande…), espaces « vierges » en termes d'agriculture, se trouvent à leur tour soumis à l'exploitation « néolithique ». Cette colonisation entraîne le déplacement, forcé ou volontaire, de populations non européennes, prises dans un procès de production où elles sont exploitées pour leur force de travail.

La mondialisation, la ressource des colonies et l'impulsion du commerce sont ainsi à l'origine de la transformation du mode de vie des européens.
La décimation des épidémies a prit fin et, sous l'effet de la révolution jennerienne au début du XIXe siècle, de la révolution pastorienne au début du XXe, puis des progrès de la médecine cardiovasculaire dans la deuxième moitié du siècle, la durée de la vie humaine va augmenter sensiblement (elle passe, en France, de 27-28 ans en 1750 à 78-85 ans en 2010), causant le vieillissement progressif d'une population qui contrôle désormais sa fécondité de manière scientifique et qui maîtrise les processus de la reproduction.

La question qui vient naturellement à l'esprit après le film en accéléré que je viens de dérouler est de savoir si les drames d'aujourd'hui n'illustrent pas, chocs en retour de l'expansion européenne, les conséquences proches ou lointaines de cette expansion…

Je n'essaierai pas de répondre à cette question, puisque mon propos se limite à exposer cette phase d'expansion européenne par les compagnies de commerce, mais je souhaitais rappeler en introduction comment la longue durée conditionne l'actualité.

*

Je suis donc ici pour parler des circonstances de la publication d'un ouvrage - le voici - édité à la Réunion par le département d'Ethnologie aux édition Surya.

Illustration

Il pèse 1.760 kg et compte 440 pages au format A4 avec une annexe d'une centaine de pages en couleurs.
Les textes sont imprimés en corps 10 et les citations en corps 9.
Pour le prix modique de 30 €, le lecteur en a, je l'espère, « pour son argent »…

I -

Un produit du Master « Anthropologie et Sociologie des sociétés de l'océan Indien »

C'est un travail académique, certes, mais c'est aussi un travail destiné au public cultivé et particulièrement à qui s'intéresse à l'histoire de l'île de la Réunion.
C'est un ouvrage « à tiroirs », puisqu'on y traite de multiples sujets.
Pour présenter ce travail, je vais donc « surfer » sur quelques-uns de ces sujets, sans en épuiser aucun, et renvoyer pour des développements plus approfondis aux chapitres concernés.
Je m'excuse donc par avance auprès du public qui est en droit d'attendre d'un universitaire un exposé qui ne soit pas trop décousu…

*

Le département d'ethnologie a donc ouvert, en 2008, un Master intitulé « Anthropologie et Sociologie des sociétés de l'océan Indien ».
Un fil directeur évident pour réaliser ce programme était de suivre la « route des Indes ».

L'ouvrage que je présente est donc un produit de ce Master : il réunit :

- les communications d'un colloque que nous avons organisé en mai 2011 dans le cadre de ce Master, intitulé : « Les Cies des Indes » ;
- les images, en annexe du livre, d'une exposition conçue en préparation de ce colloque ;
- ainsi que la documentation qui a été produite, au fil des années, pour cette formation.

Pour illustrer les acquis de ce Master et échapper au genre ingrat que sont les actes de colloque (qui lit les actes de colloque ?), l'ouvrage a aussi été conçu comme :
- un outil pédagogique,
- un outil documentaire et
- par ses illustrations et son sujet - l'histoire de la Réunion -, un livre, je le répète, public.

Il essaie de réunir sous un même questionnement l'histoire des compagnies des Indes et la rencontre, dans l'océan Indien, des européens avec des civilisations autres.

[Je rappellerai rapidement que ce Master
- a fait soutenir 41 mémoires de 2008 à 2012,
- et a organisé 3 colloques dans la mouvance de ses enseignements :
Illustrations

- 2009 : "Religions populaires et nouveaux syncrétismes" ;
- 2010 : "L'Empathie : des neurosciences aux sciences sociales" ;
- 2011 : "Les Compagnies des Indes : Histoire et Anthropologie".

Il a pris la suite d'un précédent Master d'anthropologie (ce n'était donc pas une création ex nihilo).
Les résultats partiels que je viens de rappeler (41 mémoires, trois colloques - et cet ouvrage…) montrent, je pense, que ce Master n'a pas si mal réussi…]

Quelle était l'intention de ce colloque « Les Cies des Indes, Histoire et Anthropologie… » dont je présente les actes ?

II -

L'ouvrage que je présente essaie d'ouvrir - sinon de couvrir - d'ouvrir, donc, aux principaux champs de recherche concernés (c'est en cela qu'il se veut un outil pédagogique).
Cela en suivant la « route des Indes », tout simplement.
C'est-à-dire, pour ce qui concerne les compagnies françaises :
Illustrations
La côte atlantique /Madagascar / Bourbon / Surate et Pondichéry…

L'intention était
- de tenter de répondre, autant que possible, à la diversité des champs mobilisés par le sujet et - de maintenir une unité de questionnement soit en l'espèce - c'est l'objet premier de l'anthropologie - une mise en perspective des cultures.

J'énumère les principaux sujets de la table des matières :
Illustrations
- L'édition numérique des archives ;
- Les relations entre l'Espagne et le Portugal à propos de la délimitation des domaines de souveraineté ;
- La création des compagnies de commerce ;
- La génétique du peuplement de Madagascar ;
- La découverte de l'Inde par les européens ;
- Le statut juridique des colons ;
- L'histoire du café ;
- L'esclavage ;
- La mémoire des colons ;
- La population musulmane à Maurice aux premiers temps de la colonie ;
- La muséographie et l'iconographie…

L'originalité de la démarche, qui se borne en réalité, je l'ai dit, à suivre le fil de l'histoire sur les routes maritimes, tient peut-être dans le fait d'avoir tenté de réunir, sous un même regard et du point de vue de la Réunion qui commande la perspective, une histoire qui procède :
- des forces qui portent l'expansion européenne et dont la compréhension mobilise, chemin faisant, par le choc que celle-ci provoque :
- l' ethnographie et l'histoire malgache,
- la sociologie de l'Inde
et, bien sûr,
- l'histoire de l'île de la Réunion.

Pour ce qui concerne ma propre contribution, je la présenterais comme
- un essai d'anthropologie appliquée pris dans un processus d'apprentissage - le mien - de l'histoire régionale.

Un sujet d'intérêt général

Il se trouve, il me semble, que le fil de la route des Indes, peut être un bon exemple de ce que veut être l'anthropologie, je l'ai dit : une mise en perspective des cultures.

Suivre la route des Indes, c'est certes suivre les européens dans leur découverte d'autres civilisations, - mais c'est aussi aller à la recherche de points de vue étrangers à cette perspective ;
- et c'est encore ce que ce renversement de perspective (quand c'est l'autre qui prend la parole) peut nous apprendre sur la spécificité européenne.

Je vais prendre quelques exemples en montrant que les sources de cette histoire de la « route des Indes » ne sont pas unilatérales. Elles sont certes européennes, mais aussi malgaches, indiennes ou… universelles (je vais m'expliquer sur cet adjectif).

Concernant Madagascar, les sources anciennes sont d'un intérêt exceptionnel :
Illustrations

- un ouvrage quasi exhaustif sur le sud malgache laissé par un gouverneur qui séjourna près de 7 années à Fort-Dauphin, Étienne de Flacourt ;
ainsi que
- la correspondance avec Vincent de Paul des lazaristes installés à Fort-Dauphin (qui a été partiellement éditée) .
Encore plus exceptionnel, eu égard à ce que je viens d'énoncer concernant la diversité des sources :
- il existe une version malgache de la tentative de colonisation du sud malgache par les français. Il s'agit d'un texte qui transcrit le malgache en caractères arabes, un sorabe, qui raconte les expéditions d'un certain La Case qui s'engage dans les luttes locales et assure - provisoirement - la mainmise des colons français sur le sud de la Grande Isle.
- J'ajoute qu'il est possible aujourd'hui, précisément pour identifier l'origine contestée de ces immigrants se réclamant de La Mecque, de mobiliser les outils de la génétique. Une thèse réalisée dans le département d'ethnologie en co-direction avec un laboratoire d'anthropobiologie de Toulouse a permis la confrontation de la paléographie des manuscrits et de la paléographie de l'ADN, et de mettre en évidence, en effet, une signature génétique spécifique d'un sous-groupe antemoro de la côte Est de Madagascar.

[ce que le schéma de positionnement multidimentionnel met en évidence (un algorithme en PM définit une matrice de similarité, puis affecte une position à chaque élément dans un espace à N dimensions)].
Illustrations

L'Inde
Illustrations
Pour l'Inde du sud, les archives des Compagnies constituent évidemment une source importante. A Pondichéry même, une partie des archives a été éditée, et, pour certaines, numérisées par la BnF sont accessibles sur Gallica ; certaines sont également disponibles sur le site « Mémoire des hommes » du ministère de la Défense.

Le travail d'édition numérique en cours dans le cadre du Master d'anthropologie a pour objet de rendre davantage de ces sources accessibles.

Certaines éditions sont anciennes tel, entre autres, le Mémoire pour le Sieur Dupleix contre la compagnie des Indes avec les pièces justificatives.

Mais il existe aussi un document exceptionnel pour la compréhension des données économiques et du conflit religieux qui marque la présence française, c'est le journal qu'a tenu, de 1736 à 1760, un Indien, Ananda Ranga Pillaï (1709 - 1761) qui fut le courtier de Dupleix. Les douze volumes de ce journal sont accessibles dans une traduction anglaise.
L'exploitation de ces sources occupe les chapitres 11 à 14 de l'ouvrage que je présente…

On voit par ces exemples qu'un idéal de la recherche anthropologique (qui me paraît être en partie accessible avec le sujet des compagnies des Indes) est de mettre en présence les points de vue de tous les acteurs de cette histoire (actifs, passifs ou victimes)
- (et corollairement de montrer, c'est ce que je vais essayer de développer, comment les fondations et la longue durée conditionnent la sociologie d'aujourd'hui).

III -

Une premier dossier est celui des causes et des buts de l'expansion européenne. Ce questionnement introduit l'ouvrage et, sous le titre ouvert de « Perspectives… », le clôt.

Qu'est-ce qui pousse les européens à quitter « l'enclos de l'Europe » ? - pour reprendre une expression d'un auteur d'époque.

L'histoire des compagnies de commerce permet, pour partie, de répondre à cette question.

Il y a des raisons démographiques et des raisons économiques mêlées - c'est la « nécessité », autrement dit, avec ce que ce terme renferme de polysémie.
Mais cette expansion est aussi, fondamentalement, l'expression d'une société stratifiée, hiérarchique et concurrentielle, qui place la réussite et la survie dans la ressource individuelle et dans l'émulation.
Ce programme trouve, en l'espèce, dans l'« ivresse maritime » (selon une formule de Bernardin de Saint-Pierre) l'espérance et parfois les moyens de son accomplissement.
Les colonies, « pays neufs », apparaissent ainsi, à la fois pour ceux qui rêvent de gloire et ceux qui cherchent à « s'en sortir », les puissants, les marchands, les aventuriers et les exclus, comme la chance d'un enrichissement ou d'un monde meilleur.

Un premier constat s'impose au regard de cette expansion : c'est que les compagnies de commerce mettent en place la première mondialisation.
Illustrations

Rendue possible par la maîtrise de la navigation à long cours et la connaissance des routes maritimes, l'exploration du monde s'achèvera en effet dans l'établissement de circuits commerciaux et dans le peuplement des premières colonies.

Le doublement du Cap de Bonne Espérance et la découverte de l'Amérique ont ainsi ouvert au Portugal et à l'Espagne des mondes dont l'arbitrage du Pape consacrera le partage.
C'est le traité de Tordesillas :
Illustrations

On connaît la réplique de François 1er à l'émissaire de Charles Quint à propos des ambitions françaises en Amérique :
« Le soleil luit pour moi comme pour les autres ; je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde »
(le cardinal de Tolède à Charles-Quint, 27 janvier 1541, archiv. de Simancas, Estado Portugal, legajo 372, fol. 333).

De fait, la Hollande supplante le Portugal et crée à son tour un empire colonial dont Batavia sera le centre et l'Angleterre commencera ses opérations commerciales dès le début du XVIIe.

La France sera absente de cette course vers l'Inde - à laquelle le Danemark et la Suède participent - jusqu'au milieu du XVIIe.

Quelques images peuvent servir à résumer cette première mondialisation :

La ville de Potosi (au Pérou) / soit l'argent des colonies d'Amérique /
L'Inde / où sont fabriquées les toiles de Guinée /
La côte de Guinée où se fait le commerce des esclaves pour les plantations d'Amérique.

- l'argent des Amériques dont les compagnies de commerce font provision en Espagne (ou dans les villes de contrebande) sous forme de lingots ou de pièces est utilisé pour
- l'achat de toiles, produites en Inde, les indiennes de traite, dites encore toiles de Guinée, qui servent à leur tour
- à acheter des esclaves destinés aux plantations d'Amérique.
La boucle est bouclée : une manière de circumnavigation (si l'on prend en compte la route des galions espagnols) animée par le commerce.

On peut illustrer cette mise en relation de l'Europe, de l'Amérique, de l'Asie et de l'Afrique par une image :
Illustrations

Voici un mafouc, coiffé du bonnet de sa fonction de traiteur :
"Tati, surnommé Desponts, courtier de Malembe, venant de sa petite terre, en hamac." (détail) Gravure tirée de : Voyage à la côte occidentale d'Afrique, fait dans les années 1786 et 1787, contenant la description des mœurs, usages, lois, gouvernement et commerce des Etats du Congo, fréquentés par les européens, et un précis de la traite des noirs, ainsi qu'elle avait lieu avant la Révolution française" par
Louis Ohier de Grandpré, An IX-1800/1801, Paris, 2 vol.. Tome 1, page 98.

Ce qui m'intéresse dans cette image, c'est justement que les porteurs du mafouc sont ceints d'indiennes de traite (le mafouc porte le bonnet visé dans le texte de Grandpré).
En arrière-plan, on voit les navires de traite dans la baie de Malembe.

[Guide du commerce de Gaignat de l'Aulnais (1774) (Guide du commerce contenant quatre parties : sçavoir ; la premiere comprend le commerce de la Chine … la seconde est la maniere de tenir les livres de compte … la troisieme contient la gestion d'une cargaison de navire à l'Amerique … la quatrieme est la manière de traiter, de troquer, ou d'acheter les noirs en Afrique. Paris, Chez Despilly, Durand, Valade).
Étymol. et Hist. 1666 pieces de toile de Guinée (M. Thevenot, Relations de divers Voyages curieux, t. 3, Rapport que les directeurs de la Compagnie Hollandoise des Indes Orientales ont fait à leurs Hautes Puissances, p. 12) ]

Les « indiennes de traite » ou les « toiles de Guinée » finissent par symboliser ce commerce.

[On peut remarquer que la répartition actuelle de la population sur le globe est un résultat de cette de première mondialisation.
Illustration]

IV -

La V.O. C.
Illustrations

L'expansion européenne est d'abord portugaise, puis espagnole. Mais pour ce qui concerne les compagnies de commerce, c'est évidemment la compagnie hollandaise (la V.O.C. - Compagnie néerlandaise des Indes orientales) qui fait figure de modèle.
La France sera absente de cette course vers l'Inde - à laquelle le Danemark et la Suède participent - jusqu'au milieu du XVIIe, les premières tentatives dues à des marchands de Dieppe, de Rouen et de Saint-Malo ayant consisté en opérations ponctuelles. En 1642, Richelieu soutient une entreprise privée, la Compagnie française de l'Orient, à l'origine de l'établissement de Fort-Dauphin à Madagascar.
Au début du règne de Louis XIV, la France n'a donc pas de part dans le commerce des Indes et doit s'approvisionner auprès des sociétés anglaises ou hollandaises.
Les succès commerciaux de la Compagnie hollandaise sont dans les esprits quand Colbert entreprend de doter la France d'une marine forte. On appelle alors les Bataves les "rouliers des mers" ou les portitores mundi et leurs bénéfices sont fameux : les deux premières flottes de la V.O.C., parties en 1603, dégagèrent "tant de profit, qu'en 1605, les Intéressez touchèrent quinze pour cent ; en 1606, soixante-quinze pour cent, de sorte qu'il ne s'en fallait que de dix pour cent, qu'ils ne fussent remboursez de tout leur fond" (du Fresne de Francheville, op. cit. p. 11).

V -

La création de la compagnie de 1664 par Colbert vise à concurrencer (voire à supplanter) les compagnies hollandaise et anglaise.
Illustrations

Concernant la Réunion, tout commence à Madagascar avec la tentative de colonisation du sud malgache.
C'est une histoire tragique faite de razzias et de dévastations qui s'achève par le massacre des colons et par l'abandon de la colonie, en 1674.

Au plan politique, l'échec malgache exprime les contradictions de ce que l'on a appelé ultérieurement le « colbertisme » : Madagascar devait être une étape sur la route des Indes, Colbert voudra en faire une colonie de peuplement qui épuisera les fonds levés par la Compagnie de 1664.

Au plan juridique, la connaissance du dossier malgache permet de voir à l'œuvre les conceptions colonisatrices qui se réaliseront à Bourbon.

Bourbon

Cette histoire des compagnies de commerce (engagées dans une « guerre paisible », pour reprendre une expression de Colbert, mais aussi dans une concurrence armée), concerne évidemment les fondements de la société réunionnaise et la sociologie d'aujourd'hui.

Il faut rappeler que le type d'entreprise commerciale suscité par les Découvertes étant sans équivalent (étranger aux domaines réservés des corporations) il ne peut relever, dans le droit de l'Ancien Régime, que du privilège.
La colonie est ainsi un composite de
- féodalité foncière
et de
- féodalité commerciale.

L'octroi du privilège commercial et de la suzeraineté territoriale fait des directeurs des compagnies de commerce des seigneurs sur le modèle féodal, les « Seigneurs de la Compagnie » étant le plus souvent des notables appartenant aux grands corps de l'État monarchique. La Compagnie française de l'Orient de 1642, fondée par Rigault, comptait ainsi parmi ses actionnaires cinq « Conseillers du Roy » : Fouquet, Aligre, Loynes, Levasseur et de Beausse._

La Compagnie est un seigneur féodal et le statut des engagés et des colons est plus proche du statut juridique du serf que de celui de l'homme libre.

Qui sont les engagés ?
Illustrations

Leur origine :
- Pronis : ce sont mes esclaves.
- Debien pour les Antilles.
Leur statut :
Le projet de l'engagé c'est, le plus souvent, de devenir colon.
Il faut rappeler que l'« habitant » est mainmortable, il ne peut ni hériter ni tester.
Vivunt ut liberi, moriuntur ut servi. « Ils vivent libres et meurent esclaves »…
Un document bourbonnais portant concession, daté du 20 janvier 1690 et signé du gouverneur Vauboulon, résume cette situation de l'« habitant » :
Anathase Touchard, écrit Vauboulon, nous remontre que depuis vingt ans qu'il est dans cete ile, il a toujours travaillé avec le chagrin de savoir que la terre qu'il cultivait n'était pas à lui, et que selon le caprice de ceux qui ont commandé jusques à présent, il fallait qu'il fut toujours prêt à la quitter avec l'inquiétude qu'après sa mort, il ne pourrait rien laisser à sa femme et à ses enfants, ce qui rendait sa condition aussi malheureuse que celle des esclaves qui n'ont rien en propre, et qui ne peuvent rien acquérir […] Il a recours à notre justice et autorité et nous demande la propriété et fonds de la moitié de l'habitation où il demeure… (cité par Mas, 1971, annexe n° 3).

Comme aux échecs, où l'ouverture conditionne le déroulement de la partie, ce qui se joue aujourd'hui dans le champ clos de l'île est commandé par les prémisses.

En voici un exemple :
En 2011, l'année même où s'est tenu notre colloque sur les Cies des Indes, une page juridique de l'histoire de la Réunion s'est refermée.
Cette page concerne le colonage dont la nature juridique est expressive des fondements de l'histoire de la colonie.
« Une survivance de l'esclavage et de l'engagisme »…
L'année 2011 marque, en effet, la fin de l'existence légale du colonage partiaire, typique de cette relation inégalitaire entre « maîtres » et « sujets » et considérée comme un héritage de l'époque coloniale.
En 2007, le bail à colonage concernait encore 1 233 hectares et 386 agriculteurs. La loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche votée le 27 juillet 2010 entrant en application, les baux à colonage partiaire en cours ont donc été automatiquement convertis en baux à ferme pour une durée identique à celle du contrat de colonage. Depuis le vote de la loi d'orientation agricole du 5 janvier 2006, la conclusion de nouveaux baux à colonage partiaire n'était plus possible. La préfecture de La Réunion a commenté cette application en ces termes : « La mise en place automatique des nouveaux fermages tourne une page de l'histoire agricole de La Réunion et inscrit les relations locataires - propriétaires dans le cadre général » ; elle précise que « dans l'attente de nouveaux contrats de bail à ferme écrits, « ces fermages sont réputés être de nature verbale » et qu'« il est vivement recommandé d'engager au plus tôt la signature d'un bail à ferme écrit pour établir une relation contractuelle claire et sereine entre les deux parties » (Communiqué de la Préfecture du 28 janvier 2011). Le compte rendu des débats du Sénat dans sa séance du 9 novembre 2005 permet de prendre connaissance du jugement d'une sénatrice de La Réunion sur cette évolution juridique :
[Je voudrais tout d'abord dire combien je me réjouis, avec l'ensemble de la profession agricole de La Réunion, de la disparition progressive du colonage partiaire dans les départements d'outre-mer. Ce dispositif archaïque, qui n'avantageait pas le preneur et ne l'incitait pas à augmenter ses rendements, était une survivance de l'esclavage et de l'engagisme, que Victor Schoelcher avait combattu et qualifié d'« esclavage déguisé ». C'est donc le dernier bastion de l'esclavage qui vient de tomber
(senat.fr/seances/s200511/s20051109/s20051109003.html).
En instaurant une « société de servitude », pour reprendre l'expression de Jean Mas (Mas 1989, art. cit., p. 109), sans classe intermédiaire et sans mobilité, où les « Seigneurs de la Compagnie » sont d'une autre nature que les « sujets » - et les esclaves, à leur tour, d'une autre nature que les maîtres - la Compagnie des Indes a fondamentalement marqué, non seulement les premiers temps, mais la sociologie de la colonie.

Quelle est la « doctrine coloniale » en l'espèce ?

La période du café, avec la mise en œuvre du plan de colonisation de 1717, révèle la nature des relations des « seigneurs de la Compagnie » et de leurs colons et la réalité du régime de l'exclusif. L'obligation de culture avec le double péage lié au monopole des échanges confine les colons dans une situation de dépendance extrême. Les moyens de production et le produit du travail, la terre, les semences, les outils, la main-d'œuvre, les récoltes et les biens de consommation, tout est dans la main de la Compagnie. Et les prix à son agrément. L'argent est en théorie inutile dans cette configuration économique où les colons se pourvoient en marchandises au prorata de leurs récoltes apportées au « magasin du roy ». En réalité, les questions de la monnaie et de la pénurie des marchandises sont récurrentes dans la colonie « exploitée » et « abandonnée »…
« Habitans » versus « officiers de la Compagnie » ; « Créoles » versus « Hiropiens »…
« … jusque là que plusieurs habitants se sont trouvés si dépourvus de hardes
qu'ils ne pouvaient aller à l'église »…

Les habitants, « une peuplade, écrit Lougnon, qui ne rappelait que d'assez loin l'Europe » (op. cit., p. 17), nouveaux ilotes, exploités par les féodaux de la Compagnie, se définissent comme « créoles » face à « des personnes nouvellement arrivees dans l'isle », qualifiées d'« Hiropiens » ou « Heuropiens ». La délibération du Conseil Provincial du 10 octobre 1721 (ADR C° 1, f° 68) fait état de la nécessité d'aller chercher en Inde des remèdes à « la triste situation où l'indigence tient la colonie depuis plusieurs années, jusque là que plusieurs habitants se sont trouvés si dépourvus de hardes qu'ils ne pouvaient aller à l'église »… Deux mémoires, qui se répondent et qui ne portent pas de signature, datés du 9 décembre 1726 et du 9 mars 1727 (ANOM, F3 208 et F3 206) permettent de juger de leur condition - alors que la culture de café est lancée - par rapport à la pétition de 1678 (citée dans l'ouvrage). Le premier mémoire est adressé à « vos Seigneurs du Conseil des Indes » et le second au « Tres haut et Puissant Prince Monseigneur le Duc de Bourbon ».

Dans différents textes, règlements et correspondance (entre autres : AN. Col. F3 205. Chapitre 2, section 4, « Des mariages, de leur conséquence, et de la Discipline qui s'y doit observer » ; « Règlement de Bourbon » du 17 février 1728), la Compagnie entend policer les mariages, sans doute pour « empêcher les mélanges du sang français qui s'affaiblit et se corrompt en se livrant à la mollesse, et qui s'avilit par tout ce qui s'appelle alliances disproportionnées et indécentes », mais aussi pour ménager la distance nécessaire entre ses agents et les habitants. Une lettre du 21 septembre 1750 énonce que les employés de la Compagnie ayant une épouse créole ne pouvaient être admis aux emplois supérieurs. Le 1er mars 1754, les directeurs précisent :
Pour ne laisser aucun équivoque, nous vous répétons que tout employé, conseiller, sous-marchand ou commis, qui se trouve à présent marié avec une créole, pourra rester dans son emploi, mais qu'il ne pourra passer à un emploi supérieur sans l'agrément de la Compagnie ; que dorénavant aucun emploi ne sera accordé à des créoles, et que nul employé ne pourra en épouser sans la permission de la Compagnie. Au surplus, nous entendons par créoles, tout enfant né d'un sang-mêlé car les enfants nés aux îles de pères et de mères Européens sans mélange, ne sont pas censés créoles, ni dans la classe que l'on exclut ici (ADR, C° 152 Les Syndics et les Directeurs de la Compagnie des Indes, au Conseil Supérieur de Bourbon, Paris, le 1er mars 1754).
Cette application du terme « créole » aux seuls sang-mêlé ne répond qu'imparfaitement au propos de la doctrine coloniale qui doit, si la Compagnie entend prévenir les conflits d'intérêts, mettre à part des habitants, blancs et métis confondus dans une même « créolité », ses officiers et ses agents. Bouvet de Lozier argumente en ce sens, dans une lettre adressée à « Mrs les sindics et directeurs de la Compagnie des Indes » datée du 4 novembre 1754 :
La lettre de la Compagnie du 1er mars dit, à l'occasion des mariages des employés, que « par le terme de créoles, elle n'entend que les filles méticés provenant d'un sang noir meslé avec le blanc, et non les filles nées de blancs et de blanches ». Cette règle peut suffir pour l'isle de France d'icy à quelque temps, mais quant à l'isle Bourbon, il semble que la Compagnie a donné jusqu'à présent plus d'extension au terme de créole, et qu'elle a craint non seulement que ces alliances n'empêchassent de porter respect à ses employés, mais encore qu'elles ne fussent un obstacle aux affaires. S'il arrive qu'une affaire, en effet, concernant les familles « dans lesquelles les employés de plume et d'épée qui sont établis se sont alliés » « doive estre portée au Conseil », « on peut penser que les conseillers établis dans l'isle seront plus portés pour l'habitant que pour la Compagnie ».
De fait, « la Compagnie a défendu plusieurs fois […] de donner entrée au Conseil à aucun habitant ». Ainsi le sieur Dehaume, qui « s'est toujours conduit avec sagesse et capacité », « n'a contre luy que d'estre marié avec une créolle » (ANOM, C4 8 et C4 9). Bouvet toujours, dans le même esprit, notait le 21 janvier 1752 : « Le Sr Roudic auroit pu être conseiller s'il n'avoit pas épousé une créole suivant la permission que luy en a donné la Compagnie par les dernières expéditions » (ANOM, C3 7). « Les mariages doivent être encore un objet de l'attention de la Compagnie, argumente dans le même sens le « Mémoire sur les isles de France et de Bourbon » de 1753. Elle ne devroit point souffrir qu'aucun de ses employés épousent des créoles. Cela fait des compérages et des alliances qui seront toujours fort dangereux pour ses affaires » (ANOM, C3 7). Dans une lettre du 27 juin 1741, la Compagnie « l'approuve [d'Héguerty, gouverneur particulier de Bourbon] de s'être défait de son habi¬tation, ne trouvant pas convenable que ceux qui sont chargés de ses affaires, et particulièrement à Bourbon, ayant quelques intérêts à ménager avec les habitans » (Correspondance, t. IV, p. 32).

Dépendance et inégalité des hommes sont en effet constitutifs de la féodalité coloniale.
Nos enquêtes personnelles, écrit Jean Defos du Rau dans sa thèse soutenue en 1958, nous ont montré que les grands domaines à la mode ancienne sont de véritables seigneuries rurales. A Saint-Gilles les Hauts, de Villèle règne sur 400 colons et leurs familles, soit 2 500 sujets au bas mot, pour 1 600 hectares dont beaucoup sont incultes. Au Tampon, un domaine « à monter » (Avril) utilise 200 colons pour 190 000 gaulettes, 100 bœufs, 4 000 tonnes de cannes, 500 à 1 000 kilos de géranium. Un autre grand domaine voisin (Isautier) possède 211 colons, dont les 211 parcelles totalisent 1 649 ha. En 1950, l'Inspection du Travail estimait, après sondage, qu'un tiers du sol était cultivé en colo¬nage, les deux tiers en faire-valoir direct. Il y aurait eu à cette époque 15 000 colons. Quelques colons apparaissent après l'émancipation des esclaves en 1848, surtout pour la culture du maïs. Puis le mouvement s'étend et se généralise après 1881, lorsque l'immigration se meurt lentement (Jean Defos du Rau, L'île de La Réunion. Étude de Géographie humaine, Bordeaux Institut de Géographie, 1960, p. 215).]
Dans l'économie féodale, la terre et les hommes qui l'exploitent forment un tout indivisible, un fief. Le caractère féodal de cette économie se marque par son recours à la prestation en nature et par la dépendance. A des degrés divers, ces formes de travail que sont l'engagisme, pour partie, ou le colonat partiaire se coulent dans cette matrice juridique, elles ont en commun rémunération en nature et attachement personnel, une ligence qui fait apparaître, par contraste, la liberté et la réciprocité (au moins théoriques) associées au salariat ou au fermage - au contrat.
[Un tenancier, note Adam Smith, même un tenancier à volonté [amovible], qui paye de la terre tout ce qu'elle vaut, n'est pas absolument sous la dépendance du propriétaire. Les gains que ces deux personnes font l'une avec l'autre sont égaux et réciproques, et un pareil tenancier n'ira exposer ni sa vie ni sa fortune au service du propriétaire. Si le tenancier a un bail à long terme, il est alors tout à fait indépendant, et il ne faut pas que son propriétaire s'avise d'en attendre le plus léger service au-delà de ceux qui sont expressément stipulés par le bail, ou auxquels le fermier sait bien être obligé par la loi du pays (Recherches…, dans la traduction du comte Germain Garnier de 1776, revue par Adolphe Blanqui, réédition de 1843, liv. III, chap. IV, p. 511).
L'argent délie la relation duelle de patronage et permet d'entrer virtuellement dans un monde abstrait d'échanges impersonnels. L'émergence du colonage partiaire à La Réunion est liée au phénomène de paupéri¬sation des « petits créoles » (conséquence, on l'a rappelé, de la mécanique des partages successoraux, de l'en¬dettement, de la crise du café et du développement de l'économie sucrière) et à libération des esclaves. Ces déshérités vont cultiver, dans les Hauts, des terres inexploitées que le propriétaire préserve ainsi de l'usucapion. Le colonage se développe ensuite en réponse à la crise alimentaire provoquée par le passage de l'économie servile à l'engagisme. En 1862, 63 % des terres cultivées sont occupées par la canne. Alors que la main-d'œuvre servile assurait la production des vivres sur des terres spécialement affectées (les Notices statistiques sur les colonies françaises, publiées en 1838, précisent que sur les 65 702 hectares de terres cultivées, 14 530 le sont en canne et 23 587 en maïs et qu'aux 32 242 porcs répertoriés il faut ajouter « environ 70 000 [animaux de cette espèce] appartenant aux esclaves » - seconde partie, p. 79 et p. 80 note 1), la monoculture et le recours massif à l'immigration indienne provoquent des besoins alimentaires auxquels les propriétaires répondent par le faire-valoir en colonage de cultures vivrières. Enfin, la cessation de l'immigration indienne contraint les gros planteurs à mettre en place un nouveau type d'exploitation de la main-d'œuvre, cette fois pour produire la canne destinée à alimenter les usines.
Ce mode de faire-valoir associé à l'image du petit exploitant des Hauts exprime une relation d'inégalité constitutive de la société coloniale. S'agissant de la misère sociale, anachronique, de ce statut, « dernier bastion de l'esclavage », on pense immédiatement à l'ouvrage de James Agee sur les métayers du coton en Alabama (enquête menée en 1936 : James Agee, Walker Evans, Let Us Now Praise Famous Men, [1941 Houghton Mifflin] Penguin Books, 2006), ou encore à la « basse extraction sociale » et aux « raisons d'agir » (Esquisses pour une auto-analyse, 2004, Paris : Raisons d'agir, p. 121) de l'auteur de La misère du monde, petit-fils et fils de métayer, dont la sociologie a réduit la diversité des objets scientifiques à l'opposition dominant/dominé. Dans la condition de métayer, la précarité juridique et économique (cette dernière exprimée notamment, à La Réunion, par le « carnet chinois »), la dépendance et la corvée sont incriminées pour leur caractère d'allégeance personnelle et de soumission obligée au propriétaire.]

Je ne développe pas plus, gardant à l'esprit l'idée que l'histoire présente de La Réunion est commandée par les conditions de la fondation de l'île. Cette coexistence de deux mondes séparés - celui des planteurs et celui de la main-d'œuvre, servile ou dépendante - où l'utilité se subordonne l'humanité est constitutive de la société réunionnaise.

[Dès l'origine, les « Seigneurs de la Compagnie », leurs représentants ou leurs successeurs occupent une position de monopole.

Au temps du café, « en 1731, écrit Mas, les quatre plus forts producteurs […] sont Justamont et Dioré, anciens gouverneurs, Dumas, gouverneur et Feydau-Dumegnil, membre du Conseil Supérieur » (Jean Mas, Droit de propriété et paysage rural de l'ile de Bourbon-La Réunion, 1971, p. 36). Pierre Benoist-Dumas, Directeur Général du commerce de la Compagnie des Indes se taille en un an un patrimoine évalué à 885 hectares (voir : « Les biens de P.B. Dumas à l'île Bourbon » dans Recueil trimestriel de documents et travaux inédits pour servir à l'histoire des Mascareignes françaises, 1932-1933-1934, Saint-Denis, VII, p. 111). La production de sucre provoque à son tour une concentration des richesses telle que deux propriétaires « Kerveguen et le Crédit foncier colonial possèdent à eux deux près de la moitié des terres de l'île » (Mas, op. cit., p. 9).]

Les fondements juridiques évoluent, cette structure inégalitaire perdure

En 1914, le gouverneur Henri Cor fait le procès de l'absentéisme qui « épuise la Colonie » : « … trois propriétaires à eux seuls, fixés en Europe, y emportent la moitié des bénéfices réalisés sur les denrées d'exportation dérivées de la principale culture, la canne ». Il estime « qu'il est du devoir des Pouvoirs publics de favoriser le morcellement des grands domaines et, au besoin, de les racheter pour les allotir » (« Le paupérisme à La Réunion », Journal et Bulletin Officiel de l'île de La Réunion, 18 décembre 1914, p. 474-475). - Aujourd'hui, comme le montrent les rapports annuels de l'IEDOM (Institut d'Émission des Départements d'Outre-Mer), l'équivalent de la quasi totalité des transferts publics qui alimentent l'économie réunionnaise est expatrié sous forme de transferts privés.

VI -

La supériorité de l'artisanat des civilisations orientales
Les Indiennes
Illustrations

La supériorité de l'artisanat indien par rapport aux productions européennes, notamment dans le textile, fait de l'Inde un marché aussi attractif que singulier (puisqu'on y vient sans rien vendre) et de Pondichéry (pour les français) une ville interface entre le monde des castes et celui des marchands.

L'art textile indien
Le coton est inconnu des européens.
En 445 avant J.-C., Hérodote (Histoires, III, 106) écrit à propos de l'Inde qu'« on y trouve des arbres poussant à l'état sauvage, dont le fruit est une laine meilleure et plus belle que celle des moutons. Les indiens tissent des vêtements avec cette laine d'arbre ».

Comme le note l'Encyclopédie méthodique (1782-1832 - t. I, p. 219) : « Les Indiens emploient leur coton dans des objets d'industrie qui feront longtemps l'admiration de l'Europe et le désespoir de nos fabricans ».

La qualité de ces étoffes, légères et aux couleurs vives et tenaces s'impose à l'Europe dès le début du XVIIe. La maîtrise des techniques de teinture et notamment des mordants permettant de fixer les couleurs ainsi que la finesse des motifs faisaient des « indiennes » des produits très recherchés. Jean Ryhiner, un manufacturier bâlois, juge ainsi les étoffes indiennes dans un traité sur la fabrication et le commerce des toiles peintes : « Le goût général pour les toiles peintes de l'Inde prouve la supériorité de cette étoffe pour l'usage à toute autre étoffe ; les toiles peintes seules ont été capables de captiver sans interruption le goût général, même les imitations quoique fort inférieures ont joui de la même prédication […] » (cité par Jacqueline Jacqué, 1986, p. 200). Les motifs utilisés par les artisans indiens évoluent en fonction de la demande européenne. La haute société s'engoue pour les « calicots », les « patnas », les « perses » et la mode se propage.

Afin de protéger les fabrications textiles traditionnelles et limiter les sorties en numéraire, Louvois fera prendre, un an après la révocation de l'Édit de Nantes, l'arrêt de prohibition du 26 octobre 1686, visant « les toiles peintes aux Indes ou contrefaites dans le Royaume ». (La prohibition sera levée en 1759.) Les artisans de Londres avaient saccagé le siège de la compagnie anglaise en 1680 et le Parlement interdira l'importation de soieries et de calicots peints, teints ou imprimés.

À Marseille où arrivent les toiles du Levant, le premier atelier date de 1648. Marseille est un port franc et la prohibition n'entrave pas l'activité des indienneurs. Le succès alimente la contrebande, la fabrication des imitations étant souvent assurée par des réfugiés huguenots. La ville d'Avignon, que son statut de ville pontificale excepte de l'application du décret de prohibition, alimente le trafic illégal jusqu'en 1734, date à laquelle l'interdiction concerne la ville et le comtat venaissin. Mulhouse, ville libre (l'Acte de réunion à la France date de 1798), où l'histoire des indiennes commence en 1746, devient un centre de production de toiles et son Musée de l'Impression sur Étoffes (MISE) conserve et expose aujourd'hui une remarquable collection d'indiennes.

Relevant de ce que l'on appellerait aujourd'hui l'espionnage industriel, les européens s'intéressent aux procédés de fabrication des teinturiers indiens. Les observations de Pierre Poivre, celles du jésuite Gaston Cœurdoux et le compte-rendu d'une mission d'observation confiée à d'Antoine de Beaulieu, officier de la Compagnie des Indes, sont les principales sources d'information.

L'originalité du manuscrit de Beaulieu (1699-1764), tient dans son antériorité, c. 1734, et dans le fait que sa description des étapes successives de la fabrication des toiles peintes est accompagnée d'échantillons. Deux exemplaires de son rapport se trouvent au Muséum d'Histoire Naturelle à Paris, dans la série des manuscrits sous la description suivante : « La Manière de fabriquer les toiles peintes dans l'Inde, telle que Mr de Beaulieu, capitaine de vaisseau l'a fait exécuter devant luy à Pondichéry. Deux exemplaires dont le premier est plus complet et dont le second est accompagné d'échantillons ».

La technique des artisans indiens repose sur un savoir millénaire mettant en œuvre l'emploi de mordants, de pigments ou de fixatifs inconnus des européens.

Décrivant, d'après Beaulieu, la méthode utilisée pour l'application de l'indigo (à Mazulipatan), Quérelles note que la préparation et l'utilisation d'un « levain » sont regardés par les teinturiers « comme un secret qui est connu de peu d'entr'eux, et [que] les Pères en établissant leurs Enfans, leur donnent en mariage un certain nombre de jarres remplies de cette liqueur » (1760, p. 35).
- ce serait, selon le Père Cœurdoux, « le dédommagement de l'Auteur de la nature aux Indiens »… Elle suppose aussi une spécialisation et une durée d'exécution qui excèdent les capacités des manufacturiers. Outre
l'avantage, écrit en 1766 l'indienneur bâlois Jean Ryhiner, de posséder quelques simples plus propres à l'usage de cette fabrication que les nôtres, il paraît aussi que la main-d'œuvre est plus aisée en ce pays car la manière de peindre en place d'imprimer exige des gens plus capables que l'impression est beaucoup plus lente, ce qui fait que d'ailleurs, toutes choses égales, nous ne pourrions adopter leur méthode faute de gens du savoir requis et d'un entretien aussi bon marché (Traité sur la fabrication et le commerce des toiles peintes, Bâle, 1766, cité par D. Cardon, 1994, p. 81).
C'est aussi l'avis de Quérelles :
Il n'y a personne qui, en lisant cette opération, ne soit surpris de sa longueur extrême et de sa difficulté, et l'on a peine à concevoir qu'un ouvrage qui demande un travail si prodigieux soit donné à si bon prix : mais outre le peu que gagnent les Ouvriers dans l'Inde, il faut encore considerer que la Toile dont nous venons de parler est, de toutes celles qui s'y fabriquent aujourd'hui, celle dont le travail est le plus long, parce qu'il y entre toutes les couleurs, et c'est précisément pour cette raison que M. de Beaulieu l'a préférée à celles qui ne lui auroient appris que l'emploi de deux ou trois couleurs (p. 30-31).

Le choc des religions

L'histoire de l'implantation française à Pondichéry est évidemment une histoire économique et politique, mais aussi une histoire religieuse.

Une donnée que je n'ai pas illustrée dans cette présentation visuelle et qui justifierait un exposé séparé, c'est le choc des religions provoqué par cette rencontre commerciale entre l'Europe et l'Inde, entre le christianisme et l'hindouisme.

Comme la mosquée d'Ayodhya qui a été détruite en 1992 par des fondamentalistes hindous, la cathédrale de Pondichéry est sous le coup d'une menace de destruction, car son site est également revendiqué par des membres d'un mouvement hindou qui affirment qu'elle a été construite sur les ruines d'un temple dédié à Shiva.

S'il est avéré qu'en 1528 l'envahisseur Babur (1483-1530), après avoir défait le sultan de Delhi en 1526, a fait raser un temple hindou du XIe siècle, pour construire la mosquée d'Ayodhya sur ses ruines, l'histoire de la cathédrale de Pondichéry est plus complexe.

Le Journal d'Ananda Ranga Pillaï, auquel j'ai fait référence tout à l'heure, rapporte dans quelles conditions les français ont détruit une ancienne pagode sivaïte, qu'on appelait la « pagode du lingam », témoin d'un culte ancien et particulièrement sacré aux yeux des Indiens. Il représentait Siva (Svayambhu) Auto-engendré.

Ce temple ancien, dédié à Agastya d'après des inscriptions du XIIe puis du XIVe siècle, appelé Vedapuri Isvaran par Ananda Ranga Pillai, au milieu du XVIIIe siècle, fut menacé de destruction dès les débuts de l'occupation française par les Jésuites ; il fut enfin rasé sur les ordres de Dupleix en 1748.
En réalité, le temple en cause jouxtait la cathédrale des jésuites. Les deux édifices coexistaient, si l'on peut dire. Mais il est tout à fait exact que ce sont les jésuites qui sont à l'origine immédiate de la destruction de ce temple dont le culte du lingam était une « offense » à la foi chrétienne.
En réalité la cathédrale a bien été détruite en raison des guerres des religions, mais ce sont les anglais, plus précisément des descendants de huguenots français ayant émigré en angleterre, qui détruiront la ville en commençant par les édifices religieux.

La reconstruction, sur les ruines de l'ancienne cathédrale a commencé en 1770 et la consécration, par les prêtres de la Congrégation des missions, a eu lieu en 1791.

VII -

De l'histoire locale et de l'ethnographie à l'anthropologie

Ce que l'histoire des compagnies de commerce donne à voir, c'est, alors qu'elles sont originellement marquées du sceau de l'ordre féodal, je l'ai rappelé,
leur rôle dans le renversement de l'ordre féodal.
Elles participent à ce déplacement progressif du centre de gravité de l'économie européenne de la richesse foncière à la richesse marchande.
Illustrations
Le marchand supplante le noble en dignité :
Permettez-moi de vous dire, argumente la revue le Spectator (qui paraît de 1711-1714, animée par Richard Steele and Joseph Addison) que nous autres marchands, nous sommes une espèce de noblesse qui a poussé dans le monde au siècle dernier […] Car vos affaires [à vous, les nobles], en vérité, ne s'étendent pas plus loin qu'une charretée de foin ou qu'un bœuf gras […] Il est parfaitement exact qu'un marchand accompli est ce qu'il y a de mieux comme gentilhomme dans la nation (Spectator n° 174, cité par Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, 1961, p. 308).
Le développement de ce qu'un auteur du XIIe siècle a appelé la « quatrième fonction » (sa critique visait l'usure, c'est-à-dire le prêt à intérêt) caractérise cette mutation et l'importance de ce titre qui revient avec récurrence dans l'histoire des compagnies : les « interessez » ou les « seigneurs intéressés » - nous dirions aujourd'hui les actionnaires.
L'« écosytème » de la classe marchande rencontre, à plusieurs titres, une opposition religieuse. Son outil de travail (et le produit de son travail), l'argent, est diabolisé par l'Église. La condamnation de l'usure - du prêt - repose sur une analyse selon laquelle la monnaie, outil de mesure des biens que l'on échange, ne saurait être par elle-même productrice de richesse. C'est l'argumentation de Thomas d'Aquin (cit.)

[La BdF calcule le taux effectif moyen de chaque catégorie de prêt. Le taux est usuraire dès lors qu'il est supérieur de 33 % à ce taux effectif moyen.]
L'argent est stérile et sa capacité à produire de la richesse est contre nature. L'usurier vend le temps qui appartient à tous. Le temps, c'est le monde, il est inaliénable. L'« usurier ne vend rien au débiteur qui lui appartienne, seulement le temps qui appartient à Dieu. Il ne peut donc tirer profit d'un bien qui ne lui appartient pas » (Thomas de Chobbam, Summa confessorum, p. 504).
La représentation en cause de l'usurier est certainement disproportionnée par rapport à la réalité sociale du personnage et l'amplification est pédagogique : c'est que son activité met en question la hiérarchie des trois ordres et la répartition des richesses que cette distribution des hommes exploite.
Le temps abstrait, mécanique, comptable, du prêt défie le temps naturel de la vie. Négation de la nature et des lois de la création, outrage au travail et à sa signification rédemptrice, le gain sans effort de l'usurier est supposé inciter à l'abandon des œuvres utiles à la communauté, causer des famines : « Les hommes ne se soucieraient plus de cultiver la terre […] et il y aurait ainsi une si grande famine que tous les pauvres mourraient de faim » (Innocent IV, Apparatus, lib. V, De Usuris).

Après un relevé, quasi exhaustif, de citations des Pères de l'Église et des conciles ayant condamné l'usure, Bossuet, réfute, dans son Traité de l'usure, la « jurisprudence arbitraire » de Grotius (idéologue de la V.O.C., auteur du Mare liberum sive de iure quod Batavis competit ad Indicana commercia dissertatio, publié en 1609, cité plus haut, p. 74) qui, avec « Calvin et les autres Hérétiques » soutiennent que « la loi donnée aux Juifs contre ce péché, étoit abolie dans la nouvelle alliance » (id., p. 521 sq. et p. 557). « L'usurier veut acquérir un profit sans aucun travail et même en dormant, ce qui va contre le précepte du seigneur qui dit : "A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain" » (Genèse, III, 19 ; Thomas de Chobbam, p. 505). Le gain usuraire est en effet si étranger à l'exploitation de la nature et des hommes administrée par les trois fonctions que ses idéologues imaginent pour le caractériser une quatrième fonction, créée par le diable, qui ferait pièce aux trois autres. (L'émancipation des villes a mis en évidence la fracture de la troisième fonction, « peuple gras » et « peuple menu » - ce sont les « quatre Estats » de Du Bellay, dans l'Ample Discours au Roy Sur le faict des quatre Estats du Royaume de France, publié en 1566.)
Dieu a ordonné trois genres d'hommes, les paysans et autres travailleurs pour assurer la subsistance des autres, les chevaliers pour les défendre, les clercs pour les gouverner, mais le diable en a ordonné un quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes mais avec les démons (The « Exempla » or Illustrative Stories from the « Sermones vulgares » of Jacques de Vitry, Londres, [1890], 1967, n°59, 14, cité par Le Goff, p. 60-61, nous soulignons).
En réalité, ce gain sans travail, sans sueur et sans douleur (labor, sudor, dolor…) est aussi anachronique qu'illégitime après la révolution néolithique. C'est une caricature du Paradis, de l'innocence avant la Chute, quand la cueillette assurait sans effort la subsistance d'Adam, un antimonde diabolique qui contredit l'œuvre de Dieu et l'histoire de l'homme.

Les systèmes de parenté
Illustration
Cette histoire offre aussi quelques clés pour comprendre les ressorts et les modalités de l'expansion européenne et, par extension, celle des sociétés stratifiées (l'Eurasie faisant un tout face à l'Afrique ou à l'Amérinde…)

En suivant les tribulations de cette entreprise politique et commerciale qui jette des marchands et des aventuriers sur la route des Indes, on peut observer, dans ce contact où les européens sont, ou colonisateurs (à Madagascar) ou commanditaires (en Inde), la confrontation des cultures et des religions.
Chemin faisant (route des Indes faisant), le voyageur par délégation rencontre deux questions qui relèvent de l'anthropologie générale :

1) - En étudiant la correspondance des lazaristes à Fort-Dauphin puis le contact du christianisme et de l'hindouisme dans le Carnate (notamment avec le dossier de la "querelle des rites Malabares"), on peut observer que ce qui oppose les cultures hôtes à la culture européenne réside leur système de parenté respectif et que le prêche qui signale le missionnaire sur sa terre de mission : la chasteté, milite en réalité pour une institution juridique : l'union monogamique et la transmission des biens en ligne verticale (toutes particularités, évidentes pour nous, mais qui spécifient, en réalité, un système économique et une distribution des hommes caractérisés par l'appropriation des terres et des biens).

La question est : y a-t-il une fonction sociétale du christianisme opératoire dans l'expansion européenne et dans le travail d'acculturation des missions évangéliques ? La réponse est évidemment positive. On constate que convertir et coloniser, c'est imposer un nouveau système de parenté.

En effet, parmi les évolutions contrastées qui expliquent ce qu'il est convenu d'appeler l'inégalité des sociétés humaines (pourquoi certaines sociétés sont colonisatrices et d'autres sont colonisées) on peut examiner celle-ci, terminale et non initiale, qui s'exprime dans la conception de la parenté et qui résume cette évolution contrastée.

Le pouvoir de colonisation, l'expansion européenne s'exprime ainsi (notamment) dans son système de parenté.

La parenté des sociétés colonisées est souvent de type classificatoire (c'est le cas des deux sociétés dont je vais parler). Dans le système de parenté de ce type, mes oncles sont des pères et mes cousins sont des frères. Le colonisé donne aux termes "père", "mère", "frère", "sœur", "fils", "fille" une extension beaucoup large que ne le fait le colonisateur, dont le système de parenté est de type descriptif.

Il existe une relation nécessaire entre le système de parenté, la structure de la famille, la structure sociale, le mode de dévolution des biens et ce que j'appellerai ici, faute de mieux, la morale sexuelle. La première leçon de morale du missionnaire (il se distingue immédiatement, partout où il passe, par une conception répressive de la sexualité) est, en réalité, je vais essayer de le montrer, une leçon d'économie.

Il faut garder à l'esprit l'idée que le substrat juridique sur lequel se développe le message chrétien (celui du temps de Jésus, comme celui des sociétés missionnaires porteuses de la “bonne parole”) est celui de sociétés inégalitaires dont l'économie repose sur l'unité domestique et non sur le lignage.

Il y a cohérence entre la parenté classificatoire où tous mes oncles sont des pères et tous mes cousins des frères, l'héritage horizontal et la propriété collective. Quand il y a propriété individuelle, en revanche, et qu'il s'agit de transmettre ses biens, la terminologie de parenté est nécessairement descriptive (les termes de parenté renvoient à une seule position généalogique) et non plus classificatoire. Il faut distinguer les fils et les filles des neveux et des nièces. L'héritage - horizontal, pour autant qu'il y ait matière, dans la parenté de type classificatoire - devient vertical.

2) - A partir du cas de Bourbon, l'observation de la mise en place de l'économie servile ouvre sur une question : savoir pourquoi, confrontée aux sociétés stratifiées, musulmanes ou chrétiennes, l'Afrique a fait office de vivier d'esclaves.
"C'est par là que les Nègres sont les esclaves des autres hommes"… Voltaire conclut par cette phrase « définitive » un raisonnement racial. Ce ne sont évidemment pas des compétences cognitives qui différencient les groupes humains en confrontation, mais bien des valeurs et une organisation sociale différente.

Il faut considérer l'articulation :
appropriation des terres, héritage vertical, hiérarchisation, exclusion
qui caractérise la transition néolithique en Europe et en Asie.

Ce système est fondamentalement individualiste et concurrentiel.
Et c'est ce qui explique son expansion.

Dans ce prototype socio-économique, c'est la somme des égoïsmes particuliers qui engendre la prospérité générale. Parce que chacun est occupé à défendre son bien, à l'augmenter et à le transmettre à ses enfants.
Ce système à héritage vertical, qui permet de cumuler les biens et de perpétuer les statuts, est expressif de la concurrence entre les familles et les individus.

C'est lui qui arme la colonisation.

Cette concurrence est parfaitement définie par Hésiode qui vivait au VIIIe siècle avant notre ère :
« La Lutte éveille au travail même l'homme au bras indolent […] tout voisin envie le voisin empressé à faire fortune. Cette lutte-là est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre, le chanteur du chanteur. »
Les Travaux et les Jours.

Or, la transition néolithique ne s'est pas effectuée en ces termes en Afrique.
Elle n'a pas provoqué le type d'appropriation que j'ai évoqué tout à l'heure qu'on observe dans les sociétés eurasiatiques.

Je pense que l'on peut expliquer par cette différence fondatrice la raison pour laquelle, confrontée aux sociétés stratifiées, musulmanes ou chrétiennes, l'Afrique a fait office de vivier d'esclaves.

En Afrique, la terre est, le plus souvent, commune.

Comme l'exprime leur système de parenté, les sociétés africaines sont des sociétés « communautaires » (je mets des guillemets).
Les termes « père » et « frère », par exemple ne désignent pas seulement le père et le frère biologique, mais la classe des individus à laquelle ces personnes appartiennent.
La terre n'est pas appropriée, je l'ai dit, et les biens individuels sont hérités non par les enfants, mais par les collatéraux, les frères et les sœurs.
La philosophie de ce système de parenté est de privilégier le groupe de parents, à savoir les descendants d'un même ancêtre, sur l'individu. La « parenté classificatoire » c'est - comme on a pu titrer : la société contre l'État - la parenté contre la propriété plénière et individuelle.
Cette organisation sociale n'a pas provoqué la hiérarchisation, la stratification et la spécialisation qui s'observent en Eurasie. Ce qui explique l'expansion des sociétés européennes et aujourd'hui asiatiques.

The american way of life
Illustration
Voici une image rayonnante (toutes dents dehors, voir 12.8) de la parenté descriptive sous les espèces de l'American way of life : un couple, reproduit dans ses deux enfants (un garçon et une fille), le petit chien de la famille et une voiture individuelle propre à convoyer cette unité domestique.

Et voici, sous cette icône de la réussite, une file d'hommes et de femmes, tous afro-américains, faisant la queue pour une distribution de pain. On pourrait considérer qu'il y a là, sinon une représentation de la parenté descriptive et de la parenté classificatoire, du moins une représentation des conséquences lointaines du choc de cette rencontre brutale que nous désignons par le mot "colonisation".
À l'opposé de l'inclusion des systèmes communautaires, cette stratification sociale provoque un double mouvement d'exclusion, hiérarchique et géographique.

Dans le développement des compagnies de commerce, les néces¬siteux, les « oyseux » et les « caimans » (Montchrétien), réquisitionnés s'ils ne sont pas volontaires, sont supposés entrer un programme d'émigration dont les bienfaits doivent rejaillir sur la métropole (c'était, mutatis mutandis, l'« exportation des pauvres » dans les clérouquies, l'épuration [katharmos] la plus bienveillante qui soit, dont parle Platon - Lois, 735 e - 736 a). De fait, écrit La Bourdonnais « … tous les Français qui sont aux Isles songent à amasser du bien pour s'en retourner dans leur patrie. Cette idée, quoi qu'éloignée et souvant sans probabilité, les flatte toujours et le pis-est qu'ils agissent en conséquence » (Mémoire des Iles de France et de Bourbon, 1938, p. 5-6). L'« ivresse maritime », associée aux nouveaux mondes, fait briller aux yeux des exclus et des aventuriers l'espoir d'un environnement où ils pourront, à leur tour, entraînés dans l'entreprise coloniale par les « interessez », tenter la Fortune et faire retour au pays sur la scène de la distinction. Premit te eadem causa quae expulit. Un caractère de cette aséité, chiffre de l'expansion coloniale, c'est que, jetant dans la compétition tous les acteurs de la hiérarchie sociale, avec sa « cascade des mépris » en gouverne, elle a pour maxime la différenciation, sociale, raciale ou religieuse. Ce qui autorise l'homme de la société stratifiée à se prévaloir d'une élection naturelle à la domination. C'est l'injonction de Victor Hugo à l'occasion d'une commémoration de l'abolition de l'esclavage, en présence de Victor Schœlcher, en mai 1879 : « Changez vos prolétaires en propriétaires ! » : « Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-la. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l'industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales […] » (Discours sur l'Afrique du 18 mai 1879, 1880-1926, IV, p. 123-129). Le « lourd fardeau de l'homme blanc », selon l'expression condescendante de Kipling - qui ne doit rien, évidemment, à la couleur : entre 2000 et 2010, la « Matrice des transactions foncières » (Land Matrix Partnership) a recensé des transactions internationales portant sur des terres agricoles pour un total de 203 millions d'hectares (l'Afrique et Madagascar étant concernées au premier chef), passées, pour l'essentiel, sous le contrôle de firmes émanant de sociétés stratifiées asiatiques (Chine, Inde, Corée du sud) - exprime la disproportion entre cette logistique de colonisation et les moyens de défense des peuples colonisés, quand bien même leur supériorité matérielle ou culturelle est avérée. L'histoire des compagnies des Indes, à ce titre, est une anticipation de la modernité. Mondialisation, choc des civilisations, colonisation, disparité Nord-Sud, mais aussi mise en perspective des cultures. Le retour anthropologique de cette expansion engage une analyse critique de ses conditions de possibilité - à quoi ce colloque a souhaité participer.

Voilà. Je résumerais la démarche par une maxime démarquée d'une observation du philosophe Emmanuel Kant : "L'anthropologie sans ethnologie est vide ; l'ethnologie sans anthropologie est aveugle"… Le message étant le suivant : pour parler de l'histoire de l'île de la Réunion, il faut prendre de la distance, il faut essayer de faire ce que Platon appelait "le plus long détour". En l'occurrence le "plus long détour", c'est la navigation historique que cet ouvrage propose sur la "route des Indes"…




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